Fiche du document numéro 32148

Num
32148
Date
Mardi 23 juin 1998
Amj
Auteur
Fichier
Taille
0
Pages
0
Titre
Audition de M. Jean-Pierre Lafon, directeur des Nations unies et des relations internationales au ministère des Affaires étrangères (mai 1989-avril 1994)
Nom cité
Source
MIP
Fonds d'archives
MIP
Extrait de
MIP, Auditions
Type
Audition
Langue
FR
Citation
Audition de M. Jean-Pierre LAFON
Directeur des Nations Unies et des Relations internationales
au ministère des Affaires étrangères (mai 1989-avril 1994)
(séance du 23 juin 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Jean-Pierre Lafon,
Directeur du service des Nations Unies et des relations internationales au
ministère des Affaires étrangères, au moment où s’étaient déroulés au
Rwanda les événements faisaient directement l’objet des investigations de la
mission. Il a rappelé que jusqu’à présent, la mission s’était attachée
davantage à étudier le rôle de la France au Rwanda, mais qu’il lui appartenait
également d’analyser le rôle qu’ont joué, et malheureusement parfois refusé
de jouer, les Nations Unies et d’essayer d’éclaircir l’attitude des grandes
puissances face à ce conflit.
M. Jean-Pierre Lafon a d’abord précisé qu’il avait été Directeur
du service des Nations Unies de mai 1989 à avril 1994, avant d’être nommé
Ambassadeur à Beyrouth. Il a indiqué qu’au ministère des affaires étrangères,
la direction des Nations Unies donne les instructions à l’ensemble des
ambassadeurs représentant la France auprès des différents organismes des
Nations Unies et qu’elle travaille donc étroitement avec eux, notamment avec
le représentant de la France auprès des Nations Unies qui pourra donner des
indications complémentaires. La direction travaille en coordination avec les
autres directions du ministère des Affaires étrangères, au premier rang
desquelles la direction Afrique qui était, à l’époque, sous la responsabilité de
M. Paul Dijoud, puis de M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière, les
instructions les plus importantes étant bien évidemment soumises au cabinet
du ministre, à l’Elysée et à Matignon.
M. Jean-Pierre Lafon a rappelé que les Nations Unies n’ont été
sérieusement saisies du conflit au Rwanda qu’à partir du début de l’année
1993. Il a alors distingué la période précédant la signature des accords
d’Arusha signés le 4 août 1993, puis la période d’entrée en application de ces
derniers jusqu’à l’assassinat le 6 avril 1994 du Président rwandais, enfin la
dernière période, à compter du 7 avril 1994, qui a abouti au génocide. Il a
déclaré que la France avait entrepris la première, à New York, début mars
1993, les démarches nécessaires pour impliquer l’organisation des Nations
Unies dans la recherche d’un règlement du conflit qui était causé depuis un
certain nombre d’années par l’affrontement du Front patriotique rwandais et
des forces gouvernementales rwandaises. Les partenaires de la France ont été
saisis en négociations informelles en mars 1993 et des instructions de la
direction des Nations Unies ont été envoyées à notre ambassadeur à l’ONU à
cet effet. Cette initiative est à l’origine de la résolution 812 du Conseil de
Sécurité, dans laquelle pour la première fois, il se montrait gravement
préoccupé par le conflit, par les conséquences qu’il pourrait avoir pour la
paix et la sécurité, et alarmé par ses conséquences humanitaires.
M. Jean-Pierre Lafon a souligné que, pour la première fois, le
Conseil de Sécurité exprimait son opinion sur la question du Rwanda. Il
invitait le Secrétaire général, avec un luxe de précautions qui allait beaucoup
plus loin que ce qui était souhaité, à étudier en consultation avec
l’Organisation de l’unité africaine la contribution que les Nations Unies
pourraient apporter « en appui aux efforts de l’Organisation de l’unité
africaine ». Les Nations Unies n’étaient pas mises sur le devant de la scène,
mais, pour la première fois , était étudiée la possibilité d’établir une force
internationale sous les auspices conjoints de l’OUA et des Nations Unies,
chargée de l’assistance humanitaire, de la protection des populations civiles
et du soutien à la force de l’OUA. Il était aussi proposé que le Secrétaire
général étudie la création d’une force permettant le déploiement
d’observateurs le long de la frontière entre le Rwanda et l’Ouganda. Il a
réaffirmé l’importance de cette résolution 812 qui traduit la première
implication des Nations Unies dans le conflit du Rwanda à l’initiative de la
France, sur des instructions de la direction des Nations Unies.
Ensuite, dans le droit fil de la résolution 812 fut adoptée, en juin, la
résolution 836 par laquelle le Conseil de Sécurité décidait la création d’une
mission d’observation des Nations Unies à la frontière de l’Ouganda et du
Rwanda, connue sous le sigle francophone de MONUOR. Cette force
marquant la première implication sur le terrain des Nations Unies était
déployée uniquement du coté ougandais pour vérifier s’il n’y avait pas
d’assistance militaire de l’Ouganda au FPR, mais elle avait été formée par
consensus.
M. Jean-Pierre Lafon a ensuite abordé l’évolution de la situation
après la signature des accords d’Arusha qui, très précisément prévoyaient la
mise en place d’un gouvernement de transition jusqu’à la date prévue pour
les élections, une assemblée nationale de transition et surtout l’envoi d’une
force internationale neutre pour faire respecter le cessez-le-feu, assurer la
sécurité du territoire et la démilitarisation.
M. Jean-Pierre Lafon a indiqué que, début septembre 1993, de
nouvelles instructions avaient été envoyées à l’ambassadeur représentant
permanent de la France auprès des Nations Unies pour qu’il prenne les
contacts nécessaires afin que, dans le cadre d’Arusha, puisse être mise en
place une force des Nations Unies car jusque là, malgré la résolution 812, il
n’y avait eu que la force d’observation à la frontière. Ces contacts aboutirent
à la résolution 872 du 5 octobre 1993 qui créait la mission des Nations Unies
au Rwanda, la MINUAR, dans le cadre des accords d’Arusha. La MINUAR
avait pour mandat d’assurer la sécurité de Kigali par la création d’une zone
libre d’armes, de superviser l’accord de cessez-le-feu par la création d’une
zone démilitarisée, d’assurer la sécurité du pays jusqu’à la date des élections
-c’est-à-dire pendant tout le processus de transition prévu par les accords-, et
de contrôler le processus de rapatriement des réfugiés.
Les Nations Unies étaient donc le bras exécutif des accords
d’Arusha par l’intermédiaire de la MINUAR. Le Secrétaire général avait
proposé un plan en plusieurs phases, dont la première était l’établissement
d’une zone de sécurité à Kigali, un retrait des forces étrangères, l’arrivée de
1 500 militaires jusqu’à la mise en place d’un gouvernement de transition. La
MINUAR devait, dans une deuxième phase, entreprendre l’intégration des
forces armées une fois le gouvernement de transition mis en place.
Conformément à ce plan, la MINUAR s’est mise en place et son
commandant, le Général Romeo Dallaire, d’origine canadienne, est arrivé à
Kigali le 22 octobre 1993. Les premiers bataillons, un contingent belge de
420 hommes et un contingent du Bangladesh de 560 hommes, furent
déployés dans la capitale fin décembre. Si les difficultés relatives à
l’application et à la mise en oeuvre des accords d’Arusha et surtout à la mise
en place du gouvernement de transition étaient nombreuses, le processus de
déploiement de la MINUAR se poursuivait et 2 500 militaires au total étaient
présents fin mars 1994, avec des troupes provenant essentiellement de trois
contingents : la Belgique avec près de 400 hommes, le Bangladesh avec près
de 1 000 hommes et le Ghana avec près de 1 000 hommes.
M. Jean-Pierre Lafon a rappelé que le 30 mars 1994, à la veille de la
crise résultant de la mort des Présidents rwandais et burundais, le Secrétaire
général de l’ONU rédigeait un rapport qui faisait état des blocages sur la
mise en place des institutions de transition, puisque ni l’assemblée nationale
ni le gouvernement de transition, n’avaient été créés à cette date, mais qui
tirait néanmoins des conclusions positives, soulignant que les parties
respectaient le cessez-le-feu et avaient témoigné leur attachement au
processus de paix défini par les accords d’Arusha. Selon M. Jean-Pierre
Lafon, le Secrétaire général des Nations Unies proposait la prolongation de
la MINUAR car il nourrissait toujours l’espoir que l’on pourrait appliquer les
accords d’Arusha et donc parvenir à un règlement politique de la question
rwandaise.
M. Jean-Pierre Lafon a estimé que, bien évidemment, l’attentat -bien
qu’il n’ait pas encore été prouvé- en tout cas, la mort tragique du Président
allait tout remettre en cause et provoquer une implosion de la situation sur le
terrain, entraînant l’assassinat des dix Casques bleus belges, la décision du
Gouvernement belge de retirer ses soldats, ainsi que la demande du Conseil
de Sécurité de faire la lumière sur ce tragique incident. Cette demande
n’aboutira d’ailleurs pas et le Secrétaire général reconnaîtra, dans son
rapport du 20 avril 1994, que les circonstances ne permettaient pas de faire
l’enquête approfondie qui seule pourrait faire la lumière sur les circonstances
de la mort des deux Chefs d’Etat. Le Secrétaire général dira ensuite qu’avec
le temps les témoins se dispersent et les éléments de preuve s’évanouissent.
M. Jean-Pierre Lafon a admis qu’il y avait eu manifestement une période de
flottement dans le cadre des Nations Unies à la suite de la mort tragique du
Président rwandais et que la MINUAR n’était pas préparée à affronter de tels
événements. Ses effectifs ont été réduits et les Nations Unies ont décidé, au
cours du mois de mai, de créer une nouvelle opération renforcée de maintien
de la paix, la MINUAR II, en décidant de porter à 5 500 hommes la force
des Nations Unies au Rwanda.
M. Jean-Pierre Lafon est alors revenu à la position de la France en
précisant qu’il avait informé, dès mars 1993, l’ambassadeur auprès des
Nations Unies de la très grande préoccupation du Ministre des Affaires
étrangères et du Gouvernement français quant à la situation au Rwanda. Ce
sentiment était dû au fait que sur le plan militaire -cela figure dans une
correspondance adressée à l’ambassadeur aux Nations Unies- l’offensive
lancée par le FPR sur la ligne du front avait conduit la rébellion à
25 kilomètres de la capitale et que, sur le plan politique, depuis la reprise des
combats, aucun des efforts entrepris en faveur du cessez-le-feu et d’un retrait
des troupes n’avait abouti. A Kigali, le Président et le Premier Ministre
rwandais ne parvenaient pas à s’entendre sur les accords, sur l’attitude à
tenir, ce qui contribuait à affaiblir la cohésion et la combativité de l’armée
rwandaise. Dans ses instructions à l’ambassadeur auprès des Nations Unies,
début mars 1993, la direction des Nations Unies écrivait que toute l’histoire
du Rwanda montrait qu’une prise de la capitale par la force pouvait donner
lieu à des massacres effroyables, pour reprendre le terme malheureusement
prémonitoire employé à l’époque, que les éléments hutus les plus radicaux au
sein de l’armée étaient prêts, le cas échéant, à poursuivre la lutte, et que les
exactions commises dans le nord du pays, ainsi que les exécutions sommaires
perpétrées par le FPR depuis la reprise des combats préfiguraient une
généralisation de la violence.
D’après l’instruction donnée à la représentation française à New
York, la situation au Rwanda était considérée dès mars 1993 comme une
menace pour la paix et la sécurité de la région. Malgré les dénégations, il
apparaissait clairement que l’Ouganda apportait au moins un appui logistique
à l’offensive lancée par la rébellion, les troupes du FPR ayant, dans le passé,
fait la guerre aux cotés du Président Museveni. L’ambassadeur de la France
devait informer les membres du Conseil de Sécurité que, si le FPR
poursuivait ses tentatives de règlement militaire, les combats s’étendraient
dans la région et dans les pays voisins. De plus, les offensives, à l’époque,
avaient conduit à l’intérieur même du Rwanda à la fuite d’un million de civils,
qui étaient devenus des personnes dites « déplacées ».
Il n’y avait donc pas, aux yeux de la direction des Nations Unies du
ministère des Affaires étrangères, d’autre solution pour la crise rwandaise
qu’un règlement politique. En même temps, des instructions avaient été
envoyées à l’ambassadeur à Washington pour qu’il saisisse au plus vite le
département d’Etat en vue d’obtenir le soutien américain au processus de
saisine du Conseil de Sécurité. Il était également demandé à l’ambassadeur
de souligner auprès du département d’Etat que les forces françaises ne
souhaitaient pas être impliquées dans la crise et que la France désirait que les
Etats-Unis puissent prendre le relais afin de garantir la poursuite d’un
règlement politique et non pas militaire qui n’aboutirait qu’à des massacres.
Cela étant, M. Jean-Pierre Lafon a indiqué que, dès cette époque,
des réticences que pourra confirmer l’ambassadeur auprès des Nations Unies
avaient été ressenties tant du côté du Secrétaire général adjoint parce qu’il y
avait des conflits interafricains dont il avait minimisé la gravité, que de la part
de nos partenaires occidentaux à propos d’une implication des Nations
Unies. La France avait été étonnée de cette attitude du Secrétaire général
adjoint, dans la mesure où elle ne correspondait pas à la prise de position de
M. Boutros Boutros-Ghali qui était très conscient des dangers de la situation
rwandaise. L’ambassadeur français aux Nations Unies avait rapporté que le
représentant de la Grande-Bretagne s’était interrogé sur l’opportunité qu’il y
avait pour l’Organisation des Nations Unies à agir au Rwanda et estimait que
la seule organisation concernée était l’OUA. Les représentants du Japon, de
l’Espagne et des Etats-Unis s’étaient aligné en partie sur l’ambassadeur de
Grande-Bretagne. Pourtant, quelques jours plus tard, M. Boutros Boutros-
Ghali devait souligner, comme il l’a toujours fait, que l’OUA n’avait aucune
efficacité et aucune crédibilité sur le terrain.
En août 1993, la France a de nouveau fait part de son étonnement
au Secrétaire général quelques mois après l’adoption de la résolution créant
la MONUOR, car personne n’avait été envoyé sur le terrain, et la France
soupçonnait l’Ouganda de manoeuvres de retardement. La direction des
Nations Unies au ministère a ensuite pleinement soutenu les accords
d’Arusha et donné des instructions pour que l’ONU intervienne dans leur
mise en oeuvre, estimant que le Conseil de Sécurité devait agir de manière
tangible à cette fin et qu’il était souhaitable que le bataillon français se retire
pour ne pas être pris dans les conflits internes au Rwanda.
M. Jean-Pierre Lafon a alors souligné que, dans sa volonté
d’impliquer l’ONU, la France s’était heurtée, du côté de ses partenaires
occidentaux, non pas à des oppositions, mais à des objections techniques et
financières soulevées par les Etats-Unis, accessoirement par la Russie, sur le
coût de l’opération pour les Nations Unies. Les Etats-Unis proposaient
même qu’un fonds de contributions volontaires soutienne la MINUAR, alors
qu’il s’agissait d’une opération de maintien de la paix relevant, comme toute
opération de ce type, de contributions obligatoires.
Enfin M. Jean-Pierre Lafon a souhaité tirer les enseignements sur
l’action de la France durant toute l’année qui a précédé la crise du mois
d’avril 1994. Il a d’abord souligné que la politique de la France avait été
constante vis-à-vis des Nations Unies, que la France souhaitait dès le départ
un engagement de l’organisation mondiale, à l’inverse de ses partenaires
occidentaux, afin d’aboutir à un règlement politique du conflit au Rwanda.
C’est pourquoi la France a été le fer de lance parmi les membres permanents
du Conseil de Sécurité et a pris l’initiative de soumettre des projets, des
avant-projets de résolution, des textes, avant même qu’ils ne viennent devant
le Conseil de Sécurité.
Il a estimé que certains résultats avaient été obtenus dans la mesure
où progressivement avaient été mises en place, d’une part la MONUOR,
d’autre part la Mission d’Assistance au Rwanda, mais qu’ils n’avaient pas été
obtenus dans les conditions où la France le souhaitait. D’abord, l’intervention
de la MINUAR n’avait jamais été placée, comme cela avait été envisagé dès
mars 1993, sous le régime du chapitre VII de la Charte qui n’exclut pas la
possibilité d’emploi de la force, et lorsque la crise du 6 avril a éclaté, les
Nations Unies n’avaient pas les moyens juridiques d’employer la force. Par
ailleurs, la mise en place de la MONUOR a été souvent retardée par des
manoeuvres de tergiversation et les Nations Unies n’avaient pas les moyens
logistiques nécessaires, notamment pour le transport. Il est frappant de voir
que les contingents du Tiers-Monde, africains notamment, qui constituaient
l’essentiel de la MINUAR, étaient sous-équipés et n’avaient pas de matériel,
comme le soulignait le Secrétaire général dans son rapport du 30 mai : « les
éléments ghanéens ne pourront être déployés que lorsque le matériel
indispensable, en particulier les véhicules blindés de transport de troupes,
auront été mis à leur disposition ».
M. Jean-Pierre Lafon a estimé qu’il était difficile de déterminer si les
objections formulées par nos partenaires occidentaux relevaient d’un manque
de volonté politique, d’une désillusion sur l’action de l’ONU après les échecs
de l’opération de Somalie et les difficultés rencontrées dans la conduite des
opérations de l’Angola ou du Mozambique, ou d’une crainte des
engagements financiers qui pourraient résulter d’une intervention au
Rwanda, les pays anglo-saxons étant notamment très soucieux de réduire les
dépenses des Nations Unies. Il a rappelé à cet égard que les contributions des
membres permanents du Conseil de Sécurité en ce qui concerne le maintien
de la paix sont supérieures aux contributions pour les frais de fonctionnement
des Nations Unies. Pour ne donner que l’exemple des Américains, le rapport
est de 25 % pour les frais de fonctionnement et plus de 30 % pour les
opérations de maintien de la paix. Les pays occidentaux ne se sont pas
véritablement sentis impliqués dans la logistique de l’opération des Nations
Unies, à part les Belges, auxquels il faut rendre hommage, car ils ont payé le
prix du sang.
En conclusion, M. Jean-Pierre Lafon a estimé que les Nations Unies
ne sont que ce qu’en font la communauté internationale et les membres
permanents du Conseil de Sécurité. On ne peut pas, pour avoir vécu
l’Organisation des Nations Unies de l’intérieur, accuser cette organisation en
tant que telle. C’est la volonté de la communauté internationale qui s’exprime
à l’intérieur des Nations Unies : elles ne sont qu’une caisse de résonance, un
instrument, le reflet de ce qu’est la communauté internationale.
Il a cité le Secrétaire général des Nations Unies indiquant dans son
rapport au Conseil de Sécurité du 30 mai que « la réaction tardive de la
communauté internationale à la situation tragique que connaît le Rwanda
démontre de manière éloquente qu’elle est totalement incapable de prendre
d’urgence des mesures décisives pour faire face aux crises humanitaires
étroitement liées à un conflit armé. Après avoir rapidement ramené la
présence sur le terrain de la MINUAR à son niveau minimum, puisque le
mandat initial de celle-ci ne lui permettait pas d’intervenir lorsque les
massacres ont commencé, la communauté internationale, près de deux mois
plus tard, semble paralysée, même s’agissant du mandat révisé établi par le
Conseil de Sécurité. Nous devons reconnaître à cet égard que nous n’avons
pas su agir pour que cesse l’agonie du Rwanda et que, sans mot dire, nous
avons ainsi accepté que des êtres humains continuent de mourir. Nous
avons démontré que notre détermination, notre capacité d’engager une
action était au mieux insuffisante, au pire désastreuse, faute d’une volonté
politique collective. »
Après avoir considéré que l’intervention de M. Jean-Pierre Lafon
s’achevait par une réflexion plus large que celle que conduisait la mission, le
Président Paul Quilès a souhaité prolonger les propos qu’il avait tenus sur
l’attitude de l’OUA, puisqu’en 1990, le président en exercice en était le
Président ougandais Museveni et qu’une solution pacifique au conflit aurait
pu être trouvée dans ce cadre. Il a demandé ce que la France, à l’époque,
pensait d’une telle solution et comment s’expliquait l’impuissance de l’OUA
à intervenir positivement dans le règlement de la crise entre 1990 et 1993, en
particulier pour ce qui concerne la surveillance de la frontière entre
l’Ouganda et le Rwanda. Il a également souhaité savoir pourquoi il avait été
décidé si tardivement, vers février-mars 1993, de faire appel à l’ONU.
S’agissant de l’Ouganda, il s’est interrogé sur le soutien apporté par
les Etats-Unis à ce pays. Evoquant le souhait des Etats-Unis de trouver des
alliés pour empêcher la poussée islamique dans le sud du Soudan et indiquant
que, de ce point de vue, l’Ouganda aurait été préféré au Rwanda, jugé trop
proche des Français, il a demandé si cette analyse avait pu conduire les
Américains à jouer un rôle spécifique vis-à-vis de l’Ouganda.
M. Jean-Pierre Lafon a répondu qu’en tant que Directeur du
service des Nations Unies il ne pouvait répondre à certaines questions, car ce
service ne connaît pas tous les aspects de la politique africaine, et il a estimé
que MM. Paul Dijoud et Jean-Marc Rochereau de la Sablière seraient mieux
à même de donner un éclairage. Cela étant, vu des Nations Unies, comme le
répétait souvent le Secrétaire général, l’OUA n’a jamais donné la preuve,
dans les conflits africains, de son efficacité et de sa crédibilité, et c’est pour
cette raison que, tant pour la Somalie que pour le Mozambique, pour
l’Angola et le Rwanda, il a été fait appel à l’Organisation des Nations Unies.
Néanmoins, un groupe d’observateurs avait été détaché par l’OUA, le
GOMM -Groupe d’observateurs militaires multinational- mais il s’est révélé
tout à fait insuffisant pour prévenir en quoi que ce soit le conflit qui se
dessinait depuis près de deux ans.
M. Jean-Pierre Lafon a expliqué pourquoi il n’avait pas été fait
appel à l’ONU plus tôt par l’histoire récente l’organisation. Il a souligné que
l’ONU avait acquis un prestige très grand après avoir trouvé une solution au
problème de la Namibie, où dans les premières quarante-huit heures de la
période d’observation, les troupes sud-africaines avaient empêché celles de la
SWAPO d’intervenir permettant ainsi à l’organisation de mettre en place son
dispositif. Il a indiqué que les Nations Unies n’étaient pas équipées pour
intervenir d’une manière rapide, opérationnelle et efficace face à une crise
soudaine. Il a rappelé que l’intervention des Nations Unies en Irak avait été
programmée des mois à l’avance, puisque la résolution du Conseil de
Sécurité prévoyait que, si à telle date, l’Irak n’avait pas évacué le Koweït,
elles interviendraient. Les Nations Unies, avec derrière elles, les Etats-Unis
massivement engagés, ont pu intervenir et préparer leur intervention trois ou
quatre mois à l’avance. Dans l’opération de Somalie, qui fut déclenchée par
le Président George Bush, les Nations Unies sont intervenues au maximum
de leur prestige. Ce fut une opération tout à fait particulière à laquelle le
Secrétaire général se réfère lorsqu’il parle de l’opération Turquoise. Les
troupes américaines sont intervenues aux côtés des Nations Unies, avec leur
assentiment, mais en restant sous commandement national. Or, cette
opération somalienne a été un désastre, notamment sur le plan médiatique,
car les Américains ont vu leurs soldats morts sur tous les écrans de
télévision. Il s’est alors produit dans l’opinion américaine un retournement
vis-à-vis des interventions des Nations Unies, notamment en Afrique et il y
aurait beaucoup à dire sur les responsabilités de l’échec de l’opération de
Somalie, qui a eu une influence considérable sur la manière dont ont été
perçues les interventions des Nations Unies en Afrique, dans des conflits à
caractère ethnique.
M. Jean-Pierre Lafon a estimé que programmer une nouvelle
opération des Nations Unies en Afrique dans un conflit ethnique et en faveur
de régions, notamment le Rwanda, dont il faut bien dire que les
Anglo-Saxons ne les connaissaient pas, s’avérait difficile. Il a rappelé que la
France est perçue par les anglophones africains comme voulant asseoir un
protectorat et qu’il y a une certaine méfiance vis-à-vis de ses initiatives en
Afrique, même par l’intermédiaire des Nations Unies. A priori, la France
n’était peut-être pas la mieux placée pour programmer une opération des
Nations Unies en Afrique aux yeux de l’opinion africaine anglophone. Malgré
toutes ces réticences, c’est la France qui a pris les premières initiatives
d’impliquer les Nations Unies au Rwanda.
M. Jean-Pierre Lafon a préféré ne pas évoquer la politique des
Etats-Unis à l’égard de l’Ouganda parce qu’il ne la connaissait pas
véritablement. Il a seulement indiqué que l’attitude officielle des Etats-Unis,
notamment à la suite de la démarche faite à Washington sur instructions en
mars 1993, était d’être coopératif. Mais sur le terrain, les Américains
l’étaient beaucoup moins lorsqu’il s’agissait de mettre en oeuvre des
résolutions. Les interlocuteurs de la direction des Nations Unies au
département d’Etat étaient tout à fait réticents vis-à-vis de l’implication des
Nations Unies dans des opérations de maintien de la paix et vis-à-vis de toute
nouvelle dépense des Nations Unies en ce domaine, sauf peut-être si les
Etats-Unis y avaient un intérêt direct.
Le Président Paul Quilès a rappelé qu’il ne s’agissait pas d’une
position circonstancielle des Etats-Unis, puisqu’il y avait une directive
présidentielle du 4 mai 1994 limitant les conditions dans lesquelles les Etats-
Unis pouvaient intervenir dans le cadre des opérations de maintien de la paix.
Elle a été explicitement appliquée la première fois lors des évènements du
Rwanda, ce qui explique non pas pourquoi les Etats-Unis ont été aussi
distants dans la période précédente, mais pourquoi le montage de l’opération
Turquoise a connu un tel retard.
Evoquant les difficultés, y compris d’ordre financier, qui opposaient
l’ONU et des pays comme les Etats-Unis et la Russie, M. Pierre Brana a
souhaité des précisions complémentaires. Il a également demandé des
informations sur les débats, la position des représentants, les votes au Conseil
de Sécurité, après l’attentat du 6 avril et la décision de retrait des Belges de
la MINUAR.
Enfin, à propos de l’opération Turquoise, souvent présentée comme
faite par la France parce qu’elle avait mauvaise conscience de ce qui s’était
passé au préalable, il a souhaité connaître le sentiment de M. Jean-Pierre
Lafon sur ces reproches ainsi que sur les divergences qui seraient apparues
entre le Président de la République, M. François Mitterrand, le Premier
Ministre et son Ministre des Affaires étrangères, concernant la conception,
l’organisation, le champ d’action de l’opération.
M. Jean-Pierre Lafon a rappelé qu’il avait cessé ses fonctions
début mai, puisqu’il avait été nommé ambassadeur au Liban mais qu’en
revanche, au mois d’avril, il était encore à la Direction des Nations Unies et
des Organisations Internationales quand avait éclaté la crise du Rwanda. Il a
souligné que la lourdeur du système des Nations Unies devant une crise
soudaine et inattendue imposait, pour que l’organisation puisse réagir d’une
manière efficace et opérationnelle, une volonté politique commune des
membres permanents du Conseil de Sécurité. Il a également fait observer que
non seulement il y avait eu la mort des Présidents du Rwanda et du Burundi
puis les massacres, mais aussi la mort des dix soldats belges des Nations
Unies et la décision immédiate de la Belgique de retirer son contingent de la
mission. Or, il s’agissait d’un contingent d’élite, le plus opérationnel, qui
disposait des moyens logistiques de la mission. La France est restée solidaire
de la Belgique et n’a jamais critiqué l’attitude belge, même si, sur le moment,
celle-ci déstabilisait la mission des Nations Unies au Rwanda. Si dix soldats
français avaient été tués au Rwanda, il a indiqué qu’il n’imaginait pas quelle
aurait été la réaction du Gouvernement français. Le choc émotionnel était
très grave et les relations de solidarité avec les Belges, les seuls des
occidentaux impliqués sur le terrain, faisaient que ce n’était pas le moment de
les critiquer.
M. Jacques Myard, souhaitant réagir à ces propos, a considéré cet
épisode proprement étonnant, et a regretté que le commandement des forces
de l’ONU ait laissé désarmer ses soldats et que ceux-ci se soient livrés « la
gorge déployée aux bourreaux », alors que s’ils avaient immédiatement fait
usage de leurs armes en montrant qu’ils allaient « défendre leur peau », peutêtre
les évènements auraient-ils pris une autre tournure.
M. Jean-Pierre Lafon a rappelé qu’en mars 1993, la France avait
demandé à sa représentation permanente aux Nations Unies de voir si une
intervention pouvait être placée sous le chapitre VII mais aucune résolution
ne serait passée si l’on avait parlé d’emploi de la force et jusqu’au 6 avril,
aucune résolution ne permettait ce recours à la force, même en cas de
légitime défense. Seule une résolution postérieure avait prévu pour la
MINUAR la possibilité d’employer la force en cas de légitime défense.
Il a confirmé l’analyse de M. Jacques Myard selon laquelle les
moyens d’employer la force pour se défendre n’ont même pas été donnés aux
troupes des Nations Unies. Cette opération a toujours été conçue avant le
6 avril comme une aide et surtout une contribution au règlement du conflit et
à l’application des accords d’Arusha : jamais elle ne l’a été comme une
opération devant faire face à une situation de crise.
M. Pierre Brana, après avoir indiqué qu’il comprenait la réaction
de la Belgique après que ses ressortissants eurent été tués dans des
circonstances atroces, s’est demandé si des directives auraient pu être
données à nos représentants à l’ONU pour que le retrait des forces belges
puisse être immédiatement compensé par l’envoi d’autres forces, étant donné
la déstabilisation catastrophique sur le terrain qu’avait entraîné ce retrait
belge de la MINUAR, et si un débat s’était engagé pour qu’on passe du
chapitre VI au chapitre VII et que le désengagement belge soit compensé.
M. René Galy-Dejean s’est interrogé sur le comportement de
l’ONU au moment où cette organisation a eu précisément pour fonction de
veiller à l’application de l’accord international d’Arusha et sur sa
quasi-impossibilité, sinon son inaptitude totale, à s’interroger sur les auteurs
de cet attentat. Il a demandé à M. Jean-Pierre Lafon comment il expliquait
cette attitude, cet aveu d’impuissance sur le déclenchement d’une enquête.
M. Jean-Pierre Lafon a indiqué qu’après la rupture du
cessez-le-feu et le retrait belge, aucune instruction n’avait été donnée pour
qu’il y ait de nouvelles troupes. Une déclaration du Président du Conseil de
Sécurité le 7 avril avait demandé au Secrétaire général de faire toute la
lumière sur les circonstances du « tragique incident » -termes utilisés par le
Président du Conseil qui ne se prononçait pas sur la question de savoir s’il y
avait eu assassinat ou non. Le Secrétaire général avait indiqué dans son
rapport du 20 avril qu’effectivement, les circonstances n’avaient pas permis
de faire la lumière sur cet évènement. Dans un rapport ultérieur, trois
semaines plus tard, il avait confirmé la situation en disant : « les
circonstances éveillent les soupçons, mais nous ne sommes plus en mesure
de faire la lumière sur la manière dont s’est passé cet incident ».
Le Président Paul Quilès a souhaité savoir ce que signifiaient
exactement les propos : « les circonstances ne permettent pas de faire une
enquête » et s’est demandé s’ils voulaient dire que l’on ne le souhaitait pas
ou que l’on ne pouvait pas. Si l’on ne le souhaite pas, pourquoi ? Si l’on ne
peut pas, qui vous en empêche ? Il a considéré que les circonstances
n’empêchent jamais personne, mais sont le fait d’individus, de groupes, de
gouvernements, de militaires. Elles sont un résultat.
Il a demandé pourquoi la France n’avait pas fait d’enquête, alors
que deux chefs d’Etat avaient été tués dans un attentat et que la direction de
l’ONU avait elle-même prévu que les événements à Kigali déclencheraient un
terrible bain de sang.
M. Jean-Pierre Lafon a reconnu qu’il en était réduit à des
conjectures. Il a souligné que la première préoccupation du commandement
sur place, le Général Romeo Dallaire, n’avait certainement pas été de mener
une enquête, mais de faire face à la situation, de sauver ses soldats et de faire
respecter le cessez-le-feu. Il a ajouté qu’il était tout aussi possible que faire la
lumière aurait pu ne rien résoudre et créer de nouveaux affrontements, et a
douté des résultats d’une enquête menée au moment du déclenchement de
massacres commis notamment par la garde présidentielle et les milices. Il a
estimé qu’une enquête prenait du temps et a rappelé qu’à l’occasion de ses
fonctions d’ambassadeur au Liban, il avait constaté qu’une enquête du
Secrétaire général des Nations Unies sur le massacre de Canna avait pris
deux mois. La mission d’enquête n’aurait pas été entreprise, compte tenu de
la lourdeur des procédures des Nations Unies et de l’approbation du rapport,
avant une ou deux semaines.
Il a précisé que le mot enquête n’avait pas été prononcé en termes
officiels et qu’il avait été demandé au Secrétaire général, sur décision du
président du Conseil de Sécurité, de faire la lumière sur les circonstances de
l’incident.
M. Bernard Cazeneuve a demandé des précisions sur la date des
deux interventions du Secrétaire général concernant l’attentat.
M. Jean-Pierre Lafon a cité le rapport écrit et public du 20 avril
1994 : « la cause de cet accident ne peut être déterminée sans une enquête
approfondie que les circonstances ont jusqu’à présent rendue impossible ”.
Il a proposé de le communiquer ainsi que le second rapport du 31 mai dans
lequel le Secrétaire général parlait d’un « incident qui éveille les plus grands
soupçons ».
M. Bernard Cazeneuve a demandé à qui ces deux rapports de
M. Boutros Boutros-Ghali avaient été envoyés.
M. Jean-Pierre Lafon a précisé que les rapports étaient envoyés à
tous les membres du Conseil de Sécurité, qu’ils étaient publics et que
n’importe qui pouvait les consulter.
M. Bernard Cazeneuve a demandé si ces rapports avaient suscité
des réactions de la part des membres du Conseil de Sécurité.
M. Jean-Pierre Lafon a indiqué qu’il n’avait pas trouvé de
correspondance en ce sens, mais que les rapports qu’il avait mentionnés
contenaient beaucoup de propositions sur le renforcement de la MINUAR et
qu’ils avaient été à l’origine de la création de la nouvelle composante de la
mission des Nations Unies au Rwanda.
M. Bernard Cazeneuve a cité une lettre de M. Alain Juppé, alors
Premier Ministre, en réponse à une question posée par écrit : « s’agissant de
l’absence d’enquête par la France après l’attentat contre l’avion du
Président Habyarimana, dans lequel tous les membres français de
l’équipage ont trouvé la mort, j’ai indiqué lors de l’audition du 21 avril que
la France avait saisi dès le 7 avril le Conseil de Sécurité de l’ONU afin que
soit diligentée une enquête internationale. La France n’avait aucune
légitimité à mener de son propre chef, en tant que pays étranger, quelque
enquête que ce soit dans un pays souverain et indépendant; cette demande a
été réitérée à plusieurs reprises au cours des mois suivants auprès du
Secrétaire général de l’ONU, la France souhaitant que tout élément
pouvant servir l’enquête lui soit communiqué. » Il a souligné que cela
signifiait concrètement que la France n’avait pas cessé, par des démarches
diplomatiques officielles, de demander à l’ONU et à son Secrétaire général
d’aller plus loin dans les investigations. C’est la raison pour laquelle il a
demandé quelles avaient été les réactions au sein de l’organisation après la
publication des deux rapports du secrétaire général et les démarches
officielles de la France.
M. Jean-Pierre Lafon a rappelé qu’il y avait eu trois rapports. Le
premier, public, est une déclaration du Président du Conseil de Sécurité, par
laquelle le Conseil « regrette cet incident et invite le Secrétaire général à
recueillir toute information utile à ce sujet par tous les moyens à sa
disposition et de faire rapport dans les plus brefs délais au Conseil ». C’est
un document du 8 avril, après une séance du Conseil de Sécurité du 7 avril.
La réponse du Secrétaire général se trouve dans les deux rapports déjà
mentionnés.
M. Bernard Cazeneuve a estimé qu’il serait intéressant que l’ONU
explique ce qui s’était passé entre le 7 et le 20 avril.
M. Yves Dauge a replacé la situation sur un plan général. Il a
rappelé que d’un côté, la France avait saisi les Nations Unies parce qu’elle se
rendait compte de l’extrême gravité de la situation et des risques de
massacres dans cette logique de guerre, mais que, par ailleurs, l’intervention
des Nations Unies était considérée comme une mission quasi impossible. Il a
approuvé les propos de M. Jean-Pierre Lafon estimant que les Nations Unies
ne sont que la somme des volontés d’un certain nombre de pays qui ne
veulent pas intervenir ou qui interviennent « du bout des doigts ». Il a
toutefois regretté que, dans le cas d’une crise grave, le retrait des forces
françaises puis la mise en place d’un dispositif international aient représenté
la pire des solutions car le dispositif opérationnel mis en place par l’ONU
s’est révélé totalement inadéquat pour répondre à une situation de crise aiguë
et à une logique de guerre. L’ONU s’est mise dans une situation qui était
d’ores et déjà une situation d’échec, alors que la France avait correctement
évalué la situation, car elle était présente depuis des années au Rwanda et
avait maintes fois posé la question du risque de massacres en cas de prise de
Kigali.
Il s’est donc interrogé, quels que soient les faits et les bonnes
volontés des uns et des autres, sur cette contradiction fondamentale et s’est
demandé s’il aurait pu y avoir d’autres moyens d’intervention. Il s’est
demandé si la France n’aurait pas dû rester et négocier avec les Nations
Unies un mandat direct d’intervention, puisque des forces efficaces étaient
présentes.
Se disant soucieux de ne pas refaire l’histoire, M. Jean-Pierre
Lafon a indiqué que les Nations Unies n’avaient jamais voulu se placer sous
le cadre d’une intervention disposant des moyens du chapitre VII de la
Charte, c’est-à-dire l’utilisation de la force et qu’un sondage effectué à
l’époque par la mission des Nations Unies, en mars 1993, avait montré que
c’était inenvisageable si on voulait impliquer les Nations Unies au Rwanda.
Jusqu’à l’éclatement de la crise, il était totalement exclu d’envisager de
donner à l’ONU des moyens lui permettant d’utiliser la force. Aucun des
partenaires de la France n’y était prêt et les Africains non plus. Les Nations
Unies ont accepté, non pas de trouver une solution au conflit du Rwanda,
mais d’aider à l’application des accords d’Arusha. Il n’y avait pas d’autre
solution à l’époque que d’accepter d’impliquer les Nations Unies dans
l’application de ces accords, au titre du chapitre VI, sans emploi de la force.
L’autre solution aurait été la solution militaire mais il n’y avait pas de
possibilité d’intervention unilatérale de la France au Rwanda. Il y aurait eu
une réaction très négative de la communauté internationale, sans aide des
partenaires anglo-saxons et des Africains anglophones. La France au Rwanda
aurait été impliquée dans un conflit interne et soupçonnée de néocolonialisme
si elle avait entrepris une intervention directe qui n’aurait pas eu la
bénédiction des Nations Unies.
L’espérance était que les accords d’Arusha puissent être mis en
oeuvre avec une force des Nations Unies dont il aurait fallu qu’elle soit
mieux équipée et envoyée plus rapidement sur le terrain. C’était le voeu du
Secrétaire général. Les Nations Unies ont prouvé en Afrique qu’il y avait des
possibilités d’aboutir à un règlement politique sur la base d’accords tels que
ceux d’Arusha qui bénéficiaient d’un consensus de la part des Africains.
L’expérience de Somalie a certes été un échec, mais ce n’est pas de la faute
des Nations Unies.
M. Michel Voisin a signalé qu’il avait constaté à l’occasion d’une
mission effectuée en Somalie une différence très sensible des comportements
sur le terrain entre les troupes présentes. Les troupes américaines ne
connaissaient pas la géographie politique et ethnique de la Somalie et avaient
une autre approche de la situation en comparaison des troupes françaises et
marocaines dans le secteur de Baidoa. Les Américains ne restaient pas
cloîtrés dans leurs casemates, ils sortaient et au premier coup de feu, ils
répondaient, ce qui a entraîné la mort de plusieurs soldats. Mais la
non-connaissance du pays et l’opération médiatique qui avait été lancée lors
du débarquement des Marines a certainement grandement contribué à l’échec
des Américains.
M. Jean-Pierre Lafon a approuvé ces propos et a cité un exemple
de la manière dont procédaient les troupes françaises : dans le secteur de
Baidoa, les Français n’ont pas confisqué toutes les armes, ils ont laissé les
leurs aux nomades qui avaient l’habitude de les porter parce que c’était leur
mode de vie millénaire. En revanche, les bandes spécialisées dans la
déstabilisation de la Somalie ont été désarmées.
Il a souligné que les Nations Unies n’avaient pas réussi en Angola,
mais qu’elles avaient réussi au Mozambique où elles avaient permis de
résoudre le conflit que connaissait le pays. Il a indiqué qu’une opération des
Nations Unies en Afrique restait très difficile parce qu’il y a une interférence
de conflits ethniques et de conflits nationalistes. Il a estimé qu’on ne s’était
pas donné tous les moyens de réussir au Rwanda. La communauté
internationale, les Nations Unies, les membres permanents du Conseil de
Sécurité ne se sont jamais mis dans la situation d’une crise où les parties ne
coopéreraient pas, avec rupture du cessez-le-feu, affrontements violents et
massacres. Ils souhaitaient aider les parties qui acceptaient de coopérer.
C’est pour cela que le 6 avril, les Nations Unies ont été complètement
désarçonnées et ont mis beaucoup de temps à réagir. Permettre aux troupes
d’utiliser la force au titre de la légitime défense ne figure que dans une
résolution adoptée trois semaines après. Il y avait un refus des membres
permanents du Conseil de Sécurité de se placer dans une situation où les
Nations Unies interviendraient avec emploi de la force.
M. Jean-Pierre Lafon a alors précisé que, pendant toute l’année
1993, les troupes de l’ONU étaient intervenues dans le cadre du chapitre VI
pour aider à la mise en oeuvre et à l’application des accords d’Arusha, avec
un mélange de pressions, de démarches collectives, d’attention de la
communauté internationale et de présence sur le terrain.
M. Bernard Cazeneuve s’est interrogé sur la cohérence de la
démarche de la France entre 1992 et 1994. Il a rappelé que M. Paul Dijoud,
Directeur Afrique à l’époque, avait indiqué aux Etats-Unis qu’il ne souhaitait
pas leur intervention du Rwanda, considérant qu’il s’agissait d’un terrain
privilégié d’intervention de la France. Dans le même temps, la France semble
avoir tout fait au moment où la crise atteignait son paroxysme, pour que les
Etats-Unis interviennent et persuadent l’ONU d’envoyer des troupes se
substituant aux siennes. Il a demandé à M. Jean-Pierre Lafon s’il ne trouvait
pas que, sur la durée, il y avait quelque paradoxe à réclamer la gestion des
événements sans que les Etats-Unis interviennent et, au moment où les
choses se gâtent, à faire appel à eux pour qu’ils exercent leur influence à la
fois sur l’Ouganda et sur l’ONU.
M. Jean-Pierre Lafon a indiqué qu’il n’était pas responsable au
niveau administratif de la politique africaine de la France mais de la politique
d’intervention des Nations Unies sous le contrôle du ministre et de son
cabinet.
Il a ajouté que la saisine du Conseil de Sécurité des Nations Unies
sur un sujet aussi sensible que le Rwanda supposait une décision politique du
ministre. Il a précisé qu’il n’avait pas eu instruction de saisir l’ambassadeur
auprès des Nations Unies avant mars 1993 du dossier du Rwanda, avec la
volonté de faire aboutir un projet de résolution. Il a assuré que les directions
d’Afrique et des Nations Unies travaillaient ensemble sans discordance et que
tout désaccord était arbitré par le cabinet du ministre.
M. Jacques Myard s’est déclaré frappé de l’attitude des Belges
dans cette affaire et s’est interrogé sur les échanges directs bilatéraux
franco-belges.
M. Jean-Pierre Lafon a indiqué qu’il ignorait ce qui s’était passé
l’époque à New York, mais qu’il y avait certainement eu des échanges
téléphoniques entre les gouvernements français et belges et a précisé que la
décision de retrait avait été prise unilatéralement par Bruxelles.
Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024