Citation
Cette petite fille s'appelle Dusabe, ce qui signifie « Prions ». Elle a huit ans. Au plus fort des massacres qui ont ravagé le centre du Rwanda, elle a dû, terrorisée par les miliciens, désigner l'endroit où se cachait sa mère. Celle-ci a été tuée à coups de marteau sous ses yeux. Dusabe n'a pas pu elle-même raconter son histoire à ceux qui aujourd'hui s'occupent d'elle dans un immense orphelinat. Elle a perdu l'usage de la parole. Véronique, elle, a onze ans. Elle parle. Quatorze personnes de sa famille ont été tuées. Elle a été retrouvée, encore vivante, crucifiée, les deux mains clouées à un arbre, les deux pieds perforés par du fer à béton. Un homme qui passait là, dit-elle, l'a sauvée et emmenée à l'orphelinat.
Quant à Eric, douze ans, il vivait avec une sœur de sa mère qui l'avait recueilli. Quand les miliciens sont venus, Eric et sa tante se sont sauvés dans les marais. Seulement ceux qui savaient nager sous l'eau, raconte-t-il, ont eu la vie sauve. Les autres ont été tués. Sa tante a eu la gorge tranchée à coups de machette sous ses yeux. « D'abord, dit-il, je suis resté auprès de son corps. Mon coeur est devenu dur. Puis j'ai recommencé à me sauver en nageant sous l'eau quand je voyais des miliciens. Je rencontrais tout le temps des cadavres de gens que j'avais connus. J'ai dû boire l'eau des marais pleins de sang. »
Des cas comme ceux-là, le Rwanda d'aujourd'hui en compte par milliers, par centaines de milliers : six mois après la folie meurtrière qui a saisi ce pays, il est encore trop tôt pour dénombrer les morts, car on découvre encore des charniers. Mais les estimations les plus réalistes font état d'environ neuf cent mille morts et de deux millions de mutilés, sur les quelque sept millions et demi de personnes qui habitaient le Rwanda. Parmi les victimes, disent ceux qui tentent aujourd'hui d'aider les survivants, les groupes les plus frappés ont été les enfants de moins de deux ans, les fillettes, et les femmes de plus de cinquante ans, car, nous dit-on, « ils couraient moins vite. Quant aux bébés que les miliciens jetaient en l'air pour les exécuter au vol, c'était en quelque sorte un sport. »
Cent quinze mille enfants sont aujourd'hui totalement seuls, soit à l'intérieur du pays, soit dans les pays limitrophes, Tanzanie et surtout Zaïre où vivent dans une insécurité et une précarité effrayantes, environ 1,3 million de réfugiés rwandais rançonnés, terrorisés par l'armée défaite qui leur interdit de rentrer chez eux. Comment traiter ces enfants, tous traumatisés par ce qu'ils ont vécu ? Le Rwanda comptait déjà, avant les massacres, des milliers d'orphelins du sida. Mais les institutions qui les accueillaient croulent aujourd'hui sous le nombre des nouveaux venus.
Un soutien chichement mesuré
Certains de ces enfants émergent aujourd'hui de l'état de choc et de prostration des premiers mois pour tomber dans de profondes dépressions ou des états d'agressivité paroxystique voire dans des crises qui évoquent l'épilepsie. Mais la majorité reste confinée dans un effrayant silence. Bien peu de bruit, bien peu de vie dans ces immenses institutions. La vie pour quoi, pour quel avenir, disent les plus grands ? La seule solution consiste à rechercher les familles de ces enfants perdus : opération extrêmement difficile dans le chaos où le pays reste plongé. Ou les placer dans des familles d'accueil, à l'évidence préférables à toute institution. Mais la structure familiale rwandaise, déjà surchargée d'enfants, est submergée sous le nombre et une telle politique n'est viable que si un soutien, psychologique et matériel, est apporté à ces familles d'accueil.
Cette politique est d'autant plus urgente qu'une nouvelle génération d'enfants va naître dans les mois qui viennent, issue des viols qui ont eu lieu de manière systématique pendant les massacres. Telle cette adolescente de quatorze ans, violée chaque jour pendant deux mois par vingt soldats et aujourd'hui murée dans le silence. Beaucoup de ces nouveau-nés, de toute évidence, seront abandonnés. Et pourtant, malgré l'ampleur de ce désastre, malgré l'immensité des tâches à accomplir pour que le Rwanda revienne à la vie, l'aide extérieure, et en particulier celle de la France, reste infime par rapport aux besoins.
Les nouvelles autorités du pays, qui ne nient pas la persistance d'exactions ou d'actes de vengance, ne comprenent pas que la communauté internationale leur apporte un soutien si chichement mesuré. Tout se passe comme si, dit-on amèrement à Kigali, le monde attendait que les massacres reprennent, que l'ex-armée gouvernementale revienne en force, poussant devant elle un million de civils, pour que le monde s'émeuve à nouveau. Chacun, à Kigali, s'attend à la reprise des combats, accompagnés de leur cortège d'horreurs. Certes, les parrains occidentaux de l'ancien régime rwandais n'avaient pas voulu « cela ». Certes, ils n'avaient pas prévu les crucifixions, les enterrements d'enfants vivants, les crânes fendus à coups de machette. Il n'en avaient pas moins armé le bras des massacreurs. Ils continuent d'ignorer leurs victimes. « Ce qui s'est passé au Rwanda, dit Leslie Mc Tyre, du bureau de l'UNICEF à Kigali, nous menace tous, en réalité. Quelque part dans le monde, des psychopathes observent le Rwanda et s'en inspireront, car les limites de l'interdit absolu ont été transgressées. » Chacun des génocides de ce siècle, en effet, a compris son lot de transgressions novatrices et, à chaque fois, de nouveaux pas ont été franchis. 1913 en Arménie, 1933 en Allemagne, 1977 au Cambodge, 1994 au Rwanda. Personne, à chaque fois, n'avait voulu « cela ».