«
Le livre que vous tenez entre vos mains a peu à voir avec les entretiens habituels donnés par un général français. A la différence de bien d’autres, ce texte n’a pas été soumis au ministère des Armées. Et il ne vise pas à élever une statue en marbre blanc débarrassée de ses aspérités à un général quatre étoiles. » Tels sont les premiers mots de l’avant-propos que Laurent Larcher consacre à cet ouvrage pétri d’humanité, et qui se révèle au fil de la lecture riche d’enseignements, y compris philosophiques et spirituels.
Dans ce livre, le général Jean Varret, né en 1935, évoque sa famille, son grand-père paternel, un général qui a connu la guerre de 14-18, son père et ses deux oncles maternels, tous des militaires qui ont participé à la Seconde guerre mondiale. Avec pudeur et sincérité, Jean Varret parle de l’opposition brutale entre son grand-père et son père. Après la défaite de 1940, le premier soutenait le maréchal Pétain, tandis que le second était du côté du général de Gaulle. Adolescent, Jean Varret est marqué par la guerre d’Indochine, à laquelle participe son père.
L’homme qui a dit non à feu le président François Mitterrand au sujet de sa politique au Rwanda, revient également sur sa participation à la guerre d’Algérie, la manière dont il a bénéficié de la Françafrique au Gabon et en Centrafrique, ou encore son refus de livrer des armes au régime de feu le président rwandais Juvénal Habyarimana, qui s’apprêtait à tuer massivement les Tutsis. Et comme le souligne Laurent Larcher dans son avant-propos : «
Avec Jean Varret, c’est une génération qui s’adresse à nous. A travers lui, elle nous ouvre sa mémoire et son histoire, et elle nous dévoile le sillon fascinant creusé en Afrique par l’Etat français et sa cohorte de serviteurs fidèles. Jusqu’à l’abîme rwandais. »
Un entretien basé sur une confiance réciproque
TV5MONDE : Dans quelles circonstances avez-vous fait connaissance et comment est née l’idée de ce livre d’entretien avec le général Jean Varret ?
Laurent Larcher : J’ai rencontré le général Varret à l’occasion de mon travail sur le Rwanda, et notamment pour un livre que j’ai publié aux éditions du Seuil en 2019, intitulé
Rwanda. Ils parlent. Il s’agissait de mener une enquête parmi tous les principaux acteurs de la politique française au Rwanda, mais également les journalistes, les militaires, les humanitaires… Bref, tous ceux qui ont participé ou qui ont été témoins de ce qu’a fait la France au Rwanda entre 1990 et 1994.
C’est à cette occasion que j’ai proposé au général Varret un entretien qu’il a accepté, et c’est ainsi que nous avons fait connaissance. J’avais lu son livre [
Général, j’en ai pris pour mon grade, paru en 2018 chez Les éditions Sydney Laurent, NDLR]. Et on a passé deux heures très intéressantes. Ensuite, le général a repris contact avec moi et m’a dit : «
Je ferai bien un livre d’entretien. J’ai publié un livre, mais je n’étais pas content de ce travail. J’aurai besoin de quelqu’un qui me pose des questions, qui me pousse et en qui j’ai confiance. »
Je lui ai dit : «
J’y réfléchis, on en parle à des éditeurs. » Et les éditions Les Arènes ont été très intéressées par ce projet. La condition était qu’on se fasse confiance, et que ce livre ne soit pas relu par le ministère de la Défense. Je ne voulais pas qu’on ait l’imprimatur de la Défense. Je voulais que nos paroles soient libres, surtout que le lecteur puisse entendre ce que Jean Varret avait à dire sur ces questions-là, sans le filtre du ministère des Armées, qui me semblait poser problème pour un livre aussi important ; puisqu’on parle d’une vie de militaire, d’un engagement au nom de la France, de guerres et enfin d’un génocide.
TV5MONDE : Compte tenu de votre histoire, vous êtes issu d’une famille de militaires, vous avez terminé vos quarante ans de carrière comme général au sein de l’armée française, et surtout, vous êtes le général qui a dit non à François Mitterrand au sujet de sa politique au Rwanda. Ce livre d’entretien était-il une nécessité pour vous ?
Jean Varret : Pour complèter ce que vient de dire Laurent, j’ai écrit un premier livre, au moment où j’avais eu un grave accident en montagne en 2016, et j’étais aux Invalides deux ans pour me reconstruire. Je m’ennuyais, et surtout, il y a des images qui revenaient. Je me suis dit que j’ai failli disparaître sans avoir dit à mes proches, à mes amis, à mes enfants, quelle avait été ma vie et mes options. J’ai donc commencé à écrire, le livre était mauvais. Mais Laurent m’a dit : «
Tu ouvres des portes et tu les fermes tout de suite. Je vais t’aider à les ouvrir complètement. »
Ce nouveau livre complète donc un besoin que j’avais de laisser aux miens, des explications et des souvenirs d’une carrière qui avait été difficile, qui était passée par des hauts et par des bas, mais que je n’avais jamais eu l’occasion d’expliquer à mes proches. Je pense que ce deuxième livre va beaucoup plus loin que le précédent.
TV5MONDE : Plusieurs choses m’ont frappé à la lecture de cet ouvrage : il y a d’abord la grande humanité qui s’en dégage, la manière dont il est incarné (ce qui n’est pas courant avec les livres d’entretien) ; et puis il y a sa richesse et sa densité. Comment avez-vous préparé et réalisé ces entretiens ?
Laurent Larcher : J’avais lu le livre du général Varret. Je connaissais un peu le général, tout comme la période dont nous allions parler. Je suis historien de formation, et je travaille sur l’Afrique depuis plusieurs années. Ce qui me semblait important c’était d’établir un rapport de confiance des deux côtés. Le général Varret m’a dit l’une des premières fois que nous nous sommes rencontrés pour ce livre : «
Mon entourage me dit que je vais me faire piéger ! »
Je devais donc lui montrer que je n’étais pas là pour le piéger, sans être complaisant. Le général Varret m’avait aussi dit : «
On ne fait pas une hagiographie. » Je lui ai répondu : «
ça tombe bien parce que j’ai beau travailler pour un journal catholique, je ne ferai pas d’hagiographie non plus. Ça ne m’intéresse pas la légende dorée. Ce sont des histoires pour les enfants, mais pas pour les adultes ». Le plus important était d’établir ce rapport de confiance, surtout que nous allions aborder des questions profondes, intimes, de la responsabilité d’un homme face à des événements dramatiques. Ce qu’il a fait ou pas, pourquoi, comment…
Ce qui m’intéresse, c’est bien sûr entendre la parole, mais surtout l’interroger, et faire une espèce d’examen de conscience ; du moins, si l’interlocuteur l’accepte, de ne pas seulement se contenter de dire voilà ce que j’ai fait, mais pourquoi je l’ai fait et qu’est-ce que ça veut dire. Et est-ce que ça correspond aux valeurs qui m’animent, aux valeurs du combat ou de l’engagement pour lequel je vis, aux valeurs de la République et de la démocratie françaises.
C’est un fil conducteur de mes livres, toujours interroger les actes au nom des principes, et voir s’il y a des incohérences et ce qu’on en fait lorsqu’elles existent. Je ne suis pas pour un monde pur, mais un monde vrai ; qu’on ne se raconte pas d’histoires sur nous-mêmes, et surtout aux autres lorsqu’il s’agit de parler de notre histoire commune.
La jeunesse d'un fils et petit-fils de militaires, de Pétain à Dien Bien Phu
TV5MONDE : Votre grand-père paternel était général, votre père et vos deux oncles maternels étaient aussi des militaires. Mais après la défaite de juin 1940, votre grand-père et votre père se sont violemment opposés au sujet du maréchal Philippe Pétain. Le premier pensait que Pétain pouvait protéger et redresser la France, tandis que pour le second, de Gaulle était le seul recours possible. Quelle empreinte cette scène a-t-elle laissée sur l’enfant que vous étiez, puis sur le militaire que vous êtes devenu ensuite ?
Jean Varret : C’est vrai que j’était tout gosse, j’étais à table et je n’avais pas le droit de parler. Et j’écoutais les disputes entre mon père et mon grand-père. J’avais à l’époque une grande admiration pour mon grand-père, parce que c’est lui qui m’a élevé, beaucoup plus que mon père qui était toujours parti. Je garde cette idée que le métier militaire n’est pas très simple. Et qu’à certain moment il faut savoir dire non. Car mon père a dit non à Pétain. Et mon grand-père disait non à de Gaulle. Et voilà deux militaires que j’admirais beaucoup qui ne s’entendaient pas.
Dans mon inconscient, il y a donc l’idée que le militaire est quelques fois amené à faire des choix, et il doit pouvoir dire non. Mais j’ai oublié tout ça. C’est ressorti beaucoup plus tard dans ma conscience. Pour revenir cependant à cette scène, j’étais très déçu parce que j’avais une grande admiration pour mon père et mon grand-père.
TV5MONDE : Dans ce livre vous évoquez longuement la guerre d’Indochine, et donc la première défaite française sur ses terres coloniales. C’était au cours de la bataille de Diên Biên Phu en 1954, qui va marquer la défaite de l’armée française au terme de plus de six mois de combats acharnés. Quelle place occupe cette guerre dans la trajectoire du général Jean Varret ?
Laurent Larcher : Jean n’a pas participé à la guerre d’Indochine. Il était adolescent. En revanche, il est intéressé par le sujet. Il voit son père partir en Indochine. Le milieu dans lequel il grandit est très affecté par l’Indochine. Le milieu militaire va être très marqué par l’Indochine. On parle même de fièvre jaune. Dans la mentalité des militaires, il y a une blessure indochinoise très profonde, qui n’a jamais vraiment été guérie, qui est transmise, même si aujourd’hui cela relève plus d’une forme de romantisme ou de fantasme.
Ce qui est intéressant avec l’Indochine, c’est que ça va profondément marquer cette génération-là. Au point où, bien des années plus tard, au début des années 2000, Jean va revenir sur les pas du corps expéditionnaire, pour essayer de retrouver ceux dont on n’a jamais ramené les corps en France. Il y a eu beaucoup de morts en Indochine, environ 50 000 morts selon les estimations. La République envoie ses enfants faire la guerre au bout du monde, et ne prend pas la peine, même la guerre terminée, de récupérer les corps et de les enterrer dans un cimetière militaire ou les restituer aux familles.
Ce qui donne aussi une idée de la manière dont les politiques envisagent ces militaires, un peu comme de la chair à canon. Jusqu’à ce jour, aucune mission n’a été menée pour ramener les corps des soldats morts pour la France en Indochine [Le 21 mars dernier, Patricia Mirallès, secrétaire d’Etat française chargée des Anciens combattants et de la Mémoire, a indiqué que les corps des soldats français morts sur le sol vietnamien vont être rapatriés presque 70 ans après, NDLR]. De mon point de vue, cette guerre était inutile et je ne trouve pas normal qu’on ait abandonné ces hommes qui, au fond, ont répondu à l’appel de la France et qui ont trouvé la mort là-bas.
TV5MONDE : La guerre d’Indochine vous a marqué en tant que fils et petit-fils de militaire. Par la suite, vous êtes devenu militaire à votre tour, formé notamment à l’école spéciale militaire de Saint-Cyr. A quel moment la guerre d’Indochine va vous apparaître comme un moment important dans l’histoire française et pour quelles raisons ?
Jean Varret : Laurent a raison, la guerre d’Indochine m’a beaucoup marqué. Bien sûr mon père y était, mais surtout, ces jeunes lieutenants qui partaient, étaient subordonnés à mon père et un sur deux ne revenait pas. La mort des lieutenants a été considérable là-bas. Il y a trois promotions de Saint-Cyr qui y sont restées. Je voyais donc des jeunes femmes effondrées, car mon père leur apprenait que leurs maris ne reviendraient pas. Cela m’a beaucoup marqué sur le plan sentimental.
Mon père disait : il faut que les Français sachent que cette guerre existe. Il me donnait même des documents, et à mes camarades du lycée, j’exposais ce qu’était la guerre d’Indochine. J’avais entre quinze et seize ans. Mais ça n’intéressait pas grand monde, et cela m’a beaucoup marqué. En revanche, j’étais persuadé, car après on me l’a dit, que la France se battait en Indochine contre le communisme.
Nous avons perdu la guerre d’Indochine, mais on s’est dit l’Algérie ce ne sera pas pareil. On se bat contre le communisme et on a échoué en Indochine, c’était trop loin. Mais en Algérie, une terre française, ce ne sera pas le cas. Mes instructeurs à l’époque, aussi bien au Prytanée militaire [un lycée militaire, NDLR], qu’à Saint-Cyr et à l’école de cavalerie de Saumur, c’étaient des officiers qui revenaient d’Indochine. Eux disaient : là on a échoué, mais après on n'échouera plus.
Un saint-cyrien dans la guerre d'Algérie
TV5MONDE : Concernant justement la guerre d’Algérie, où vous avez passé deux ans, vous étiez un jeune sous-lieutenant de 23 ans, vous dites que c’est « une marque indélébile qui restera prégnante tout au long des soixante années de vie professionnelle qui suivront. » Est-ce d’abord parce que vous avez pris part au putsch des généraux contre de Gaulle du 21 au 26 avril ?
Jean Varret : C’est à la fois tout ça, et beaucoup plus que ça. Quand vous avez 23-24 ans, et que vous sortez de cinq ans d’études, on vous a appris techniquement à combattre. Mais on ne vous a pas donné la force intellectuelle de supporter cela. A peine arrivé en Algérie, j’ai vu des morts massacrés par des coups de canon. Je n’avais jamais vu de mort avant, sauf mon grand-père dans son lit. Brutalement, on vous donne aussi la responsabilité de tuer – ou d’être tué – et d’engager mes vingt-cinq hussards à la mort ou pas. C’est considérable !
Il y avait l’idée que je risque ma vie et celle de mes subordonnés parce que nous allons protéger la France contre le communisme. Et l’Algérie bien sûr, va rester française. Petit à petit, je vois très bien que ce sont des idées et que la réalité n’est pas là. J’ai fait prisonnier un sous-lieutenant du FLN [Front de libération nationale, créé en 1954 pour obtenir de la France l’indépendance de l’Algérie, NDLR], qui était à l’université à Alger, et qui avait basculé dans la rébellion. Ce gars-là avait mon âge ou à peu près. Je lui offre un café, une cigarette et on discute. Je suis revenu convaincu que si j’avais été à sa place, je serai dans la rébellion. Mon cerveau commence donc à dire qu’il y a quelque chose qui ne va pas très bien.
Autre événement important : le général de Gaulle fait la tournée des popotes. Et au cours de sa deuxième tournée, il dit : «
Je veux voir les saint-cyriens. Un par régiment. » J’étais le plus jeune saint-cyrien de mon régiment, et le colonel me dit : tu vas écouter le grand patron. Et parallèlement, dans un autre régiment, mon meilleur ami, Jean de La Chapelle, est également désigné. On écoute de Gaulle. Et il nous dit : «
Il n’y a pas de journaliste. Nous sommes entre saint-cyriens. Je vais vous dire la réalité des choses. Il faut combattre le FLN, le détruire, afin que l’Algérie puisse rester dans l’orbite française. »
Cela faisait un an que j’étais sur place, et deux ans pour La Chapelle. Nous nous sommes retrouvés après et on s’est dit que cela en valait la peine. Et nous avons continuer à risquer nos vies et celles de nos subordonnés. Jean de La Chapelle est tué quinze jours après. Je me retrouve tout seul, à ne pouvoir dialoguer avec personne d’autre. Pis, je m’aperçois, en écoutant la radio sur des transistors, que l’indépendance progresse et que de Gaulle nous a menti [les Pieds-Noirs et partisans de l'Algérie française estiment avoir été trahis par le général de Gaulle et son "je vous ai compris" lors de son discours d'Alger du 4 juin 1958 alors qu'il fera ensuite le choix du référendum sur l'autodétermination de l'Algérie, NDLR]. Cela m'a rappelé mon grand-père et mon père ; à savoir que les hommes politiques peuvent mentir. Ce qui est beaucoup plus grave, c’est que ce politique était saint-cyrien. Il avait la même éthique que moi, un saint-cyrien ne ment pas.
A cela s’ajoute le fait que mon parrain à l’Ecole de cavalerie de Saumur, et qui commandait un régiment de la Légion étrangère, passe me voir et me dit : il y a un putsch dans trois jours, et ton régiment, comme le mien, va rejoindre les putschistes. Je me dis : j’ai confiance en ce parrain. Mon régiment était loin d’Alger. La radio ne passait pas, j’ai pris la route avec mes subordonnés, pour rejoindre mon parrain à Alger. J’ai donc participé au putsch pendant vingt-quatre heures. Sentimentalement et intellectuellement, j’étais d’accord pour dire que de Gaulle "déconne", il faut absolument que l’Algérie reste dans le sein de la France, pour lutter contre le communisme.
TV5MONDE : Toujours à propos de la guerre d’Algérie Laurent, vos échanges avec Jean Varret m’ont semblé quelque peu tendus. Quels sont les aspects de cette guerre qui ont été les plus difficiles à aborder avec le général Varret ? Comment avez-vous procédé pour le faire parler malgré ses réticences et vos désaccords ?
Laurent Larcher : Il me semble qu’il y a eu trois sujets qui ont posé problème. D’abord un sujet en rapport aux morts. J’avais posé la question à Jean : combien d’hommes as-tu tué ? Cela l’a beaucoup choqué que je lui pose cette question. Il a trouvé que c’était indécent, qu’on était dans une forme de voyeurisme. Ensuite, il m’a donné un chiffre. Puis, il a voulu que ce chiffre soit supprimé, qu’on reste dans quelque chose de plus flou. Je lui expliquais que ce n’était pas de l’indécence, mais à la guerre on tue et on peut être tué. Notre ennemi sur ces questions-là, c’est l’abstraction.
Je suis très sensible à ce qu’écrit Hannah Arendt : c’est parce qu’on est dans l’abstraction qu’on peut commettre des crimes. Autrement dit, l’abstraction est un refuge pour ne pas affronter la réalité. Et il me semble que quand on fait un livre comme le nôtre, où il s’agit du réel, il faut essayer d’aller jusqu’au bout de ce réel. Donc, il n’est pas indécent de poser une telle question à un soldat, surtout quand il le fait en notre nom. J’ai essayé d’expliquer à Jean que ce qu’ils ont fait là-bas, ils n'en sont pas les seuls responsables. Ils sont responsables de leurs actes en tant qu’individus, mais qu’au fond, ce sont les Français qui sont avec eux là-bas.
Le deuxième sujet qui a été tendu entre nous, c’est la question de la torture. Comme je le disais tout à l’heure, je ne me contentais pas d’interroger Jean sur ce qu’il avait fait ou pas. Je voulais qu’il me dise aussi pour quelles raisons il avait agi, et ce qu’il en pensait à l’époque, mais aussi aujourd’hui. Et les raisons qu’il expose, je les discute en faisant appel à l’histoire. Par exemple, pour la torture, Jean me dit que tout le monde torturait, qu’ils étaient jeunes, qu’ils obéissaient, que c’était systémique au fond, et que personne n’a protesté.
Et moi je lui dis : non, il y a des gens qui ont protesté. Il est vrai qu’ils sont une minorité, mais il y a notamment le général Jacques de la Bollardière. Un pur produit du système, saint-cyrien, plus jeune général de sa génération, un parcours militaire absolument incroyable. Je donne cet exemple à Jean, en disant qu’il y en a qui ont choisi une autre voie. C’était donc un sujet de discorde, car Jean s’est senti jugé. D’ailleurs, il n’avait pas complètement tort, même si ce n’était pas mon propos. Qui suis-je pour juger les gens ? Je voulais simplement mettre les mots sur les choses.
Le troisième et dernier sujet tendu concernait la question du viol [par les hommes de Jean Varret d'une Algérienne qu'ils avaient faite prisonnière, NDLR]. En fait je ne comprenais pas la réponse de Jean. Ce qui m’a surpris, c’est qu’il n’y ait pas beaucoup d’évolution entre les années 1950 et aujourd’hui [quant à la perception de la gravité de ce crime, NDLR]. Jean pensait de la même manière aujourd’hui que dans les années 1950. J’étais déçu qu’il ne se dise pas 60 ans après : «
Je regrette de ne pas avoir plus protéger cette femme, de ne pas l’avoir mieux entendu, et surtout de ne pas avoir dit aux personnes qui ont fait ça vous êtes des salopards, vous avez commis un crime contre cette femme. »
Mais Jean me trouve naïf, parlant de choses que je ne connaissais pas, puisque je n’étais pas là à l’époque. C’est donc un désaccord un peu brutal. Il est vrai que je me permets de fouiller des choses très intimes. Cela a failli être une rupture entre nous, surtout de la part de Jean.
Caution et critique de la Françafrique au Gabon et en Centrafrique
TV5MONDE : A votre arrivée au Gabon en 1969, où vous allez notamment aider les mercenaires envoyés par la France pour soutenir les rebelles du Biafra, en guerre contre le pouvoir central au Nigeria, vous découvrez assez vite que le pays n’est pas indépendant et que le pouvoir est toujours exercé par les anciens colons français. Vous ferez le même constat 15 ans plus tard en Centrafrique. Comment l’avez-vous vécu à l’époque ? Et quel regard portez-vous aujourd’hui sur ce « système » qu’on appelle aussi la Françafrique ?
Jean Varret : A l’époque, en 1969 au Gabon, je trouvais cela confortable. J’étais content de bénéficier à titre personnel de la Françafrique même si j’étais aussi choqué. Il est certain que quand Omar Bongo m’a demandé de protéger l’aéroport [au pouvoir de 1967 à son décès en 2009, le président Bongo sécurisait l’aéroport contre d’éventuels bombardements nigérians, NDLR], j’ai mis des mitrailleuses autour de l’aéroport. Et le directeur de l’aéroport qui était un Français, a tout enlevé en disant : c’est moi le patron. Il avait tout à fait raison. La France avait des colons qui considéraient que l’indépendance n’avait aucune importance.
Je m’attendais à ce que le président Bongo tape du poing sur la table. Mais il n’a rien fait du tout. La chaîne de hiérarchie c’était l’Elysée, en la personne de Jacques Foccart [secrétaire général de l’Elysée aux affaires africaines et malgaches de 1960 à 1974, NDLR] pour ne pas le nommer, l’ambassadeur Maurice Delauney, et le petit capitaine Jean Varret. Et je m’entendais dire : «
vous allez avoir un bateau qui arrive tel jour et à telle heure, dedans il y a des munitions. Vous prenez les munitions, vous les cachez, et dès que possible, vous les envoyez au Nigeria ». Autrement dit, je découvre la Françafrique et j’en bénéficie. Avec du recul, j’ai trouvé cela scandaleux.
En République centrafricaine, plusieurs années plus tard, j’étais colonel. Et là aussi, le président André Kolingba [au pouvoir de 1981 à 1993, NDLR], ancien lieutenant de l’armée française, se mettait au garde-à-vous quand je rentrais dans son bureau. Et je lui disais : vous êtes chef de l’Etat, c’est à moi de rester au garde-à-vous. Il répondait : «
non, l’armée française m’a appris à respecter un colonel, je ne suis que lieutenant, je vous salue ». Là aussi, je suis scandalisé. Voilà un Etat indépendant qui n’a pas pris la mesure de son indépendance. Kolingba a été mis en place par la France et lui était redevable ; mais il ne considérait pas que son pays était sous sa responsabilité. Et cela me choquait !
Maintenant, je trouve cela absolument aberrant. Mais à l’époque, là encore, j’en bénéficiais. J’avais deux milles hommes sur place. On faisait la guerre contre Kadhafi, qui menaçait l’armée tchadienne. J’aidais l’armée tchadienne. J’avais quinze avions, vingt hélicoptères… J’avais des moyens énormes installés en Centrafrique parce qu’au Tchad, les avions libyens nous bombardaient. L’action que j’ai pu mener contre Kadhafi, était possible grâce à la Françafrique. C’est scandaleux. Mais sur place, c’était bénéfique pour le colonel que j’étais. Et bien sûr, j’ai cautionné cela.
TV5MONDE : En évoquant dans votre avant-propos la génération de Jean Varret, celle dites-vous des derniers enfants de l’Empire français d’avant sa chute, vous écrivez : « Combien d’entre eux ont seulement lu le Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire ? Peau noire, masques blancs de Frantz Fanon, Ville cruelle de Mongo Beti, L’Aventure ambigüe de Cheikh Hamidou Kane ou Le Devoir de violence de Yambo Ouologuem ? Combien se sont seulement intéressés à cet autre, à ces autres ? » Comment peut-on expliquer une telle absence de curiosité, alors que les troupes coloniales et les tirailleurs sénégalais en particulier ont marqué cette époque ? Et les choses ont-t-elles changé depuis ?
Laurent Larcher : Ils ne les lisent pas parce que ce ne sont pas des intellectuels. Ils ne les lisent pas parce qu’au Prytanée militaire où Jean prépare le concours de Saint-Cyr, on vire les professeurs de philosophie qui ne sont pas dans les clous. Virer Jean-François Lyotard [accusé d’avoir donné des idées marxistes notamment à Jean Varret, NDLR] ! On peut ne pas être d’accord avec lui, mais enfin ne pas voir que c’était une pensée flamboyante… C’était une chance, en tant qu’étudiant, de pouvoir rencontrer un philosophe de ce calibre. Et qu’on ait décidé de le virer pour mettre je ne sais pas qui à la place… C’est absolument déroutant, un vertige.
Est-ce que cela a changé aujourd’hui ? Je crains que non. Bien sûr, pas de manière aussi forte qu’il y a 50 ans. Mais les auteurs dont je parle là, on les connaît un peu. Mais est-ce qu’on les lit vraiment ? Ceux qui sont chargés d’aller en Afrique, est-ce qu’ils prennent leurs stylos pour se plonger dans Discours sur le colonialisme de Césaire ? C’est un texte fabuleux, très important, que les étudiants en Afrique lisent, que nos contemporains africains lisent, du moins dans le monde universitaire, intellectuel. Mais ici, en France, dans la vie d’un étudiant moyen, je crains que non. Et c’est encore plus vrai évidemment dans les écoles militaires.
Le général qui a dit non à Mitterrand au Rwanda
TV5MONDE : En 1990, le président François Mitterrand vous nomme chef de la coopération militaire. L’année suivante, au cours de l’un de vos voyages au Rwanda, un officier supérieur rwandais vous confie lors d’un tête-à-tête au sujet des armes qu’il vous réclamait avec insistance : « Nous avons besoin de ces armes pour liquider tous les Tutsis : les femmes, les enfants, les vieillards dans tout le pays ! » Comment se sent-on après une telle révélation ?
Jean Varret : Cet officier supérieur rwandais était un gendarme. Et la gendarmerie va rejoindre l’armée de terre pour liquider les Tutsis, mais aussi des Hutus modérés. Évidemment, je voyais arriver le massacre de centaines de milliers de personnes. Je répondis à cet officier : «
qu’est-ce que vous me dîtes-là ? » Et il trouvait cela normal. Moi, responsable de la coopération militaire, responsable de tous les militaires français au Rwanda, j’apprends qu’il va y avoir un massacre. Immédiatement, je vais voir l’ambassadeur Georges Martres [en poste au Rwanda de 1989 à 1993, NDLR]. Il n’est pas spécialement choqué. Je vais voir le chef de l’Etat rwandais, Habyarimana, qui lui, s’énerve en me disant : «
il vous a dit ça ce con-là ? Je vais le virer ». Evidemment, il ne l’a pas viré.
Je rentre en France, je fais un télégramme "secret défense" que j’envoie à l’Elysée, au ministère de la Défense et à ma tutelle, le ministre de la Coopération. Pas de réactions. J’ai essayé de me faire entendre, en vain. On m’a éliminé petit à petit. Je n’étais plus invité dans les réunions de crise. On faisait des voyages d’information sans moi… Je n’ai toujours pas compris comment des responsables autour du président François Mitterrand, civils et militaires, pouvaient le conforter dans son idée, qu’il m’avait exposé quelques années auparavant en Centrafrique : garder le Rwanda dans les pays francophones, car ils votaient pour nous à l’ONU.
TV5MONDE : La commission Duclert, groupe de chercheurs sur le Rwanda, réuni par le président Emmanuel Macron pour étudier le rôle de la France dans le génocide contre le Tutsi, conclut à « un ensemble de responsabilités, lourdes et accablantes », au sein de l’Etat français. Elle écarte cependant l’idée d’une complicité de génocide. Est-ce que vous partagez ces conclusions ? Et quelles sont selon vous, les responsabilités de l’armée française ?
Jean Varret : L’armée française n’a pas participé au génocide. Ceci étant, j’étais parti depuis un an. Mais je connais assez de monde pour savoir ce qui se passait quand même. Il est certain que le chef d’état-major particulier de François Mitterrand est fautif, son adjoint qui m’a remplacé à la coopération est fautif, l’ancien patron de l’état-major de Mitterrand, devenu le chef d’état-major des armées, est fautif. Je dois dire que la responsabilité de l’armée française réside essentiellement dans ces trois personnages que j'ai cités dans mon livre. Les exécutants n’ont fait que ce qu’on leur demandait de faire.
Contrairement à mon ami Laurent Larcher, je trouve que le président Emmanuel Macron a eu raison de ne pas présenter ses excuses au Rwanda. Au niveau de l’Etat et du politique, il ne m’appartient pas de commenter. Mais en tant que militaire, je trouve qu’on n’avait pas à présenter nos excuses.
En revanche, je pense que Macron a eu raison de présenter ses excuses aux Harkis, ces Algériens au service de l’armée française y compris dans ses basses œuvres. Quand de Gaulle a décidé que l’Algérie était indépendante, on nous a dit de partir et de laisser les Harkis. C’est une faute grave. L’armée française était fautive. Elle a obéi à cet ordre, elle n’aurait pas dû le faire.
TV5MONDE : En 2021, le général Jean Varret a donc été invité par l’Elysée à accompagner Emmanuel Macron au Rwanda. Vous avez également fait le voyage à ce moment-là, et ensemble, vous vous êtes rendus sur des lieux emblématiques comme le mémorial du génocide de Kigali. Quels enseignements avez-vous tiré de ce voyage ?
Laurent Larcher : Je suis l’histoire du Rwanda depuis 1994. Ce voyage n’était donc pas une découverte. En revanche, quand on va sur les lieux des massacres, il y a toujours ce vertige dont je n’arrive pas à me défaire. Et paradoxalement, plus j’y vais, plus je réfléchis à ces questions, plus le vertige est grand.
Ce qui était nouveau évidemment, c’était le discours du président Macron qui là, pour le coup, a été un tournant. J'ai assisté à ce virage et à ces paroles qui étaient attendues par les Rwandais, notamment par les victimes. J’ai été déçu parce qu’il n’est pas allé jusqu’au bout de cette démarche. Je regrette qui n’ait pas présenté ses excuses ou demandé pardon aux victimes, comme on l’a fait pour les Harkis par exemple.