Fiche du document numéro 31784

Num
31784
Date
Août 2014
Amj
Auteur
Fichier
Taille
882530
Pages
21
Urlorg
Titre
« Hutu » et « Tutsi » : des mots pour quoi dire ?
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Mot-clé
Mot-clé
Cote
2014/2 n° 30 | pages 119 à 138
Source
HMC
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
« HUTU » ET « TUTSI » : DES MOTS POUR QUOI DIRE ?
Léon Saur
Editions Karthala | « Histoire, monde et cultures religieuses »
2014/2 n° 30 | pages 119 à 138

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ISSN 2267-7313
ISBN 9782811112240

Histoire, Monde

& Cultures religieuses

N° 30

Varia

JUIN 2014

Varia

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Léon Saur
Docteur en histoire
Maître de conférences qualifié

I

l est impossible de s’intéresser au Rwanda sans buter sur le couple
des termes « Hutu » et « Tutsi ». Pourtant, celui qui négligerait leur
capacité performative et les réduirait à la seule définition ethnique,
qu’on retient généralement aujourd’hui, s’ôterait toute possibilité de
comprendre véritablement l’histoire du Rwanda. Autrement dit, la
déconstruction de ces vocables, unis pour le meilleur et pour le pire, est
un passage obligé pour qui étudie les causes lointaines du génocide des
« Tutsi » et du massacre des « Hutu » modérés en 19941.
Des « traits physiques distinguant ce qu’on appelle aujourd’hui
les ethnies (tutsi, hutu, twa) » (dont il soulignait déjà en 1985 qu’elles
présentent la particularité de ne se distinguer ni par la langue ni par la

1. L’usage des guillemets entend rappeler la capacité performative des deux termes. Sur
l’air du temps racialiste (et raciste) dans lequel baignaient les Européens du xixe siècle et de la
première moitié du vingtième quand ils occupèrent le Rwanda et l’étudièrent à travers le prisme
des stéréotypes et de l’univers mental qui étaient les leurs, lire Jean-Pierre Chrétien et Marcel
Kabanda, Rwanda. Racisme et génocide. L’idéologie hamitique, Paris, Belin, 2013.
119

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« Hutu » et « Tutsi » :
des mots pour quoi dire ?

Léon Saur

culture ni par l’histoire ni par l’espace géographique occupé2), JeanPierre Chrétien a écrit un quart de siècle plus tard qu’« ils relèvent des
fréquences liées à une endogamie relative, à des traditions alimentaires
et à des héritages génétiques différents, mais sans qu’il y ait adéquation
simpliste entre ces traits et les appartenances revendiquées »3. C’est le
moins qu’on puisse dire après une fréquentation assidue des pièces
d’archives4, dont ressort l’incapacité – assumée par les plus hautes
autorités de l’État colonial tardif – à déterminer les critères différenciant
concrètement « Hutu » et « Tutsi », au point que le vice-gouverneur
général (VGG) Jean-Paul Harroy, gouverneur du Ruanda-Urundi (RU),
s’exclama en décembre 1958 :

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Dans la première moitié des années 1950, l’Administrateur de territoire
(AT), Arkady d’Arian, avait noté la propension des « Hutu » à se présenter
comme « Tutsi » sitôt qu’ils pouvaient faire état d’une quelconque aisance
matérielle6. On ne s’en étonnera pas, car Pierre Ryckmans, le futur
gouverneur général (G.G.) du Congo, l’avait déjà souligné :
2. Jean-Pierre Chrétien, « Hutu et Tutsi au Rwanda et au Burundi », in Jean Loup Amselle
et Elikia M’bokolo (dir.), Au cœur de l’ethnie. Ethnies, tribalisme et États en Afrique [1985], Paris,
La Découverte, 1999, p. 129.
3. Jean-Pierre Chrétien, L’Invention de l’Afrique des Grands Lacs. Une histoire du xxe siècle, Paris, Karthala,
2010, p. 297. En 2013, J.P. Chrétien et M. Kabanda (Rwanda…, op. cit., p. 45-51) évoquent encore plus
clairement la rencontre de « la fréquence chez les éleveurs hima et tutsi de traits physiques particuliers,
liés tant à l’hérédité et à une stratégie de mariages préférentiels qu’à un régime alimentaire traditionnel
privilégiant le lait, et qui évoquent des physionomies rencontrées au nord-est du continent », avec la
« théorie personnelle » du premier explorateur européen dans la région (John Speke) sur l’origine galla
des Hima et des Tutsi, déclinée pendant un siècle dans tous les milieux (et même encore aujourd’hui
chez certains) qui se sont intéressés au Rwanda et plus généralement à la région des Grands Lacs.
4. Cet article est un extrait remanié de Léon Saur, Catholiques belges et Rwanda 1950-1964. Les
pièges de l’évidence, thèse de doctorat en Histoire sous la direction de M. Pierre Boilley, soutenue
le 12 mars 2013 à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
5. Harroy, « Discours à l’occasion de l’ouverture de la session générale 1958 du Conseil
général du Ruanda-Urundi. Usumbura : 1er décembre 1958 », in Archives africaines du
Ministère belge des Affaires étrangères (ci-après AMBAE/AA) A15bis AI/RU(4377)75
et A40 RaRU (11)1bis. Pouvait-il en être autrement ? Jean-Paul Harroy (Rwanda. De la féodalité à
la démocratie 1955-1962, Bruxelles-Paris, Hatier/Académie des sciences d’outremer, 1984, p. 26)
lui-même souligne « la fragilité des statistiques, à cause des difficultés que rencontraient les
recensements, dont la moindre n’était pas, dans ce pays de métissages, de reconnaître qui est
tutsi et qui est hutu ». Et de rappeler que « le mwami pouvait “anoblir” qui il voulait, même un
Twa, et l’autoriser à se considérer, avec sa descendance, comme un Tutsi ».
6. Arkady D’Arian, Une réalisation du plan décennal au Ruanda-Urundi : l’étude scientifique des
populations, slnd [1953], p. 12 et 15.
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« Est Hutu qui se dit Hutu, Twa qui se dit Twa, Tutsi qui se déclare Tutsi. Et cela me suffit »5.

« Hutu » et « Tutsi » : des mots pour quoi dire

« …il n’est pas rare d’entendre un simple Bahutu se déclarer Mututsi parce que
possesseur d’une tête de bétail »7.

En 2010, Jean-Pierre Chrétien ajoute que « la question [“Hutu-Tutsi”]
a fait couler beaucoup d’encre » :
« Des auteurs ont parlé de “castes” dans les années 1950, de “classes” dans les années
1960. Si des comparaisons peuvent aider, il s’agirait plutôt de rangs ou d’ordres,
d’états (Stände en allemand) au sens de l’imaginaire social médiéval (au point de voir
des familles changer de catégorie quand elles changeaient de position sociale) ».

Et de poursuivre :

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C’est qu’au fil du temps, les radicaux « hutu » et « tutsi » ont accumulé
une multiplicité de sens, qui se superposent et s’entrecroisent dans une
variété croissante de significations possibles9 :
« Être tutsi ou être hutu, dans le cas du Rwanda et du Burundi, n’a pas le même sens,
en 1994 au moment du génocide, en 1894 quand les Blancs arrivent, en 1794 quand
les anciens royaumes arrivent à leur apogée, en 1594 quand ils commencent à se
structurer… »10.

7. Pierre Ryckmans, Rapport présenté par le gouvernement belge au Conseil de la Société des nations au
sujet de l’administration du Ruanda-Urundi pendant l’année 1926, Bruxelles, Van Gompel, 1927, p. 50.
8. J.P. Chrétien, L’Invention de l’Afrique des Grands Lacs, op. cit., p. 297.
9. Jan Vansina, Le Rwanda ancien. Le royaume nyiginya, Paris, Karthala, 2001, p. 50-53 et
172-178 ; Idem, L’évolution du royaume rwanda des origines à 1900, Bruxelles, Arsom, 2e éd., 2000,
p. 91-92 ; Jean-Pierre Chrétien, L’Afrique des Grands Lacs. Deux mille ans d’histoire, Paris, Aubier,
2000, p. 56-68 ; Joseph Gahama et Augustin Mvuyekure, « Jeu ethnique, idéologie missionnaire
et politique coloniale. Le cas du Burundi », in Jean-Pierre Chrétien et Gérard Prunier (dir.),
Les Ethnies ont une histoire [1989], Paris , Karthala, 2003, p. 303-324 ; Claudine Vidal, Sociologie des
passions (Côte-d’Ivoire, Rwanda), Paris, Karthala, 1991, p. 19-44 ; J.P. Chrétien, « Hutu et Tutsi au
Rwanda et au Burundi », op. cit., p. 129-165 et Claudine Vidal, « Situations ethniques au Rwanda »,
in J.L. Amselle et E. M’bokolo (dir.), Au cœur de l’ethnie, op. cit., p. 167-184. Lire aussi les comptes
rendus de J. Vansina (Le Rwanda ancien, op. cit.) in Afrique et histoire, I : 2003, p. 290-301 (Jean-Pierre
Chrétien), in Politique africaine, LXXXIII : 2001, p. 151-160 (David Newbury, Jean-Pierre Chrétien
et Danielle de Lame) et in Cahiers d’études africaines, n° 171 : 2003, p. 693-695 (René Lemarchand).
10. J.P. Chrétien, L’Afrique des Grands Lacs, op. cit., p. 68. Il en va de même en Belgique avec
les termes « Flamands », « Wallons », « Liégeois ».
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« L’enjeu politique a été décisif, avant, pendant et après la colonisation, dans la mise
en avant de ce clivage, devenu aujourd’hui obsessionnel et conçu comme racial »8.

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« Tutsi » est donc un terme
polysémique. Jan Vansina considère
même qu’à l’origine, il a pu s’agir
d’un ethnonyme (par lequel se
seraient eux-mêmes identifiés des
pasteurs originaires de Tanzanie
et apparentés aux Barabaig, un
sous-groupe des Datoga)11. Cela,
dans un contexte non de (grandes)
invasions, mais de micro migrations
étalées dans le temps et d’ensembles
de populations connaissant à
leur périphérie « des attractions
centrifuges, faites de divergences
dialectales et d’influences externes,
provoquant à la longue des fissions.
Cette diffusion culturelle suppose
sans doute des “grignotages”
Jan Vansina
fonciers successifs, une pression
démographique et technique, mais
elle implique au fur et à mesure les
autres populations déjà implantées, de façon plus ou moins sédentaire,
dans leurs environnements régionaux respectifs… »12. Bref, « cette
expansion [Chrétien parle de l’expansion bantoue selon Vansina]
s’est déployée en “vagues”, comme les rides d’une eau troublée par
le jet d’une pierre et qui ondule, mais sans se déplacer fortement »13.
Soucieux de couper court à tout malentendu, Vansina précise que le
débat ethnique est « fallacieux puisque les groupes actuels appelés Hutu
et Tutsi ne sont pas les descendants de deux ethnies “pures” arrivées en
bloc dans le pays ». Il poursuit14 :
« “Hutu” ne désignait aucune ethnie et le groupe actuel tutsi comprend beaucoup de
gens qui ne sont pas des descendants du groupe ethnique tutsi d’origine. De plus, les
“droits historiques des autochtones” n’ont pas de sens puisque le vrai peuplement
du Rwanda a été un processus complexe et de très longue durée, qui débute dès les
premiers âges de l’humanité ou peu après. »

11. J. Vansina, Le Rwanda ancien, op. cit., p. 172 ; Idem, L’évolution…, op. cit., p. 91 et Idem,
« Nieuws over de «oorsprong» der Tuutsi », in Cahiers africains, V(4), 1993, p. 315-323.
12. J.P. Chrétien, L’Afrique des Grands Lacs, op. cit., p. 44-46. J.P. Chrétien voit dans l’apport
de Jan Vansina [« New Linguistic Evidence and the Bantou Expansion », in Journal of African
History, XXXVI(2), 1995, p. 173-195] une remise à plat de la vision classique de l’extension
bantoue.
13. Ibidem.
14. J. Vansina, Le Rwanda ancien, op. cit., p. 172 ; Idem, L’évolution…, op. cit., p. 92.
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Léon Saur

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Il n’y a pourtant pas de « Hutu » sans « Tutsi » : l’un ne va pas sans
l’autre. « Hutu » avait du reste un double sens puisqu’il désignait le
dépendant ou l’inférieur dans un rapport de clientèle ou hiérarchique,
fût-il lui-même un « Tutsi »15 ; il signifie aussi « pauvre » dans un groupe
de langues de l’Angola oriental16. Au Rwanda même, le premier sens
de « Hutu » semble avoir été celui de « sujet, serviteur », en référence
à une personne libre. Le terme s’utilise donc en relation avec des
mots signifiant « riche » ou « maître ». L’opposition « Hutu Tutsi »
serait ainsi née après qu’un groupe s’identifiant comme « Tutsi » eut
acquis des serviteurs, que ceux-ci eussent ou non été des « Tutsi ».
Quod non, Vansina suppose que l’opposition entre les deux mots
a pu naître ou se vulgariser dans un contexte de petite chefferie
dirigée par un Tutsi « ethnique », quelque part au Rwanda oriental,
peut-être au Gisaka17. Par la suite, l’usage se serait répandu d’appeler
« Tutsi » les gouvernants, « Hutu » les sujets et les étrangers18, tout en
maintenant l’appellation pour les Tutsi « ethniques » et en l’étendant
aux possesseurs de troupeaux importants, à l’intérieur ou à l’extérieur
du Rwanda central, dirigé par la dynastie nyiginya. Les pasteurs hima
du Nord-Est et ceux du Bigogwe seraient ainsi devenus des « Tutsi »
aux yeux des bami nyiginya19, simplement parce qu’ils étaient éleveurs20
alors que les autres populations vivant à l’ouest et au nord-ouest du
Rwanda central furent globalement affublées du sobriquet méprisant
de « Hutu », qui impliquait notamment que lesdits bami refusaient
toute légitimité politique à leurs notables, qu’ils auraient reconnus
comme « Tutsi » dans le cas contraire, réservant alors le dévalorisant
qualificatif au commun21.
15. J.P. Chrétien, L’Afrique des Grands Lacs., op. cit., p. 67 et J. Vansina, Le Rwanda ancien, op. cit., p. 172-173.
16. Sur ces lignes et les suivantes, lire J. Vansina, L’évolution…, op. cit., p. 91.
17. Loc. cit.
18. J. Vansina, Le Rwanda ancien, op. cit., p. 173.
19. Bami : pluriel de mwami.
20. Les Bagogwe étaient les pasteurs du Bigogwe. Ils furent massacrés en 1991-1993. Lire
Diogène Bideri, Le Massacre des Bagogwe. Un prélude au génocide des Tutsi. Rwanda (1990-1993),
Paris, L’Harmattan, 2008 et Alison Des Forges, Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au
Rwanda, Paris, Karthala, 1999, p. 109, 111 et 140.
21. J. Vansina, L’évolution…, op. cit.,p. 91. Catharine Newbury [« Deux lignages au Kinyaga »,
in Cahiers d’études africaines, XIV(53) : 1974, p. 37 ; Idem, « Ethnicity in Rwanda : The Case of
Kinyaga », in Africa : XLVIII, 1978, p. 20-21 et Idem, The Cohesion of Opression. Clientship and
Ethnicity in Rwanda, 1860-1960, New York, Columbia University Press, 1988, p. 10-16 et 51-52]
a mis en évidence que l’arrivée des « Tutsi » au Kinyaga (Sud-Ouest extrême de l’actuel Rwanda)
fut celle des « Ndugans » (habitants du Nduga). En fait, ceux-ci étaient les hommes du mwami
Rwabugiri, qui imposèrent l’autorité du Rwanda central sur la région. Ils étaient globalement
considérés comme « Tutsi ». Pour leur part, les nouveaux arrivants virent tous les Bakinyaga
comme des « Hutu », sauf les lignages « hutu » locaux influents, qui furent intégrés dans le système
royal et donc « tutsisés ». Voir aussi J.P. Chrétien, L’Afrique des Grands Lacs, op. cit., p. 161-162.
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« Hutu » et « Tutsi » : des mots pour quoi dire

Léon Saur

Comme le relève J.P. Chrétien :

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En somme, l’un est le « civilisé », l’autre, l’« étranger », le « roturier »,
le « rustre » ou le « manant ». L’un est le « Tutsi », l’autre le « Hutu ».
Ajoutons que des groupes lignagers « tutsi » plus aventureux s’infiltraient
et se construisaient un avenir dans des zones non encore soumises
au royaume nyiginya, tout en se revendiquant de son autorité dans la
mesure où cela leur était utile et où ledit royaume voyait en eux des
agents d’influence23.
J. Vansina souligne que le sens du terme « tutsi » a évolué avec la
croissance des royaumes où les éleveurs faisaient partie de l’élite
politique. Et l’historien belge de se demander si les éleveurs (dont ceux
du Bigogwe) vivant au dix-septième siècle en dehors du Rwanda central
estimaient être des « Tutsi ». A ses yeux, « affubler toutes ces populations
de l’étiquette tutsi pourrait bien être un anachronisme indéfendable »24.
Le plus vraisemblable, poursuit-il, est que le mot « Tutsi » désignait
de préférence une élite politique parmi les éleveurs, mais que ceux-ci
– fussent-ils de condition modeste ! – se qualifiaient volontiers comme
tels pour se différencier des agriculteurs25. Cela, d’autant que le prestige
de l’appellation « Tutsi » grandit avec la montée en puissance des
Nyiginya26 et que les agriculteurs nantis s’efforçaient d’épouser une
22. Ibid., p. 137.
23. J.P. Chrétien, L’Afrique des Grands Lacs, op. cit., p. 137.
24. Sur ces lignes et celles qui suivent, lire J. Vansina, Le Rwanda ancien, op. cit., p. 52-53.
25. Au contraire, les agriculteurs ne se disaient pas « Hutu ». Ils n’avaient pas conscience
d’appartenir à une même ethnie et rejetaient ce vocable dénigrant dont on les affublait. Pour
eux, les ethnonymes représentatifs étaient régionaux (J. Vansina, Le Rwanda ancien, op. cit.,
p. 178). Il fallut probablement attendre la fin des années 1950 et plus sûrement la décennie
suivante pour que les cultivateurs reprennent à leur compte cette désignation, s’en réclament et
la brandissent comme un étendard dans un contexte révolutionnaire victorieux.
26. Pour J. Vansina (Le Rwanda ancien, op. cit., p. 173), la première institutionnalisation
du clivage entre les mots « tutsi » et « hutu » se fit au plus tard dans la seconde moitié du dixhuitième siècle quand ils furent appliqués à de nouvelles catégories de personnes dans le cadre
du développement interne des armées. Dans cet environnement guerrier, le combattant était
qualifié de « tutsi » (par opposition à umutware/chef) puisque les élites politiques étaient ainsi
désignées et que la première compagnie combattante d’une armée était recrutée parmi leurs
rejetons de grande famille qu’étaient les pages (intore). Le qualificatif « hutu » fut appliqué aux
non-combattants qui suivaient l’armée (puisqu’ils étaient « au service » des guerriers). L’immense
majorité des non-combattants étant issue des lignages d’agriculteurs, on en vint à englober tous
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« Une nouvelle fois, c’est sur la frontière que se construit l’image du centre, car
les populations périphériques plus anciennement installées sont perçues de façon
péjorative, peu “rwandaise”. Elles servent de repoussoir face au modèle de la
civilisation centrale qui se définit ainsi en contrepoint »22.

« Hutu » et « Tutsi » : des mots pour quoi dire

femme « tutsi » dans l’espoir de « tutsiser » leur lignée après deux ou
trois générations27. Pour Claudine Vidal :

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Au xixe siècle, la croissance démographique entamée le siècle précédent
provoqua l’extension du royaume nyiginya (bien au-delà des limites de
l’actuel Rwanda) et l’exacerbation des rivalités entre les grandes familles
(qui avaient pour ambition d’établir des fils toujours plus nombreux).
La rapacité d’une aristocratie avide de terres, de pâturages et de revenus
engendra en outre une exploitation accrue qui paupérisa le reste de
la population et finit par donner « naissance aux catégories sociales
stratifiées aujourd’hui sous les étiquettes hutu et tutsi »28. Combinée à
la valeur symbolique de la vache dans la société rwandaise, la pression
démographique occasionna aussi une concurrence de plus en plus âpre
entre agriculture et élevage29. La terre devint rare au cœur du royaume,
au point qu’apparurent des innovations profondes qui « entraînèrent à
leur suite une multiplication des corvées et des redevances imposées à la
population agricole »30.
L’institution foncière de l’igikingi politique serait apparue vers 1840,
sous le règne de Gahindiro31. Les ibikingi politiques se multiplièrent au
centre du pays, où les pressions démographique et bovine se conjuguaient
le plus fortement sur la terre disponible. Dans les territoires de l’Ouest
(où l’agriculture dominait) et dans ceux de l’Est (où les herbages étaient
suffisants), les ibikingi étaient rares. Ce type d’igikingi était un domaine
terrien détaché de la province par le mwami et attribué en réserve pastorale

les agriculteurs sous le vocable « Hutu » (non-combattants) et à l’opposer doublement au mot
« Tutsi », désignant les guerriers, mais aussi (on l’a vu) les éleveurs.
27. Claudine Vidal, « De la religion subie au modernisme refusé. «Théophagie», ancêtres
clandestins et résistance populaire au Rwanda », in Archives de sciences sociales des religions, XXXIV,
1974, p. 73.
28. J. Vansina, Le Rwanda ancien, op. cit., p. 161-207.
29. Sur ces lignes et les suivantes, lire J.P. Chrétien, L’Afrique des Grands Lacs, op. cit., p. 160
et 236 ; J. Vansina, Le Rwanda ancien, op. cit., p. 168-170 et Idem, L’évolution…, op. cit., p. 94.
30. J. Vansina, Le Rwanda ancien, op. cit., p. 168.
31. Le mot igikingi a connu des usages très différents, qui créent la confusion aujourd’hui encore
(cfr par exemple J. Vansina, Le Rwanda ancien, op. cit., p. 168, note 22). Sur les différents ibikingi, voir
aussi C. Vidal, « Le Rwanda des anthropologues ou le fétichisme de la vache », in Claudine Vidal,
Roger Botte, Francine Dreyfus et Marc Le Pape, « Les Relations personnelles de subordination dans
les sociétés interlacustres de l’Afrique centrale », in Cahiers d’études africaines, IX(35) : 1969, p. 392-396.
125

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« Ces alliances matrimoniales n’étaient pas rares : un Tutsi moyennement riche ou
pauvre donnait en mariage à des Hutu aisés ses filles qui n’avaient pas trouvé d’époux
parmi les fils des Tutsi fortunés ».

Léon Saur

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« Les conséquences sur la société rwandaise furent décisives, car les empiètements
croissants des pouvoirs sur les domaines fonciers se conjuguèrent dès lors avec une
discrimination sensible entre Batutsi et Bahutu, ainsi mise en œuvre dans la vie rurale
quotidienne (et pas seulement dans des fonctions de cour) »33.

Un nouveau clou fut enfoncé avec l’ubuletwa34. Introduite une dizaine
d’années après l’igikingi, cette institution paraît avoir imprégné la société
rwandaise. Contrairement aux prestations demandées aux éleveurs, celles
imposées aux agriculteurs étaient « serviles » et « humiliantes »35 : eux seuls
32. J. Vansina (L’évolution…, op. cit., p. 94) souligne aussi qu’un objectif de cette innovation
était de disposer de clients puissants pour contrôler le pouvoir des factions aristocratiques à
la cour. Les ibikingi politiques étaient donc pour la monarchie un moyen de saper l’autorité
territoriale des grands. Lire aussi J.P. Chrétien, L’Afrique des Grands Lacs., op. cit., p. 147-149 et 233.
33. J.P. Chrétien, L’Afrique des Grands Lacs, op. cit.,p. 160-161.
34. Sur ces lignes et celles qui suivent, lire J. Vansina, Le Rwanda ancien, op. cit., p. 174-175 et
C. Newbury, The Cohesion of Oppression, op. cit., p. 86, 90 et 111-113. Selon le RP Peter Schumacher
(supérieur de la mission de Kabgayi en 1912), les « Tutsi pauvres » et certains « Hutu » riches
étaient exemptés. Néanmoins, ce même père blanc note par ailleurs que les « Tutsi » étaient aussi
astreints au buletwa, mais les travaux exigés étaient « “nobles”, pas “dégradants” ». Sur l’expansion
du buletwa sous Rwabugiri, lire aussi J.P. Chrétien, L’Afrique des Grands Lacs, op. cit., p. 155.
35. De plus, l’agriculteur soumis au buletwa devait laisser une partie de sa récolte. Le taux
de prélèvement était tel que ledit agriculteur était parfois contraint de louer ses services pour
s’acquitter de toutes les redevances dues (J. Vansina, Le Rwanda ancien, op. cit., p. 174-175) ;
entre autres corvées comprises dans l’ubuletwa, le portage (J.P. Chrétien, L’Afrique des Grands
Lacs., op. cit., p. 155). D’après J. Czekanowski, les agriculteurs enrôlés au service des armées
royales (abagabo) pouvaient être dispensés de l’ubuletwa. La disparition des armées royales
n’améliora donc pas le sort des agriculteurs « démobilisés ». En 1936, les Rwandais travaillant
126

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à un éleveur qui devenait son client direct et ne répondait plus qu’à lui32
tout en ayant le droit d’avoir ses propres clients, éleveurs ou agriculteurs.
Bref, ces ibikingi donnaient un « droit personnel au tribut et à la corvée ».
La pratique des domaines réservés favorisa les éleveurs les plus puissants
(ou les fidèles du roi) au détriment des autres éleveurs (fussent-ils eux
aussi considérés comme « Tutsi »), car le bétail de ces derniers n’avait
désormais plus accès aux terres « privatisées » des ibikingi. Les troupeaux
des éleveurs ainsi précarisés s’amenuisèrent au fur et à mesure que les
pâturages libres d’accès se réduisaient sous l’effet de la multiplication des
domaines réservés. Les éleveurs réduits à la portion congrue n’eurent
d’alternative qu’entre devenir les clients des détenteurs d’ibikingi (afin
d’avoir accès aux pâturages dont ils étaient privés) ou s’appauvrir. Nombre
d’éleveurs qui ne réussirent pas à se faire admettre dans la clientèle d’un
puissant finirent par se défaire de tout ou partie de leur cheptel. Des
agriculteurs pouvaient être autorisés à travailler à titre précaire dans les
ibikingi, moyennant différentes prestations. Selon J. P. Chrétien :

« Hutu » et « Tutsi » : des mots pour quoi dire

étaient astreints à l’ubuletwa foncier. Apparue au centre du pays, l’ubuletwa
suscita de fortes résistances36. Deux jours sur les quatre ouvrables de la
semaine rwandaise y étaient consacrés (on ne pouvait travailler aux champs
le cinquième). Pour C. Newbury et J. Vansina, cette discrimination entre
éleveurs et agriculteurs dans l’application de l’ubuletwa « aurait entraîné
une prise de conscience à travers toute la société qui donna naissance aux
deux catégories sociales hiérarchisées ». J. Vansina ponctue :

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régulièrement dans une entreprise européenne furent autorisés à racheter les corvées buletwa ;
deux années plus tard, cette faculté fut étendue à d’autres catégories de population (agents
du gouvernement, catéchistes, élèves des écoles primaires du second degré, « Tutsi » riches
propriétaires d’au moins dix têtes de bétail, les émigrants saisonniers) le purent aussi, à raison
d’un franc par jour de travail, soit 13 francs par an (cf. Filip Reyntjens, Pouvoir et droit au
Rwanda. Droit public et évolution politique, 1916-1973, Tervuren, MRAC, 1985, p. 136-137). Sur ce
point, lire tout de même J.P. Chrétien, L’Afrique des Grands Lacs, op. cit., p. 244-245.
36. J.P. Chrétien, L’Afrique des Grands Lacs, op. cit., p. 161.
37. Durant les deux premiers tiers du dix-neuvième siècle, les grandes familles dominèrent la
scène politique et les bami étaient incapables d’imposer leurs vues, de sorte que Rugaju domina les
bami Gahindiro et Nyiramongi Rwogera (J. Vansina, Le Rwanda ancien, op. cit., p. 179-207). Kigeri
Rwabugiri (1867-1897) entreprit de restaurer une autorité royale qu’il voulut absolue et mena une
politique de luttes intestines et de terreur qui déborda de la cour et finit par déferler sur le pays,
le transformant radicalement. Le passage incessant des armées, avec leur cortège de réquisitions,
rapines et pillages, poussa à bout une paysannerie désormais opprimée à outrance depuis
l’introduction du bikingi politique, de l’ubuletwa et des différents chefs ; de sorte qu’à la fin du règne
de Rwabugiri, les insurrections et les soulèvements d’inspiration millénariste se multiplièrent à
travers le pays, dans l’espoir parfois de restaurer les anciennes petites monarchies, toujours de
« chasser les Tutsi », un terme devenu synonyme d’oppresseur. J. Vansina (ibidem, p. 209-246) en
conclut que « la polarisation entre Tutsi et Hutu était donc déjà passée au premier plan dans la
conscience populaire avant la mort de Rwabugiri. Et elle y restera » (loc. cit., p. 245). J. Vansina
(ibidem, p. 242 et note 126) parle en conséquence de « la scission de la société en catégories tutsi
et hutu comme d’une désagrégation, cette fois-ci au niveau de toute la société entre une classe
dirigeante et ses sujets », mais souligne immédiatement que scission n’est pas synonyme de « haine
raciale ». Pour une vision plus « napoléonienne » de l’œuvre de Rwabugiri, lire Alexis Kagame, Un
Abrégé de l’histoire du Rwanda de 1853 à 1972, II, Butare, Éditions universitaires du Rwanda, 1975,
p. 13-128 ; Alison Des Forges, Defeat is the Only Bad News. Rwanda under Musiinga (1896-1931), New
Haven, Ph.D. thesis (Yale University), 1972, p. 12-19 et Bernard Lugan, Histoire du Rwanda. De la
préhistoire à nos jours, s.l. : Bartillat, 1997, p. 108. Cette vision était aussi celle des milieux unaristes [cfr
le résumé du discours de Michel Kayihura au meeting unariste de Kigali, le 13 septembre 1959,
in « ATAP Ducene. Réunion du parti politique Unar le dimanche 13 septembre à Kigali (CI) »,
in AMBAE/AA A61 MF/RU n° 8.244.1].
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« Désormais, les termes «Hutu» et «Tutsi» désigneront avant tout non plus une
situation de classe ou de dépendance ou une occupation, mais un statut absolu »37.

Léon Saur

J.P. Chrétien est plus nuancé. Concédant que « le clivage hutu-tutsi,
cautionné par les pratiques du pouvoir, pénètre donc la vie sociale
de façon décisive »38, il paraphrase l’ethnologue Jan Czekanowski qui
parcourut le Rwanda en 1907-1908 :

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La population continuant à croître, une classe de paysans sans terre
(ou n’en ayant pas suffisamment) apparut à la fin du dix-neuvième
siècle. Ces prolétaires journaliers (bacancuro) étaient contraints à louer
leurs services comme domestiques ou journaliers chez les puissants,
car leurs terres étaient insuffisantes pour acquitter les charges liées
à l’ubuletwa, voire à s’établir comme tenanciers de tenures précaires
(bagererwa), astreints à des obligations en travail40. Vers 1900, on apprit
même à distinguer, parmi les pauvres, ceux qui avaient une houe et
ceux à qui il fallait en prêter une. Quelques années auparavant, la peste
bovine avait ravagé les troupeaux, privant durablement les « Hutu » aisés
de leur bétail, car seuls les très grands personnages purent avoir accès
aux vaches rescapées pour reconstituer le cheptel et leurs troupeaux41.
L’institution du clientélisme pastoral (ubuhake) – formalisée dans un
contrat de bail à cheptel (ubugaragu) conclu entre un patron (shebuja) et un
client (umugaragu), prévoyant que le premier concédait une ou plusieurs
têtes de bétail en usufruit au second (lequel effectuait des prestations
pour son bienfaiteur dont il recevait aussi aide et protection) – fut
longtemps considéré comme la clef de voûte pluriséculaire du système
« féodal » rwandais et le ressort primordial de la domination « tutsi »42
puisque, en dernière analyse, les shebuja conservaient le contrôle du
38. J.P. Chrétien, L’Afrique des Grands Lacs, op. cit.,p. 161.
39. J.P. Chrétien, L’Afrique des Grands Lacs, op. cit.,p. 66. Sur l’importance des travaux de
J. Czekanowski, lire ibidem, p. 129-145. Jan Czekanowski, Carnets de route au cœur de l’Afrique. Des
sources du Nil au Congo, Montricher (Suisse) : Editions Noir sur Blanc.
40. Sur ces lignes et les suivantes, lire J.P. Chrétien, L’Afrique des Grands Lacs, op. cit., p. 156
et J. Vansina, Le Rwanda ancien, op. cit., p. 167.
41. C. Vidal, « De la religion subie au modernisme refusé… », op. cit., p. 73 et J.P. Chrétien,
L’Afrique des Grands Lacs, op. cit., p. 191.
42. Sur ces lignes et les suivantes, lire J.P. Chrétien, L’Afrique des Grands Lacs, op. cit.,
p. 158-161 et 236-237 ; J. Vansina, L’évolution…, op. cit., p. 95-96 ; Jean Népomucène
Nkurikiyimfura, Le Gros bétail et la société rwandaise. Evolution historique des xiie-xive siècles à
1958, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 119-140 ; C. Vidal, Sociologie des passions, op. cit., p. 34-35 ;
F. Reyntjens, Pouvoir et droit au Rwanda, op. cit., p. 198-203 et Charles Kayumba, « Le Système
de clientélisme pastoral (ubuhake) », in Deogratias Byanafashe (dir.), Les Défis de l’historiographie
rwandaise, I : Les faits controversés, Butare, Editions de l’UNR, juin 2004, p. 206-215.
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« Au-dessous d’une petite minorité aristocratique, on peut distinguer […] des paysans
autonomes et des corvéables, sans que ce clivage colle à celui séparant les catégories
tutsi et hutu »39.

« Hutu » et « Tutsi » : des mots pour quoi dire

bétail, symbole du triple pouvoir politique, social et économique. Cette
vulgate doit être très sérieusement nuancée. À la fin des années 1960,
Claudine Vidal a mis en évidence un conflit de mémoires. D’une part :
« [Le] credo de l’intelligentsia rwandaise (credo «légitimé», il est vrai, dit-elle, par les
“spécialistes” européens, enseignants et chercheurs) [affirmait qu’] un lien personnel
de dépendance multiséculaire, l’ubuhake, aurait été l’outil principal et machiavélique
établissant la servitude hutu et les privilèges tutsi ».

D’autre part :

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Et Mme Vidal de poursuivre :

« Ce don signifiait une conduite de prestige, il déniait l’intérêt économique. Ce fut
durant la colonisation que l’ubuhake prit la forme contractuelle qui se généralisa et
institua une relation d’extorsion de travail entre les pasteurs, propriétaires d’un capital
bovin, et les agriculteurs ».

C. Vidal est formelle43 :

« Sur ce point, la fermeté des informateurs contrastait singulièrement avec les certitudes
des fractions lettrées, certitudes d’autant plus assurées qu’elles avaient été acquises par des
enseignements dispensés en divers établissements depuis les années trente, par des lectures et
par la consolidation de ces stéréotypes en arguments politiques durant les années cinquante. »

La transformation de l’ubuhake en un contrat léonin d’imposition
et d’extorsion de travail alla de pair avec trois réformes imposées par

43. C. Vidal, Sociologie des passions, op. cit., p. 34. Lire aussi Idem, « Situations ethniques au
Rwanda », op. cit., p. 181-184.
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« Les informateurs s’opposaient énergiquement à cette version : jamais, “avant les
Blancs”, un pasteur n’aurait cédé une tête de bétail à un Hutu qui aurait dû travailler
pour lui en contrepartie. S’il y avait don de bétail, il s’effectuait entre éleveurs et
lorsque, rarement, il concernait un agriculteur, c’était pour honorer une conduite
exceptionnelle, le plus souvent un trait d’héroïsme guerrier ».

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l’autorité coloniale : disparition des
armées royales (abagabo)44, diminution
du nombre des ibikingi (souvent
transformés en sous-chefferies) et
limitation de l’ubuletwa (par ailleurs
étendue à tout le pays) à un jour de
travail hebdomadaire45. Confrontée à
ces « baisses de revenu », l’aristocratie
s’organisa pour les compenser en
utilisant une autre institution à sa
disposition, le clientélisme pastoral.
Ce fut alors que l’ubuhake tendit à
se généraliser comme un moyen
indispensable de protection sociale,
tout en se chargeant d’obligations
pour le preneur qui ressemblaient à
les confondre aux corvées de type
ubuletwa. Cette évolution se fit au
nom d’une « restauration » du droit
dit coutumier.
Couverture de A. Kagame, Les
Dès 1925, le résident du
organisations socio-familiales de
Ruanda,
Georges
Mortehan,
l'ancien Rwanda, Mémoires de la Classe des
décida
d’homogénéiser
le
système
Sciences Morales et Politiques, IRCB, 1954.
administratif
« coutumier »
et
supprima le « système des trois
chefs »46. Il n’y eut dès lors plus que deux niveaux hiérarchiquement
44. Alexis Kagame (Le Code des institutions politiques du Rwanda précolonial, Bruxelles, IRCB,
1952, p. 7-8) écrit que le rôle traditionnel de l’ubuhake fut profondément transformé par
les réformes des années vingt et notamment par la suppression de la structure militaire (et
donc de l’umuheto, l’intégration à une armée) et de son code, qui était un garant de justice
sociale. Le bouleversement des équilibres donna aux chefs l’opportunité de détourner à leur
profit l’ubuhake et de le rendre plus oppressif. Il semble que les réformes administratives des
années 1926-1931 engendrèrent également une nouvelle forme de clientélisme pastoral qui
amena des propriétaires de grands troupeaux à se placer sous l’autorité de chefs dépourvus
d’armées, mais qui suscita de graves querelles dans l’oligarchie au pouvoir quand il fallut sortir
de l’ubuhake et partager le bétail (J.N. Nkurikiyimfura, op. cit., p. 242-244).
45. Sur ces lignes et les suivantes, voir J.P. Chrétien, L’Afrique des Grands Lacs, op. cit.,
p. 160-161 et 236-237. Pour un exemple concret, lire Marie Gevers, Des Mille collines aux neuf
volcans, Paris, Stock, 1953, p. 28 et 66-67.
46. C’est du règne de Cyirima Rujugira (xviiie siècle) que datent la structuration des armées
royales et l’affectation systématique de troupeaux à celles-ci, sous le commandement du « chef
des arcs ». Ainsi naquirent les « armées bovines » (J.P. Chrétien, L’Afrique des Grands Lacs, op. cit.,
p. 160). Tandis que se répandait la pratique des ibikingi politiques, Mutara Rwogera instaura à
l’échelon provincial les « chefs des hautes herbes » (abanyamukenke), dont la mission était de
gérer les pâturages non réservés et de commander aux éleveurs qui les utilisaient. Les « chefs
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Léon Saur

« Hutu » et « Tutsi » : des mots pour quoi dire

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de province » (umutware w’intara), ainsi dépouillés d’une partie de leurs prérogatives, devinrent
les « chefs de terre » (umunyabutaka), dont l’autorité s’exerçait sur les agriculteurs. Ainsi naquit
une nouvelle raison de différencier éleveurs et agriculteurs, « Tutsi » et « Hutu ». La nomination
de ces différents chefs débuta lentement vers 1840 et ne prit son véritable essor qu’après la
mort de Rwogera (1867), sous Kigeri Rwabugiri. Quoi qu’il en soit, « le résultat fut de créer
des autorités locales multiples. Le chef des herbes et le chef de terre récoltaient tous deux des
redevances le premier en bétail et le second en vivres ou en produits de l’artisanat et surtout
en corvées. Comme on pourrait (sic) le prévoir, les frictions entre chefs de terre et chefs des
herbes existaient dès le début, notamment au sujet de l’emploi de lopins comme pâturages ou
pour la culture. En outre, les chefs d’armée avaient des droits exclusifs sur les redevances et
services des membres de leurs armées ou qu’ils résidassent et les patrons de contrat de clientèle
avaient des droits de service et de cadeaux sur leurs clients. Enfin, on connaît des cas où de
grands chefs de province ou d’armée avaient nommé leurs propres chefs des herbes et de la
terre. À la longue, la situation devenait donc de plus en plus inextricable », note J. Vansina
(Le Rwanda ancien, op. cit., p. 170-171). Cela d’autant, ajoute J.P. Chrétien (L’Afrique des Grands
Lacs., op. cit., p. 149-150), que « les limites de leurs ressorts respectifs ne coïncidaient pas et,
dans la moitié des cas, il y avait en fait qu’un seul chef associant les trois fonctions ». En outre,
« le “système des doigts entremêlés” (pour reprendre la définition du résident allemand Kandt)
n’était complet qu’au centre du pays ». Enfin, « en dessous d’eux, depuis le règne de Rwabugiri,
on trouvait des “chefs de colline”, permettant de contrôler de plus près la population ».
47. Sur ces lignes et celles qui suivent, voir J.P. Chrétien, L’Afrique des Grands Lacs., op. cit.,
p. 232-236. Lire aussi J. Gahama et A. Mvuyekure, « Jeu ethnique… », op. cit., p. 303-324.
48. Cette lecture doit être relativisée. L’heuristique nous a permis de rencontrer plusieurs
Banyarwanda qui, dans les années 1950 et le début de la décennie suivante, sont passés d’une
« ethnie » à l’autre, selon les besoins de la cause et les nécessités du moment.
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ordonnés, la chefferie (ou province) et la sous-chefferie47. Les enclaves
des bami rituels et les domaines royaux (jadis confiés aux favoris et aux
fidèles du mwami d’origine humble) disparurent en même temps que
le pouvoir politique des lignages fonciers du Nord et du Nord-Ouest.
À partir de 1930, le VGG Charles Voisin amplifia le mouvement et
regroupa massivement les chefferies et les sous-chefferies pour lutter
contre l’éparpillement administratif et éliminer les dirigeants incapables
ou jugés tels. Les « Hutu » furent systématiquement écartés des postes
à responsabilité, qui furent essentiellement confiés aux grands lignages
issus des clans royaux (Nyiginya et Bega). En octobre 1959, tous les
chefs en place (sur un total de 45) et 549 sous-chefs (sur 559) étaient
étiquetés « Tutsi » au Rwanda.
En imposant la mention ethnique sur les livrets d’identité, l’occupant
belge fit du terme « Hutu » un ethnonyme, annihilant ainsi ce qui restait
d’une fluidité sociétale déjà mise à mal avant son arrivée48. Les rangs des
privilégiés s’ouvrirent alors à des familles « tutsi » qui en étaient écartées
auparavant, tandis qu’ils se fermaient aux familles « hutu » qui y avaient

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été admises jusque-là49. Un véritable
« peuple de seigneurs » vit alors le
jour, « avec la bénédiction de l’Église
et de l’administration d’un pays
en principe démocratique », mais
aussi avec le soutien d’intellectuels
rwandais de haut vol comme
l’abbé Alexis Kagame (qui donna
à ses contemporains une vision
résolument « hamitique » de l’histoire
du pays50) et du mwami Mutara III
Rudahigwa, qui encouragea l’œuvre
littéraire de l’ecclésiastique et entretint
le fantasme racial du « hamite » dans
l’imaginaire de ses sujets et des Belges
par l’encouragement des activités
sportives et artistiques valorisant les
« Tutsi » de grande taille, la mode des
grands drapés blancs donnant au
Rwanda l’air d’une seconde Éthiopie,
les coiffures en hauteur faisant des
princesses rwandaises autant de
Néfertiti, le choix des membres
de ses délégations à l’étranger et
l’effet recherché de sa très haute
Photographies tirées de A. Kagame,
taille
sur des fonctionnaires belges
Les organisations socio-familiales de
51
plus
petits
. Selon J.P. Chrétien, « le
l'ancien Rwanda, Mémoires de la Classe des
“Rwanda
traditionnel”
tel qu’il est
Sciences Morales et Politiques, IRCB, 1954.
décrit aujourd’hui fut pour l’essentiel
reconstruit, voire construit, à cette
époque ». Ainsi le mwami Mutara et
l’abbé Kagame façonnèrent-ils une véritable « idéologie rwandaise »52.
49. Sur ces lignes et les suivantes, voir J.P. Chrétien, « Hutu et Tutsi au Rwanda et au Burundi »,
op. cit., p. 145-147. J.P. Chrétien et M. Kabanda (Rwanda…, op. cit., p. 88-89) ont repéré les premières
livraisons de livrets d’identité (importés du Congo voisin) en 1927 et considèrent que leur usage
s’instaura progressivement « entre la fin des années 1920 et le courant des années 1930 ». D’autres
documents que nous avons pu consulter semblent néanmoins indiquer qu’il ne se généralisa qu’à
la fin des années 1940 et dans la première moitié de la décennie suivante.
50. C. Vidal, Sociologie des passions, op. cit., p. 45-61 et J.P. Chrétien, L’Afrique des Grands Lacs, op. cit., p. 21.
51. J.P. Chrétien, « Hutu et Tutsi au Rwanda et au Burundi », op. cit., p. 146-147.
52. François-Xavier Munyarugerero, Réseaux, pouvoirs, oppositions. La compétition politique
au Rwanda, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 35. Mutara l’ayant autorisé à recueillir les traditions
rwandaises en vue de leur conservation, l’abbé Kagame publia en 1943 le premier volume
de son Inganji Kilangi/Le Victorieux tambour-emblème Kalinga. Le deuxième parut en 1947.
D’après Munyarugerero, cette œuvre est « le manuel de l’idéologie rwandaise dans son acception
132

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Léon Saur

« Hutu » et « Tutsi » : des mots pour quoi dire

La suite est connue. La connotation racialiste ou ethnique des
radicaux « hutu » et « tutsi » s’insinua dans la société rwandaise au
travers du groupe des évolués, dont la sociologue Claudine Vidal a
situé la naissance dans les années 1930 et qu’elle a caractérisé autant
par son éducation à l’européenne que par son abandon réel de la
religion rwandaise et de nombreuses coutumes. Présente sur le terrain,
Mme Vidal ne tarda pas à constater que les Banyarwanda les plus âgés et
même ceux qui appartenaient à la deuxième génération du vingtième
siècle (pourvu qu’ils continuassent à appartenir à la paysannerie)
n’adhéraient à l’idéologie ethnique ni ne donnaient un contenu
antagoniste à la distinction entre éleveurs et cultivateurs. Sur ce point,
elle est très claire :

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nyiginya-tutsi », qu’apprirent les scolarisés rwandais et qu’ils vulgarisèrent. Sur ce point,
lire J.P. Chrétien, « Hutu et Tutsi au Rwanda et au Burundi », op. cit., p. 145-147. Lire aussi
Jean de Dieu Karangwa, « L’Abbé Alexis Kagamé : un érudit engagé », in Marc Quagdebeur(dir.),
Figures et paradoxes de l’Histoire au Burundi, au Congo et au Rwanda, Paris-Budapest-Turin : Archives
et Musées de la littérature/Celibeco et L’Harmattan, 2002, p. 401-433 ; Jean-Pierre Chrétien,
« Mythes et stratégies des origines du Rwanda (xixe - xxe siècles). Kigwa et Gihanga, entre le ciel,
les collines, l’Ethiopie », in Jean-Pierre Chrétien et Jean-Louis Triaud (dir.), Histoire d’Afrique.
Les enjeux de la mémoire, Paris, Karthala, 1999, p. 281-320 et C. Vidal, loc. cit.. En d’autres mots,
Kagame développa une « vision dynastique et aristocratique » de l’histoire précoloniale de son
pays (ibidem, p. 60). Quand Mutara comprit le danger de la relecture égalitaire de la société
rwandaise qu’effectuait le pouvoir colonial, l’abbé Janvier Mulenzi publia une brochure intitulée
Etude sur quelques problèmes du Ruanda (Bruxelles, Imprimerie tournaisienne, 1958) suggérant que
les groupes ethniques n’étaient ni étanches ni opposés dans une lutte ouverte, mais engagés
dans un processus de métissage fondé sur l’ascenseur social, qui dévoyait peu à peu les deux
ethnonymes de leurs significations originelles pour les transformer en étiquettes sociales. Il
fut aisé pour les adversaires du mwami de lui opposer les travaux de Jacques-Jérôme Maquet
(Le Système des relations sociales dans le Ruanda ancien, Tervuren, MRAC, 1954), mais aussi de
l’abbé Kagame, qui mettait en évidence la supériorité hamitique.
53. C. Vidal, Sociologie des passions, op. cit., p. 32-34. Claudine Vidal évoque ses travaux, dont
la publication commença à la fin des années 1960. Parmi eux, « Le Rwanda des anthropologues
ou le fétichisme de la vache », « Enquête sur le Rwanda traditionnel : conscience historique et
traditions orales » et « Économie de la société féodale rwandaise », respectivement in Cahiers
d’études africaines, IX(35) : 1969, p. 384-401 ; XI(44) : 1971, p. 526-537 et XIV(53) : 1974,
p. 52-74, ainsi que Idem, « Colonisation et décolonisation du Rwanda : la question tutsi-hutu », in
Revue française d’Études Politiques Africaines, XCI : 1973, p. 32-47 et Idem, « De la religion subie au
modernisme refusé… », op. cit., p. 63-90.
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« Cela n’empêchait nullement la dénonciation des abus commis par certains chefs tutsi,
des injustices liées aux privilèges conférés par les Européens à une administration
elle aussi tutsi. Mais ils ne se livraient pas, selon une logique ethno politique, à des
accusations générales »53.

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Photographies tirées de A. Kagame,
Les organisations socio-familiales de
l'ancien Rwanda, Mémoires de la Classe des
Sciences Morales et Politiques, IRCB, 1954.

Même si ses racines trouvaient
aussi à se nourrir dans l’histoire et
la culture rwandaises, l’ethnisme
a donc d’abord été une affaire de
cadres locaux européanisés avant
d’être un vécu rural54. En effet, ceux
que Jean-Pierre Chrétien appelle
les « colonisés de la première
génération » se virent asséner la
certitude de l’existence des trois
« races » tout le temps de leur
parcours scolaire. Ce fut le cas des
élèves du Groupe scolaire d’Astrida
(les « Astridiens »)55, aussi bien que
des séminaristes56. Ce n’est donc pas
un hasard si le leader « hutu » Gitera
Habyarimana fut amené à constater
en juin 1958 que la minorité du
Conseil supérieur du pays qui
s’opposa à la suppression de la
mention ethnique sur les papiers
d’identité et les documents officiels
se composait « des plus érudits :
abbés,
commis,
assistants »57.
En somme, l’« intériorisation du
modèle ethnico-social » prit d’abord
corps là où les futures élites du pays
étaient formées et européanisées58,
dans les établissements scolaires
de l’enseignement secondaire,
que fréquentait le « groupe
intermédiaire »
désigné
par
Mgr Bigirumwami en septembre
195859. Peu à peu, la formulation

54. J.P. Chrétien, L’Afrique des Grands Lacs, op. cit., p. 292.
55. Ibidem, p. 246-247.
56. J.P. Chrétien, « Hutu et Tutsi au Rwanda et au Burundi », op. cit., p. 148-149.
57. Joseph Gitera Habyarimana, « Lamentables débats », in Temps nouveaux d’Afrique, 6 juillet
1958. Cité in Donat Murego, La Révolution rwandaise 1959-1962. Essai d’interprétation, Louvainla-Neuve, Publications de l’Institut des Sciences Politiques et Sociales (UCL), [1975], p. 859-861.
58. J.P. Chrétien, « Hutu et Tutsi au Rwanda et au Burundi », op. cit., p. 148-149 ; J. Gahama
et A. Mvuyekure, « Jeu ethnique… », op. cit., p. 320-321.
59. Aloys Bigirumwami, « Les Problèmes sociaux et ethniques au Ruanda », in Témoignage
chrétien (édition belge), semaine du 5 septembre 1958. Selon lui, « seuls les enfants du groupe
intermédiaire, ni Batutsi ni Bahutu, peuplent les écoles supérieures. Rares sont les enfants des
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Léon Saur

« Hutu » et « Tutsi » : des mots pour quoi dire

historique de l’ethnicité, initialement élaborée par les Européens sur
le mode des « races », fut reprise par des Rwandais, intériorisée, relatée,
enseignée « jusqu’à constituer un corps de croyances partagées par
une minorité instruite, croyances qui non seulement assignaient un
destin historique aux formes immédiatement coloniales de l’inégalité
sociale, mais fondaient en nature l’accès privilégié à des styles de vie
européanisés »60. Et, ajouterons-nous, au pouvoir politique comme à ses
avantages. Ainsi que l’écrit Mme Vidal,
« Les belligérants les plus déterminés, les plus violents, se recrutaient parmi les couches
les mieux éduquées de la population, les mieux aptes à faire valoir leurs connaissance
pour l’obtention de biens et de positions “modernes” »61.

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« La mobilisation autour d’un programme ethnique s’effectua d’abord dans un milieu
bien particulier qui était celui de la première génération d’intellectuels bahutu (au sens
occidental du terme), notamment chez les anciens séminaristes qui, à l’issue de leurs
études secondaires, s’apercevaient qu’ils étaient exclus des fonctions administratives
(jugées les plus importantes), au profit des anciens Astridiens, c’est-à-dire au profit de
leurs collègues batutsi, prédominants dans cette formation »62.

Bref, « une contre-élite hutu se cristallisa durant les années cinquante en
fonction de cette discrimination », tandis que l’attitude des Astridiens était
élitiste au point qu’une fois rentrés chez eux, certains faisaient mine de ne
plus pouvoir dormir dans une hutte ni distinguer l’éleusine de l’herbe63.
En termes théoriques, on dira que les élites rwandaises européanisées
pratiquèrent une lecture (re)créatrice de l’enseignement reçu dans les
« écoles et les livres du Blanc », au sens que l’anthropologue Louis Dumont
a donnée de l’acculturation64. Recevant la lecture racialiste de leur
société particulière que donnait « la civilisation moderne », individualiste,
dominante et à prétention universelle des Européens65, les élites
européanisées s’adaptèrent, l’intégrèrent et la régurgitèrent selon
véritables Batutsi et rares sont les enfants du peuple dans ces écoles supérieures ». Ce groupe
fut ensuite qualifié de « quatrième ethnie ». En fait, l’évêque de Nyundo répondait à l’article
d’Aloys Munyangaju, « Heures décisives au Ruanda », in Témoignage chrétien (édition belge),
semaine du 20 juin 1958.
60. C. Vidal, Sociologie des passions, op. cit., p. 21.
61. Loc. cit.
62. J.P. Chrétien, « Hutu et Tutsi au Rwanda et au Burundi », op. cit., p. 154.
63. Ibidem, p. 148. Lire aussi J. Gahama et A. Mvuyekure, « Jeu ethnique… », op. cit., p. 312-313
et Tom Marvel, Le Nouveau Congo, Bruxelles, L. Cuypers, 1948, p. 220-222.
64. Lire Louis Dumont, Homo aequalis, II : L’idéologie allemande, Paris, Gallimard, 1991, p. 29.
65. Ibidem, passim.
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J.P. Chrétien souligne que

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Photographie tirée de A. Kagame, Les organisations socio-familiales de l'ancien Rwanda,
Mémoires de la Classe des Sciences Morales et Politiques, IRCB, 1954.

leurs intérêts particuliers : il s’agissait de persuader les Européens (et
la population locale) de la légitimité soit de la monarchie (idéologie
nationaliste de Rudahigwa et Kagame) soit des revendications
révolutionnaires (idéologie ethnoraciale des leaders « hutu »)66. Bref, les
66. Ajoutons qu’en 1951, Michel Leiris (« Les Causes sociales du préjugé de race », Tapuscrit,
1951, in Archives de l’Unesco) a rédigé un texte sur « les causes sociales du préjugé de race » à la
demande de l’Unesco. Chloé Maurel [« La Question des races. Le programme de l’Unesco »,
in Gradhiva, 2007(5), p. 114-131 et Idem, Histoire de l’Unesco. Les trente premières années 1945-1974,
Paris, L’Harmattan, 2010, p. 226-232] résume : « Selon Leiris, le préjugé racial n’apparaît que
dans des circonstances bien déterminées : (1) “lorsqu’il y a une situation coloniale et qu’une
minorité d’expatriés est établie au milieu d’autochtones dont elle s’approprie les terres et
exploite les richesses” ; (2) “lorsqu’il y a compétition économique entre groupes d’origine
différente” ; (3) “lorsqu’un pays croit avoir à se protéger contre des immigrants pauvres” ; (4)
“lorsqu’une nation veut renforcer son unité et se poser en ‘race de seigneurs’, aussi bien pour
intimider les autres nations que pour entraîner ses propres nationaux dans une politique de
conquêtes” ; (5) “lorsqu’un État, en vue de canaliser le mécontentement populaire, juge bon
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Léon Saur

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Photographie tirée de A. Kagame, Les organisations socio-familiales de l'ancien Rwanda,
Mémoires de la Classe des Sciences Morales et Politiques, IRCB, 1954.

premiers donnèrent du peuple rwandais une définition englobante des
« ethnies », mais in fine aristocratique ; les seconds une image démocratique
et égalitaire, mais de facto excluante puisqu’ils faisaient du Rwanda le
pays des seuls « Hutu ». En d’autres mots, lesdites élites s’organisèrent
pour restituer une posture « modernisée » de la société rwandaise, donc
compréhensible et acceptable pour l’Européen, mais réinterprétée à leur
de lui fournir un bouc émissaire qu’on dépouillera par la même occasion” ; (6) “lorsqu’un
groupe d’humiliés et d’offensés éprouve le besoin de renforcer sa conscience de lui-même
pour réagir contre l’oppression” ». Mme Maurel continue : « Pour Leiris, “loin de répondre à
une répulsion congénitale, le préjugé racial apparaît comme lié à des antagonismes qui reposent
sur la structure économique des sociétés modernes”. Il est lié à “l’injustice inhérente à cette
civilisation occidentale capitaliste” ». Compte tenu des préjugés et des représentations mentales
dominantes de l’époque, on constatera que plusieurs conditions énumérées par Leiris sont
présentes au Rwanda. On considérera donc – sans s’y attarder dans ce présent texte – que
la modernisation de l’économie et la démocratisation initiées dans les années 1950 ont aussi
contribué à l’ethnicisation des rapports sociaux.
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« Hutu » et « Tutsi » : des mots pour quoi dire

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profit afin de légitimer leurs intérêts à ses yeux et obtenir son soutien.
Loin d’être passive, l’attitude intellectuelle de ces élites fut donc politique,
réactive et intéressée, entraînant ipso facto une interaction avec la culture
du colonisateur, à qui il appartint ensuite de se positionner en fonction
de l’évolution de ses stéréotypes et des images reçues en retour. On était
là à la fin de la période coloniale, quand le pouvoir tutélaire eut à choisir
entre les deux représentations de la société rwandaise, concurrentes bien
que toutes deux racialistes (ni l’une ni l’autre ne contestait les origines
« raciales » différentes), que lui renvoyaient les factions qui s’opposaient
au sein de l’élite rwandaise européanisée.
L’ethnicisation des termes « Hutu » et « Tutsi » qui s’imposa par
la suite dans toutes les couches de la population sous la férule de
Grégoire Kayibanda et de Juvénal Habyarimana67 ne leur ôta pour autant
pas toute pluralité de sens. À la veille du génocide, Danielle de Lame a
pu vérifier la persistance de la plasticité sémantique du mot « tutsi » sur
les collines quand un de ses informateurs qualifia ainsi les enseignants
rwandais, « pour leur style de vie qui les éloigne du travail manuel et les
rapproche des sources de richesse, mais aussi de ses signes, en particulier
la consommation de boissons »68. Plus largement, la qualification de
« Tutsi » a longtemps exprimé chez le « Hutu » un mélange de crainte
et d’idéal de vie : il aspirait à devenir un « Tutsi » et à adopter son
mode de vie, centré sur la vache et exempt de travail manuel69. Sous la
révolution, le mot « tutsi » devint une injure, un anathème, la désignation
stigmatisante de l’adversaire, fût-il lui-même incontestablement identifié
comme « hutu ». Sous le double effet de la politisation / ethnicisation de
la question « Hutu-Tutsi » dans la seconde moitié des années 1950 et de
la victoire du Parmehutu au commencement de la décennie suivante,
l’image du « Tutsi » était devenue une figure du mal, sinon du Malin70.

67. Sur l’effet de la politique des quotas, lire notamment Léon Saur, « Quelques réflexions sur
la politique des quotas au Rwanda », in Christine Deslaurier et Dominique Juhé-Beaulaton (éds),
Afrique, terre d’histoire. Au cœur de la recherche avec Jean-Pierre Chrétien, Paris, Karthala, 2007, p. 435-455.
68. Danielle de Lame, Une Colline entre mille ou le calme avant la tempête. Transformations et blocages
du Rwanda rural, Bruxelles, MRAC, 1996, p. 74.
69. Claudine Vidal [« Economie de la société féodale rwandaise », in Cahiers d’études africaines,
XIV(53) : 1974, p. 73-74] écrit : « Si la vache s’avérait richesse par excellence, c’est qu’elle la démontrait.
[…] sa possession représentait pour tout Rwandais l’accomplissement d’une vie réussie ».
70. Afin d’éviter tout malentendu, précisons qu’il s’agit non d’exonérer le colonisateur de
sa responsabilité dans l’ethnoracialisation des relations sociales au Rwanda, mais de souligner la
complexité du phénomène et de montrer que les Rwandais ont aussi été acteurs de leur histoire,
fût-ce dans une stratégie de survie, préservation ou acquisition de droits et/ou de privilèges sous
l’occupation belge. On pourrait pareillement citer des exemples de communautés de cultivateurs
utilisant, au fin fond du pays, les espaces de liberté créés par des dissensions locales entre
l’administration territoriale belge et les missions pour défendre leurs droits ou les accroître. La
compréhension de l’histoire gît souvent dans les détails.
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Léon Saur
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024