Citation
Aux racines du conflit entre le Congo et
le Rwanda
Pour Gillian Mathys, professeur à l’Université de Gand et membre de la commission
colonisation, « l’Histoire a ses droits mais la réponse aux problèmes d’aujourd’hui ne se
trouve pas uniquement dans l’Histoire. C’est l’interprétation des faits qui pose question. »
Le mwami Rwabugiri.
Par Colette Braeckman
Publié le 3/05/2023
Depuis le Bénin, le président rwandais Paul Kagame a convoqué l’Histoire pour
remonter aux racines de la guerre qui, au Nord-Kivu, met aux prises les forces
gouvernementales et un mouvement rebelle, le M23, composé de Tutsis congolais
soutenus par Kigali. Pour Paul Kagame « les frontières tracées durant la période
coloniale ont affecté et divisé nos peuples ». Pour lui, lors de la conférence de Berlin en
1885, une partie du Rwanda de l’époque fut donnée au Congo belge et une autre à
l’Ouganda, le Rwanda ayant ainsi été amputé d’une partie de son territoire.Professeur à
l’Université de Gand et membre de la Commission colonisation, Gillian Mathys prépare
un livre sur l’histoire du lac Kivu (Cambridge University Press) qu’il promet riche en
nuances.
Avant l’arrivée des explorateurs allemands, à la fin du XIXe siècle, quel était le
peuplement du Kivu ?
Le Nord et le Sud-Kivu étaient composés de petits royaumes ainsi que des
sociétés basées sur le lignage. Au Sud-Kivu, le royaume des Bashi était l’un des plus
puissants. Les colonisateurs allemands pénètrent dans un royaume rwandais dirigé par
le clan des Nyiginya et basé à Nyanza. Puissant, organisé, ce dernier s’est toujours
protégé des incursions étrangères et au XIXe siècle il essaie de s’étendre vers l’Ouest, le
futur Congo belge. Au moment de l’arrivée des Européens, le royaume est cependant
affaibli car le mwami Rwabugiri, l’un des bami (pluriel de Mwami) a trouvé la mort au
retour d’une expédition militaire menée contre les Bashi. Après un coup d’État contre son
successeur, un autre clan, celui des Abega, le clan de la reine mère Kanjogera, prend le
pouvoir et Musinga devient mwami. Il sera déposé par les Belges en 1931.
Quels étaient les liens de ce pouvoir nyinginya avec le Nord-Kivu ?
L’historien Jan Vansina situe au XVIIe siècle l’arrivée des premiers
« Banyarwanda », Hutus et Tutsis, autour de la ville actuelle de Rutshuru, au nord de
Goma. S’exprimant en kinyarwanda, ils partagent la culture rwandaise. Au début, ils
étaient autonomes par rapport au pouvoir établi à Nyanza. Au XIXe siècle, le mwami
Rwabugiri déploie des efforts d’intégration. Aux alentours de ce qui est aujourd’hui le
camp militaire de Rumangabo, on peut vous montrer le lieu où se trouvait le ficus de
Rwabugiri. Cet arbre était planté dans les résidences royales qui étaient un lieu de
pouvoir. On y payait des impôts aux représentants de l’État central. Dans la région du
Nord-Kivu, toutes les ethnies avaient à leur tête des chefs locaux qui étaient à la tête de
leurs propres petits royaumes ou sociétés basées sur le lignage. Même s’ils avaient tissé
des liens avec le pouvoir établi à Nyanza et lui envoyaient des impôts, les chefs
rwandophones gardaient aussi une certaine autonomie.
Il y avait donc au Nord-Kivu des gens qui parlaient le kinyarwanda avant que
soient tracées les frontières, mais cela n’implique pas nécessairement qu’ils aient tous
été citoyens du Rwanda ancien : ce n’est pas parce que l’on partage la même langue et
la même culture que l’on fait partie du même pays. La formation d’un État est un
processus continu et certains « Banyarwanda » du Kivu refusaient l’intégration, par
exemple le paiement de taxes.
Le clivage entre ceux qui acceptaient et ceux qui refusaient était-il un clivage entre
Hutus et Tutsis ?
Beaucoup de gens interprètent ces résistances comme un clivage Hutu/Tutsi,
mais ce n’était pas nécessairement le cas. Les Banyamulenge du Sud-Kivu en sont un
exemple : si ces éleveurs se réfugièrent dans les hautes montagnes du Sud-Kivu, c’est
aussi parce qu’ils refusaient de se soumettre au pouvoir nyinginya. Vivant dans une zone
d’altitude très éloignée, ces pasteurs ne furent pas repris dans la liste des ethnies
congolaises dressée plus tard par le colonisateur belge, ce qui explique la contestation
actuelle de leur identité congolaise.
Comment fut délimitée la frontière entre le Rwanda d’alors et le Congo belge ?
Le problème, c’est que ces lignes furent tracées lors de la conférence de Berlin
en 1885 alors qu’aucun étranger ne s’était encore rendu dans la région ! Tant le
royaume nyinginya que le royaume du Burundi avaient réussi à empêcher l’entrée des
commerçants et des esclavagistes qui montaient depuis les rives de l’Océan Indien.
Le lac Tanganyika était une plaque tournante de leur réseau, mais pas le lac
Kivu. L’Allemand Von Gotzen sera le premier à atteindre les rives du lac Kivu, en 1894.
Les Européens, se rendant compte que leurs premières cartes étaient erronées car
basées sur des approximations, qualifient la région de « zone contestée » et plusieurs
commissions mixtes sont envoyées sur place pour effectuer des travaux de délimitation.
Des postes militaires sont alors créés, à Cyangugu, Goma, Gisenyi et l’occupation sera
qualifiée d’« effective » mais elle se traduira surtout par la présence de militaires et la
construction de fortifications. On disait à l’époque que Léopold II tenait beaucoup à cette
frontière de l’Est et en surveillait lui-même le tracé. Cependant, ce n’est qu’en 1910, un
an après sa mort, qu’en Europe les puissances coloniales s’accordent sur un tracé et
qu’en 1911 la frontière est délimitée sur le terrain.
Pourquoi le Rwanda revendique-t-il cette zone aujourd’hui ?
Je remarque que, du côté rwandais, il n’y a jamais eu que des allusions, même si
elles sont persistantes. Que je sache, aucune demande officielle n’a été formulée.
L’histoire enseignée au Rwanda se base sur les écrits de l’historien rwandais Alexis
Kagame, qui était très proche de la monarchie ; j’admire beaucoup son travail, mais il
relaie un point de vue « étatique » sur cette question avec laquelle je ne suis pas
d’accord. Du point de vue des sociétés concernées, ce n’était pas si clair, certains
résistaient à l’ordre du royaume nyinginya, d’autres l’acceptaient. La question principale
portait sur la volonté ou non d’appartenir à cet État rwandais en formation. Le fait de
parler la même langue, le kinyarwanda, ne signifie pas que vous partagiez la même
vision de l’État ou que vous souhaitiez être englobé dans cet État. Alors, à qui donner
raison ? À l’État qui revendiquait ce territoire, ou à ceux qui résistaient et voulaient
garder leur autonomie ? La réponse est une question d’interprétation, et cette
interprétation est politique.
De nos jours, les revendications autour de cette zone ne peuvent donc pas être
tranchées avec des « faits » historiques qui font référence à une époque précoloniale,
car leur interprétation est contestée comme elle l’était déjà à cette époque puisqu’il y
avait des résistances.
Je comprends pourquoi l’Organisation de l’Union africaine a décidé, en 1964, de
proclamer le principe de l’intangibilité des frontières. Je crains que toucher à cela c’est
ouvrir la boîte de Pandore.
Comment expliquer les problèmes que rencontrent au Congo les citoyens
rwandophones, les Banyarwanda ?
Il est exact que leur « congolité », c’est-à-dire leur citoyenneté congolaise, est
régulièrement mise en cause. Il y a là un abus de l’Histoire, car il est évident que des
rwandophones se trouvaient au Kivu avant le tracé des frontières. Il existe aussi un réel
sentiment anti-tutsi, qui ne date pas d’aujourd’hui. J’y vois une certaine responsabilité
des colonisateurs belges et de leur administration, qui ont introduit au Congo des
stéréotypes ethniques. Mais on ne peut pas non plus négliger l’Histoire postcoloniale et
les guerres. En tant qu’ancien colonisateur, la Belgique devrait surtout faire preuve
d’humilité : l’idée selon laquelle un rwandophone ne serait pas pleinement un autochtone
congolais faisait déjà partie de la politique menée par les Belges à l’époque coloniale.
Même ceux qui étaient sur place avant le tracé des frontières furent parfois traités de
« migrants ». (Dans les années 1930, les colonisateurs belges firent aussi venir dans les
plantations du Kivu des milliers de travailleurs hutus et tutsis. Cette main-d’œuvre venue
du Rwanda n’obtint pas les mêmes droits que les autres populations.)
En fait, les colonisateurs voulaient tracer des lignes claires entre les groupes, ils
avaient une vision assez corporatiste de l’identité. Tracer des lignes, contenir, séparer,
c’était le propre de la politique coloniale.
Je me demande si on ne devrait pas se poser plutôt la question de ce que ces
frontières font, car elles ont un impact sur les relations sociales, au lieu de se concentrer
sur l’endroit où elles ont été tracées.
1910