Fiche du document numéro 32185

Num
32185
Date
Décembre 2003
Amj
Auteur
Fichier
Taille
1406004
Pages
7
Titre
J'ai serré la main du diable. La faillite de l'humanité au Rwanda [Extrait pp. 526-531]
Page
526-531.
Nom cité
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Résumé
About Bernard Kouchner's visit to General Dallaire on June 17, 1994.
Extrait de
J'ai serré la main du diable. La faillite de l'humanité au Rwanda, Roméo Dallaire, Libre Expression, décembre 2003.
Commentaire
The person accompanying Bernard Kouchner is Gérard Larôme, head of the emergency unit of the Ministry of Foreign Affairs, as indicated by Alain Juppé
Type
Livre (extrait)
Langue
FR
Citation
possible et l’appui soigneusement planifié de l’artillerie. Selon les
normes de toute force militaire, elle se classait au rang des missions
de sauvetage de première classe.

À mesure que les batailles de juin enlevaient à l’AGR des parties
toujours plus importantes de territoire, le moral des défenseurs se
mit à baisser. Une fois de plus, la station RTLM intensifia sa campagne d'attaques personnelles contre moi, diffusant de nouvelles
accusations lancées par le gouvernement provisoire me désignant
comme le responsable des malheurs des Hutus. Mais les forces
extrémistes allaient bientôt recevoir un appui inespéré.

Au cours de l’après-midi du 17 juin, soit le lendemain de mon
retour de Nairobi, j'étais à mon bureau attaquant vindicativement la
paperasse, quand Phil se présenta à ma porte. Derrière lui se trouvaient Bernard Kouchner et un autre Français. Kouchner me présenta
ce dernier comme étant un représentant du Comité de crise sur le
Rwanda mis sur pied par le président Mitterrand. Je ne trouvais pas
très prudent de leur part de venir ici, sachant que le FPR se trouvait à
Kigali et qu’il n’aimait pas les Français. Par ailleurs, j'étais en partie
heureux de revoir Kouchner, homme doué de beaucoup d’énergie et
de présence, même si je ne savais jamais quand, ou si, son humanitarisme masquait les intérêts du gouvernement français.

Contrairement à son intervention mal à propos lors de notre
première rencontre, Kouchner me demanda cette fois poliment de
lui accorder environ une heure. Il m’expliqua qu’il agissait en tant
qu’interlocuteur pour son gouvernement sur le terrain et qu’on l’avait
envoyé spécifiquement pour me voir. Au moins, son rôle était clair.
Kouchner débuta la conversation en faisant une récapitulation de
l’horrible situation qui régnait et en déplorant le manque d’action
de la communauté internationale. Je n’avais pas de difficulté à être
d'accord avec lui. Mais ensuite, il me cloua sur place. Le gouvernement français, disait-il, avait décidé, dans l’intérêt de l’humanité
de se préparer à diriger des forces de coalition françaises et franco-
africaines au Rwanda pour faire cesser le génocide et fournir de l’aide
humanitaire. Ces forces viendraient en vertu d’un mandat prévu au
chapitre VII des Nations unies et établiraient une zone de sécurité
dans l’ouest du pays, où les personnes fuyant le conflit pourraient

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trouver refuge. Je lui répondis immédiatement «Non!» sans lui
laisser la moindre chance de poursuivre et me mis à proférer tous les
jurons canadiens-français que peut contenir mon vocabulaire. Il tenta
de me calmer en invoquant des raisons que, semble-t-il, il considérait
nobles, mais qui, selon moi, étaient profondément hypocrites étant
donné les antécédents de la France au Rwanda : les Français étaient
certainement au courant que leurs alliés étaient les responsables des
massacres. C’est alors que Phil Lancaster ouvrit la porte, interrompant
Kouchner et réclamant mon aide immédiate.

Je pris congé en m’excusant et sortis pour voir quelle crise
m'attendait. Il ne s’agissait en fait pas d’une, mais de deux crises.

D'une part, une patrouille d’observateurs militaires des Nations
unies avait peut-être sauté sur une mine ou était tombée dans une
embuscade dans les environs de Kigali, on ne savait pas trop bien.
Phil avait reçu un rapport indiquant que l’un des quatre officiers était
probablement mort et qu’un autre avait été blessé. Une “ambulance”
(terme assez pompeux utilisé pour désigner la camionnette en
question : l’intérieur vide contenait une trousse de premiers soins et
une civière) avait été dépêchée pour les secourir, mais elle avait eu,
elle aussi, de sérieux problèmes.

D'autre part, des négociations en vue d’un cessez-le-feu avaient
eu lieu ce jour-là à notre quartier général, mais elles s’étaient transformées en un conflit pouvant dégénérer en prise d’otages. En effet,
pendant la réunion, l’AGR avait tiré sur un convoi servant au transfert de Tutsis, empêchant ce dernier d’avoir lieu. En apprenant cette
nouvelle par la radio, les représentants du FPR présents à la réunion
avaient arrêté tous les membres de la délégation de l’AGR, y compris
le général Rusatira. Mes officiers étaient intervenus mais étaient
maintenant pris dans une bruyante engueulade. Phil me demanda
de regarder par la fenêtre. Dans l’enceinte, une mêlée d’officiers
hurlaient, entourés des escortes armées des deux camps. Malgré
la présence de Henry et Tiko, la panique régnait, et il était clair
que la violence éclaterait d’un moment à l’autre. Phil dit : « Général,
vous feriez mieux de descendre ou vous allez perdre votre commandement».

En fait, je ne me rappelle pas comment je me suis rendu
dans l’enceinte, mais je me trouvai soudain en plein milieu de

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l’empoignade. Je donnai l’ordre à mes officiers supérieurs de sortir
de là et de me rejoindre sur-le-champ au centre des opérations. Je
repérai Frank Kamenzi dans un coin, en retrait, utilisant son Motorola.
L’interrompant, je lui demandai de dire à ses supérieurs de cesser
immédiatement cette absurdité, que toute tentative d’enlever ou de
faire du mal aux officiers de l’AGR dans mon enceinte déclencherait
une réponse énergique de mes troupes et que, de plus, je le mettrais aux arrêts sur-le-champ. Kamenzi avait rarement manifesté de
l’émotion, mais il recula devant moi, les yeux écarquillés, et reprit
sa conversation avec son appareil radio.

Au centre des opérations, je demandai à Henry et à Tiko, qui
avait du mal à contenir sa rage, ce qui s’était passé avec la patrouille.
J'appris que vers midi moins le quart un rapport avait indiqué que
l’équipe d’observateurs militaires, dont le major uruguayen Manuel
Sosa et le major bangladais Ahsan, avait apparemment sauté sur
une mine à environ 31 kilomètres de Kigali. Notre seul médecin, un
officier du Ghana, et une équipe d’observateurs montèrent en vitesse
dans la camionnette-ambulance et partirent, accompagnés par un
transport de troupes blindé, pour sauver les observateurs militaires
blessés. Ils parcoururent avec succès 15 kilomètres de mauvaises
routes et de barrages routiers, puis un des pneus creva. Le médecin
et son équipe abandonnèrent l’ambulance et montèrent dans le blindé.
mais ce dernier perdait de l’huile et il tomba aussi en panne.

Entre-temps, les deux observateurs militaires qui voyageaient
juste derrière Sosa et Ahsan réussirent à informer qu’ils avaient aidé
les deux victimes, mais que le FPR les avait arrêtés.

La situation était extrêmement grave. Le major Ahsan était
blessé, et les soldats du FPR refusaient de croire qu’il était un soldat
de la paix, bien qu’il portât sur son uniforme bangladais un insigne
des Nations unies. Les majors Ahsan et Sosa n’avaient pas roulé
sur une mine terrestre, ils avaient été atteints par une roquette, et
quand Ahsan avait essayé de sortir Sosa de là, ils avaient tous deux
essuyé des tirs. Les soldats avaient pris l’argent qu’Ahsan avait sur
lui, et le sergent du FPR avait donné l’ordre de traîner l’officier
bangladais plus loin et de le tuer. L’un des observateurs militaires
de la deuxième équipe, le major Saxonov, s’était élancé et les avait
suppliés de laisser la vie sauve à Ahsan, mais lui aussi avait été placé

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sous bonne garde. Ashan eut la vie sauve grâce à la dispute entre les
soldats du FPR au sujet du partage de l’argent volé. Tout au long de
la confrontation, personne n’avait eu la permission de s’occuper de
Sosa, qui était grièvement blessé mais encore vivant. Après presque
une heure, le FPR décida de les laisser tous partir.

Avec ses collègues blessés, Saxonov et son compagnon, le
major Costa, arrivèrent vers 13 h 10 à l’endroit où le transport de
troupes blindé était tombé en panne. Mais il était trop tard pour
Sosa, qui mourut peu après en chemin dans les bras de Saxonov.
Quand ils trouvèrent l’ambulance, ils passèrent quelques minutes
tendues à réparer la crevaison. Au même moment, Tiko avait lancé
une seconde équipe de sauvetage, dirigée par le lieutenant-colonel
Mustafizur Rahman, mais la lenteur de leur blindé et les négociations
interminables nécessaires pour franchir les différents barrages routiers la ralentissaient terriblement. Au nord du carrefour Kadafi, ils
furent la cible de tirs constants et faillirent être atteints par un obus
de mortier. Quand, enfin, ils atteignirent l’ambulance et le 4 x 4 de
la MINUAR, qui se dirigeaient vers le sud, Rahman a envoyé une
partie de son équipe pour tenter de récupérer le transport de troupes
blindé tombé en panne et le reste des hommes directement à l’hôpital
de la Croix-Rouge.

À l’étage supérieur de mon Q.G., Phil avait communiqué avec
le détachement d’avions Hercule, à Nairobi, pour demander l’évacuation médicale immédiate. Ils acceptèrent de venir malgré la fermeture
de l’aéroport et dirent qu’ils arriveraient dans environ trois heures. La
confrontation au sujet des otages n’était pas encore tout à fait réglée,
mais Phil avait réussi à obtenir des officiers de liaison de l’AGR et
du FPR la permission que le Hercule atterrisse.

Au centre des opérations, je demandai à Henry de prendre la
relève des négociations pour faire partir l’AGR d’ici, et à Tiko de
reprendre le contrôle de son quartier général des observateurs. Nous
avions encaissé un coup terrible, mais perdre la tête ne nous conduirait à rien. Malgré cela, je ne pouvais jeter la faute sur mes officiers.
Ils étaient manifestement affectés par le stress, les tensions dues
aux situations impossibles qu’ils devaient affronter tous les jours
et par leurs conditions de vie. J’annonçai que je négocierais avec
le FPR. Toujours avec sa radio, Kamenzi était encore engagé dans

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une conversation très animée. Quand je m’approchai, il m’annonca
que le FPR abandonnait.

Assis dans des fauteuils sans ressorts très inconfortables.
Kouchner et son collègue m’attendaient encore dans mon bureau.
Je dis à Kouchner que je n’arrivais pas à croire l’effronterie des
Français. D’après moi, ils se servaient du prétexte humanitaire pour
intervenir au Rwanda, permettant à l’AGR de maintenir une bande
de territoire du pays et un peu de légitimité face à une défaite certaine. Si la France et ses alliés avaient vraiment voulu faire cesser
le génocide, éviter que mes observateurs militaires se fassent tuer
et appuyer les objectifs de la mission des Nations unies — comme
la France l’avait voté à deux reprises au Conseil de sécurité — ils
auraient plutôt renforcé la MINUAR.

Mais Kouchner et son compatriote voulaient clairement que je
cesse d’argumenter. Ils ne me demandaient pas de subordonner ma
mission aux objectifs des Français, mais j'avais bien l’impression que
c’est ce qu’ils souhaitaient. Selon eux, je devais m’efforcer de rendre
la MINUAR 2 opérationnelle dans les zones sous contrôle du FPR au
cours des quatre prochains mois, pendant qu’ils s’arrangeraient avec
les territoires sous contrôle de l’AGR et leurs prétendues zones de
sécurité. Je conclus facilement le but de leur visite : me faire accepter de subordonner les objectifs de la MINUAR à ceux de l’armée
française. Ils n’avaient aucune chance d’y parvenir.

Je mis abruptement fin à la rencontre quand j’entendis le Hercule
nous survoler. Kouchner voulait un peu d’appui de notre part pour
sa rencontre avec le FPR. Je lui dis que nous l’appuierions de notre
mieux malgré notre complet désaccord avec le plan d’action français.
Je le croyais complètement fou d’essayer de défendre sa position
sachant que l’armée rebelle détestait les Français. Ce que je ne savais
pas alors, c’est que le gouvernement et les militaires français avaient
déjà tenu des réunions de haut niveau avec les représentants du FPR
en Europe à ce sujet, et que des membres de l’AGR, y compris
Ephrem Rwabalinda, mon officier de liaison de l’AGR, s’étaient
rendus à Paris pour discuter de l’intervention française en voie de
préparation. Comme pour la culture des champignons, on m’avait
maintenu dans le noir et alimenté de beaucoup de fumier frais au
lieu de me fournir des informations.

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À l’aéroport, les moteurs du Hercule tournaient pendant que
l’officier blessé était hissé à bord et confié aux soins d’une infirmière militaire canadienne. Dans le salon réservé aux personnalités
importantes de l’aéroport, nous avons procédé à une cérémonie
solennelle, bien que courte, en témoignage de notre souvenir et de
notre respect envers le major Sosa. Il était le douzième soldat des
Nations unies à avoir été tué au Rwanda et, à mon grand regret, je
savais qu’il ne serait pas le dernier. J’étais affligé pour lui et pour sa
famille. Une fois de plus, un de mes officiers était expédié dans une
bâche bleue de réfugiés, pendant que ma force, aux effectifs réduits
et aux conditions de vie déplorables, avait du mal à accepter sa perte
et aussi l’indifférence de la communauté internationale à l’égard des
risques qu’elle prenait.

Ce soir-là, les médias français révélèrent le plan de la France de
déployer de ses soldats au Rwanda. La nouvelle parvint à la station
RTLM et aux autres postes émetteurs locaux, qui la rediffusèrent
aussitôt dans tout le pays. À Kigali, les forces de défense étaient folles
de joie à la perspective d’un sauvetage imminent par les Français.
Ce renouveau d’espoir et de confiance eut une autre conséquence :
il ranima la chasse aux survivants du génocide, augmentant ainsi
le danger pour les personnes. réfugiées dans les quelques églises et
édifices publics qui n’avaient pas été affectés. Les auteurs du génocide attendaient désormais que les Français viennent les sauver et
pensaient avoir carte blanche pour achever leur macabre besogne.

Je n’avais pas pu téléphoner au triumvirat au DOMP avant de
me coucher, mais je m’assurai que des comptes rendus complets sur
la situation décrivant les événements chaotiques de la journée, entre
autres, la mort de Sosa, le fait qu’Ahsan ait été blessé et la réapparition de Kouchner, avaient été envoyés à New York. Parmi le lot de
câbles codés reçus pendant la nuit, il y en avait un de Riza. En gros,
il me demandait de ne pas m’exposer. « Dans la situation actuelle de
danger grandissant, vous prendrez les décisions opérationnelles qui
s’imposent, écrivait-il. Nous vous conseillons, de manière générale,
de demeurer sur la défensive, d’éviter de prendre des risques et de
subir des pertes jusqu’à la clarification de la situation. » J’avais fait
exactement ce que mon mandat du dernier mois exigeait de moi. Riza

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