Citation
Oppressions
Insérer Carte 3 au début du chapitre 8
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8. Tchad, pétrole et dictature.
« Nous maintenons avec une totale clarté les liens qui nous attachent de
longue date à des pays amis, pour autant que ceux-ci le souhaitent. Je
parle des accords de défense contre les menaces extérieures, mais je
parle aussi de nos forces prépositionnées dans différents pays
africains ».
Jacques Chirac,
discours du 27 novembre 1998 au Sommet du Louvre.
Gaston Mbainaïbey est le chef de canton de Goré, dans la région du Logone
occidental, au sud du Tchad. Au début du mois de mars 1998, il reçoit une
convocation du sous-préfet de Benoye pour le mercredi 11. La convocation précise
qu'il doit être accompagné des quinze chefs de village de son canton. Gaston
Mbainaïbey les prévient. Au jour dit, ils sont tous autour de lui, attendant le souspréfet. Trois véhicules militaires surgissent. Les soldats embarquent aussitôt les
chefs au bord du fleuve Logone, les lient les uns aux autres par une corde et les
fusillent. Gaston Mbainaïbey, épargné, doit assister à l'exécution de ses amis. Leur
forfait accompli, les militaires reconduisent chez lui le chef de canton, l'installent sur
son siège traditionnel et le passent par les armes 1.
L’exécuteur
Comme le résume le mémorandum d’une coalition d’opposants : « La politique
délibérée du Président Déby consiste en l’utilisation systématique et ouverte de la
liquidation physique comme moyen de résolution des contradictions politiques 2». Et
de rappeler quelques exemples significatifs :
« - En décembre 1990, dès l’arrivée au pouvoir d’Idriss Déby, le Commandant
Demtita Ngarbaroum, l’un des officiers les plus intègres et les plus compétents, est
enlevé et assassiné par des militaires proches du Président.
- Pendant les premières années de règne du MPS [le parti de Déby] , des centaines
de N’Djamenois sont abattus en pleine rue ; leur crime : ils étaient propriétaires de
motocyclettes japonaises très cotées sur les marchés de la région soudanaise du Dar
Four dont sont originaires la plupart des combattants qui avaient porté Déby au
pouvoir.
- Octobre 91 : des centaines de militaires et de civils sont massacrés en plein
jour ; leur crime : ils sont originaires de la même région que le numéro 2 du
régime, lequel, selon les rapports de la Police politique, était plus populaire que
Déby lui-même.
- Janvier 92 : l’un des rares avocats tchadiens Maître Behidi est assassiné. Son
crime : en tant que vice-président de la Ligue tchadienne des droits de l’homme, il
avait eu [...], au sortir d’une audience avec le Président Déby, l’outrecuidance de
demander l’arrêt des... assassinats.
- Février 92 : Mamadou Bissou, un cadre brillant, compétent, honnête et
foncièrement pacifique, [...] est mitraillé dans sa chambre à coucher devant son
épouse et ses enfants au cours d’une tentative d’arrestation ; son crime : la rumeur
le tient pour être le rédacteur du programme de l’un des partis politiques qui
venaient d’être légalisés.
- Cette même année voit le déclenchement d’une série ininterrompue de
massacres, de viols, d’incendies de villages dans la région du Logone et la zone
méridionale en général, sous prétexte de la lutte contre les mouvements armés qui
opèrent dans la région [...].
- La même année : quelque 220 Tchadiens, membres réels ou supposés du MDD
(Mouvement pour la Démocratie et le Développement) sont illégalement enlevés au
Nigeria et seront finalement tués à petit feu après des séances de tortures atroces
directement dirigées par le président Déby lui-même [...].
. D’après André Barthélémy, Tchad : la mort des chefs de village, in La Lettre du mois d'Agir ensemble pour les
droits de l’Homme, 04/1998.
2
. MDJT, MDD, CDR, Mémorandum sur la crise politique au Tchad, 09/1999. MDJT : Mouvement pour la
démocratie et la justice au Tchad. MDD : Mouvement pour la démocratie et le développement. CDR : Conseil
démocratique révolutionnaire.
1
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- Août 93 : un nombre indéfini (entre 150 et 300) de ressortissants de la région
orientale du Ouaddaï sont massacrés à la mitrailleuse en plein N’Djamena ; leur
crime : ils avaient osé organiser une marche de protestation contre... le massacre de
leurs parents paysans dans ladite région, quelques jours auparavant.
- Octobre 93 : le colonel Abbas Koty, ex-chef d’état-major général et ex-ministre
de la Défense de Déby est abattu au domicile d’un de ses collaborateurs (Bichara
Digui, qui sera lui-même assassiné en 97) ; il s’était réfugié à l’extérieur après une
première tentative d’assassinat et venait de rentrer au pays suite à la signature d’un
accord parrainé pourtant par deux pays voisins ».
Plus d’une fois, les accords séparés de réconciliation se terminent par un bain de
sang, le régime massacrant les leaders “réconciliés” et leurs hommes : Abbas Koty,
Laokein Bardé, etc. Quoi d’étonnant ? Idriss Déby ne s'est-il pas “révélé” en 1979,
lors des massacres ethnistes de N’Djamena ? N’a-t-il pas orchestré le tristement
célèbre “septembre noir” de 1984, où les rebelles ralliés (les codos) furent massacrés
avec quantité de civils ? N’entretient-il pas soigneusement sa réputation de tueur,
par des carnages réguliers ? Je reviendrai sur ce principe de gouvernement. Il était
nécessaire de le connaître avant de reconstituer brièvement l’histoire des liens ParisDéby. Ceux, notamment, qu’entretient le triangle des trois E (Élysée, Elf, État-major
).
Déby, le mal choisi
Des ex-colonies françaises, si l’on excepte le petit Djibouti, le Tchad est
sûrement le pays où l’armée française s’est le plus investie. De la conquête contre
Rabah à la guerre contre la Libye, en passant par d’incessantes contre-guérillas. Car
ce territoire est resté ouvert sur des pays extérieurs à l’Empire français (le Soudan,
la Libye, le Nigeria), via des tribus transfrontalières aux longues traditions
guerrières. Ces vertus n’ont pas manqué d’impressionner les officiers français surtout depuis la cuisante défaite infligée en 1987 aux troupes de Kadhafi. La
plupart restreignent leur vision du Tchad à un concours de chefs de guerre, les
populations rurales du Sud étant réduites à compter et subir les coups. Tandis que
les militaires et instructeurs français, toujours aussi nombreux (près de mille),
“assistent” ou “supportent” le vainqueur provisoire. Une logique 3 exprimée sans fard
dans les documents internes aux services de renseignement 4.
Fin 1990, l’officier de la DGSE Paul Fontbonne convainc Paris d’un scénario de
renversement du dictateur Hissène Habré : il s’agit de lui substituer un autre
“seigneur de la guerre” du désert tchadien, le général Idriss Déby. L’homme a été
adoubé. Il a fait l’École de guerre à Paris, où il a noué d’utiles contacts. Selon le
député d’opposition Yorongar, il passe un marché avec Elf lors d’une rencontre aux
Pays-Bas : contre un appui du groupe français, Déby aurait promis de l’introduire
dans le consortium concessionnaire du pétrole tchadien 5 - des gisements encore
inexploités, mais alléchants. L’armée française ouvre grand les portes de
N’Djamena à la troupe motorisée du “rebelle” et de sa tribu soudano-tchadienne, les
Zaghawas 6, cornaquée par Fontbonne.
Le passage de kalachnikov entre Hissène Habré et Idriss Déby se déroule sans
trop de casse. Le premier, trop irritant, trop ostensiblement cruel, est chassé comme
par réaction à un accès de démangeaison. Le second bénéficie quelque temps du
. Exposée dans les Dossiers noirs n° 3 (France Tchad, Soudan, à tous les clans, in Agir ici et Survie, Dossiers
noirs n° 1 à 5, L’Harmattan, 1996) et n° 8 (Tchad, Niger. Escroqueries à la démocratie, L’Harmattan, 1996).
4
. Cf. par exemple la note publiée dans Tchad, Niger, op. cit., p. 16-22.
5
. Cf. le témoignage de Ngarlejy Yorongar devant la mission d’information sur le rôle des compagnies pétrolières.
Jean-François Bayart a présenté une autre version de l’entrée d’Elf dans le consortium pétrolier. La compagnie aurait
traîné les pieds. Les deux versions ne sont pas incompatibles, étant donné qu’il y a chez Elf, pour le moins, plusieurs
facettes et plusieurs chapelles, officielles et officieuses. La réalité, en tout cas, ne doit pas être très avouable : « n’ayant
pas obtenu communication des télégrammes demandés à ce sujet », la mission d’information « n’a pu, là encore,
cerner clairement le processus de décision qui a amené la France à soutenir cette entrée. [...] Elle ne peut que [...]
s’étonner du goût du secret qui paraît animer les responsables des décisions dès qu’il s’agit d’Elf et de l’Afrique. [...]
La multiplicité et l’opacité des pôles de décisions [...] rend tout contrôle parlementaire aléatoire ». Pétrole et éthique,
rapport cité, t. I, p. 111-113.
6
. Plus précisément, Idriss Déby fait partie d’un clan, les Bideyat, apparenté à la tribu des Zaghawas.
3
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lourd passif de son prédécesseur 7 - qu’il avait pourtant férocement servi lors des
massacres du “septembre noir”, en 1984. Ses conseillers français s’efforcent de lui
construire un apparat démocratique à travers une Conférence nationale souveraine
(1993), puis une élection présidentielle truquée (1996), avec un impressionnant
soutien logistique de l’armée tricolore 8. Mais rien ne pouvait tempérer l’irrésistible
attirance de Déby et des chefs de son groupe tribal, les Zaghawas, vers le pillage de
l’État, la mise à sac des populations “adverses” (celles du Sud, surtout) et leur
“terrorisation”. Un cocktail de criminalité économique et politique dont le bilan, au
bout de neuf ans, rivalise avec celui du régime Habré.
Car une “malédiction” s’est abattue entre-temps sur le Tchad : les importants
gisements pétroliers longeant la frontière sud pourraient être exploités grâce à un
projet de pipeline entre la ville tchadienne de Doba et le port camerounais de Kribi.
Cette perspective agit comme un multiplicateur de prédation et de violence : les
couteaux s’aiguisent aux portes de la rente.
Du point de vue français, il n’était pas question de laisser l’américaine Exxon et
l’anglo-néerlandaise Shell mener l’exploitation sans en laisser un morceau à la
compagnie nationale Elf, ni octroyer aux entreprises labellisées “Françafrique” une
large part des juteux contrats connexes, dans le gros œuvre du pipeline et la
logistique (transports, fournitures, services divers). En 1969 déjà, Jacques Foccart
s’inquiétait : « Nous avons cherché du pétrole au Tchad et nous y avons renoncé.
Il y a quelque temps - et nous en avons été dûment prévenus - les Américains ont
décidé de faire à leur tour des recherches. Debré considère que c’est une véritable
insulte à l’armée française, de nature à porter atteinte à son moral 9».
Non seulement les Américains ont cherché, mais ils ont trouvé. Début 1993, Elf
fait son entrée dans le consortium concessionnaire de l'exploitation pétrolière. Elle
apparaît dès lors comme la nounou financière du régime Déby ; elle devient aussi
son co-tuteur politique 10 avec la DGSE et l’État-major parisien 11.
Elf sait qu’avoir choisi Déby et son clan, brutaux et avides, reporte aux calendes
grecques la construction d’un État tchadien. Elle sait que l’appât du pétrole, dans
une région agricole du Sud, va aggraver les divisions du Tchad (Nord/Sud,
musulmans/chrétiens, nomades/agriculteurs 12). Au risque d’une guerre civile. Mais
jusqu’à l’automne 1999, Elf va afficher clairement sa préférence : il lui paraît plus
simple et moins coûteux de payer un garde-chiourme et ses sbires, puis de séduire
quelques ténors de l’opposition “raisonnable”, que de traiter avec une démocratie
balbutiante. La compagnie adhère manifestement au jugement formulé dans une note
aux Services 13: « Au Tchad où la guérilla est quasiment une tradition et la prise du
pouvoir se conçoit par les armes et non par les urnes, seul un régime militaire est
concevable ». Concevable par qui ? Pour qui ?
Même si la culture du coton, une matière première qui reste très appréciée, avait
relevé le niveau de vie de la paysannerie du Sud, la mauvaise gestion du pays, des
problèmes fonciers, de la santé publique et du système d’éducation ont enfoncé le
. Le chiffre de quarante mille victimes assassinées et/ou torturées est vraisemblable. À certaines périodes, 40 à 50
prisonniers mouraient chaque jour. En janvier 2000, une instruction judiciaire a été ouverte pour tortures et crimes
contre l’humanité à l’encontre d’Hissène Habré, au Sénégal où il s’était réfugié. Un événement majeur, après les
tribulations de Pinochet. Cf. A. Barthélémy, Hissène Habré : le Pinochet de l’Afrique, in La Lettre d’Agir ensemble,
02/2000.
8
. Cf. Agir ici et Survie, Tchad, Niger, op. cit., et Antoine Bangui-Rombaye, Tchad : élections sous contrôle (19961997), L’Harmattan, 1999.
9
. Dans les bottes du Général. Journal de l’Élysée - III, 1969-1971, Fayard/Jeune Afrique, 1999, p. 115.
10
. Dans sa “confession” (publiée par L'Express du 12/12/1996), l’ancien PDG d’Elf (1989-93) Loïk Le Floch-Prigent
est tout à fait explicite : « Les tâches diplomatiques qui me sont confiées [...], en Afrique [...] sont [...] de m'intéresser
à la présence française au Cameroun et au Tchad. C'est la raison pour laquelle Elf entre dans le consortium
pétrolier tchadien aux côtés d'Exxon ».
11
. Sans parler de la Grande loge nationale française (GLNF), à laquelle est affilié Idriss Déby comme plusieurs autres
généraux-présidents des néocolonies françaises et plusieurs ministres de la Coopération successifs. Déby est aussi le
“protégé” du général Jeannou Lacaze, selon ACf, 23/02/1998.
12
. Que résume ainsi Robert Buijtenhuis : « Les populations du Sud [...] sont exaspérées par les abus des autorités
militaires et administratives qui se conduisent parfois comme en pays occupé, et elles supportent de moins en moins les
éternels conflits avec les éleveurs du Nord qui, eux aussi, sont sur les dents. Conjugués à la montée d'un islamisme
plus militant et plus menaçant pour les non-musulmans, ces problèmes peuvent très bien mener à des tentatives de
séparatisme dans le Sud » (La Conférence nationale souveraine du Tchad, Karthala, 1993, p. 193). Pour une
description de ces oppositions, cf. Dossiers noirs n° 1 à 5, op. cit., p. 178-182.
13
. Reproduite dans Tchad, Niger, op. cit., p. 20.
7
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Tchad dans une précarité profonde. L’apport journalier de calories est descendu en
dessous de 2 000, l’apport protéique par personne a reculé de 11 % depuis 1970,
52 % des enfants ne sont pas scolarisés, le taux de vaccination contre la rougeole,
souvent mortelle, n’est que de 17 %. L’on ne compte que 2 médecins pour 100 000
habitants 14, contre 76 en moyenne dans les pays en développement.
Et pour cause : « l'État était comme une caravane, assailli et pillé », selon
l’expression d’un observateur averti, Claude Arditi. Le clan Déby a repris les
pratiques prédatrices de son prédécesseur dans la collecte de l'impôt, une douane à
tarif “variable”, l'achat des fonctions publiques, les fournitures aux armées, les
ventes d’immeubles et domaines publics, l’octroi des marchés de l’État 15, la société
nationale Cotontchad, le transport routier, l'aide internationale. Entre autres grosses
ponctions, une aide taïwanaise de 48 millions de dollars a été “mise au frais” dans
une banque américaine 16.
Le mirage de l’or noir
Lorsqu’il fut question de financer le démarrage de l’exploitation pétrolière et la
construction du pipeline Doba-Kribi, un conglomérat d’États (Tchad, Cameroun,
France, États-Unis) et de majors pétrolières (Exxon, Shell, Elf) sollicita un prêt
ultra-bonifié de 1,2 milliard de francs auprès de l’AID, la filiale de la Banque
mondiale vouée au financement des pays les plus pauvres.
Cette demande ingénue a eu un effet détonateur. Une campagne mondiale d’ONG
opposées au pipeline, initialement pour des raisons écologiques, n’a aucun mal à
démontrer que les fonds rares de l’AID, réservés en principe à la lutte contre la
pauvreté, iraient améliorer les résultats des multinationales et le butin du clan Déby.
Dans cette démonstration 17, les ONG sont puissamment aidées par les interventions
très documentées du député fédéraliste de la principale circonscription pétrolière,
Ngarlejy Yorongar 18.
Celui-ci soulève quantité de lièvres :
- une série d’exonérations fiscales et le faible taux des royalties accordées par le
consortium réduit à peu de chose la rétribution des Tchadiens, ponctionnés de leur
pétrole, envahis de tuyaux et de derricks, menacés d’un désastre écologique (en
raison du déversement des pollutions potentielles dans un bassin intérieur très peu
profond, celui du lac Tchad) ;
- le consortium justifie cette faible rémunération par la longueur du pipeline vers
le sud-est du Cameroun 19; or ce trajet à rallonge est, clairement, un choix politique
françafricain 20;
- pour cofinancer ce pipeline géopolitique, le Tchad devrait accroître sa dette
extérieure de plus d'un milliard de francs ; le consortium et la Banque mondiale,
quant à eux, se garantissent sur le pétrole à extraire ;
- sur les sites pétroliers (exploitation, pipeline), les habitants devaient céder leurs
maisons, terres et vergers contre des indemnisations ridicules ;
- sur le peu de royalties octroyées, une bonne part serait rendue par Déby aux
pétroliers pour qu'ils lui construisent une mini-raffinerie à N’Djamena et la relient
par un coûteux oléoduc au mini-gisement de Sedigui, un projet de rentabilité
. Cf. PNUD 1999.
. Un exemple parmi d’autres : la Société nationale d’entretien routier (SNER) appartient à la famille présidentielle.
Elle s’arrange fréquemment pour ne pas achever les travaux de réfection avant la saison pluvieuse. Il faut du coup tout
reprendre après les pluies. Un bon moyen de ponctionner les rallonges dites « d’ajustement structurel » régulièrement
consenties pour boucher les trous... du budget de l’État tchadien.
16
. Selon Tchad. Une saison des pluies rebelle, in LdC du 20/05/1999. Cette “aide” aurait été négociée par Pierre
Aïm.
17
. À laquelle concourut en France la campagne Banque mondiale, pompe A'frique des compagnies pétrolières,
animée par Agir ici, les Amis de la terre et Survie. Voir chapitre 26.
18
. Je reviendrai sur son combat au chapitre 24.
19
. « Le Gouvernement de la République du Tchad et le Consortium pétrolier se sont mis d'accord sur le taux de
12,5 % de royalties [...]. Ces réductions (par rapport au prix du brut de Brent cité en référence) résultent d'un certain
nombre de facteurs dont le coût élevé du transport dû à la nécessité d'un long pipeline [...] traversant une partie du
Tchad et la totalité du Cameroun ». (Jean-Pierre Petit, Directeur général d'Esso Tchad, réponse du 30/09/1997 au
député Yorongar).
20
. « Elf entre dans le consortium pétrolier tchadien aux côtés d'Exxon [...]. Mon rôle est de persuader les
Américains de [...] [faire passer le pipeline par] la partie francophone du Cameroun », plutôt que par le trajet direct,
en partie anglophone. (“Confession” de Loïk Le Floch-Prigent, in L'Express du 12/12/1996).
14
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douteuse.
Mais Déby est en train d'investir toute sa famille dans la “gestion pétrolière” 21. Il
a l’intention de “raffiner” large. Son neveu Hassane Bakit Haggar a signé avec une
société française, pour l’oléoduc Sedigui-N’Djamena et la mini-raffinerie terminale,
un contrat estimatif de 160 millions de dollars. Une contre-expertise de la Banque
mondiale évalue le coût des travaux à la moitié... Classique surfacturation 22.
Bilan du projet initial : les Tchadiens auraient un crédit sur le dos, la pollution
des torchères, de 300 puits et des tuyauteries connexes, plus un joujou ruineux en
forme de Centre Beaubourg, avant de se retrouver sans le sou, leur sous-sol épuisé.
Sans parler des dégâts causés dans la forêt tropicale camerounaise, sur le trajet du
pipeline.
Pour extraire du pétrole, on trouve tout l'argent désirable sur les marchés
financiers. Avec 1,2 milliards de francs, on pourrait réduire de manière
extraordinaire les principaux facteurs de pauvreté réelle des sept millions de
Tchadiens. Investir la même somme dans la rente pétrolière des régimes de
N’Djaména et Yaoundé, c'est s'assurer au contraire d'une recrudescence de la
violence politique suscitée par la convoitise de ce pactole 23.
Des écologistes américains ont fait la publicité de ce projet sur une pleine page
du New York Times : c’est, résument-ils, une chance unique « d’investir dans des
gouvernements corrompus et d’obtenir une destruction rapide de la forêt tropicale
sans coûts supplémentaires 24». L’écrivain camerounais Mongo Béti résume bien le
problème 25 :
« Où a-t-on vu que le pétrole avait jamais été en Afrique noire source de progrès
et de bien-être pour les populations autochtones ? Ce qui est arrivé chaque fois,
c'est très exactement le contraire : chez nous, qui dit pétrole dit malédiction des
populations, dictature, violences, guerre civile. [...].
L'oléoduc, au mieux, servirait à conforter l'emprise des dictateurs sur les
populations ; ils auraient plus d'argent, donc plus d'armes, plus de polices, plus de
moyens de corrompre. [...] Nous demandons que le consortium, par respect pour
une fois de la liberté et de la dignité des Africains, renégocie les modalités de
construction de l'oléoduc [...] avec les vrais représentants des populations
autochtones. [Sinon] , nous nous préparons à nous [y] opposer par tous les moyens ».
Les informations distillées par le député Yorongar et la campagne des ONG
réussissent, via l’intervention de pays comme l’Allemagne, à dissuader la Banque
mondiale de faire intervenir l’AID. Pourtant, la Banque s’accroche 26 : à défaut
d’AID, elle entend proposer un financement plus ordinaire, à un taux moins
préférentiel ; elle met en œuvre une série d’enquêtes et de consultations préalables
sur les questions d’environnement et la répartition des profits tchadiens. Un
processus exemplaire, se plaît-elle à souligner... omettant de préciser qu’il est limité
au seul gisement de Doba. Or le pipeline permettra l’exploitation de deux autres
gisements, plus à l’est. Ils sont exclus de la précaution écologique et budgétaire...
Lorsque le pipeline et les infrastructures les plus coûteuses auront été financés,
assurés et construits, le consortium pourra ouvrir ces autres champs de pétrole sans
. Idriss Déby gère le dossier pétrole avec son frère Daoussa, son neveu Hassane Bakit Haggar, ses oncles Hissein et
Tom Erdimi, ses cousins Abakar et Bichara Haggar, etc. Il a envoyé une kyrielle de ses parents en formation
“pétrolière” en France, aux USA, en Libye, en Algérie, en Iran, en Irak, à Dubaï...
22
. Lettre du député Ngarlejy Yorongar au président de la Banque mondiale, 03/10/1998.
23
. Nous avons demandé au ministre de la Coopération Charles Josselin, représentant de la France actionnaire à la
Banque mondiale, ce que lui inspirait un tel “placement” de la générosité collective des Français (la contribution
française à l’AID est comptée en aide publique au développement). Le projet, nous a-t-il répondu, doit permettre au
Tchad « d'accroître très sensiblement ses ressources et de multiplier ses interventions en faveur du développement au
bénéfice des populations [...]. Le Président Déby est d'ailleurs très sensible à cette approche équilibrée du
développement futur de son pays » (Lettre du 01/08/1997). C'est beau comme un derrick !
24
. Cité par LdC, 02/09/1999.
25
. In L'autre Afrique du 01/04/1998.
26
. « Nous pensons, tout comme le gouvernement, que les projets Doba et Sedigui devraient contribuer de façon
positive à une stratégie économique globale ayant l'atténuation de la pauvreté comme objectif », écrivait Serge
Michaïlof, directeur des opérations pour le Tchad à la Banque mondiale, dans une réponse du 07/10/1997 au député
tchadien Yorongar.
S. Michaïlof s'était signalé en animant, avec une grande rigueur intellectuelle, le groupe de travail sur la Coopération
française qui produisit La France et l'Afrique, Vade-mecum pour un nouveau voyage (Karthala, 1993). La rigueur
semble s'être évaporée lors de l'escale à la Banque mondiale. Penser « tout comme » Idriss Déby que la « stratégie
économique globale » menée au Tchad a « l'atténuation de la pauvreté comme objectif », cela relève du mirage.
21
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plus passer par la Banque mondiale et ses conditionnalités. Tout le sud du Tchad
pourra, sans vergogne, être exploité et pollué. Et connaître sans doute le sort de
l’Ogoniland, au Nigeria.
L’africaniste Jean-François Bayart est formel 27 : « Si le pétrole se met à couler
au Tchad, il deviendra un élément décisif de la guerre civile larvée dans le Sud.
Tout indique que la bande au pouvoir du président Idriss Déby capterait à son
strict profit la rente pétrolière, les populations du Sud n’en connaissant que la
répression, les armes ». Et la nécessité de contrôler le pipeline va attirer des sociétés
de mercenaires ou de “sécurité” « comme Executive Outcomes ou leurs
concurrents ». Les anciens gendarmes français Jean-Louis Chanas, Philippe
Legorjus, Robert Montoya et Christian Prouteau sont sur les rangs, avec leurs
compagnies spécialisées Éric SA, PHL, SAS... 28.
Pourquoi cette insistance de la Banque mondiale ? Elle comptait d’abord utiliser
une partie des recettes pour se rembourser de prêts antérieurs (environ 2 milliards de
francs). Sous cet aspect, le projet visait surtout à éloigner le spectre de la pauvreté...
des fonctionnaires et actionnaires de la Banque. Les perspectives d’une remise des
dettes des Pays les moins avancés (PMA) rendent cette motivation moins pressante.
Mais la Banque, sur cette opération devenue emblématique, a choisi le camp du
consortium pétrolier 29. Et la France, son quatrième actionnaire, n’a cessé de
l’aiguillonner. En mars 1999, Jacques Chirac est allé soutenir personnellement le
projet auprès du président de la Banque James Wolfensohn.
C’est que sa signature importe énormément aux entreprises françafricaines.
Bouygues et Bolloré ont, avec Vivendi, Alcatel-Alstom et Spie-Trindel, décroché de
gros contrats sur ce chantier à haut risque politique. Elles tiennent à bénéficier de la
garantie du contribuable français, via l’assurance publique aux exportations, gérée
par la Coface. Or cette garantie est suspendue au feu vert de la Banque mondiale 30.
Lorsqu’elle est accordée, les entreprises peuvent réaliser leurs travaux en toute
irresponsabilité politique : si le Tchad explose ou fait banqueroute, les contribuables
français paieront... Tant pis pour ceux qui croyaient qu'après les pertes abyssales de
la Coface (plus de 100 milliards de francs), on avait mis une croix sur de telles
spéculations !
Début octobre 1999, le projet semblait scellé, l’accord de la Banque mondiale
incessant. Soudain, le front des intérêts s’est disloqué, comme si certains étatsmajors pétroliers découvraient l’ampleur du risque. Shell et Elf annoncent en
novembre leur intention de se retirer du consortium 31. Au prétexte - justifié - que le
pétrole et le gaz au large de l’Angola sont plus rentables. Du moins à court terme.
Avec ses installations fixes, l’exploitation du pétrole continental dépend, beaucoup
plus que celle du pétrole sous-marin, d’un pari sur la stabilité politique à long terme.
Miser sur Déby, c’est préparer l’inverse. De tous côtés on le criait aux pétroliers. Il
est heureux qu’ils aient fini par entendre 32. Au grand dam du groupe Bolloré, parmi
les plus impatients. Sa filiale Saga, l'aventureuse monture de Pierre Aïm, avait en
effet décroché un fabuleux contrat : l’acheminement du matériel d’exploitation
pétrolier et de construction du pipeline 33.
. Audition par la mission d’information sur le rôle des compagnies pétrolières. Pétrole et éthique, rapport cité, t. I, p.
170.
28
. Cf. Tchad/Cameroun : les silences de Wolfensohn, in LdC du 28/10/1999.
29
. Comme le montre la fuite d’un échange de courrier électronique entre deux de ses vice-présidents (Ian Johnson,
chargé du Développement durable, et Jean-Louis Sarbib, chargé de l’Afrique). « Nous devons initier une discussion
stratégique, à haut niveau, avec nos partenaires pétroliers ». Quant aux ONG, il s’agit de s’employer
« éventuellement, à faire quelques propositions qui pourraient les calmer ». (Ian Johnson, 24/08/1999). La Banque
envisage de confier une campagne de relations publiques en faveur du projet de pipeline à un cabinet américain de
lobbying qui compte parmi ses clients... Exxon et Bongo (LdC du 28/10/1999).
30
. Cf. Le plus grand pipeline d’Afrique permettra d’évacuer l’or noir du Tchad vers un port du Cameroun, in Les
Échos du 04/03/1998.
31
. La marche arrière de Shell a pu être activée par la publication, le 22/10/1999, d’un rapport demandé par le
gouvernement néerlandais à la Commission for Environmental Impact Assessment . Ce rapport (Advisory review of
the environmental impact statements of the Chad export project in Chad and Cameroon ), très critique, souligne les
graves insuffisances du projet, notamment en cas de fuites, et le fait que personne n’est clairement responsable des
mesures de précaution annoncées.
32
. Du moins deux des trois membres du Consortium. Exxon affirme son intention de trouver d’autres associés.
33
. Cf. Bolloré, le dernier empereur d’Afrique, in LdC du 24/09/1998.
27
99
10
0
Faux-monnayeurs
Le régime Déby est furieux : il était si pressé de se brancher sur le pétrole. En
attendant, il a fait fructifier un autre genre de branchement, sur des réseaux mafieux.
N’Djamena est un point de passage de la fausse monnaie (et de la drogue) en
provenance du Nigeria. En dépit de son passeport diplomatique tchadien, un
conseiller d’Idriss Déby, Djamal Adoum Aganaye, beau-fils de l’ambassadrice du
Tchad en Allemagne, a été condamné dans ce pays à 20 ans de prison pour trafic de
cocaïne : 130 kg, saisis à Düsseldorf dans des cantines étiquetées... “République du
Tchad”.
Mais l’été 1998 a plus fortement illustré encore la décomposition criminelle de ce
pouvoir installé par la DGSE. Une énorme affaire de faux-monnayage a émergé,
portée par des proches du président Déby, avec peut-être des ramifications
hexagonales 34. Lazare Pedro, un ami togolais d’Idriss Déby, très introduit aussi dans
la classe politique française (côté libéral), est arrêté en juin 1998 en plein Paris. Son
cabriolet Mercedes regorge d’argent français. En l’espèce, il ne s’agit pas d’un
simple porteur de valises : plutôt d’un porte-conteneurs. Il vient de convoyer une
incroyable quantité de billets de Bahreïn, des coupures de 20 dinars. Il en aurait
changé pour 150 millions de francs. Il apparaît en tout cas comme l’un des maillons
principaux d’une extraordinaire opération de faux-monnayage, ou de blanchiment
d’argent noir, avoisinant les 2 milliards de francs (140 millions de dinars de Bahreïn
). Une somme si énorme que les autorités de l’émirat, craignant la déstabilisation de
leur monnaie, ont dû en urgence retirer de la circulation toutes les coupures de 20
dinars, et demander l’assistance du FBI.
Ces dinars de Bahrein se présentaient comme des faux magistralement imités,
imprimés en Argentine par Ciccone Calcografica, sur du papier filigrané français.
Pedro aurait expliqué qu'il était venu déposer l’argent à Paris pour le compte d'un
conseiller spécial de Déby, Hassan Fadoul Kitir. Lequel n’avait pas réussi à placer
les liasses dans les émirats arabes.
Plusieurs choses intriguent, en ce début d’été 1998 : comment déposer une telle
somme sans complicités ? où est emprisonné le brûlant Pedro 35? Déby a certes de
proches amitiés dans le gratin françafricain de la politique et des affaires, mais
quand même...
Le 28 juillet 1998, il rend une visite-surprise à Jacques Chirac, liée entre autres à
ce scandale naissant. En bisbille continuelle avec Paris, comme son lointain
prédécesseur Tombalbaye en fin de règne 36, le président tchadien serait venu
arranger le nouvel accroc - voire négocier une grâce élyséenne pour Hassan
Fadoul 37.
Les conteneurs de billets ont été emportés d’Argentine par plusieurs vols
spéciaux d’un Boeing 707 de la compagnie bruxelloise Espace Aviation Services. Ils
ont transité par les aéroports de N’Djaména et Niamey, où ils ont été déchargés sous
haute surveillance militaire : les clans au pouvoir dans ces deux pays, autour des
généraux Déby et Baré Maïnassara, se montrent à la hauteur de leur réputation.
Pourquoi ces deux États ? Ils ont des accords de change avec certains émirats. Déjà
la Banque tchadienne de développement (BTD), dirigée par l’atypique et très
influent Idriss Outman, aurait tenté d'escroquer l'émirat de Dubaï avec 200 millions
de faux dollars fabriqués au Nigeria.
Une belle brochette d’intermédiaires, de quatre continents, a supervisé le circuit
des vrais-faux dinars. Parmi eux, Claude Sokolovitch. Arrêté, cet ancien militaire de
65 ans reconverti dans les affaires a choisi le même avocat que Bob Denard, M e
. Sur cette affaire, cf. YBO, La poisse est-elle arrivée ?, in N’Djaména Hebdo du 27/08/1998 ; Jean-François
Julliard, La France et le Tchad divorcent, mais les apparences sont sauves, in Le Canard enchaîné du
09/09/1998 ; Affaire de faux dinars : les révélations continuent, in Le Citoyen (Niamey) du 22/09/1998 ; Faux
dinars de Bahrein, in LdC du 24/09/98 ; Laurent Valdiguié, Le mystère des faux dinars de Bahreïn, in Le Parisien
du 30/09/1998.
35
. Une source tchadienne généralement bien informée croit savoir qu’il a été retenu quelque temps dans une ghosthouse (comme on appelle au Soudan les prisons-fantômes) de la DST.
36
. Cf. La Françafrique, p. 160-165.
37
. Cette grâce aurait pu être accordée au bout d’un an si Déby avait accepté d’extrader son conseiller. Mais prévenu
par un opportun coup de fil, Fadoul a pris le large.
34
100
Jean-Marc Varaut. Il fournit d’intéressantes précisions à la juge Xavière Simeoni,
qui instruit l’affaire à Paris : les dinars sont en fait de vrais-faux billets, émis avec la
complicité de certains responsables de l’Agence monétaire de Bahreïn.
Selon Sokolovitch, l’objectif aurait été de solder une série de gigantesques
commissions et rétro-commissions franco-saoudiennes : l’opération « Joséphine
Patrick ». Impliqués, deux ministres et une personnalité socialiste n’auraient pas
reversé le pourcentage promis aux Saoudiens sur le bénéfice de l’opération - un
milliard et demi de dollars. Les vrais-faux dinars étaient censés rembourser
l’impayé. Les billets n’auraient été déclarés faux qu’à la suite d’une « discorde entre
des membres de la famille royale saoudienne et l’Émirat du Bahreïn ». La juge
d’instruction Simeoni en est restée abasourdie.
Un an après, Le Monde du 28 juin 1999 diffuse une version moins
compromettante 38 : l’opération aurait été initiée par les services secrets iraniens,
désireux de déstabiliser financièrement l’émirat sunnite de Bahrein, qui abrite l’étatmajor de la Ve flotte américaine. Les éventuels inspirateurs iraniens ne sont pas
réapparus. L'exécution, et surtout le partage des profits escomptés, sont à dominante
françafricaine. À la baguette, on découvre un “homme d’affaires” de l’ex-Zaïre,
Richard Mwamba, proche de Mobutu et récidiviste du vrai-faux-monnayage 39.
L’article du Monde, très détaillé, a bénéficié d’une information abondante mais sans
doute incomplète. Pas un mot sur Lazare Pedro, qui se retrouve libre dès l’été 1999
et peut jouir du soleil de Martigues.
Outre Pedro, Sokolovitch et Mwamba, la presse africaine et française
mentionne :
- un certain Bupe Munango (pseudo de Mwamba ?), ex-Zaïrois venu de
Libreville via Douala, logé dans un grand hôtel de N’Djaména aux frais du président
de la République tchadienne (note : 90 000 FF) ;
- le conseiller spécial de Déby, Hassan Fadoul Kitir, en relation avec Lazare
Pedro ;
- un Guinéen, Sharif Mohamed Haïdara : recommandé par le prince saoudien Bin
Moshari Bin Abdul Aziz Al Saud, il avait été promu conseiller spécial auprès du
Premier ministre du Niger et bénéficiait d’un passeport diplomatique nigérien ;
- un Marocain, Hicham Mandari, “conseiller spécial” du roi Hassan II, chargé
par Mwamba d’écouler à Paris quelques dizaines de milliers de billets ;
- l’expéditeur argentin Juan Carlos Peryra ;
- des ressortissants du Cameroun et du Bahreïn, des comptes en Suisse et aux îles
Caïman ;
- un négociant français en aéronautique ;
- le pilote belge du Boeing 707 ;
- une société aéronautique de droit libanais basée à Kinshasa ; etc.
Par pure coïncidence, l’incoutournable ami de Déby et Sassou Nguesso, Pierre
Aïm, serait en relations d’affaires avec Idriss Outman, le directeur de la Banque
tchadienne de développement, suspectée de couvrir des trafics en tous genres. Le
petit frère d’Idriss Outman, Abakar, travaillerait pour Aïm à Monaco.
Il n’est pas sûr que Sokolovitch dise vrai quand il évoque en arrière-plan l’affaire
Joséphine. Mais il est suffisamment initié pour savoir que cette affaire a changé
l’échelle de la corruption financière pratiquée par certains milieux politiques
parisiens, en direction des pays arabes et africains. L’excès même des sommes en
jeu a délivré un message, jusqu’à N’Djaména : tout est possible.
Joséphine ressemble à un Eldorado virtuel. Le gisement s’ouvre en mai 1983, sur
une histoire de décimales : le taux d’intérêt d’un prêt saoudien de 25 milliards de
dollars, destiné à soutenir le franc français, est surdéclaré de 1,35 %. Soit une
différence d’un peu plus de 2 milliards de francs sur un an. Ce bel hors d’œuvre,
servi par des maîtres-queux (les Akram Ojjeh et Rafic Hariri), réjouit le clan
Mitterrand. Et bien au-delà. Il est suivi par un mille-feuilles de commissions et rétro. Jean-Pierre Tuquoi, L’affaire des faux dinars de Bahrein.
. Il fut impliqué en 1994 dans l’affaire des 16 tonnes de vrais-faux zaïres - imprimés déjà en Argentine par Ciccone
Calcografica. Un Français et plusieurs hommes d’affaires libanais avaient aussi été mis en cause. La filière s’appelait
“Mondial Connection”. Cf. Zaïre. Nouvel arrivage de vrais-faux billets zaïrois, in LdC du 13/10/1994.
38
39
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10
2
commissions sur les contrats d’armement - un art politico-commercial qui, comme
l’opéra, a suscité chez Roland Dumas un grand intérêt esthétique. Au final, explique
dans Marianne le journaliste Thomas Vallières, on trouve « une bombe dans les
soutes de la Ve République 40» - son « plus énorme scandale ». Sous la bombe, une
trappe : l’affaire Dumas 41.
Côté français, l’opération Joséphine se serait soldée en octobre 1993, lors d’une
réunion dans une maison de Gordes, dans le Vaucluse : « l'on serait surpris
d'apprendre quels étaient les personnages qui participaient à cette séance de
répartition et de distribution des restes 42».
Les restes ? 22,35 millions de dollars, prétend une note anonyme remise au juge
Zanoto par Jean-François Hénin (qui lui-même la tenait d’un proche des services
secrets, Hector de Galard, mort d’une crise cardiaque). Hénin, ex-jongleur de
milliards du Crédit Lyonnais, se trouvait trop seul à porter le chapeau des turpitudes
de la grande banque ruinée - soupçonnée entre autres d’avoir organisé le circuit
Joséphine. Pour se consoler, il s’est, on l’a vu, recyclé dans la Françafrique...
centrale. La plus chaude.
La note de Galard donne des noms. Elle a été suffisamment prise au sérieux pour
que le parquet décide d’entendre comme témoins les personnes désignées. Dont les
anciens conseillers mitterrandiens Charles Salzmann et Pierre Chassigneux (qui
dirigea les Renseignements généraux), l’ex-ministre André Laignel, Anne Pingeot,
Alain Minc. La plupart ont démenti leur participation à cette réunion d’affaires 43.
Au même moment, les juges Éva Joly et Laurence Vichnievsky s’interrogeaient
sur l’acquisition à Gordes de deux résidences, dont un château de 39 millions de
francs, par le proche environnement de François Mitterrand 44.
Les histoires françafricaines sont trop souvent des histoires de familles, ou de
dynasties : présidentielles, princières, financières, ... Les mafias aussi mettent pardessus tout l’esprit de famille. Entre les deux, la frontière est incertaine. Dans le
Tchad de Déby, il n’y en a plus. Mais qui à Paris peut lui faire la leçon ?
Terreur “républicaine”
Le régime tchadien choisi par la France, suspendu à l’aide financière octroyée ou
autorisée par Paris, branché sur les trafics françafricains, militairement instruit et
transporté par l’armée française, surveillé par la DGSE, ne se maintient au pouvoir
que grâce à la terreur inspirée par une “Garde républicaine” tribale et une police
politique tortionnaire.
Les soudards de la Garde sillonnent le pays par groupes de dix à vingt dans leurs
Toyota pick-up, à la recherche de proies à rançonner. Au Sud surtout, ils brûlent les
villages, violent et massacrent à loisir. Ils n’ont même pas chômé durant la
Conférence nationale souveraine, massacrant comme à l’accoutumée à Bongor,
Doba, Goré 45 : 246 personnes tuées dans la région des deux Logone en janvier 1993
selon Amnesty International.
En septembre 1994, toujours dans le Logone, la Ligue tchadienne des droits de
l’homme dénonce « 72 heures d'expédition punitive et de politique de terre brûlée ».
« Le bilan des atrocités, des tueries, des pillages en règle et des tortures » serait
« indicible ».
« L'adage suivant lequel “il faut sans cesse faire sentir à un esclave quelle est sa
position” est systématiquement appliqué envers tous ceux qui ne participent pas au
pouvoir : sudistes, baguirmiens et hadjeraïs du Centre, musulmans ou non. La
méthode est toujours la même. On envoie des éléments, qui seront déclarés ensuite
“incontrôlés”, provoquer un notable, un intellectuel, un chef de village parent d'un
ministre mal vu, un responsable, etc. En général, ils lui demandent sa femme, ses
. Titre de son article dans Marianne du 13/07/1998.
. Lequel, pour montrer sa capacité de nuisance, en vient à réclamer la levée du secret-défense sur la répartition d’un
autre énorme bakchich : les rétro-commissions sur la vente de frégates à Taïwan.
42
. Thomas Vallières, Une bombe dans les soutes de la Ve République, in Marianne du 13/07/1998.
43
. Renaud Lecadre, Des proches de Mitterrand devant le Parquet, in Libération du 05/10/1998.
44
. Cf. Une secrétaire de Mitterrand entendue, in Le Parisien du 01/10/1998.
45
. Claude Arditi, Tchad : chronique d'une démocratie importée, in Journal des anthropologues, n° 53, 1993-94,
pp. 152-153.
40
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102
filles ou ses biens. Dès que la personne se rebiffe, on envoie des “éléments armés”
pour régler l'altercation. En fin de compte, la personne visée est tuée, ses parentes
violées et ses biens pillés 46».
Ainsi, durant l'été 1995, la Garde républicaine a tué, près de Moundou, le frère
du ministre de la Santé, qui s'opposait au viol de son épouse - alors même que le
ministre lançait une campagne de vaccination dans la région.
Au printemps 1996, la Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH)
détaillait ce « régime de terreur » institué par Idriss Déby et son clan, reprochant au
régime en place d’« invoquer le prétexte de la lutte contre la rébellion armée »,
inévitable dans ce contexte, « pour justifier les pires exactions. [...] Les cas de viols
individuels ou collectifs, de femmes et même de fillettes, se sont multipliés de façon
très inquiétante, notamment dans la région des deux Logone 47». Le prétexte cache
parfois le désir de s'emparer des revenus de la campagne cotonnière...
Début 1996 pourtant, le lobby français pro-Déby entreprend une magistrale
opération de chirurgie esthétique : transformer un assassin invétéré (depuis le lycée)
en chef d'État légitime. L’Élysée ne lésine pas sur la logistique électorale. Il dépêche
à N’Djaména le meilleur spécialiste du parti gaulliste, celui qui fut l’année
précédente une « pièce maîtresse de la campagne présidentielle de Chirac 48» : Jérôme
Grand d’Esnon, suspecté par le juge Desmures d’avoir occupé un emploi fictif à la
mairie de Paris. Un haut lieu du dopage électoral.
Grâce à la coopération Paris-N’Djaména, la multiplication des bulletins et le
bidouillage informatique ont permis au seigneur de la guerre de s'habiller en
Président, puis de disposer d'une majorité à l'Assemblée. Les pressions et l'argent de
la Françafrique (Elf en tête) ont obtenu l’allégeance de quelques leaders de
l'opposition et, surtout, le ralliement de plusieurs dissidences armées.
Au printemps 1997, le régime négocie celui des FARF (Forces armées de la
République fédérale), la rébellion sudiste de Laokein Bardé, pressée par la France
jusqu'en ses retranchements centrafricains. Contre les promesses habituelles :
intégration des combattants dans l'armée tchadienne, et des leaders dans le jeu
politique. Par ce joli coup, Déby se pose en pacificateur. Lionel Jospin le reçoit en
juin 1997. Il avalise la « démocratisation » du Tchad.
Le masque démocratique n'a pas tenu. Le 30 octobre 1997, Déby envoie ses
troupes massacrer les FARF ralliées, dans leur coordination de Moundou. Laokein
Bardé est seul, ou presque, à pouvoir s'échapper. On assassine au passage des
personnalités locales, on moleste l'évêque, on enlève des enfants, on tue des parents.
Interdits d'inhumation, des corps sont livrés aux cochons 49.
Cinq mille “Gardes républicains” répandent la terreur. Avec les gendarmes,
formés par des instructeurs français, ils continuent les assassinats : fonctionnaires,
lycéens, passants... Les techniques de liquidation n'ont pas changé : supplice
banalisé de l'arbatachar (les quatre membres attachés dans le dos) 50, noyade,
ingestion d'acide ou de soude caustique 51, ou simplement la kalachnikov.
Le 10 février 1998, le docteur Mahamout Nahor prend le maquis, écœuré par les
exactions du pouvoir et leur impunité. Cet ancien médecin-chef de l'hôpital central
de N’Djamena est le neveu d’Outel Bono, une grande figure politique du Tchad,
assassinée à Paris par la DGSE le 26 août 1973 52. Il enlève quatre Français pour
attirer l'attention sur la responsabilité de la France dans la prolongation du régime
Déby. Une traque sanglante est lancée. Bien traités, les otages sont vite libérés, avec
. Témoignage d'un coopérant, 10/1995. « Septembre noir » désigne les massacres commis en septembre 1984 par les
forces gouvernementales au Sud-est du Tchad.
47
. FIDH, Situation des droits de l'Homme au Tchad, printemps 1996.
48
. Cf. Le Canard enchaîné du 09/09/1998.
49
. L'AFP (03/11/1997) n'a retransmis de ces événements que la version officielle du régime : « des affrontements »,
après une provocation des rebelles. Contrairement à Reuter (dès le 01/11/1997).
50
. « La banalisation de la torture au Tchad, et notamment le recours à l'arbatachar - méthode qui consiste à lier les
bras et les jambes de la victime dans le dos, provoquant des douleurs extrêmes, des blessures ouvertes, et parfois la
gangrène -, est telle que cette méthode est considérée comme un acte tout à fait normal. ». (Amnesty International,
rapport du 10/10/1996 sur le Tchad).
51
. Cf. Rapport d’enquête du collectif des associations des droits de l’Homme dans le Logone occidental , in
N’Djamena Hebdo du 20/11/1997.
52
. Cf. La Françafrique, p. 155-172.
46
103
10
4
consigne de ne rien dire 53. Mais les “ratissages” font 57 victimes, en majorité des
civils. Les militaires tchadiens sont appuyés par des éléments de l’opération
Épervier et un hélicoptère français 54. Le docteur Nahor disparaît. Il est caché, mais
vivant, alors que Laokein Bardé, trahi par son beau-père, est torturé et assassiné 55.
Semant la haine ethnico-religieuse dans le Sud chrétien et animiste, le régime
pousse la “logique” jusqu'à fournir des armes de guerre aux commerçants
musulmans de Moundou...
Il entretient aussi une police politique, l'ANS (Agence nationale pour la sécurité).
Nombre des fonctionnaires chargés de la torture ou des exécutions sommaires sous
Hissène Habré ont été maintenus ou réintégrés sous Idriss Déby. Malgré les
changements d’appellation, les structures et les “méthodes de travail” n’ont guère
changé.
À part ça, le Quai d'Orsay déploie chaque année des trésors de lobbying pour
épargner au cher Déby la sollicitude de la Commission des droits de l’homme de
l’ONU.
Le chef peu présentable d’un pays indispensable
Il arrive certes aux décideurs politiques parisiens d’être déroutés par l’allié-client
de N’Djaména, et de ne plus savoir comment le traiter. Mais Elf avait acquis dans ce
pays des billes qu’il ne voulait pas perdre. Et l’État-major, plus que jamais,
considère le protectorat tchadien comme « la plaque tournante de la présence
militaire française en Afrique 56». L’implosion de l’État centrafricain a contraint
l’armée tricolore à quitter ses bases stratégiques de Bouar et Bangui, et à se replier
sur son dispositif tchadien. Lequel, renforcé, est devenu le pivot des possibles
interventions militaires dans les troubles du golfe de Guinée et de l’Afrique centrale.
Ainsi, plus que jamais, « le Tchad doit être maintenu dans le bloc français comme la
Tchécoslovaquie devait l'être dans le bloc soviétique 57».
On fait donc jouer à plein les accords de coopération militaire signés en 1976,
renforcés ensuite contre l’expansion libyenne par le dispositif Épervier. On continue
de conseiller les troupes et les Services locaux. Jusqu’en octobre 1998, une vingtaine
d’agents de la DGSE entraînent la Garde républicaine 58 - cette milice clanique,
prompte au massacre 59. Les éléments de cette Garde, et d’autres troupes tchadiennes,
sont volontiers transportés par les hélicoptères ou les avions de l’armée française.
Celle-ci tente, indéfiniment, de réduire des effectifs trop nombreux. Elle voudrait en
démobiliser une partie, moyennant pécule. Mais les bénéficiaires n’envisagent guère
d’autres métiers que celui des armes...
« Malgré ces déconvenues [dans la réorganisation des troupes de Déby] [...] les
militaires français au Tchad, plaident pour la poursuite de l'assistance. [...] Ils
souhaitent que la France ne soit pas amenée à se retirer [...]. À N’Djamena, les
hommes de la mission d'assistance et ceux d'“Épervier” veulent croire que l'histoire
de l'armée française au Tchad n'est pas finie 60».
À Paris, ce que « souhaitent » les officiers qui passent ou sont passés au Tchad
(un lobby considérable) est perçu comme un ordre. L’échec de la réorganisation
n’est peut-être pas un hasard : une source crédible d’opposition, bien renseignée,
affirme que certains très hauts officiers français auraient perçu un montant non
. Chaperonnés lors de leur retour en France, ils ont été privés de contacts avec la presse régionale. « Ont-ils vu ce
qu'ils ne devaient pas voir [...] ? », s'est interrogée L'Alsace (12/02/1998).
54
. Selon l’AFP du 07/02/1998, citant une « source autorisée ».
55
. Selon Michaël N. Didama (Liquidation de Laokein Bardé : Au commencement il y avait l’argent, in Le Temps,
N’Djamena, 16/12/1998), ce beau-père, chef de canton, aurait été acheté contre la promesse d’un poste de Préfet, d’un
véhicule et d’une somme d’argent.
56
. Jacques Isnard, Le Tchad restera au centre du dispositif militaire français en Afrique, in Le Monde du
10/09/1998.
57
. Jean-Pierre Magnant, in États d'Afrique noire, Jean-François Médard éd., Karthala, 1991, p. 180.
58
. Pierre Prier, Les agents de la DGSE remerciés..., in Le Figaro du 23/02/1999. Ces agents ne sont pas partis d’euxmêmes, en réaction aux exactions de leurs élèves. Ils ont fait les frais d’une saute d’humeur d’Idriss Déby après
“l’affaire Nahor” - où la DGSE a été accusée de double jeu.
59
. Cf. Tibe Kalande, in Non-Violence Actualité, 11/1994.
60
. Thomas Sotinel, Au Tchad, les soldats français participent à la réorganisation de l'armée comme au processus
de démocratisation, in Le Monde du 10/06/1996.
53
104
négligeable, prélevé sur les pécules de démobilisation... pour fermer les yeux sur le
détournement du reste. Amnesty International objecte par ailleurs :
« Les autorités françaises affirment [...] que leur mission est de restructurer les
forces de sécurité tchadiennes. Cependant, [...], au cours de la période étudiée
[04/1995-09/1996] , des exécutions extrajudiciaires, des viols, des arrestations
arbitraires accompagnées de torture se sont poursuivis. Les autorités françaises ne
peuvent pas ignorer que les véhicules tout-terrain, le carburant, les moyens de
transmission et les menottes livrés au titre de l'AMT [Assistance militaire technique]
ont été détournés de leur fonction initiale pour exécuter et torturer. [...]
Manifestement, dans le cadre de l'AMT, la question des droits de l’Homme n'a
pas sa place. Cela a été confirmé à la délégation d'Amnesty International à
N’Djamena en avril 1996 par les autorités françaises qui ont affirmé que ce sujet
n'était pas traité par ses instructeurs 61».
Des massacres du “septembre noir” de 1984 à ceux de l’automne-hiver 1997-98,
c’est l’armée française qui assure la logistique, comme on dit pudiquement, c’est-àdire amène les tueurs à pied d’œuvre. Pendant leur besogne, les instructeurs ou
conseillers français qui les accompagnent “regardent ailleurs”. Au détour d’une
phrase, Le Monde signale que le 30 octobre 1997, lors du massacre de Moundou, un
détachement de militaires français tout proche « est resté stationné 62».
On songe à deux observations de Jean-François Bayart :
« [En 1990] , à l'état-major du président de la République et au ministère de la
Défense, l'approche classique des troupes de marine [RPIMa] , favorable à une
instrumentalisation de l'ethnicité au service de la coopération militaire, dans la plus
pure tradition coloniale, continuait de l'emporter [à propos du Tchad] . Ancien
responsable de l'opération Manta, le général Huchon était le porte-parole de cette
vision, qui devait également jouer un rôle crucial dans la crise concomitante du
Rwanda 63».
« Tous les signes annonciateurs [du génocide au Rwanda] sont passés à la machine
culturelle [...], les faits ont été soit tus soit déformés. On peut en donner pour
exemple l'accueil du rapport de mars 1993 qui apportait des éléments d'information
extrêmement précis sur les massacres 64. Il est évident que les militaires français
étaient au courant, les tueurs partaient des casernes et les Français conseillaient
l'armée rwandaise. On ne peut pas penser que les conseillers militaires étaient
satisfaits de ces tueries, mais ils les ont tues, ou camouflées. Ces informations, on
les détenait mais elles ont été passées dans la moulinette de notre représentation et
les gens qui tenaient un autre discours étaient suspects, c'était les gauchistes de la
FIDH ou bien, encore plus grave, c'était des Anglo-Saxons d'Africa Watch 65».
La terreur règne au Tchad ? Ce n’est pas bien grave, à lire une note destinée à la
DGSE 66. Certes, il s’agit d’« un régime typiquement féodal basé sur la solidarité
clanique et la vassalisation de représentants de chaque ethnie par un mélange de peur
et de corruption ». Certes, « la population semble exaspérée par le pouvoir actuel [...
] par le comportement des “combattants”. Mais existe-t-il un pays africain [...] où le
pouvoir ne soit pas vilipendé par les populations ? ».
Pour le gouvernement français de gauche plurielle, issu des élections du
printemps 1997, tout cela paraît aussi secondaire. Dès le 30 juillet 1997, le ministre
de la défense Alain Richard annonçait son grand dessein pour le Tchad :
« La France [...] a jugé utile de consolider son implantation à N’Djamena [...] qui
permet des mouvements rapides vers les différents lieux où l'intérêt de la France
s'avère nécessaire. C'est pourquoi, le site de l'Opération Épervier sera maintenu,
. Amnesty International, Rapport du 10/09/1996 sur le Tchad.
. Th. Sotinel, Au Tchad, les rebelles du Sud rendent les armes, in Le Monde du 23/05/1998.
63
. Intervention au Colloque sur La politique extérieure de François Mitterrand (Paris, 13-15/05/1997).
64
. Rapport de la Commission internationale d'enquête sur les violations des droits de l’Homme au Rwanda depuis
le 1er octobre 1990 (7-21 janvier 1993), FIDH, Africa Watch, etc., mars 1993. Africa Watch était un département de
Human Rights Watch (HRW).
65
. Extraits d’un entretien du 15/03/1995, in Les politiques de la haine - Rwanda, Burundi 1994-1995, Les Temps
Modernes n°583, 07/1995.
66
. Reproduite dans Tchad, Niger, op. cit., p. 21-22.
61
62
105
10
6
consolidé et renforcé en compagnies de combat 67. [...]
Le choix de N'Djamena comme base aérienne française a pour objectif l'efficacité
militaire d'abord et ensuite le soutien au président Déby dans ses efforts dans la
consolidation de la paix civile, le développement démocratique et le renforcement
économique du pays ».
Autrement dit, on choisit N'Djamena parce qu'on en a besoin comme porte-avions
de l'interventionnisme militaire français en Afrique centrale, et on maintient Déby
parce que son régime apparaît comme le meilleur garant de la présence française à
N'Djamena.
Car question « paix civile, développement démocratique et développement
économique 68», les Tchadiens sont servis...
Après quelques nuages dus à divers intrigues et coups tordus, le chef d’étatmajor de l’armée française, le général Jean-Pierre Kelche, s’est rendu à N’Djamena
début septembre 1998, pour verrouiller le dispositif Épervier revu et augmenté.
Idriss Déby s’offusquait que les forces françaises ne s’impliquent pas davantage
dans la répression du Sud. Qu’à cela ne tienne ! Selon Le Monde, « l’armée
française s’impliquera davantage [...] dans l’assistance logistique auprès de l’armée
nationale tchadienne 69», accroissant la disponibilité interne et externe de cette
dernière. On a vu ce que cela signifiait... Il est question de livrer des véhicules et
autres moyens de communication à la GNNT (Garde nationale et nomade du Tchad
), qui se signale par ses exactions : elle pourrait ainsi plus rapidement semer la
terreur.
Le général Kelche était censé « préparer » la visite du ministre de la Coopération
Charles Josselin. Il bouclait en fait le dossier, car au Tchad, depuis un siècle,
l’armée française précède, dans tous les sens du terme, le pouvoir civil.
Fort civil, justement, le ministre a pris la peine avant son départ d’écouter
longuement les ONG. Elles lui ont démontré l’impossibilité, en l’état, d’une
coopération honorable avec le régime Déby.
Communiquant au Conseil des ministres du 16 septembre le résultat de son très
bref voyage, Charles Josselin indiquait que le dispositif Épervier n’était pas remis en
cause et que « l’examen des projets de coopération militaire [...] ne soulève pas de
difficulté particulière ». Certes, ajoutait le ministre, la lourde condamnation du
député Yorongar (à trois ans de prison pour “diffamation”, j’y reviendrai) est un
« facteur de tension ». Mais il faut « que les autorités tchadiennes nous aident à
défendre leurs dossiers »... Un raisonnement récurrent. En mai 1994, c’est celui que
tenait le général Huchon à l’émissaire des FAR, l’armée génocidaire du Rwanda :
aidez-nous à vous aider, en étant plus présentables aux yeux de notre opinion
publique.
Sinon, pour Charles Josselin, « cette visite s’est déroulée dans un climat
détendu. Elle aura sans doute contribué à rasséréner nos relations avec ce pays ».
Le ministre étendait d’ailleurs au Tchad le propos tenu pour le régime congolais de
Sassou Nguesso : il vaut mieux, vis-à-vis des États qui violent les droits de
l’homme, « une présence critique qu’une absence moralisatrice. [...] Notre volonté
de partenariat avec les Africains autorise cette politique de franchise 70».
Alain Richard, le collègue de Charles Josselin chargé de la Défense, est encore
plus franc. « La situation intérieure s'est améliorée, a-t-il déclaré aux députés de la
commission de la Défense, même si éclatent encore ponctuellement des conflits
intérieurs d'ampleur limitée, attestant de malaises communautaires et politiques ».
Il faudra bientôt formaliser une présence militaire durable, faire admettre que « les
forces françaises au Tchad ont vocation à avoir le statut de forces prépositionnées
dans le cadre d'un accord de défense » - beaucoup plus contraignant qu’un simple
accord de coopération militaire. Certes, « il ne serait pas raisonnable que la
. Rappelons que le programme électoral du Parti socialiste, publié trois mois plus tôt, prévoyait le fin du dispositif
Épervier.
68
. Lionel Jospin avait précédé son ministre. Recevant Idriss Déby le 3 juillet, il déclarait que le Tchad « est
aujourd'hui dans une situation de stabilité, de progrès vers la démocratie ».
69
. La France commence par lui fournir chaque mois 6 millions de litres de carburant. Cf. Tchad. “Épervier” ne
survole pas le Front nord !, in LdC du 17/06/1999.
70
. Interview à Radio Notre-Dame, citée par La Croix du 19/09/1998.
67
106
France se place en situation de demandeur, mais il semble ressortir des entretiens
entre Français et Tchadiens que ceux-ci pourraient demander eux-mêmes la
négociation d'un accord de défense 71». Quelle merveilleuse indépendance, cette
« vocation » à accueillir l’armée française, intériorisée par des dirigeants africains
prévenants !
La flatterie peut aider. Le géopoliticien Pascal Chaigneau est dépêché à
N’Djaména le 22 février 1999, à la tête d’une délégation louangeuse :
« C’est un particulier honneur d’être aujourd’hui au Tchad pour remettre à Son
Excellence le Président Idriss Déby le diplôme Honoris causa de l’École des Hautes
études internationales [...] [créé pour] récompenser les hommes ayant œuvré pour la
paix. [...] Car vous avez mis fin à trente années de conflictualités dans ce pays.
Vous avez réconcilié le Tchad avec lui-même et les Tchadiens avec eux-mêmes [...].
Au moment où l’état sombre de l’afro-pessimisme règne en maîtresse, l’afrooptimisme doit également prévaloir et [...] vous en êtes une démonstration. [...]
Distinguer un homme tel que vous, c’est distinguer quelqu’un qui a la double
légitimité des armes et des urnes et qui a su faire passer son pays de l’usage des
premières au fonctionnement des secondes. [...]
Une poignée d’hommes au 20 ème siècle a écrit l’histoire militaire pour ensuite
écrire l’histoire tout court de De Gaulle à Eisenhower. Et Monsieur le président,
c’est ce que vous avez fait. [...] La paix étant instaurée, vous avez fabriqué un État
de Droit. [...] Les élections de 1996 donnent à une quinzaine de candidats la
possibilité d’être vos rivaux. Et c’est démocratiquement que vous les battrez. [...]
Vous comprendrez que cela suscite une admiration [...].
Le général De Gaulle [...] a écrit qu’un instant privilégié de l’existence est celui
où l’on distingue plus grand que soi. C’est le moment que je ressens à cet instant,
Monsieur le président [...] ».
Le niveau du propos est peut-être fourni par le dernier paragraphe.
Charles Josselin est un partenaire détendu, Alain Richard voit la situation du
Tchad s’améliorer, Pascal Chaigneau décore son Président. Quelques mois plus tard,
le 19 juillet 1999 à 21 heures, Adrien Mallo Behom, professeur de philosophie à
l’Université de N’Djaména, reçoit une balle dans le ventre. Elle est tirée à bout
portant depuis une moto non immatriculée, sur laquelle circulent deux individus
enturbannés. Un signalement typique des exécuteurs de la Garde présidentielle d’autant que la tentative de meurtre s’est produite entre deux postes de contrôle de la
police. Adrien Mallo Behom, qui fut pourtant proche du parti au pouvoir,
commençait à critiquer le régime durant ses cours... Il était le cousin de Ngarléjy
Yorongar, le député intempestif (le « facteur de tension »).
Le 3 septembre 1999, Laoukein Mbainodjiel Keitoto, beau-frère de Yorongar,
disparaît de son domicile. Il est retrouvé deux jours plus tard au cimetière chrétien
de Walya, le crâne défoncé, brûlé au visage, au thorax et aux parties génitales. Avec
à ses côtés deux boîtes vides de nivaquine (pour faire croire à un suicide ?), un
paquet de cigarettes, alors qu’il ne fume pas, une bouteille d’acide sulfurique. Aux
alentours, des traces de chaussures militaires 72.
Stratégies
Si certains à Paris ont quelques velléités de débarquer Déby 73, qui a boudé le
Sommet franco-africain de novembre 1998, ils butent sur un axiome : la France doit
conserver la maîtrise du Tchad, donc de l'alternative au tyran actuel. Selon le
schéma géopolitique dominant, le successeur doit être agréé par la Libye et, surtout,
par le Soudan : ces pays risqueraient sinon de déclencher des manœuvres hostiles 74.
Prévenir ces manœuvres est d'ailleurs l'une des raisons de l'alliance Paris-Khartoum,
. Cité par J. Isnard, La France pourrait conclure un accord de défense avec le Tchad, in Le Monde du
03/12/1998.
72
. Lettre de N. Yorongar à Timothée Donangmaye, le 29/09/1999.
73
. Ceux par exemple qui, au Parti socialiste ou ailleurs, s’intéressaient au Dr Nahor.
74
. « Quelques centaines d'hommes basés au Darfour et équipés avec des Toyota peuvent monter une attaque
contre N’Djamena et renverser le régime », expose un responsable français (France and Sudan. What murky Deal
(The Middle East, 02/1995).
71
107
10
8
initiée par des hommes de la DGSE comme le colonel Jean-Claude Mantion 75.
Dans ce contexte, la rébellion du magistrat Youssouf Togoïmi, originaire du nord
du Tchad, est observée avec sympathie par quelques stratèges hexagonaux. Les
partisans toubous de cet ancien ministre de la Justice, puis de la Défense et de
l’Intérieur, tiennent solidement le désert du Tibesti. Ils y ont attiré comme dans un
piège une bonne partie de l’armée présidentielle, lui infligeant de cuisants revers. Les
services secrets français ont doté Togoïmi d’un matériel de communication par
satellite - ce qui facilite, entre autres, les interviews aux médias parisiens.
L’homme jouit d’une image d’intégrité. Au passage, il tord le cou au mythe,
entretenu en France, du caractère « démocratique » du processus électoral tchadien :
« Tous les scrutins organisés ces dernières années - j’étais bien placé pour le
savoir - ont été remportés par Déby de manière frauduleuse. Le fait que des
magistrats ou des médecins [comme le docteur Nahor] soient obligés de prendre les
armes prouve bien que le débat contradictoire est impossible dans ce pays 76». S’il
triomphait, calculent les cyniques, Togoïmi serait prisonnier des seigneurs de la
guerre et du désert qui guerroient avec lui. Ceux-là sauraient, comme Idriss Déby,
ménager les intérêts des principaux parrains : Khartoum, Tripoli, l’État-major
français, les pétroliers, les constructeurs du futur pipeline.
Les populations du Sud, après vingt ans de maltraitance par des tyrans du Nord,
sont d’une extrême méfiance. Déjà volées de l’essentiel des revenus de leur coton,
elles craignent d’être harcelées pour leur pétrole. Par sa résistance à Déby, le député
Yorongar s’est imposé comme leur avocat. Il fait partie de l’équation de
l’alternance. Laquelle sera d’autant plus durable qu’elle aura procédé d’un
compromis intra-tchadien, dans la ligne de la Conférence nationale de 1993 77.
Et si, simplement, on laissait le problème du Tchad aux Tchadiens, comme ils le
réclament presque unanimement ? Et de moins en moins poliment. Certes, changer
de politique française au Tchad signifierait une « révision stratégique déchirante ».
Mais que vaut-il mieux ? Quelques blessures conceptuelles et d'amour-propre, ou
une sanglante impasse ?
. Cf. Le deal du Darfour, in LdC du 19/05/1994.
. Interview à Jeune Afrique du 08/06/1999.
77
. Des concertations en ce sens ont émergé fin 1999, telle la coordination de 14 mouvements et partis initiée par
Antoine Bangui et Goukouni Weddeye.
75
76
108
9. “Démocratie apaisée” de Yaoundé à Lomé
« Il faut bien que les dictateurs gagnent les élections, sinon ils n’en
feront plus ! ».
Jacques Chirac, interrogé
hors micro sur l’évolution démocratique du continent africain 78.
La dernière trouvaille politique de la Françafrique est le concept de « démocratie
apaisée ». Une expression qui fait florès, jusque dans la bouche de nos
ambassadeurs, et que le journaliste camerounais Pius Njawé a fort bien décryptée.
L’on dit aux présidents en place : « Organisez le scrutin présidentiel, gagnez-le
par n’importe quel moyen (y compris des truquages éhontés, pour lesquels nous
disposons d’experts parfaitement rodés), laissez monter (un peu) la contestation,
puis proposez le “dialogue” à l’opposition. Conviez-la à la table du pouvoir, où vous
lui laisserez des miettes. Si la pression est trop forte, vous pouvez même proposer
des élections législatives ou locales concertées - jusqu’à un certain point. Certes,
vous risquez d’avoir un Parlement ou des collectivités locales un peu turbulents.
Mais rassurez-vous : les constitutions rédigées par des experts français ont pris bien
soin de laisser au Président l’essentiel, sinon la quasi totalité, des pouvoirs
effectifs... La mise en scène de la concertation donnera de vous l’image d’une
autorité pacifiante, vous serez relégitimé comme par magie. Tout le monde, sauf
quelques aigris, oubliera les conditions de votre réélection. Trinquons déjà à ce
nouveau mandat ! ».
Depuis 1997, le scénario s’est répété au Cameroun, au Togo, au Gabon, en
Guinée, à Djibouti 79. Il passe mal, mais tant pis : la Françafrique continue de
soutenir les démocratures ainsi prolongées. Jusqu’à ce qu’explosions s’en suivent ?
Obstruer le chemin des urnes, n'est-ce pas tracer celui des armes ?
Les Français financent ce processus avec leurs impôts, au titre de la coopération
à « la construction d’un État de droit ». Ils ont le droit de comprendre comment cette
duperie instituée multiplie les ressentiments francophobes.
Encore un bail pour Biya
Au Cameroun, « le président Biya ne prend le pouvoir qu'avec le soutien d'Elf
pour contenir la communauté anglophone de ce pays ». Ce passage de la
“confession” de Loïk Le Floch-Prigent 80, ancien patron d’Elf, épargne une longue
démonstration. Ce ne sont pas les Camerounais qui ont choisi leur Président, mais
Elf la françafricaine. En 1992, lorsqu’il n’a plus été possible d’échapper aux
élections, la population a eu beau rejeter par son vote ce président-derrick, le
candidat de son choix, l’anglophone John Fru Ndi, a été déclaré battu. Tous les
câbles et ficelles de la fraude ont été utilisés à cet effet. Après quoi il a fallu, pour
faire avaler le résultat, mobiliser toutes les variantes de la répression 81. Aussi a-t-on
essayé de jouer plus finement lors du scrutin suivant, en octobre 1997.
Un an et demi avant cette nouvelle échéance, Jeune Afrique a gentiment
prévenu 82 : le président Biya peut compter, pour sa réélection, « sur un soutien
français qui, quoi qu'on en dise, ne se démentira pas tant que l'adversaire principal
sera un anglophone », Fru Ndi en l’occurrence. Fachoda, nous revoilà !
Conseillé par ses amis français, Paul Biya commence par refuser une
Commission électorale indépendante 83. Puis il se débrouille pour empêcher
l’inscription d’un pourcentage considérable d’électeurs 84 - allant jusqu’à contester la
nationalité camerounaise de l’écrivain Mongo Béti, candidat à la députation dans sa
ville natale de Mbalmayo. Opération de diversion ? D'étranges attaques “rebelles”
surgissent fin mars 1997 dans le Nord-Ouest anglophone, causant une dizaine de
. Propos cité par Le Canard enchaîné du 28/07/1999.
. Je vais parler successivement de ces pays, plus de quelques autres. Pour ceux qui souhaiteraient varier la lecture, il
est possible de faire des incursions dans les troisième et quatrième parties, Adaptations et Résistances, qui ont une
approche plus thématique.
80
. Publiée par L'Express du 12/12/1996.
81
. Cf. Agir ici et Survie, France-Cameroun. Croisement dangereux, L’Harmattan, 1996.
82
. 20/03/1996.
78
79
morts.
Le scrutin législatif du 17 mai sert de répétition générale. Selon L’autre
Afrique 85, Charles Pasqua a dépêché ses spécialistes électoraux. Les calculs
effectués à partir des procès-verbaux accessibles (beaucoup sont soustraits aux
regards indiscrets) montrent que l'opposition, notamment le parti SDF de Fru Ndi,
est nettement majoritaire. Mais les autorités sont confiantes dans le bourrage des
urnes et l’opacité de la centralisation des résultats : avant même le décompte des
voix, elles annoncent que le parti au pouvoir RDPC rafle 100 sièges sur 180.
Laissons un observateur mesuré, René-Jacques Lique, résumer le caractère
surréaliste de cet exercice “démocratique” 86 :
« Des urnes bourrées avant le début des opérations de vote. Des centaines de
cartes d'électeurs retenues par l'administration, des bureaux de vote au domicile de
particuliers “très particuliers”. Des listes d'électeurs incomplètes, déplacées. Des
“barrages" d'intimidation des militants du parti au pouvoir. Des procès-verbaux qui
arrivent tardivement sur les lieux du scrutin. Ou qui mettent des heures, une fois le
vote clos, pour faire les quelques centaines de mètres qui séparent un bureau de
vote de la commission départementale de recensement des opérations électorales.
Des chefs coutumiers qui s'enfuient, l'urne sous le bras, dans quelque “forêt
sacrée". Des blessés, pendant le vote. Des morts, avant [...]. Des morts, après le vote
[...]. Un découpage électoral taillé sur mesure, avant le scrutin. Un découpage
électoral “affiné", par décret présidentiel, la veille au soir des élections, afin de
“créer" deux nouvelles circonscriptions dans l'Extrême-Nord [...]. Des résultats
clamés à la parade par des “Rdépécistes" [militants du parti au pouvoir, le RDPC]
quelques heures à peine après la clôture du scrutin.
Tout était prévisible et encore une fois le Cameroun n'a pas déçu. Un jour ou
l'autre, le ministre de la Communication, Augustin Kontchou Kouomegni,
annoncera qu'il a neigé sur Yaoundé, et les braves journalistes de la télévision
nationale répéteront qu'il a neigé sur Yaoundé ».
Écœurés, les trois principaux partis d’opposition changent de stratégie pour le
scrutin présidentiel d’octobre 1997. Ils choisissent le boycott. C’est un franc succès
dans les trois-quarts du pays, y compris dans la capitale, Yaoundé, supposée acquise
au président sortant. Les trois partis “gagnent” leur pari en démontrant leur
représentativité. Ils “perdent” sur le fond : Biya est réélu pour un mandat de sept
ans 87.
Paris ne s’est pas contenté de financer le processus électoral, d’y apporter sa
coopération technique et d’envoyer des “observateurs” pour crédibiliser les résultats.
L’armée française aussi “vote” Biya. De même qu’au Tchad elle choisit les
Nordistes contre les Sudistes, elle perpétue au Cameroun son hostilité contre les
gens de l’Ouest, anglophones ou non, Bamilékés ou “assimilés”, qu’elle massacra
durant dix ans au tournant des années soixante 88. Pour elle, l’ethnie béti de Paul Biya
est le meilleur rempart de la présence française. Toute la coopération militaire
tricolore s’ordonne autour du maintien de la prééminence béti au sein de l’armée
camerounaise 89. Autrement dit, Biya développe un système clanique et la France en
assure la reproduction dans l’armée. Ce qui rend encore plus invraisemblable une
alternance démocratique.
La démocratie, de toute façon, est tout à fait seconde dans l’esprit de l’État. Le chef de la délégation des observateurs du Commonwealth, le Canadien Jean-Jacques Blais, osa préconiser la
« création d'une Commission électorale indépendante », à l’instar des démocrates camerounais. La représentante et
observatrice de la Francophonie, Christine Desouches (fille de Maurice Ulrich, éminence grise de Jacques Chirac), lui
fit clairement comprendre qu’il se mêlait de ce qui ne le regardait pas, et qu’en tout cas il n'appartenait pas à la
Francophonie de « dicter la création d'une commission électorale indépendante ou autonome aux autorités
camerounaises » (AE, 29/05/1997). On peut se demander ce que « la Francophonie » venait observer...
84
. 2,5 millions sur 6, selon le parti SDF, soit environ 40 % du corps électoral potentiel.
85
. Du 28/05/1997.
86
. Sous un titre assorti, Un jour, il neigera sur Yaoundé (AE, 29/05/1997).
87
. D’après René-Jacques Lique, Cameroun. Une élection “sans objet”, in AE du 23/10/1997.
88
. Cf. Agir ici et Survie, France-Cameroun, op. cit., p. 60-63 et 66-68 ; La Françafrique, p. 91-108.
89
. Cf. Cameroun : Un nouveau gouvernement ?, in LdC du 28/03/1996. La coopération militaire française ne peut
pas ignorer, par ailleurs, que de hauts responsables de l’armée camerounaise sont impliqués dans les casinos et salles
de jeux où se blanchit l’argent sale. Cf. Mémorandum au sujet des menaces de mort à l'encontre du professeur
Jean-Marc Ela et de son départ forcé du Cameroun, 30/08/1995.
83
major parisien, au regard des enjeux géopolitiques d’une Afrique centrale instable.
En Centrafrique, une anarchie récurrente a entraîné la fermeture des bases françaises
de Bangui et Bouar. L’axe Cameroun-Tchad n’en prend que plus d’importance. Le
tracé du pipeline Kribi-Doba, vers les gisements tchadiens, offre des “pistes”
intéressantes.
L’armée tricolore n’a pas lésiné dans le maintien de “l’ordre Biya”. En 1993, elle
a fourni au régime 50 millions de francs de matériel militaire de répression. La mise
en œuvre de cet accord était supervisée par le général Jean-Pierre Huchon, chef de la
Mission militaire de coopération - par ailleurs très engagé au Rwanda. En février
1994, les Services français ont déjoué un projet de coup d'État au stade ultime de sa
préparation. Le chef de la DGSE, le général Jacques Dewatre, a été chargé de
“déminer” l'armée camerounaise 90... Fin 1999, celle-ci était encore conseillée et
encadrée par plus de cent officiers et sous-officiers français.
L’habituelle nébuleuse “privée” complète le dispositif. La société privée Africa
Security (AS), fondée par l’ancien militaire Patrick Turpin, a compté jusqu’à 2 500
employés. Ses hommes n'avaient pas de permis de port d'arme individuel mais...
collectif 91. AS propose ses services au clan présidentiel, à Elf et aux groupes
forestiers. Elle s’est développée avec le parrainage de feu Jean Fochivé,
l’indéfectible patron de la sinistre “sécurité intérieure” camerounaise, formé par les
séides de Jacques Foccart 92.
Pour graisser le “processus démocratique” et fêter l’inéluctable reconduction de
Paul Biya, la France n’a pas été chiche en 1997. Elle a apporté au total 730 millions
de francs au Cameroun. Toutefois, l’opération n’est peut-être pas si “généreuse”
qu'il y paraît. Un décaissement de 200 millions n’aurait servi qu’à payer... une partie
de la dette du Cameroun à l’Agence française de développement et à des entreprises
françaises. 130 autres millions étaient destinés à « l'achèvement du processus de
restructuration » de deux banques commerciales camerounaises... liées à
d'importants intérêts français 93. Ces deux établissements étaient “victimes” de
débiteurs “défaillants”, quoique souvent richissimes. Leur renflouement ne fait que
des gagnants. Sauf le contribuable français qui n’aura rien compris au film.
Avant de créer Africa Security, Patrick Turpin a occupé un poste “stratégique” à
la Direction générale des grands travaux - gourmande en volumineux marchés. Il a
laissé la direction d’AS à son épouse camerounaise pour un job apparemment
beaucoup plus lucratif : porteur de valises à très haut niveau, se vante-t-il, entre
Yaoundé, la rue du Faubourg Saint-Honoré et Genève. Le train qu'il mène, plus
voyant encore que les bottines de Roland Dumas, confirmerait ses dires 94. Cela, bien
sûr, n’a aucun rapport avec le paragraphe précédent. C’est pure inattention si,
malgré la gestion désastreuse de l'État camerounais, la coopération financière ParisYaoundé s’est poursuivie “à fond la caisse” 95.
La fascination qu’exerce le Cameroun sur le monde français des jeux relève
naturellement du hasard, et du goût immodéré de quelques Méditerranéens pour les
pluies diluviennes de Douala. Le casino du Palm Beach y a attiré Robert Feliciaggi,
le Napoléon des jeux africains, ami de Charles Pasqua et du parrain corse Jean-Jé
Colonna. L’empereur est représenté par deux de ses généraux, Jean-Pierre Tosi et
Michel Tomi, du cercle pasquaïen. L’ancien parrain des quartiers nord de Marseille,
Raymond Mihière alias “le Chinois”, était officiellement résident camerounais.
Pionnier des machines à sous en France, il avait des intérêts dans la Société
camerounaise de l’automatique (sic) ... pourvoyeuse de “bandits manchots”. Le
. Cf. La France arme le Cameroun, in Challenge nouveau (Cameroun) du 18/03/1993 ; Dossiers noirs de la
politique africaine de la France n° 1 à 5, op. cit., p. 9-10, 13-16 et 21-26 ; S. Smith, Un vacancier au pouvoir à
Yaoundé, in Libération du 16/02/1995.
91
. D’après Ph. Chapleau et F. Misser, Mercenaires S.A., op. cit., p. 162-163.
92
. Dans le tome III de son Journal de l’Élysée (Fayard/Jeune Afrique, 1999), ce même Foccart étale son animosité
envers les indépendantistes camerounais, qu’il aura fait éliminer jusqu’au dernier. Il veille à ce que Pompidou (au
nom du « respect de l’indépendance des États » !) ne demande pas la grâce de l’ultime leader Ernest Ouandié,
condamné à mort par le président Ahidjo (p. 564).
93
. Cf. AE du 02/10/1997.
94
. Témoignage.
95
. « En dix ans, le Cameroun a reçu 4,4 milliards de francs pour boucler ses fins de mois ». Christophe Grauwin, Les
milliards perdus du banquier de l'Afrique, in Capital, 11/1997.
90
parrain du milieu nîmois Serge Leynaud et son bras droit Jean-Michel Michelucci,
abattus au printemps 1999, se rendaient fréquemment au Cameroun, où ils
possédaient plusieurs “affaires” 96.
En septembre 1998, le président Biya reçoit avec tous les honneurs l’ancien
ministre Charles Pasqua. Par politesse, il lui offre un dîner d’État. L’interprétation
qu’offre de ce voyage le journal Le Messager ne peut qu’être l’effet du
ressentiment : son directeur Pius Njawé, l’un des journalistes africains les plus
réputés, est alors embastillé sur ordre présidentiel, tout en continuant d’inspirer la
ligne éditoriale. Selon Le Messager, donc, l’objet de la visite serait l’avenir du Pari
mutuel urbain camerounais (PMUC), qui organise les enjeux sur les courses
hippiques françaises. Charles Pasqua serait venu en jet privé « à la rescousse » de
cette société, créée par Robert Feliciaggi et dont il serait lui-même actionnaire ; il
aurait voulu « obtenir auprès de Paul Biya le maintien des avantages exclusifs
accordés au PMUC », menacé par l’arrivée sur le marché camerounais des sociétés
Lotelec 97 et Cameroon Foot-Pools. Une telle intervention de l’ancien ministre de
l’Intérieur est d’autant plus difficile à croire que, selon l’expert Jean-François
Bayart, la chaîne africaine des guichets et palais du hasard sert à « convertir en
toute quiétude du cash d'origine douteuse 98».
Dans le même temps, le groupe Bolloré accroît son emprise régionale sur les
transports et l’huile de palme, grâce à la privatisation des sociétés publiques
Regifercam et Socapalm. Il obtient une concession forestière dans une réserve
protégée. Vincent Bolloré ne s’en remet pas au hasard. Mais c’est juré, il ne fait pas
de politique.
Même si Elf gère encore plus de 5 % des “liquidités” du pays, le pétrole
commence à s’épuiser. Les folles années ont garni quelques coffres, mais laissé au
Cameroun une dette impayable, à fort goût d’arnaque 99. Et cela se sait trop.
L'homme le mieux informé des secrets du palais présidentiel s’est “mis à table” :
mentor de Paul Biya et son Grand-maître en Rose-Croix, Titus Edzoa s'est rebellé
contre son disciple. Le 5 mai 1997, dans une longue interview au périodique
camerounais L'Expression (aussitôt saisi), il dépeint le président comme une sorte de
Mobutu, accaparant les recettes pétrolières de son pays et devenu « le Camerounais
le plus riche ». Après les révélations de Le Floch, celles d'Edzoa achèvent de
dénuder le roi Paul - qui a su hisser son pays au premier rang de la corruption 100.
Évidemment, Edzoa est jeté en prison. Pour corruption ! Le romancier Mongo
Béti, sans contester le grief, dénonce un embastillement politique à quelques mois du
scrutin présidentiel. Par la suite, il stigmatisera avec virulence le rôle joué par Elf
dans le pourrissement de la politique camerounaise :
« Elf Aquitaine, avec sa mafia de gangsters, de parrains, de putes, tous de haut
vol, c'est la malédiction de l'Afrique centrale, sa gangrène. [...] En Afrique centrale
[...], le pétrole est synonyme de pauvreté, ce qui n'est pas trop grave, mais surtout
de guerre civile, aujourd'hui, et demain, de génocide. [...]
La politique française du pétrole en Afrique, [c'est] [...] la quête, sur le dos des
Africains, de l'indépendance énergétique de la France 101».
Il faut entendre cette exaspération des populations “exportatrices” de pétrole,
. Cf. Alain Laville, Un crime politique en Corse, Le cherche midi, 1999, p. 118 ; Michel Henry, Les gros sous et
gros bras du “Chinois” de Marseille, in Libération du 16/10/1999 ; Pierre Desmarescaux, Borsalino version
nîmoise, in Le Journal du Dimanche du 20/06/1999.
97
. Lancée par un important groupe canadien, la Loterie électronique du Cameroun (Lotelec) a fini par admettre
qu’elle avait affaire à trop forte partie. Elle a capitulé fin 1999. Cf. Rien ne va plus pour la loterie, in LdC du
09/12/1999.
98
. La criminalisation en Afrique subsaharienne, rapport du 29/06/1995, cité par Le Canard enchaîné du
27/09/1995.
99
. « Au Cameroun, les recettes pétrolières ont longtemps été gérées “hors budget” sur des comptes spéciaux à New
York et à Paris. Officiellement, il s'agissait de “réserves” pour les temps difficiles, qui depuis sont arrivés [...]. Mais les
Camerounais n'ont rien vu venir [...]. La société française de négoce Sucres et Denrées (Sucden) a [...] eu droit à
“l'enlèvement” hebdomadaire d'un pétrolier, à la destination inconnue. La pratique n'avait rien d'exceptionnel ». (A.
Glaser et S. Smith, En Afrique sur la piste de l'argent sale, Libération, 03/02/1996).
100
. Aux classements établis en 1998 et 1999 par Transparency International. Voir chapitre 26.
101
. In L'autre Afrique du 01/04/1998. Trop de soleil tue l’amour, le roman publié en 1999 par Mongo Béti (Julliard),
plonge le lecteur dans l’atmosphère de corruption poisseuse qui envahit le Cameroun de Paul Biya.
96
contraintes d’échanger leur or noir contre un mélange explosif de criminalité
économique et politique. La distribution des “caramels” (comme l’amie de Roland
Dumas, Christine Deviers-Joncour, se plaît à appeler les millions de francs de la
corruption d’Elf 102) a un arrière-goût insupportable.
Le sort de la forêt tropicale n’incite pas davantage à l’optimisme. Selon un prêtre
camerounais, « ce n'est plus de la coupe, c'est du massacre ». La surexploitation
profite massivement à des sociétés françaises :
« Sept d'entre elles [...] réalisent 50 % des exportations de bois au Cameroun.
Dans les scieries, [...] tous les postes qualifiés [...] sont occupés par des Blancs, qui
vivent en circuit fermé, dans de véritables camps retranchés [...]. Des employés
d'Africa Security [...] montent la garde. [...] Le directeur français d'une des
principales sociétés forestières du Cameroun nous a confié sans problème le
montant du pot-de-vin qu'il allait bientôt remettre au plus haut niveau : 80 millions
de francs CFA - 800 000 FF -, en liquide, pour pouvoir exploiter 200 000 hectares
de mieux. [...] Les dernières vraies forêts primaires [...] auront disparu d'ici cinq
ans 103».
Une nuée de camions dévalent vers les ports, surchargés de grumes. Ils saccagent
tout ou presque sur leur passage, y compris, fréquemment, les vies humaines des
passants. En 1998, le député René Bomokou Nkono en avait bloqué quinze,
appartenant à la société SESAM. Il exigeait la réfection des ponts. Il est mort
subitement huit jours plus tard, le 27 mai. Les grumiers ont pu repartir, sur les
pistes défoncées. La Caisse française de développement s’est ouverte à SESAM
d’un prêt de 12,6 millions de francs...
Les rentes pétrolière, forestière et ludique s’abstraient le plus possible du sort de
la population 104. Le budget public de santé représente 1 % du PIB. On ne compte que
7 médecins pour 100 000 habitants, l’espérance de vie n’est que de 55 ans.
Seulement la moitié des enfants sont vaccinés contre la tuberculose et 43 % contre la
rougeole, meurtrière. 38 % des enfants n’ont pas accès à l’école primaire. Le
classement du Cameroun à l’Indicateur du développement humain (IDH) le fait
reculer de 11 places par rapport à celui que devrait lui valoir son revenu 105.
Le pressoir est bien rodé. Mais, tel un grain de sable, une certaine presse
s’obstine à être libre. Ce n’est pourtant pas faute, pour le régime, d’employer tous
les moyens disponibles, y compris les plus brutaux. Il multiplie les interdictions de
paraître, les amendes et les emprisonnements à l’égard des journalistes et journaux
récalcitrants (Le Messager, Le Nouvel Indépendant, Cameroon Post, La Nouvelle
Expression, etc.).
L’incessante persécution du Messager et de son directeur Pius Njawé est
symptomatique. Le comble a été atteint quand ce dernier a été condamné à deux ans
de prison pour avoir fait état d'un léger malaise (cardiaque ?) de Paul Biya, qui
assistait à un match de football. Autrement dit, le régime se sent si fragile que le seul
rappel de la faiblesse humaine de son chef est une atteinte à la sûreté nationale.
Emprisonné le 22 décembre 1997, Pius Njawé a fini par être gracié, sous la pression
internationale 106. Je reviendrai sur son combat.
Selon lui, la vraie raison de son incarcération, et des tentatives d’assassinat qu’il
a connues en prison, ne tient pas à l’état de santé présidentiel. Sollicité d’intervenir
. Elle se plaît aussi à s’auto-désigner comme La putain de la République, titre de sa confession publiée à grand bruit
chez Calmann-Lévy (1998), sous le contrôle des avocats de Roland Dumas. Mongo Béti n’est donc pas insultant
puisqu’Elf et la France (en la personne du président du Conseil constitutionnel) étalent jusque dans les kiosques leur
manque total de scrupules.
103
. Jean-Pierre Edin, de retour d'une mission d'étude au Cameroun. Interview à Politis du 30/07/1998. Ces
observations édifiantes renforcent la pertinence, ou l'impertinence, de la campagne De quel bois bricolons-nous ?,
animée par Agir ici.
104
. Fin 1999, le FMI en est encore à réclamer le transfert automatique des recettes pétrolières dans le budget de l’État.
Ce qui n’empêche pas la France d’accorder au même moment un “prêt” de 250 millions à ce budget-passoire, « pour
payer les échéances de la dette intérieure et extérieure ». C’est-à-dire compenser les pertes du “pipeline” financier
camerouno-français. (Cf. AE, 16/12/1999).
105
. Cf. PNUD 1999.
106
. Pas celle de l’Élysée, apparemment. Venu rencontrer Jacques Chirac au printemps 1998, Paul Biya a vu fuser, sur
le perron du “Château”, les questions de journalistes sur le sort de leur confrère camerounais. « Hors sujet ! », a coupé
Chirac.
102
en sa faveur, l’ambassadeur de France a dit qu’il n’aiderait pas un adversaire de la
« démocratie apaisée », et donc un opposant à la politique française. Le Messager
avait le tort de gêner les tentatives de récupération d’une partie de la classe politique
camerounaise, assommée par la série de scrutins tronqués de 1997.
En juillet 1999, Jacques Chirac croit nécessaire de venir honorer ce régime
tricheur et corrompu, jusqu’au tréfonds. Les deux résistants Njawé et Béti ne
mâchent pas leurs mots dans la presse parisienne. Il faut bien voir que leurs propos
dépassent leurs seules personnes, et celle du Président. Ils touchent aussi cette
majorité de Français qui s’accommodent des mœurs africaines de l’Élysée :
« Jacques Chirac, dit-on, arrive au Cameroun avec 35 hommes d’affaires français
dont la plupart sont engagés dans le processus de privatisation des entreprises au
Cameroun. Chirac s’apparente ainsi, par ce voyage, à un gouverneur de colonies
qui viendrait faire un tour d’inspection de ses propriétés. [...]
Quand on entend le président français dire qu’il faut respecter le rythme de
l’Afrique par rapport à la démocratie [le 21 juillet 1999 à Conakry] , [...] pour moi,
c’est une injure au continent. [...] [Je l’invite à] venir faire un tour [dans les prisons
camerounaises] . Il verrait alors ce qu’il en est de l’État de droit en Afrique ». (Pius
Njawé 107)
« Comment est-il possible que, cinq ans à peine après le Rwanda, un dirigeant
français poursuive en Afrique la même politique génératrice de génocides ? [...]
Jacques Chirac [...] courtise les Milosevic locaux [...]. Interdire la carte d’électeur à
un citoyen dont le nom a une consonance fortement bamiléké, comme le fait notre
Milosevic local, Paul Biya, à toutes les élections, n’est-ce pas de l’exclusion
ethnique ? [...] Déterminer les résultats d’une élection avant même sa tenue,
fomenter des insurrections artificielles mais sanglantes dans une province connue
pour son hostilité au président, embastiller un rival potentiel à l’élection
présidentielle, n’est-ce pas le fait d’un disciple de Milosevic ? [...]
Jacques Chirac [...] déclara un jour à Abidjan que la démocratie est un luxe pour
les Africains. [...]. Il vient conforter les dictatures du pré carré, chiens de garde des
intérêts les plus sordides des capitalistes de l’Hexagone. [...] Ni notre philosophie,
ni nos sentiments ne sont compatibles avec ceux du président français Jacques
Chirac ». (Mongo Béti 108).
Pour beaucoup d’Africains, les “rencontres” officielles entre chefs d’État
français et africains mettent en scène des “dialogues” aussi pipés que les scrutins
qu'ils coproduisent.
Eyadéma notre amour
Je ne puis ici reprendre depuis le départ cette longue histoire d’amour. J’ai
raconté dans La Françafrique comment les Foccartiens avaient exploité le
ressentiment des sous-officiers de l’armée coloniale contre le premier Président élu
du Togo, Sylvanus Olympio. Comment il fut assassiné le 13 janvier 1963 par l’un
de ces militaires franco-togolais, le sergent Étienne Gnassingbé Eyadéma, à peine
rentré de la guerre d’Algérie. Comment, dès lors, plus rien ne rompit le pacte de
sang ainsi scellé, plus rien n’empêcha le soudard de conquérir, dominer, pressurer
son pays. Tout va baigner avec ce chef d'État galonné, « parce que joue en
permanence, chez l'ancien sous-officier de l'armée française, une profonde
francophilie, un patriotisme français, pourrait-on dire », s'extasie Jacques
Foccart 109.
Trente-six ans après l’assassinat de Sylvanus Olympio, le sergent devenu général
reste le dictateur du Togo. Il a pris Mobutu pour modèle de “gestion” économique et
politique. Militairement, il se laisse conseiller comme Mobutu par le général
Jeannou Lacaze. Il s’est forgé une garde prétorienne de quatorze mille hommes,
issue à 80 % de sa région, au Nord, et commandée par des parents. À plusieurs
reprises, cette armée a brisé la revendication démocratique. Dans l’intervalle, elle
. Interview à La Croix du 22/07/1999.
. “Rebond” à Libération du 24/07/1999.
. Foccart parle, tome II, Fayard/Jeune Afrique, 1997, p. 152.
107
108
109
entretient la terreur par ses “escadrons de la mort” 110.
Abondamment équipée par la France, elle est encadrée par une soixantaine
d'instructeurs et conseillers militaires français - pour ne pas dire décideurs. Un tel
séjour doit être une référence puisque nombre d’officiers passés par le Togo ont
ensuite exercé de hautes responsabilités dans l'armée française. La référence n’est
pas vraiment républicaine : longtemps dirigée par un Français, l'école militaire de
Pya (le village natal du général Eyadéma), recrute et forme en grande majorité des
éléments issus de l'ethnie présidentielle 111.
Lorsqu’en 1991 l’armée d’Eyadéma massacre les partisans de la démocratie, la
coopération militaire est officiellement coupée, mais continue de fait à encadrer la
troupe liberticide. L'attaché militaire français à la Présidence togolaise est un
moment rappelé en France : il demande sa mise en disponibilité, puis retourne au
Togo à titre “privé”, redevenant l'un des plus proches collaborateurs du général
Eyadéma 112.
S’ajoutent à cela les initiatives classiques des ex-gendarmes de l’Élysée. Robert
Montoya, mis en cause dans une des nombreuses “écoutes parallèles” de l’ère
Mitterrand, a fondé Securance International, un groupe de sécurité fort d’un demimillier d’hommes. Dans leur ouvrage Mercenaires S.A., les deux journalistes
Philippe Chapleau et François Misser écrivent qu’il s’est spécialisé « dans une série
de services fort prisés par la dictature du général Gnassingbé Eyadéma. Au nombre
de ces services : les écoutes téléphoniques d'opposants [...]. Le régime togolais lui
doit la formation de troupes anti-émeutes et leur équipement en matraques
électriques 113». Dès septembre 1994, La Lettre du Continent annonçait que
Securance allait monter pour le général-président « un véritable “Service action”
avec une cellule de renseignements extérieurs. Quatre spécialistes français formeront
une vingtaine d’officiers togolais détachés de la garde présidentielle. [...] La DGSE
togolaise aura sans aucun doute une vocation régionale 114». Sans le moindre
assentiment, bien sûr, d’une quelconque autorité française, civile ou militaire.
Économiquement, le Togo est sinistré. L’Office togolais des phosphates, qui
hérite de la principale richesse du pays, a été branché sur une vingtaine de sociétésécrans, domiciliées dans des paradis fiscaux 115. En 1985, certains estimaient déjà à
une trentaine de milliards de francs la cagnotte ainsi détournée. Les finances de
l'État, les entreprises publiques et les monopoles privés sont largement accaparés par
le clan présidentiel et par l'ethnie Kabiyè. Avec une telle gestion, on comprend que le
Togo ait eu son lot d’“éléphants blancs”, ces coûteux projets abandonnés ou ruinés,
et qu’il soit surendetté.
Le taux de vaccination contre la rougeole n’est que de 38%. Et il n’y a que 6
médecins pour 100 000 habitants 116. Eyadéma n’en est pas gêné. Il rejoint
fréquemment sa luxueuse demeure parisienne, pour rencontrer ses amis et le cas
échéant se faire soigner.
Inversement, Lomé est très appréciée des hommes politiques français en période
pré-électorale. L'ex-ministre de l'Intérieur Charles Pasqua est le plus remarqué.
Jean-Christophe Mitterrand et son entourage affectionnaient particulièrement le
Togo et son général en chef. Quant à Jacques Chirac, il déclarait en 1992 qu'il avait
avec Gnassingbé Eyadéma des relations téléphoniques quasi quotidiennes 117. Pour
phosphorer de concert ?
. La tristement célèbre unité Pigeons, l'un des principaux fournisseurs de ces “escadrons de la mort”, a été formée en
1988 par une mission spéciale de la coopération militaire française - le futur DAMI, qui “s’illustrera” au Rwanda.
D'après Les Nouvelles du Togo, 16/12/1994. Pour ce paragraphe, cf. Stephen Ellis, Rumour and power in Togo, in
Africa, 63 (4), 1993, p. 464 et 473 ; Agir ici et Survie, L'Afrique à Biarritz, Karthala, 1995, p. 68-71.
111
. Cf. Le général Eyadéma, l'ami retrouvé, in La Croix du 13/09/1994 ; Philippe Demenet, Les coulisses d'une
réunion de famille, in Croissance, 12/1994 ; Agir ici et Survie, L'Afrique à Biarritz, op. cit., p. 74.
112
. D'après Jean Dégli, in L'Afrique à Biarritz, op. cit., p. 76.
113
. Mercenaires S.A., op. cit., p. 163-164.
114
. Une DGSE togolaise, 29/09/1994. Je tiens à aviser le lecteur du point de vue de Robert Montoya : il dément
systématiquement ce qui est écrit sur son compte, et intente ou menace d’intenter un procès en diffamation. Cet
entrepreneur ne doit pas aimer la publicité, ce gen-d’arme ne doit plus être fier d’en porter.
115
. D’après La Tribune des démocrates (Togo) du 29/11/1994 (qui fournit l'organigramme de ces sociétés).
116
. Cf. PNUD 1999.
117
. Cf. Géraldine Faes, Foccart : la cellule élargie, in Jeune Afrique du 06/10/1994.
110
Les bonnes relations franco-togolaises sont lissées par une coûteuse batterie de
conseillers en image et relations publiques, qu’il serait trop long d’énumérer. Après
l’agence BK2F d’Alexis Beresnikoff 118, également prestataire de Denis Sassou
Nguesso, la société Image et stratégie de Thierry Saussez et François Blanchard a
été chargée de dorer le profil du Président-général. Elle a trouvé un moyen inédit de
vanter le caractère “démocratique” d'une dictature invétérée. Dans une campagne
destinée aux médias occidentaux, elle a développé l'argument suivant : l'existence de
quelques journaux d'opposition démontre la liberté d'expression qui règne au Togo...
Les rédactions des journaux traqués, ou fermés comme La Tribune des démocrates
et Kpakpa, ont apprécié. On imagine Brejnev se targuant de n'avoir pas liquidé
Sakharov...
Mais il ne faut s’étonner de rien avec François Blanchard, capable de déclarer à
dix jours d’intervalle : « J’ai jadis vendu des assiettes et des tissus. Aujourd’hui, je
vends des chefs d’État. Ce qui compte, c’est l’emballage ». « Si je travaille avec le
président Eyadéma, [...] c’est pour seconder à ma manière un homme d’État que je
respecte. Et aider, à travers lui, la population du Togo 119».
Se joignent à ce concert flatteur une série d’habitués de Kara, le fief d’Eyadéma.
Celui-ci y reçoit à grands frais, surtout le 13 janvier, fête nationale : il a eu le bon
goût de la fixer le jour anniversaire de l’assassinat de Sylvanus Olympio. L’ancien
ministre de la Coopération Bernard Debré est le groupie le plus assidu, paradant en
limousine au côté de son ami président. « C'est une histoire presque d'amour entre
la France et le Togo, entre ma famille et la vôtre », s’exclamait-il en 1998. Lors du
sommet de la Francophonie à Hanoï, le président du Conseil constitutionnel, Roland
Dumas, avait délicieusement résumé cette atmosphère bon enfant :
« Le Président de la République du Togo, c'est un ami de la France de longue
date, c'est un ami personnel. [...] Le président Eyadéma [...] a employé une
expression que je trouve très originale : “La Francophonie est une grande famille”.
[...] Ensuite [...] nous avons évoqué le Droit constitutionnel [...]. Et je dis que nous
étions sur un terrain de communion, c'est-à-dire que le président de la République
togolaise veille vraiment au respect de l'État de droit ».
On a envie de scander : Dumas / Eyadéma / même combat / pour l’État de droit !
Le droit d’arrondir nos patrimoines familiaux en toute innocence, de fantasmer la
communion privée de notre enfance, de jouer sur les mots de la douce France. Et
d’imposer aux jaloux le silence.
Ah, si certains n’étaient pas obsédés par un droit incongru, la “démocratie” ! En
1990, au Bénin voisin, une Conférence nationale souveraine “remercie” le généralprésident Mathieu Kerekou. Son homologue togolais essuie une rafale de
manifestations pro-démocratiques. Il réprime et temporise. Il trouve finalement le
moyen de remporter, quasiment par forfait, l’élection présidentielle de 1993. Son
rival le plus dangereux Gilchrist Olympio (le fils de Sylvanus) a été dissuadé de se
présenter, par les manœuvres juridiques de Charles Debbasch, le juriste de famille,
puis par l’envoi d’un commando d’assassins. Leur raid tue plusieurs membres de
l’entourage du candidat, mais ne fait que blesser ce dernier 120. Vainqueur par KO
d’une élection-canon, le général fait triompher une logique martiale : le chef de
l’État-major est a fortiori chef de l’État-tout-court. Il parvient à dompter
l’Assemblée nationale par la carotte et le bâton, en proposant prébendes ou
agressions.
Pour le scrutin présidentiel de 1998, Gnassingbé Eyadéma et son aréopage de
conseillers français souhaitaient un remake. Mais le Commissaire européen au
développement Pinheiro ne l’entendait pas ainsi. Malgré les pressions françaises, il
conditionnait la reprise des subventions de Bruxelles à « l'organisation
. Cf. La Françafrique, p. 124.
. Propos tenus sur RFI le 30/11/1998 et au Figaro du 09/12/1998. Les journalistes qu’emmène Blanchard en
Afrique chez ses amis chefs d’État sont tout à fait « emballés » : caviar, langouste, champagne rosé... (Le Canard
enchaîné, 02/12/1998). Les Togolais paient l’addition : « Les tarifs [des communicants politiques] sont deux à trois
fois plus élevés qu’en France », explique un spécialiste dans Le Monde du 28/11/1998.
120
. Cf. La Françafrique, p. 124-125.
118
119
transparente de l'élection 121».
Le régime fait mine d’obtempérer. Les publicitaires “de gauche” Jacques Séguéla
et Claude Marti sont chargés de communiquer l'image d'un scrutin parfaitement
démocratique et limpide - dissimulant une vaste opération de fraude sous l’apparente
confusion de l'organisation. Au fil des scrutins, la Françafrique a appris à monter
des scénarios sophistiqués. Voici « Togo 98 ».
Invités, les observateurs internationaux verront ici et là des électeurs, des urnes et
des bulletins, sans savoir comment le tout sera traité. Certains, dont un bataillon de
juristes français choyé depuis longtemps par le général-président 122, n'iront pas se
plaindre. Comme lors des scrutins précédents, ils se rendront plutôt dans les studios
de la télévision nationale pour y louer le parfait démocrate. Aux autres, on ne
laissera ni le temps ni les moyens d'enquêter. Pluvieux, le mois de juin est d'ailleurs
la meilleure période pour limiter les déplacements intempestifs.
Au pouvoir depuis plus de trois décennies, Eyadéma aurait eu le temps de
confectionner les listes électorales. Elles ne sont pas prêtes fin mai 1998, retardant
d'autant l'envoi des cartes d'électeurs pour le scrutin du 21 juin. En particulier les
cartes destinées aux quartiers, régions ou milieux mal-pensants.
L’opposition, cependant, n’a qu’un accès dérisoire aux médias. Elle est
pratiquement interdite de campagne dans le nord du pays. Le président peut donc en
toute assurance annoncer à des interlocuteurs choisis le résultat du futur scrutin :
55 % à 60 % pour lui, et le solde pour ses challengers 123. Le moins possible pour
Gilchrist Olympio, le revenant.
Le 21 juin, comme prévu, la machine à frauder et à tordre les résultats fonctionne
à plein. Dès le lendemain, le pouvoir annonce que le candidat officiel est élu au
premier tour. Le 24, le ministère de l'Intérieur donne le score exact d'Eyadéma :
52,13 % des voix. Le directeur de campagne du général a raté un épisode. Il déclare
le lendemain : « Le décompte des voix est bien avancé »...
Avant même le scrutin, les obstacles à la libre expression du vote s’avéraient tels
que les observateurs de l'Union européenne jugeaient impossible que l’élection offre
« les garanties de transparence requises ». Des garanties pour desquelles l'Europe
avait versé 12 millions de francs.
Pourtant, l'imprévu advient : un raz-de-marée en faveur de Gilchrist Olympio, le
fils du président assassiné par Eyadéma. Comme un ouragan d'aspiration à la
légitimité. À Lomé, Gilchrist obtient 80 % des voix 124. Il domine largement dans le
Sud, beaucoup plus peuplé, mais mord aussi sur l’électorat du Nord. Et jusque dans
les rangs des militaires !
D’urgence, il faut transformer en matraquage la fraude subtile programmée. Le
parti au pouvoir dénonce la Commission électorale nationale (CEN), que le régime
avait lui-même installée. Le ministère de l'Intérieur arrache à la CEN le décompte
des voix. Et l'on commence, littéralement, à cogner : le siège de l'UFC (Union des
forces de changement, le parti d'Olympio) est saccagé et incendié par les forces de
“l'ordre” ; son vice-président, septuagénaire, a le crâne fracturé. L’armée, on le
saura plus tard, subit une purge sanglante.
Dans la capitale, les manifestants défilent jusque devant l'ambassade de France,
aux cris d'« Eyadéma voleur, la France complice ! ». Dans d'autres localités,
l'armée tire à balles réelles. Trop peu complaisant, le chef des observateurs
européens est lui-même arrêté, un bref moment.
Le budget alloué à l'agence de publicité Euro RSCG 125 aura été gaspillé : le
. Cité par L'autre Afrique du 12/11/1997.
. L’Observatoire international de la démocratie : le nom de cet organisme est en soi une escroquerie. Créé par
Charles Debbasch et le fan-club d'Eyadéma, il envoie en vacances dans les fiefs dictatoriaux de la Françafrique des
avocats et universitaires français qui n’observent rien d’important, et cautionnent par leur présence des scrutins
truqués - au mépris de la démocratie.
123
. Cf. Le tiercé électoral de Gnassingbé Eyadéma, in LdC du 07/05/1998.
124
. Selon Th. Sotinel, Le général Eyadéma a été proclamé vainqueur du scrutin présidentiel au Togo, in Le Monde
du 25/06/1998.
125
. Fondée par Jacques Séguéla, cette agence de publicité a chèrement animé les campagnes présidentielles des
dictateurs togolais et gabonais Eyadéma et Bongo. Pour propulser sa liste aux élections européennes, c’est aussi EuroRSCG que le Parti socialiste a choisi (cf. L’Express et Le Canard enchaîné, des 18 et 24/02/1999). Il n’a pas craint,
visiblement, le rapprochement avec les figures ou les bilans d’Eyadéma et de Bongo, les présumant inconnus de son
121
122
dictateur togolais a bel et bien raté son examen de passage. L'interruption de la
procédure normale de décompte des voix vaut aveu de sa défaite dans les urnes face
à Gilchrist Olympio - une défaite qu’il admet d’ailleurs devant un visiteur français 126.
La somme des fraudes, truquages et omissions relevés par les observateurs de
l'Union européenne dans leur rapport officiel est édifiante. Un rapport officieux
serait encore plus clair : Olympio est l’élu du peuple togolais.
Affirmer, comme Libération le 14 août, qu'il a « tout fait pour pousser à la
guerre civile » parce qu'« il s'est autoproclamé vainqueur » rejoint curieusement le
raisonnement des partisans du général : ils avaient averti que l'armée togolaise
ressentirait comme une provocation la défaite électorale de son chef. Pourquoi,
alors, prendre le risque d'un scrutin ?
L'Union européenne, qui l'a favorisé, reste cohérente : elle n'avalise pas le résultat
de l'élection avortée. Du coup, Paris fait profil bas. Durant quelques mois, la
Françafrique reste comme interdite devant la vox populi. Pendant l’été, la population
togolaise participe massivement à des journées « Ville morte, Togo mort ».
Tandis qu’en coulisse les escadrons de la mort exécutent plus d’une centaine de
gêneurs, le pouvoir soumet l’opposition au chantage de la « démocratie apaisée 127» :
« Soit vous poursuivez les manifestations dans la rue, mais vous vous essoufflerez et
vous serez matés, soit vous négociez, ce qui veut dire que vous me reconnaissez.
Alors, bien des arrangements seront possibles » 128. L’opposition a résisté un an. Elle
a boycotté les élections législatives de mars 1999, qui n’offraient pas la moindre
garantie.
Mais Jacques Chirac et Gnassingbé Eyadéma forment un couple indissociable.
Ce qui les rapproche est beaucoup plus fort que ce qui devrait les opposer. Le
dictateur désavoué par les Togolais est le premier reçu à l’Élysée lors du ballet de
rendez-vous précédant le Sommet franco-africain du Louvre, fin novembre 1998. Et
le duo présidentiel, aux anges, irradie les photos officielles. Eyadéma n’aura pas fait
le voyage pour rien.
Plus surprenante a été l’intervention du socialiste Michel Rocard, venu à Lomé
s’afficher auprès d’Eyadéma lors de la parodie électorale de mars 1999 (« Nous
sommes liés d’amitié 129») et de désavouer l’opposition, qui demandait le report d’un
scrutin exposé à toutes les manipulations. Je reviendrai plus tard 130 sur cette
étonnante manifestation de solidarité de l’ancien Premier ministre, alors président de
la commission Développement du Parlement européen.
Finalement, l’opposition togolaise a dû s’incliner devant le rapport de force,
militaire et financier, et accorder à Eyadéma le 29 juillet 1999 ce nouveau mandat de
cinq ans qu’il avait extorqué. Contre la promesse qu’il ne se représenterait plus en
2003, et qu’un nouveau scrutin législatif serait organisé dès l’an 2000. Nous
n’avons pas à juger cet accord, largement contraint. Mais la France souhaitait
transformer en triomphe diplomatique ce déni de démocratie. D’autant qu’elle avait
électorat. Les auteurs d’un tel choix ne peuvent cependant éluder deux questions :
- La communication politique est-elle désormais exclusive de toute déontologie ? Si oui, il serait intéressant
d’expliquer au public ce bond en avant. Si non, peut-on alternativement vendre un despote et un parti démocratique, se
moquer du résultat des urnes et se flatter de l’honorer ?
- Il fut un temps où les caisses de quelques grands courants du PS communiquaient avec celles d’Eyadéma et surtout
de Bongo. Le partage d’une même agence de communication est-il le meilleur gage de la rupture de ces circuits ?
126
. Témoignage.
127
. S’exprimant mi-octobre lors d’une allocution devant l’Assemblée nationale, le Premier ministre Kwassi Klutse
parle explicitement de « cette démocratie apaisée que nous appelons de tous nos vœux » (Togo-Presse, 16/10/1998
).
128
. À sa manière, le roman très célébré d’Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages (Seuil, 1998)
concourt à ce cynisme. De manière transparente, il raconte l’histoire du général Eyadéma, présenté comme un illustre
héritier de la confrérie des “chasseurs”. Il donne à comprendre, “de l’intérieur”, les ressorts d’une politique à la fois
clanique et magique. Certes, Kourouma ne cache pas la cruauté de son héros. Mais, vers la fin, son propos ne
ressemble plus du tout à celui d’un romancier (à moins que nous n’ayons rien compris). Le récit discrédite la
revendication des démocrates togolais, réduits à des « descendants des affranchis brésiliens », « des personnes
extrinsèques aux hommes et aux mœurs du pays et de l’Afrique ». On n’est pas loin d’un certain intégrisme de
l’“authenticité”, comme on le trouve dans certaines mouvances flamandes ou bretonnantes - qui jadis sympathisèrent
avec le nazisme.
La légitimité du pouvoir en Afrique ne pourra s’établir que sur la base des valeurs de civilisation de ce continent.
Mais à trop vouloir les protéger du vent du large, on obtient l’inverse du but recherché : une aliénation plus grande
encore, interne et externe. Le faucon Eyadéma ou le léopard Mobutu sont de tristes totems.
129
. Cité par Togo-Presse du 18/03/1999.
130
. Au chapitre 23.
su impliquer l’Union européenne dans les tractations : finalement, celle-ci a
cautionné ce qu’elle avait d’abord dénoncé.
Le voyage de Jacques Chirac à Lomé, en juillet 1999, devait permettre d’asseoir
définitivement l’image d’un président togolais respectable. Patatras ! Dans un
rapport publié le 5 mai (Togo, État de terreur), Amnesty International indique que,
selon ses enquêteurs, des centaines de personnes, dont des militaires, ont été
exécutées de manière extrajudiciaire en juin 1998 par le régime du général Eyadéma.
Les corps ont été vus en haute mer par des pêcheurs, après beaucoup de
mouvements inhabituels d’avions et d’hélicoptères. Des aéronefs entretenus grâce à
la coopération militaire française.
L’affaire nous renvoie vingt ans en arrière : elle évoque les crimes de la junte
argentine, de sinistre mémoire, jetant d’avion dans la mer les corps de ses opposants
torturés. Sauf qu’il s’agit ici d’un régime totalement dépendant de la France pour la
logistique de son armée, et partiellement pour son encadrement.
Amnesty signale aussi qu’un haut responsable de la gendarmerie togolaise,
accusé d’avoir ordonné des tortures, a été décoré en avril 1998, par la France, de
l’Ordre national du mérite. Et qu’un capitaine de gendarmerie, également accusé de
torture, est venu suivre une formation en France.
Les faits sont furieusement contestés par le régime togolais. Il mobilise un
quarteron d’avocats, derrière l’ineffable Jacques Vergès, pour porter plainte contre
Amnesty et son Secrétaire général sénégalais Pierre Sané - paradoxalement affublé
de sobriquets racistes. Il arrête des militants des droits de l’homme, torture durant
plusieurs jours un membre d’Amnesty-Nigeria, Ameen Ayodele. Mais l’association
persiste et signe. Selon ses représentants, il s’agit de l’une des enquêtes les plus
sérieuses qu’elle ait jamais menées. Peu de temps après, d’ailleurs, un reportage de
Patrick de Saint-Exupéry vient corroborer la plupart des éléments du rapport (sauf
un, le type d’avion qui aurait été utilisé pour les largages) 131. Il est suivi d’une
magistrale investigation de la Ligue des droits de l’homme du Bénin, d’autant plus
courageuse que le président Kerekou se montre, en l’affaire, totalement solidaire de
son voisin togolais.
La Ligue a refait l’enquête dans les villages de pêcheurs béninois. Leurs
habitants ont vu beaucoup de cadavres d’hommes presque nus, en slip, venant de
l’Ouest (côté Togo), poussés par le vent Afoutou. Ces épaves macabres dérivaient
après des bruits d’avion en provenance du Togo. Les villageois déclarent avoir
pêché et enterré les cadavres. À Dokloboué, un enfant de huit ans a trouvé un
cadavre menotté, qui présentait des traces de torture. Un jour, les pêcheurs de
Gbeffa-Agonninkanmè ont vu arriver au moins 60 cadavres. Etc. 132.
Mais les nombreux amis français d’Eyadéma ne peuvent admettre que l’on
ternisse leur idole : « Toutes les personnes de bon sens présentes comme moi-même
en qualité d’observateurs officiels pendant cette période [électorale de juin 1998]
sont obligées de se demander si elles ont rêvé, [...] sans rien voir, rien entendre, [...
] concluant à la bonne santé de la démocratie au Togo », s'interroge le
parlementaire européen Jean-Antoine Giansily, président du groupe d’amitié EuropeTogo 133.
La réponse est : oui ! Ces « observateurs » devraient un jour admettre que, s’ils
sont si royalement traités, si agréablement pilotés, loin de certains lieux et moments,
c’est pour ne rien voir ni entendre qui puisse chagriner leur hôte 134. Plutôt que de
cesser de rêver, le député européen préfère croire au complot du « Moloch
médiatique », à un coup tordu des ex-puissances coloniales britannique et
allemande, rivales de la France. Amnesty serait leur instrument.
Jacques Chirac ne demandait qu’à distiller ce langage volontariste, ce
françafricanly correct. « Peut-être s’agit-il là, dans une large mesure, d’une
opération de manipulation », choisit-il de déclarer à son départ de Lomé, le 23
. Les fantômes du président Eyadéma, in Le Figaro du 01/07/1999.
. Rapport d’enquête de la L.D.H. sur le dossier des “cadavres” togolais, 19/07/1999.
133
. In Le Figaro du 20/07/1999.
134
. Cf. Observatoire permanent de la Coopération française, Rapport 1997, L’observation internationale des
élections en Afrique (p. 69-156).
131
132
juillet 1999. En guise d’au revoir au collègue Eyadéma qui, durant 36 heures, l’a
submergé de protestations d’amitié.
La Françafrique a tort de se représenter Amnesty à son image, manipulatrice.
Piquée dans son honneur militant, l’association n’a pas fini de lui chercher noise.
Fait assez exceptionnel, elle lance une campagne pour demander la suspension de la
coopération avec l’armée togolaise, suspectée de trop nombreuses “disparitions”. Le
président du groupe socialiste, Jean-Marc Ayrault, s’y déclare favorable. Son
collègue Jacques Floch interroge le ministre des Affaires étrangères.
Hubert Védrine répond 135 en rappelant le « gel » de la coopération bilatérale
décidé par l’Union européenne. Un gel que la France a appliqué en interrompant
scrupuleusement « tous les projets de coopération nouveaux, à l’exception de ceux
bénéficiant directement à la population ». La coopération militaire franco-togolaise
n’est pas franchement nouvelle. Elle a donc continué comme avant. « Nos assistants
militaires », poursuit le ministre, restent « placés auprès des forces armées
togolaises pour renforcer leurs capacités »... de dissuasion politique. Le 28 juin
1999, deux hélicoptères togolais se sont posés en catastrophe au Ghana. Selon toute
vraisemblance, ils surveillaient d’éventuelles velléités militaires de groupes armés
d’opposition. À bord, trois coopérants militaires français... 136
Dans sa polémique contre Amnesty, Eyadéma a reçu des soutiens plus ou moins
attendus. La Grande Loge nationale de France (GLNF) a ouvert dix loges au Togo.
Elle se flatte d’y compter parmi ses membres le Premier ministre et plusieurs
membres de son cabinet. Elle a une interprétation très euphémique de la purge
militaire de 1998 : « Récemment, le gouvernement a eu beaucoup de problèmes avec
les forces militaires mais il a réussi à maintenir la démocratie sans utiliser la
force 137». S’exprimant dans les pages opinion de Libération (“Rebonds”) 138, le
journaliste maison Stephen Smith écrit imprudemment : « Toutes les affirmations
[du rapport d’Amnesty] n’ont pas été vérifiées avec soin. [...] Des “centaines” de
Togolais ont été exécutés entre juin et août 1998 [...] ? Si c’est vrai, nous devrons
tous rendre notre tablier, pour faute professionnelle grave ». Et de conclure : « Le
Togo réel [...] est en si piteux état parce que la main armée d’Eyadéma l’agrippe
mais, aussi, parce que l’opposition n’est pas porteuse de démocratisation ».
Autrement dit, Amnesty ferait un trop beau cadeau à l’opposition, et spécialement à
Gilchrist Olympio exilé à Londres, pour que ce ne soit pas suspect. Pour sa part,
Eyadéma a jugé plus prudent de “suspendre” ses plaintes contre Amnesty...
Toute cette agitation autour du Togo a un morceau d’explication. Les
Norvégiens ont trouvé des indices de pétrole et de gaz au large de Lomé 139. Mais ce
n’est pas ce que cherchait Amnesty à cet endroit. Plutôt les traces de militaires qui
se seraient opposés au coup d’État électoral de juin 1998. Et dont la mémoire ne
mérite pas d’entrer, à son tour, dans les oubliettes franco-togolaises.
. Journal Officiel du 15/07/1999.
. D’après Togo. L’affaire des hélicoptères, in LdC du 15/07/1999.
137
. Site Internet GLNF, 22/10/1999.
138
. Du 19/05/1999.
139
. Cf. En attendant le pétrole, in LdC du 18/02/1999.
135
136
10. Scrutins de pacotille à Libreville et Djibouti.
« Omar Bongo [...] est pour moi un ami de longue date et qui [...] a
témoigné de sa fidélité à nos idéaux communs et à notre engagement
commun pour une certaine idée franco-africaine »
Jacques Chirac, allocution à Libreville le 22 juillet 1995.
Le chantage à la « démocratie apaisée » n’est pas toujours aussi clair qu’au
Cameroun et au Togo. Le principe est toujours le même : une élection truquée ou
tronquée avec l’aide et la bénédiction de la France oblige un peuple à conserver les
mêmes dirigeants ou le même régime, même s’il veut voter contre. Mais les
modalités d’application diffèrent. Avec le Gabon et Djibouti, pays de taille plus
modeste, on va vite aux solutions caricaturales : l’anesthésie par l’argent ou la
brutalisation sans vergogne.
« Il faut sauver le soldat Bongo »
Pour un peu plus d’un million d’habitants, le Gabon dispose de richesses
exceptionnelles : pétrole, uranium, bois, manganèse. Pourtant, leur pillage est si
intense qu’en termes de santé publique, cet État est plus mal classé que certains des
pays les plus pauvres de la planète : on n’y compte que 19 médecins pour 100 000
habitants, l’espérance de vie n’est que de 52 ans, seulement 38 % des enfants sont
vaccinés contre la rougeole - contre une moyenne de 79 % dans les pays en
développement 140. Un enfant sur sept meurt avant l’âge de cinq ans. Quant à la
politique d’éducation, elle a laissé analphabète plus d’un tiers des adultes. Le rang
du Gabon à l’Indicateur du développement humain (IDH) le fait reculer de 71 places
par rapport à un classement seulement basé sur la production par habitant !
Le président Omar Bongo, comme toute la Françafrique dont l’IDH mesure la
gestion ruineuse, déteste cet indicateur établi depuis 1991 par le Programme des
Nations-unies pour le développement (PNUD). En 1995, dans son discours
d’ouverture au Sommet francophone de Cotonou, il a suggéré que la Francophonie
fabrique son propre indice du développement. Outre la production (PIB) par
habitant, l'IDH intègre l'effort d'éducation et l'espérance de vie - qui ne sont pas
vraiment des priorités des gouvernements “aidés” et protégés par la France. Si l'on
agrégeait dans un Indice de jouissance françafricaine une mesure de l'évasion des
capitaux, la concentration des lieux de naissance des membres de la Garde
présidentielle et le pourcentage de non-imposition effective des plus gros revenus,
nul doute que le Gabon ou le Togo reviendraient dans le peloton de tête.
Je ne puis développer ici les circuits de dilapidation des ressources du Gabon,
œuvre conjointe d'Omar Bongo et de ses nombreux amis français - dans cette
« indivision » chère au Monsieur Afrique d’Elf, André Tarallo. Ces circuits ont déjà
été suggérés à propos du Congo-Brazzaville, j’y reviendrai dans le chapitre sur Elf,
et ce ne sera encore qu’un baril dans un océan de pétrole. Les juges Éva Joly et
Laurence Vichnievsky essaient de ne pas s’y noyer. Secourable, le magistrat suisse
Paul Perraudin leur envoie régulièrement des bouées de sauvetage - que Bongo
estime être plutôt des brûlots.
Je ne raconterai pas non plus, comme dans La Françafrique 141, l’ascension du
sous-officier Albert Bongo au rang de “Grand-maître” de la Françafrique et de ses
Loges : le voici P-DG d’un pays 142, le Gabon, considéré par Foccart et ses
successeurs comme une plate-forme militaire, pétrolière et financière de tout premier
plan. L’émir Omar. Il faut garder cette plate-forme, et les réseaux franco-africains
persistent à penser qu’il en est le meilleur gardien. Gabon = Bongo continue d’être
en Françafrique une équation première.
Dans les années quatre-vingt, Omar Bongo s’est mis à traiter en direct avec le
. Cf. PNUD 1999.
. P. 133-136.
142
. Ce n’est sans doute pas sans malice que Bongo a appelé son parti le PDG, Parti démocratique gabonais. De même,
Houphouët-Boigny devait savoir les connotations sonnantes et trébuchantes du terme “Françafrique”, qu’il a lancé
comme un slogan.
140
141
fils adoptif d’un Foccart vieillissant : Jacques Chirac. Mais aussi avec le “filleul”
turbulent et prodigue, Charles Pasqua, en train de tisser son propre réseau. En 198788, Libreville a été le siège de tractations franco-iraniennes à très haute tension,
mêlant otages français, attentats à Paris, fournitures d’armes conventionnelles et
d’uranium enrichi pour la bombe de Téhéran 143. Charles Pasqua et Jean-Charles
Marchiani étaient au cœur de ces secrets d’État.
Ni Chirac, ni Pasqua n’ont admis l’éviction en 1990-91, par la Conférence
nationale souveraine de Brazzaville, de leur ami congolais Denis Sassou Nguesso par ailleurs beau-père d’Omar Bongo. Au chapitre 2, j’ai exposé comment dès cette
époque, Bongo, Elf, le réseau Foccart et le réseau Pasqua complotaient pour
renverser le successeur élu de Sassou Nguesso : « Une équipe de mercenaires est
prête à agir depuis LBV [Libreville] ». Six ans plus tard, avant même le
déclenchement de la guerre civile de 1997, les amis françafricains de Sassou
utiliseront largement le territoire gabonais et l’aéroport de Franceville pour surarmer
les milices du général rebelle 144.
Bongo est désormais bien plus que l’hôte du ranch d’entraînement de Bob
Denard ou le concierge d’un arsenal. Après la disparition de l'Ivoirien Houphouët, il
est devenu le co-doyen de la Françafrique (avec Eyadéma), sa mamelle préférée, la
mémoire de ses coups tordus (depuis le Biafra). Lorsque, régulièrement, il vient
occuper une suite à l’hôtel Crillon, le Tout-Paris politique s’empresse de lui rendre
visite.
De l'Élysée, Jacques Chirac sollicite régulièrement ses avis. Le 4 janvier 1997, il
se trouve face à l’échec lamentable de 35 ans de protectorat militaire français en
Centrafrique : le pays est pillé et déchiré, une poussée de francophobie provoque la
mort de deux soldats français. Que faire ? Selon Le Canard enchaîné 145, Jacques
Chirac n'a guère pris conseil à Paris, mais téléphoné à son collègue Omar.
« Il faut cogner », dit le parrain africain. Le président français engage alors les
troupes françaises dans une action de représailles : pour deux Blancs tués, on fera
une trentaine de morts noirs, comme au beau temps des colonies. Et les mutins
arrêtés sont livrés aux milices adverses... Au niveau du colonel Pelissier,
responsable de la communication de l'armée française (SIRPA), la sentence de
Bongo devient : « La France est déterminée à en découdre avec les rebelles 146». Le
Figaro peut titrer, le 6 janvier : « La France venge ses soldats ».
Avec la fin de Mobutu, la Françafrique s'accroche à l'émir gabonais comme à
une planche de salut. De par son accord de défense avec le Gabon et la présence
d’un contingent militaire permanent, elle peut se servir de ce pays pour se mêler de
n’importe quelle crise dans le voisinage. Ce fut le cas à Brazzaville, on l’a vu. Ce
pourrait être le cas au Congo-Kinshasa. Vers la fin septembre 1998, le ministre de la
Défense Idriss Ngari, “Monsieur Sécurité” du régime gabonais, a été très
discrètement reçu à Paris par des officiers supérieurs. Au menu : la situation au
Congo-K. Une stratégie commune aurait été élaborée 147.
Le Gabon est l’un des six pays africains “couverts” par un accord de défense
avec l’ex-métropole, depuis août 1960. Les clauses secrètes de ces accords prévoient
généralement une protection personnelle des présidents et, incidemment, de leurs
régimes. Une sorte d’assurance tous risques. Elle est mise en œuvre de trois
manières : la présence de troupes françaises, une Garde présidentielle supervisée et
choyée par Paris, le maternage des services secrets.
Les troupes françaises au Gabon sont constituées des six cents hommes du 6 e
BIMa (bataillon d’infanterie de marine) et d’une compagnie tournante de l’armée de
l’Air 148.
Créée par Bob Maloubier, la Garde présidentielle est encadrée par des militaires
. Comme l’expose Dominique Lorentz, dans une enquête explosive (Une guerre, Les Arènes, 1997), qui n’a jamais
été démentie.
144
. Cf. La Françafrique, p. 310-314.
145
. Claude Angeli, Aucun texte n’autorisait l’intervention de l’armée à Bangui, 08/01/1997.
146
. Cité par Hassane Zerrouky, Douze morts dont deux soldats français, in L’Humanité du 06/01/1997.
147
. Cf. Bongo sur tous les fronts..., in LdC du 08/10/1998.
148
. Cf. Marchés tropicaux du 02/10/1998.
143
français plus ou moins détachés, tels les généraux Roland Meudec puis Loulou
Martin. Équipée de blindés légers, renforcée par des éléments marocains, c’est la
meilleure unité combattante du pays 149.
Quant à la DGSE, elle dispose bien évidemment d’un chaperon auprès du
président local. Elle maintient une forte présence dans ce pays-clef. Elle cultive aussi
sa propre capacité d’analyse politique, comme en témoigne son ancien directeur
Claude Silberzahn. Y compris en rémunérant experts ou journalistes 150. Surtout, sa
vigilance et ses ingérences sont doublées (parfois au sens figuré) par le service de
renseignement d’Elf, doté « de véritables unités d'action, sous la forme de sociétés de
sécurité basées en France et au Gabon ». Autour, gravite « une galaxie de
“correspondants” plus ou moins honorables 151».
Je reviendrai sur ce demi-monde des “sociétés de sécurité” et des
“correspondants” des Services, qu’ils soient publics (la DGSE, travaillée par les
réseaux) ou privés (Elf ). Ils sont truffés de représentants de la droite extrême, de
repris de justice, voire de transfuges du terrorisme. Ainsi, lors d’une négociation
avec le FLNC-Canal historique, il a été envisagé de “recycler” un certain nombre
d'auteurs d'assassinats ou de braquages dans la surveillance des plates-formes
pétrolières d'Elf au Gabon 152. Il faut dire qu’ils ne dépareraient guère dans le paysage
gabonais, surinvesti par la Corsafrique - notamment dans les paris hippiques et les
casinos. La gâchette y est facile. Les assassinats de gêneurs n’ont pas manqué 153.
Bref, Bongo et le pétrole sont bien gardés.
Après le soulèvement de Port-Gentil, en 1990, il a fallu cependant lâcher du lest
aux revendications démocratiques. Jusqu’à l’automne 1998, le processus a pu être
tenu en main : il suffit d’alterner la corruption d’opposants (en nombre limité du fait
de la démographie du pays, qui ne compte guère plus de 700 000 nationaux) et la
fraude électorale massive.
Les Gabonais signifient dans les urnes leur rejet du système Elf-Bongo. Mais
leur volonté en sort transformée. Lors de l'élection présidentielle de 1993, supervisée
par les “coopérants électoraux” du réseau Pasqua, Bongo n’est pas seulement
devancé : selon des sources locales, les décomptes réels l’auraient carrément relégué
en quatrième position ! Évincé du second tour, il trouve plus simple de se proclamer
vainqueur du premier, avec 51 % des voix... Les habitants de Libreville sortent dans
les rues pour manifester leur colère. Les troupes françaises sortent de leur base,
montrer que cette colère est vaine.
Devant la mission parlementaire d’information sur le rôle des compagnies
pétrolières, Pierre Péan a résumé en deux phrases lapidaires le début de ce chapitre :
« Le Gabon a été une excroissance de la République dirigée conjointement par
Jacques Foccart, le parti gaulliste et Elf. [...] En 1993, [...] le Président Bongo
s’est maintenu au pouvoir grâce à un “coup d’État électoral”, opéré avec la
bienveillante neutralité du gouvernement français 154».
En 1994, une cinquantaine de cadres et chefs de partis désignés par Bongo sont
conviés à Paris, à l’hôtel Concorde. Choyé par le ministre Charles Pasqua, cet
aréopage convient gaiement d'un nouveau partage du gâteau. Mais cette concorde
parisienne reste très étrangère à la majorité des Gabonais, qui vivent de plus en plus
mal la dégradation économique, sociale et politique de leur pays 155. Officiellement,
plus de 60 % des électeurs ont boycotté le référendum du 23 juillet 1995, censé
approuver les fameux “accords de Paris”. Officieusement...
Ce n’est pas faute, côté français, de remettre de l’argent public dans le circuit.
Mi-1996, Jacques Chirac a “gracié” 400 millions de francs de dettes gabonaises
. Selon Ph. Chapleau et F. Misser, op. cit., p. 161
. Au cœur du secret, Fayard, 1995, p. 95-97.
151
. Hervé Gattegno, L'étrange interpénétration des services secrets d'Elf et de la France, in Le Monde du
28/09/1997.
152
. Guy Benhamou, Ce que François Santoni a choisi de ne pas dire, in Libération du 29/10/1996.
153
. À commencer par l’opposant Germain M’Ba, cf. Pierre Péan, L’homme de l’ombre, op. cit., p. 532-534. Pour le
cas de l’entrepreneur Robert Gracia, cf. Pascal Krop, Le génocide franco-africain, JC Lattès, 1994, p. 154-157.
154
. Audition par la mission d’information sur le rôle des compagnies pétrolières. Pétrole et éthique, rapport cité, t. I, p.
158-159.
155
. Comme au Cameroun, il est question de rituels sataniques, voire anthropophages.
149
150
envers la France. Il est de plus en plus probable qu’une part de ce cadeau représente
une auto-amnistie de financements électoraux, fruits de l’« indivision »
françafricaine.
Mais les informations qui transpirent de l’affaire Elf, les sommes faramineuses
passées par les comptes suisses et américains du président Bongo 156 exaspèrent une
majorité de Gabonais. Ils adhèrent volontiers aux propos de l’écrivain camerounais
Mongo Béti 157:
« Au Gabon [...], ce ne sont que [...] chaussées défoncées, mouroirs tenant lieu
d'hôpitaux, écoles ressemblant à des chenils [...]. Question : où va l'argent du
pétrole gabonais ? [...] Elf [...] ne se contente-t-il pas d'un pourboire dérisoire versé
au dictateur local ? ».
Soumis à réélection en décembre 1998, Bongo est furieux du déballage judiciaire
parisien. Il en a boudé les obsèques de Jacques Foccart. Dans la nuit du samedi 29
au 30 mars 1997, il a passé au président Chirac un long “savon” téléphonique,
parlant d'« atteintes à la souveraineté du Gabon ». Une première !
La presse est priée de ne pas en rajouter. Le 12 août 1998, le directeur de
publication et une journaliste de l’hebdomadaire satirique La Griffe, Michel
Ougoundou Loundah et Pulchérie Beaumel, ont été condamnés à huit mois de prison
pour un article jugé diffamatoire envers le directeur général d’Air-Gabon, René
Morvan 158 : ils y racontaient par le détail l’utilisation d’un appareil de la compagnie
nationale pour un trafic de défenses d’éléphant.
Mais on ne peut faire taire le procureur général de Genève, Bernard Bertossa.
Lors d’une émission de la Marche du siècle, sur France 3, il a laissé entendre que
les comptes en Suisse du président Bongo pouvaient avoir servi à blanchir des fonds
importants. Lors d’une audience agitée le 26 août 1998, l’avocat des autocrates
africains Me Jacques Vergès s’est élevé contre les propos du magistrat genevois :
« Il s’agit d’une offense à chef d’État que mon client, dans sa bienveillance, n’a
pas voulu cette fois-ci poursuivre »159.
L’opposition gabonaise s’est prise au jeu du scrutin présidentiel de décembre
1998. Elle bataille pour un minimum de garanties, au travers d’une Commission
nationale électorale sujette à quantité de pressions. Si elle gagne son bras de fer,
comme a su le faire l’opposition togolaise avec l’appui d’observateurs européens,
Bongo pourrait être battu dans les urnes.
Mais il ne manque pas de soutiens inconditionnels à Paris. Pour s’en tenir aux
seuls chiffres connus, les 3 milliards de francs d’abus de biens sociaux dont est
accusé Alfred Sirven 160 ont tissé entre Libreville et Paris non des liens, mais des
câbles. Les comptes de Bongo en Suisse ont des noms étranges : « Christophe »,
« Lille »,... 161. On n’empêchera pas les mauvais esprits de penser à un Monsieur
Afrique de gauche ou à l'ancienne adresse d'un parti politique de droite...
Par ailleurs, Bongo était conseillé de près par feu Michel Pacary, l’un des plus
sulfureux financeurs des milieux politiques français. Selon Chantal Pacary 162,
« quand mon mari était au Gabon, pour le joindre je téléphonais directement à la
Présidence de la République ».
En 1998 encore, 3,5 milliards de francs se sont “évaporés” du Gabon. Entre
1975 et 1991, les recettes d’exportation dues au pétrole ont rapporté plus de 140
milliards de francs à ce pays. Pour cette même période, on peut estimer les
. Il a admis posséder, à Genève, un compte “Kourtas” qui abrita jusqu'à 303 millions de francs suisses (1,2 milliard
de FF). Cf. Hervé Gattegno, La justice helvétique refuse de lever la saisie d’un compte bancaire du président
gabonais, in Le Monde, 06/08/1997. Le Sénat américain enquête pour sa part sur les comptes de Bongo à la
CityBank. Celle-ci déclare que son riche client recevait une “allocation budgétaire” annuelle de quelque 700 millions
de francs (cf. Vieux comptes gabonais, in LdC du 11/11/1999).
157
. In L'autre Afrique du 01/04/1998.
158
. Cf. AE du 10/09/1998.
159
. Cf. Règlement de comptes suisses pour Bongo, in Le Canard enchaîné, 02/09/1998.
160
. Présumé innocent de cet abus. Mais les 3 milliards ne sont pas présumés inexistants.
161
. D’après Hervé Gattegno, Affaire Elf : un milliard de francs a transité par les comptes suisses de M. Sirven, in
Le Monde du 10/07/1998.
162
. Dont la confession enregistrée est reproduite dans le vrai-faux roman de Denis Robert, Tout va bien puisque nous
sommes en vie, Stock, 1998, p. 58.
156
versements “officiels” d’Elf-Gabon à l’État gabonais à environ 51 milliards de
francs 163. De quoi laisser rêveur...
Omar Bongo est œcuménique : « J'ai beaucoup d'amis dans la nouvelle
majorité [de gauche], mais ne me demandez pas leurs noms 164». Il en a tout de même
donné quelques-uns. Ainsi Roland Dumas : « Je le connais depuis vingt-cinq ans.
C’est mon ami intime. Même davantage : nos relations dépassent le simple cadre
de l’amitié. Il est tout pour moi comme je suis tout pour lui 165». Ou Michel Rocard,
à qui il prête ostensiblement son avion personnel, et dont il ne cesse de recevoir
l’émissaire Michel Dubois.
Pour le journaliste Antoine Glaser, Bongo est « le plus vieil homme politique
francophone. Il connaît tout le monde, connaît tous les secrets et a financé tous les
partis 166». Il connaît de même tous les “frères” franco-africains, passant en 1980 du
Grand Orient de France à la Grande Loge nationale de France (GLNF), sans renier
la première obédience. La très influente GLNF est aussi cogérante du Gabon
puisque, se flatte-t-elle, « pratiquement toute l’élite du pays et les dirigeants font
partie de cette Grande Loge [du Gabon] 167».
L’ancien directeur de la DGSE Pierre Marion achève le tableau : « Les subsides
de Bongo servent à tout le monde lors des élections françaises et créent une sorte de
colonialisme à l’envers 168». La consigne est donc générale dans les bureaux des
“décideurs” parisiens : « Il faut sauver le soldat Bongo ! 169» d’une possible défaite
lors du scrutin du 6 décembre 1998.
Pas de problème en principe. Pour la Saint-Nicolas, on ressort la machine
électorale made in France. La machine vote massivement Bongo. Le miracle
informatique, rodé en maints pays d’Afrique, multiplie à volonté les électeurs et les
votants, transforme une minorité en majorité, une défaite ou un ballottage en
victoire. Avec 4 chiffres significatifs : 66,55 %. Bingo pour Bongo ! Pourquoi
lésiner ?
En France, la réélection d’Omar serait peut-être passée comme une lettre à la
poste, dans l’indifférence des médias, si l’avocat de Bongo, le foccartissime Robert
Bourgi, n’avait voulu trop en faire. Aux frais de la princesse (pardon, de l’émir), il a
dépêché une escouade d’“observateurs” peu crédibles : treize gens de robe, dont
l’avocat élyséo-africain Francis Szpiner ; et, malencontreusement, le magistrat
Georges Fenech.
Ce président peu médiatique de la très droitière Association professionnelle des
magistrats (APM) venait d’être projeté malgré lui au faîte de l’actualité par la
provocation antisémite de l’un de ses adhérents, et non des moindres. Alain Terrail,
avocat général à la Cour de cassation, avait osé écrire dans le bulletin de l’APM :
« Tant va LÉVY au four... qu’à la fin il se brûle ».
Albert Lévy est ce magistrat provençal qui voit des fascistes à la mairie de
Toulon, de la corruption en Côte d’Azur, et autre chose que de petits voyous derrière
l’assassinat de la députée Yann Piat. Du coup, tout un magma fascisant (francsmaçons d’extrême-droite, sectes templières ou “solaires”, milieux para-mafieux)
veut enfermer ce “fou” - sinon le brûler. Tout cela n’est pas si éloigné de l’Afrique,
où de tels magmas ont leurs correspondants. Bref, une bouffée raciste en France,
révélatrice d’un début de gangrène du corps judiciaire. Par ricochet, elle médiatise la
virée néocoloniale d’une curieuse Association internationale pour la démocratie également présidée par Georges Fenech. Objet de l’excursion : valider, avec douze
apôtres du bon droit, l’élection forfaitaire d’Omar Bongo.
Trop, c’est trop. Le Parti socialiste se fend d’un communiqué : « Les relations
entre la France et l’Afrique ont changé [?] . Il serait dommage que seuls certains
milieux politiques français ne s’en soient pas aperçus ». Sous le titre Françafrique,
. Cf. Pas d’ardoise magique, in LdC du 15/07/1999, et un rapport d’Agir ici cité in Pétrole et éthique, t. I, p. 161.
. Cité par Jeune Afrique du 11/06/1997.
. Dans son livre-entretien avec Christian Casteran, Confidences d’un Africain : Omar Bongo, Albin Michel, 1994,
cité par LdC du 10/11/1994.
166
. Audition. Pétrole et éthique, rapport cité, t. I, p. 159.
167
. Site Internet GLNF, 22/10/1999.
168
. Mémoires de l’ombre, Flammarion, 1999.
169
. Bongo sur tous les fronts, in LdC du 08/10/1998.
163
164
165
rien ne change, Le Monde du 9 décembre 1998 s’indigne : « dédain pour la
démocratie africaine », « mallette d’argent liquide », « mascarade [...] organisée sous
couvert de l’ambassadeur de France à Libreville ». Et d’ajouter : « On attend de
Jacques Chirac [...] qu’il se désolidarise nettement et mette fin à ces pratiques ».
On peut sans doute attendre longtemps. Il suffit de lire une lettre et un article
publiés le même jour par le quotidien du soir. La lettre est adressée à Omar Bongo
par son avocat Robert Bourgi :
« Bonsoir Papa.
[...] J’ai réuni vendredi l’équipe de magistrats et d’avocats qui, dès le 2 décembre,
sera sur place à Libreville. Je vous adresse copie de la lettre que j’envoie ce jour à
l’ambassadeur de France à Libreville. Est-il utile de vous dire combien vous
manquez à ce sommet France-Afrique ? [...]
Je suis sûr [...] que Jacques Chirac, en jetant un regard circulaire lors des réunions
et des réceptions, doit se dire : “Mais est-il possible qu’Omar ne soit pas là, que
nous puissions nous réunir sans lui... ?”
Allez Papa, vous nous reviendrez, et vous lui reviendrez à Paris en triomphateur
des élections du 6-12-98 [...] 170».
Me Bourgi a une riche clientèle : Mobutu, Bongo, ... Il était le bras droit de
Jacques Foccart. Il anime avec le colonel Maurice Robert le Club 89, une instance
para-RPR à haute teneur françafricaine, présidée par Jacques Toubon. L’article
d’Hervé Gattegno achève de dépeindre l’ambiance :
« Au début de l’été, un familier des dossiers africains avait été interpellé par les
douaniers à son retour de Libreville, à l’aéroport de Roissy. Porteur d’une mallette
contenant une très importante somme en argent liquide, il avait expliqué que ces
fonds provenaient de la “présidence du Gabon” et qu’ils étaient destinés au Club
89. Confirmée par plusieurs sources, cette information a été démentie par
l’intéressé [sic] lorsque celui-ci a été interrogé par Le Monde. À la suite d’un
accord intervenu au sommet de l’État, cette interpellation n’a entraîné l’ouverture
d’aucune enquête 171».
Qui a écrit que les lobbies étaient désormais débranchés du « sommet de
l’État » ? L’épisode relaté ci-dessus démontre que le financement occulte des
activités politiques reste cautionné par l’Élysée. À commencer par celui de la galaxie
RPR. Accessoirement, il démontre que les observateurs envoyés par le Club 89
superviser les élections gabonaises n’ont pas plus de raison d’œuvrer à la sincérité
du scrutin qu’à celle des comptabilités publiques française et gabonaise. La
transparence politique leur est aussi étrangère que la transparence financière.
Côté finances, donc, la réélection arrangée d’Omar Bongo n’autorise qu’un bref
répit. Le Gabon est « en cessation de paiement », annonce début 1999 La Lettre du
Continent 172. « C’est l’alerte rouge au FMI et au Trésor français (qui a rédigé à ce
sujet une note carabinée) ». Cette note parle de « prédation » : quelle soudaine
audace ! On évoque des dépenses déraisonnables : des achats d’avions, par
exemple. Bref, les Gabonais non abonnés au clan Bongo vont devoir un peu plus se
serrer la ceinture. Même l’œuvre de charité publique, la Caisse nationale de garantie
sociale, a été pillée. Avec l’active complicité d’un financier français. Près de 60 %
de ses crédits ont été “empruntés” par ses dirigeants 173. Les pompiers de Bercy ont
raison de se réveiller, mais qui a mis en place la pomp’Afric gabonaise et son
pompiste, si ce n’est la Vème République ? Qui les fait garder comme des bijoux de
famille, par barbouzes et compagnies, si ce n’est l’Élysée ? Qui chapeaute le Trésor
gabonais, si ce n’est son homologue français ?
Or les ponctions d’Elf, des réseaux parisiens, de la classe politique gabonaise et
de la famille Bongo ont largement excédé les ressources. Elles ont même entamé le
capital, c’est-à-dire la capacité d’emprunt sur recettes futures. Jacques Chirac
. Lettre du 28/11/1998, publiée par Le Monde du 09/12/1998.
. Soupçons sur les observateurs français des élections gabonaises, in Le Monde du 09/12/1998.
172
. Gabon : Un sévère ramadan financier, 18/02/1999.
173
. Cf. Une loi contre la corruption ? in LdC du 09/12/1999.
170
171
insiste auprès de Lionel Jospin pour que le Trésor français fasse un geste 174. Chacun
ses pauvres !
Dans le cadre de la réforme de la Coopération, les deux cohabitants ont quand
même convenu d’inscrire le Gabon dans la Zone de solidarité prioritaire (ZSP) - les
destinataires privilégiés de l’aide publique française. Un comble ! Le Gabon ne
manque ni de ressources humaines, ni de revenus pour les payer : il souffre d’un
système de dilapidation de ses richesses. L’exécutif parisien en est bien aussi
responsable qu’Omar Bongo. Or le premier interdit aux Gabonais de répudier le
second. Il reconduit le régime qui les pille. Comment leur faire croire qu’ils
bénéficient de notre « solidarité prioritaire » ?
Djibouti, l’inaboutie
L’État de Djibouti est, plus que d’autres, une création de l’ex-Empire français.
C’est un comptoir entouré d’un bout de désert, colonisé et délimité en 1896 sous le
nom de Côte française des Somalis. Il n'a accédé à l'indépendance qu'en 1977 et ne
compte que six cent mille habitants. Le pays tourne autour du port de Djibouti, base
militaire, logistique et commerciale à l’intérêt évident : face au détroit de Bab-elMandab, il contrôle l’accès des pétroliers au canal de Suez ; il recèle d’importantes
ressources minérales et géothermiques ; il est la tête de ligne d’un chemin de fer et le
terminus d’une route ouvrant sur l’Éthiopie - un pays cinquante fois plus vaste et
cent fois plus peuplé que Djibouti.
L'Éthiopie est privée de toute façade maritime depuis l’accès à l’indépendance de
l’Érythrée. L’ex-comptoir français est devenu pour elle un débouché d’autant plus
essentiel qu’une guerre s’est rallumée avec l’Érythrée, compromettant l’accès (plus
direct) au port d’Assab. Dès lors, Addis-Abeba se pose en grand frère sourcilleux,
doublant la tutelle très serrée que continue d’exercer la France. Ou plutôt son armée.
Car si, à Paris, Djibouti demeure perçu comme une priorité stratégique, c’est
plus sous les képis de l’État-major que dans la tête des décideurs politiques - qui
commencent à trouver trop lourd le prix à payer pour le contrôle du pays. Ce
bastion néocolonial reste en attendant, avec 3 400 militaires expatriés, la première
base de l’armée française en Afrique, son principal relais vers le Moyen-Orient et
l’Océan Indien, un lieu de carrière exotique et accélérée 175... Voire un terrain
d’entraînement à bombes réelles pour les avions tricolores 176. Lié à la France par un
accord de défense, c’est un pays plus facile à gendarmer que le grand Centrafrique
où, pour cause d’“anarchie”, les militaires français ont dû fermer leurs bases, et que
le Tchad où ils ont transféré leurs quartiers. Cela justifie que l’on choisisse un relais
local efficace, un tyranneau qui, avec son clan, “tienne la baraque”. Dût-on fermer
les yeux sur ses méthodes dictatoriales, sur la corruption et la criminalisation
croissantes, sur le délabrement de l’État. Et sur l’ethnisme en dérivatif ultime.
En compensation, les dépenses de l’armée française représentent plus de la moitié
des ressources djiboutiennes. Cet argent-là ne profite pas à tout le monde. Le taux
de scolarisation est l’un des plus bas de la planète. L’apport calorique par habitant,
très faible, a baissé depuis l’indépendance. La ration quotidienne de protéines,
descendue à 39 grammes, est la plus maigre du monde après le Mozambique et l’exZaïre.
Il était difficile à la France, au milieu des années soixante-dix, de conserver
ouvertement une colonie en Afrique. Aussi poussa-t-elle vers l’indépendance
formelle ce qui était devenu le “Territoire des Afars et des Issas”. Comme son nom
l’indique, ce territoire est habité par deux ethnies principales : les Afars, une
population autochtone plutôt rurale, et les Issas, des Somalis cousins de ceux
d’Éthiopie et de Somalie, venus peu à peu s’établir dans la ville de Djibouti. Ce
clivage aurait nécessité un partage du pouvoir. Tel n’est pas l’avis de celui que l’on
. Cf. Le Gabon va devoir apprendre à compter avant de conclure un nouvel accord avec le FMI, in AE du
27/05/1999 ; Bongo, Grand argentier, in LdC du 20/05/1999.
175
. Le chef d’état-major Jean-Pierre Kelche, passé par Djibouti, est un exemple vivant de cet effet accélérateur.
176
. À une dizaine de km au nord d’Obok. On y aurait même testé des bombes à effet de souffle, tuant du bétail,
asphyxiant quelques vieillards et traumatisant des enfants. La population locale peut moins se faire entendre à Paris
que les paysans du Larzac...
174
avait promu leader des Issas, Hassan Gouled Aptidon. Très lié à une partie de la
classe politique française, et à François Mitterrand en particulier, il préfère
inaugurer l’indépendance par un coup de force.
En 1977, la Chambre des députés, présidée par le leader afar Ahmed Dini, l’élit
consensuellement président de la République. Il est convenu que le poste de Premier
ministre revienne à Dini. Or Gouled décide d’accaparer aussi les fonctions de chef
du gouvernement. Il légifère par ordonnances, et refuse pendant quinze ans de
promulguer une Constitution. La France cautionne la marginalisation des afars et
l’installation d’une hégémonie issa - ou plutôt celle des Mamassanes, le clan de
Gouled. L'opposant Mohamed Kadamy résume l’effet de ce qu’il appelle
« l'intégrisme clanique » : « Il n'offre pas à autrui la possibilité de se convertir. À
partir du moment où vous êtes né de l'autre côté, c'est définitif. Il est exclusif et
destructeur 177». Kadamy en sait quelque chose : illégalement extradé d’Éthiopie en
1997, il a dépéri trois ans dans les geôles du régime, menacé de cécité 178.
Après 14 ans de répression anti-afar et de torture banalisée 179, Ahmed Dini crée
un Front pour la restauration de l'unité et de la démocratie (FRUD). Avec dix mille
combattants, essentiellement afars, il conquiert 70 % du territoire et s’apprête à
conquérir la capitale. Me Antoine Comte, que la défense des victimes de la répression
à Djibouti a familiarisé avec ce pays, résume la suite des événements :
« L'armée française s'interpose, au nom d'intérêts prétendus humanitaires - aller
porter de l'eau, des aliments, des médicaments aux populations qui sont derrière la
ligne de la guérilla -, mais elle poursuit en réalité un but totalement militaire. À
l'abri de cette espèce de “ligne Maginot nouvelle manière”, l'armée djiboutienne
recrute en Somalie de nombreux mercenaires et quadruple ses effectifs [jusqu’à
20 000 hommes] . Mais, à la fin de l'année 1992, cette interposition cesse
miraculeusement, alors que les conditions objectives qui avaient justifié sa mise en
place n'ont pas cessé. Se produit alors une offensive de l'armée régulière qui,
compte tenu de son renforcement, balaye la guérilla et la repousse vers l'Éthiopie.
[...]
[Hassan Gouled songe enfin à mettre en place une Constitution, ultra-présidentielle. Il
organise des élections truquées, puis procède à] un véritable génocide tribal. Les gens
sont massacrés par centaines, repoussés dans le meilleur des cas vers les frontières
érythréennes, le régime dictatorial ayant toujours prétendu que le FRUD n'était pas
djiboutien. La répression est féroce : des témoignages de députés de la majorité
attestent que les routes sont jonchées de cadavres. À travers cette opération
militaire, on cherche à liquider une fois pour toutes l'opposition dans ce pays, et
celle-ci étant en grande partie afar, à exterminer cette ethnie 180».
Tout ceci en présence de cinq mille soldats français d'élite, et parfaitement
opérationnels - mais qui remisent leur propension “militaro-humanitaire” dès lors
qu'un protégé de la France a des envies de nettoyage ethnique. Moins passivement,
d’ailleurs, l’état-major tricolore à Djibouti renseigne le régime sur les positions du
FRUD et dresse les plans de reconquête.
Notons que parmi les mercenaires recrutés par le clan Gouled, on compte déjà
des Serbes. Ils resserviront au Zaïre, à l’invitation des réseaux Foccart et Pasqua.
Comment s’étonner, dans ce contexte, que le protectorat militaire djiboutien,
membre du Conseil de sécurité lors du génocide de 1994 au Rwanda, y ait œuvré en
concertation étroite avec les représentants du gouvernement génocidaire et la
délégation française 181?
Le considérable effort de guerre d’Hassan Gouled est financé par les pétrodollars
. Cité par Nouvelles de la francophonie, 04/1995.
. Comme le dénonce en 1999 une résolution du Parlement européen.
179
. Quelques mois après l'indépendance (juin 1977), l’avocat Antoine Comte reçoit des appels à l'aide. Il arrive à
Djibouti « pour y découvrir que, pendant que les opposants sont torturés, les gendarmes français dressent les
procès-verbaux dans les règles de l'art ». De Kigali à Djibouti, in Maintenant, 08/02/1995.
180
. Ibidem. Même les Nouvelles de la francophonie (04/1995) ont parlé, à propos de ces massacres, de « germes de
génocide ».
En 1997, à Londres, la France a proposé que cette remarquable armée djiboutienne - qui, durant l’offensive antiFRUD, fit preuve de tant de “retenue” à l’égard des populations civiles (elle a aussi commis de nombreux viols) fournisse l’un des premiers contingents d’une future force interafricaine de paix (Libération, 06/06/1997).
181
. Cf. HRW/FIDH, Aucun témoin ne doit survivre, rapport cité, p. 731 et 745.
177
178
des monarchies du Golfe et le détournement des taxes portuaires. Pendant ce temps,
l’aide publique au développement française assure les fins de mois de l’État
djiboutien.
En France, on a très peu parlé à l'époque de la glorieuse manœuvre, en deux
temps de l'armée française : interposition, puis éclipse avant le massacre. L’Étatmajor, il est vrai, n’a pas jugé utile d’acheminer, comme plus tard pour l’opération
Turquoise, les plus célèbres plumes de la presse parisienne... Sauf pour ce genre de
circonstance, il garde les moyens de faire appliquer une loi non écrite : le traitement
d’un pays africain par les médias français est inversement proportionnel au nombre
de militaires tricolores, officiels ou officieux, engagés dans ce pays.
Pour parfaire le black out, les ONG françaises sont dissuadées d’intervenir à
Djibouti, alors qu’y abondent misère et pénuries. Les avocats français sollicités par
les opposants et victimes du régime sont facilement refoulés. Y compris M e Arnaud
Montebourg, pourtant député et président du Groupe d’amitié parlementaire FranceDjibouti !
Plus une dictature vieillit, plus sa clientèle s’épaissit. Son train de vie augmente,
et donc sa boulimie financière. Il ne lui suffit pas de confisquer le produit des taxes
sur le transit éthiopo-djiboutien - troqué pour l’essentiel contre des armes et de
l’équipement militaire éthiopiens. Le clan au pouvoir s’est immiscé dans les trafics
en tout genre (argent sale, drogue, faux-dollars, ...), initiés par un milieu très
spécifique.
Un Français résident à Djibouti, René Gastaldi, a reconnu en 1994 avoir
“blanchi” à Djibouti, dans une filiale locale de la BNP, de l’argent provenant des
pots-de-vin versés aux conseillers municipaux socialistes de Saint-Denis-de-laRéunion par des sociétés désireuses d’obtenir des marchés. La présidence
djiboutienne a refusé de laisser venir les enquêteurs français, de crainte que ne soient
mises à jour « les relations de René Gastaldi [...] avec des personnalités
gouvernementales ou des hommes d’affaires d’origine italo-corse très puissants et
influents à Djibouti » 182.
Un concentré de Françafrique, plutôt pimenté, a fondu sur ce pays. Il mêle les
rivalités claniques locales, les excroissances des Services, d’étranges “coopérants”,
la Corsafrique casinotière, la panoplie de trafics évoquée plus haut, plus le
proxénétisme et la pédophilie. Le magistrat français Bernard Borrel, coopérant
judiciaire à Djibouti, a sans doute approché de trop près ce cloaque. Il a été
étrangement “suicidé” le 19 octobre 1995. Il était de ces coopérants qui croient à ce
qu'ils font, aider en l'occurrence au renforcement d'un État de droit. Mais Djibouti
n'en est pas un. Le “porte-avions” français se double d’un petit Panama.
La raison d'État-major y tient lieu de justice. Pour faire croire au “suicide” du
juge trop consciencieux, elle a opéré tous les faux et manipulations nécessaires. Au
point, un temps, de faire douter l'épouse, Élisabeth Borrel, elle-même magistrat. Puis
celle-ci est passée à la contre-offensive. Avec l'appui opiniâtre de la députée Yvette
Roudy, elle a fini par obtenir la réouverture du dossier de la disparition de son
mari 183. Aux bons soins de deux juges d’instruction, Roger Le Loire et Marie-Paule
Moracchini.
Début 2000, ils s’apprêtaient à refermer sur un non-lieu ce dossier sensible,
“convaincus” par la thèse du “suicide”. Roger Le Loire connaît bien Djibouti. Il a
longuement instruit un attentat antifrançais commis en 1990 dans ce port africain,
contre le “Café de Paris” (un enfant tué, quinze blessés). Le juge avait renoncé à
remonter jusqu’au probable commanditaire : Ismaël Omar Guelleh, alors chef de
cabinet du président Hassan Gouled, et déjà l’homme fort du régime. Ce spécialiste
des coups tordus deviendra chef de l’État en 1999, avec la bénédiction de Jacques
Chirac. En déplacement à Djibouti pour l’affaire Borrel, le juge Le Loire n’a
rencontré, écrit-il, aucun témoin susceptible d’éclairer sa lanterne. Mais, selon une
. D’après Les suites de la filière djiboutienne, in LOI du 12/03/1994.
. Cf. Mehdi Ba, France-Afrique, La coopération empoisonnée, in Le Nouvel Afrique-Asie, 07/1997. Remontée
contre les forfaitures qu'elle a subies, Élisabeth Borrel préside désormais l'Association d'aide et de soutien aux victimes
d'infractions commises à l'étranger, à leurs familles et amis (AASVIEFA, 4 rue Victor Déqué, 31500-Toulouse). Car il
ne manque pas de cas similaires.
182
183
association très bien informée 184, il a accepté l’invitation d’Omar Guelleh à un repas
dans son palais. Fin 1998, le même Guelleh s’était empressé d’intégrer dans son
équipe Mahdi Ahmed Abdillahi, qui venait d’être condamné à la prison à vie par la
justice française pour l’attentat du Café de Paris...
Quant à la juge Moracchini, elle est suroccupée : elle poursuit inlassablement son
collègue Albert Lévy. Elle est allée jusqu’à requérir une expertise psychiatrique
contre cet “halluciné” qui a cru devoir s’opposer aux manigances provençales de
l’extrême-droite et de la mafia ! Elle suspecte Lévy d’avoir transmis une
information à un journaliste - un crime abominable. Si personne ne l’avait commis,
presque rien de ce livre n’aurait été écrit. L’affaire Elf n’aurait sans doute pas
existé, la Françafrique aurait gagné dix ans d’espérance de vie. Le Syndicat de la
magistrature s’est publiquement étonné du zèle de cette juge « qui porte moins
d’attention à d’autres affaires ». Qui a, par exemple, égaré un tome et demi de
l’instruction sur la Scientologie. Et qui, en l’occurrence, allait laisser sa collègue
Élisabeth Borrel à ses questions lancinantes.
Une journaliste est venue perturber ce paisible exercice de la justice. Alexandrine
Bouilhet a recueilli dans Le Figaro 185 le témoignage fort crédible de l’ancien adjoint
à la sécurité du président Gouled, Mohamed Saleh Alhoumekani, réfugié en
Belgique. Le jour de la découverte du corps de Bernard Borrel, « cinq hommes,
affirme-t-il, sont arrivés en 4x4 à la présidence pour voir Omar Guelleh » : le
commandant de la gendarmerie, le chef des services secrets, deux étrangers, et le
terroriste Awalleh Guelleh Assoweh, l’un des auteurs de l’attentat du Café de Paris.
Théoriquement emprisonné.
Permissionnaire ou évadé, Assoweh apparaît comme l’homme de main d’Omar
Guelleh. Il rend compte à ce dernier : « La mission est accomplie. Le juge fouineur
a été tué sans aucune trace ». Le futur Président s’assure alors dans le détail de cet
effacement des traces. Selon Alhoumekani, l’un des deux étrangers du 4x4 serait un
homme d’affaires corse.
Le témoignage de l’officier djiboutien est corroboré par celui d’un juge du même
pays, exilé lui aussi. En poste sur place au moment des faits, il a entendu le
procureur général s’exclamer : « Ça ne peut pas être un suicide », et envisager
l’ouverture d’une enquête avant d’en être dissuadé par sa hiérarchie. Ce revirement
serait intervenu après une démarche du chef de la mission française de coopération,
Jean-Jacques Mouline, auprès du ministre djiboutien de la Justice. Selon plusieurs
témoins, le chef de mission se serait exclamé : « C’est un suicide ! J’ai reçu des
instructions de Paris en ce sens ! ». Mouline est issu de la gendarmerie, comme
Michel Roussin dont il fut le chef de cabinet à la Coopération. Sa carrière accélérée
et mouvementée, sur des postes sensibles, suggère d’autres qualités ou
appartenances que la seule diplomatie 186.
Marie-Paule Moracchini et Roger Le Loire sont allés interroger l’officier
djiboutien réfugié en Belgique. Ils ont lourdement insisté pour le faire revenir sur ses
déclarations à la presse, soulignant « qu’il se mettait dans une situation de réel
danger compte tenu de la présence à Djibouti des mafias libanaise et corse 187». La
pression fut si manifeste que les avocats d’Élisabeth Borrel ont demandé le
dessaisissement des deux juges. En cette affaire exemplaire, la justice croise les
ergots de la Françafrique. Elle aimerait se faire toute petite. Mais peut-être est-ce
pour elle l’occasion de grandir, au bénéfice de la France et de l’Afrique ?
Pendant ce temps, à Djibouti, la liste des prisonniers politiques n’avait cessé de
s'allonger. Ils sont détenus dans des conditions épouvantables. Mi-1998, l’un d’eux
en est mort 188. Tous les efforts d’organisation de la société civile, notamment des
enseignants, sont sabotés. Les leaders sont menacés, arrêtés, ou contraints à l’exil.
. L’ARDHD (Association pour le respect des droits de l’homme à Djibouti). Communiqué du 28/01/2000, publié
dans son journal sur Internet Liberté. Son infatigable animateur, Jean-Loup Schaal, accomplit un énorme travail. Je le
remercie pour ses précieux conseils.
185
. Le témoin surprise qui trouble la justice, 11/01/2000.
186
. D’après A. Bouilhet, Deux témoins bousculent la justice, in Le Figaro du 31/01/2000, et Mehdi Ba,
Coopération empoisonnée, in Le Nouvel Afrique-Asie, 07/1997.
187
. Plainte de l’avocat belge d’Alhoumekani au procureur du roi. Cf. Karl Laske, Mort suspecte d’un juge à Djibouti,
in Libération du 04/02/2000 ; A. Bouilhet, Audition tendue à Bruxelle, in Le Figaro du 03/02/2000.
184
En même temps, à travers le ralliement de quelques personnalités du FRUD, le
pouvoir et ses relais extérieurs tentaient d’accréditer la fin des hostilités. Il est vrai
que l’Éthiopie, qui a pris le parti de soutenir fermement le régime, n’hésite pas à lui
livrer ses opposants, ni même à combattre la rébellion en territoire djiboutien. Mais
comment assurer la “paix” en excluant tous ceux qui n’appartiennent pas au clan
dominant et refusent la logique clanique ? Dans leur repaire djiboutien, les officiers
de “la coloniale” entendent faire appliquer une conception toute militaire de l’ordre :
ils ne voient d’autre solution que le passage en force. Cela suppose de remplacer par
un homme fort le président vieillissant, Gouled Aptidon. Le candidat idoine est là
depuis longtemps, dans l’ombre : Ismaël Omar Guelleh, “neveu” du président. Une
sorte de Fouché, avec la haute main sur la police, les services de renseignement, la
“sécurité”. Bien-pensant de surcroît : en septembre 1993, il ramenait la rébellion
afar à un « complot fomenté par les socialistes français 189». Un propos opportun :
lesdits socialistes venaient d’être battus aux élections.
Gouled n’a plus qu’à démissionner. Une élection présidentielle est organisée
tambour battant, le 9 avril 1999. L’ambassadeur de France fait ouvertement
campagne pour le successeur pressenti, Omar Guelleh. L’opposition a beau s’unir,
la popularité de son candidat Moussa Ahmed Idriss ne peut rien contre la fraude
systématique. Les très nombreux protestataires sont matraqués, le décompte des
résultats est verrouillé. La Françafrique militaire et civile peut célébrer l’“investiture
démocratique” de son favori. Trois Mirage F1 s’en vont survoler la villa personnelle
de l’heureux élu pour le saluer de leurs ailes 190.
Jacques Chirac authentifie l’élection : « En vous accordant sa confiance, le
peuple djiboutien s’est clairement déterminé sur le programme que vous lui avez
proposé en faveur de la consolidation de la démocratie, du développement ainsi
que pour la préservation de la stabilité et de la sécurité de la région 191». La clarté
de la détermination populaire exprimée dans les scrutins “aidés” par la coopération
électorale française n’émeut plus guère que l’héritier de Jacques Foccart. Seule
compte en fait la fin du message : « la stabilité et la sécurité de la région » pourront
rester “assurées” par la base militaire française.
Quant au programme « en faveur de la démocratie et du développement »
qu’aurait proposé le nouveau Président, les quinze mois de la transition GouledGuelleh (d’octobre 1998 à décembre 1999) apparaissent comme l’une des pires
périodes de répression militaire et civile à Djibouti - avec une chute record de la
crédibilité du régime.
Aidées de véhicules et de canons éthiopiens, les troupes gouvernementales ont
décidé de “nettoyer” la partie nord du pays. Plusieurs zones sont considérées comme
« périmètres de libre meurtre » à l'encontre des populations qui n'auraient pas
déguerpi pour le 30 novembre 1998. La région hostile est menacée d'un blocus
alimentaire et sanitaire total. Deux chefs de tribus sont fusillés le 18 novembre.
L'armée française prête ses barges à cette opération. Au moment même où, à Paris,
Jacques Chirac célèbre solennellement le cinquantenaire de la Déclaration
universelle des Droits de l'homme...
L’un des seuls avocats des prisonniers politiques djiboutiens, M e Aref Mohamed
Aref, se retrouve accusé d’« escroquerie » bien que personne ne se soit plaint. Il est
d’abord enfermé dans une cellule minuscule, non protégée du soleil. Puis il est
transféré dans le quartier des « individus dangereux et des déments » de la prison de
Gabode 192.
Le régime en place considère sans doute que l’avocat de ses opposants ne peut
être que dangereux ou dément. Surtout si lui aussi dénonce les méfaits de la
dictature. Me Aref est condamné le 15 février 1999 à six mois de prison ferme. Le
pouvoir, qui accueille si volontiers les militaires venus de France, a refusé que des
. Cf. Jean Chatain, Djibouti. Depuis la nuit des prisons, un S.O.S., in L’Humanité du 03/06/1998 ; Victor
Leneveu, La tyrannie de Gouled, in Le Nouvel Afrique-Asie, 11/1998.
189
. Cf. Djibouti dans les rets du FMI, in LOI du 25/09/1993.
190
. D’après Le coucou “politique” des Mirage français au président Guelleh, in LdC du 17/06/1999.
191
. Message de félicitations, cité par AE du 12/04/1999.
192
. Cf. René Backmann, La victime d’Hassan Gouled, in Le Nouvel Observateur du 11/03/1999.
188
avocats de ce pays viennent défendre leur confrère, bafouant ainsi la convention
d’entraide judiciaire franco-djiboutienne.
Le 12 mars, l’opposant Abdi Houfaneh Liban meurt dans sa cellule, faute de
soins. Désespérés par les conditions de détention inhumaines qu’ils subissent, 44
prisonniers politiques engagent le 29 mars une grève de la faim, imités à Bruxelles et
Paris par vingt-cinq de leurs parents et amis en exil. Le Parti socialiste finit par
exprimer « sa vive préoccupation », le 20 avril. Les médias français se mettent enfin
à parler de cette enclave de non-droit, le ministre de la Coopération Charles Josselin
vient voir les grévistes de la faim en banlieue parisienne. Ils obtiennent la promesse
d’une visite des prisons de Djibouti par des organisations humanitaires et de droits
de l’homme (Croix-Rouge, Observatoire international des prisons, FIDH). Ils
arrêtent donc leur mouvement le 2 mai.
Tout cela, on le devine, n’a pas été sans de considérables grincements : Paris et
Djibouti appréciaient tant le “silence dans les rangs” ! Le président-policier Guelleh
et son propagandiste, l’ambassadeur de France, réquisitionnent des médecins pour
une visite à la prison de Gabode : il s’agit de “constater” le degré de dénutrition des
grévistes de la faim djiboutiens... sous l’œil des caméras de la télévision
gouvernementale. Les représentants des prisonniers demandent aux médecins
d'examiner les malades et blessés dont la privation de soins a suscité leur
mouvement de revendication. Les médecins refusent : ils n'en ont pas le mandat. Du
coup, les grévistes de la faim refusent de venir dans la cour de la prison, s’exhiber
devant les caméras...
Comme en matière judiciaire ou dans l’enseignement, les médecins coopérants
français à Djibouti sont pris dans un système oppressant. Quant à l’opposition, prise
en étau, elle résiste le dos au mur. La question n’était pas de savoir si les prisonniers
étaient sur le point de mourir de faim, elle était de vérifier le déni de droit dénoncé
par les protestataires. Un monopole militaro-clanique contrôle et manipule
l’information sur Djibouti - les téléphones et fax sont sur écoutes. Dûment chapitrés,
la plupart des médias français ont préféré suivre la communication “patronale” que
chercher à comprendre la revendication “syndicale”, la pauvre expression des exclus
du système 193. De plus en plus nombreux.
Le 2 septembre 1999, le tribunal correctionnel de Djibouti condamne à huit mois
de prison ferme deux directeurs de périodiques et leaders de l’opposition : Daher
Ahmed Farah, directeur du Renouveau, et Ali Meidal Waïs, ancien chef d’étatmajor, co-directeur du Temps. Pour « diffusion de fausses informations susceptibles
de démoraliser l’armée ». Les deux titres sont suspendus pour un an. Le tribunal
siégeait à huis clos, et les deux hommes n’ont pu être assistés d’un avocat. Il faut
croire que le moral de l’armée est bien fragile : les deux journaux avaient repris un
communiqué du FRUD annonçant qu’un hélicoptère de combat avait été abattu,
avec à son bord deux mercenaires ukrainiens et six militaires djiboutiens. Réplique :
la “justice” djiboutienne abat la liberté de la presse. Le Temps et Le Renouveau
étaient les deux derniers supports non inféodés au pouvoir.
Le 23 septembre vers 4h30, plus de cinq cents soldats en armes investissent le
secteur où habite Moussa Ahmed Idriss, président de l’Opposition djiboutienne
unifiée (ODU), rival de Guelleh lors de l’élection présidentielle d’avril. À 5 heures,
les unités spéciales de la police donnent l’assaut de sa résidence, tirant à balles
réelles et lançant des grenades. Une dizaine de personnes sont atteintes, dont
l’épouse et la fille d’Ahmed Idriss. Un jeune homme meurt de ses blessures. Le
leader de l’opposition est incarcéré à Gabode. Les habitants des quartiers
environnants se mettent à manifester. Des renforts de police arrivent. Les
arrestations se comptent par centaines 194.
Deux mois plus tôt, le 26 juillet, le ministre des Affaires étrangères Hubert
Védrine répondait dans le Journal Officiel à une question écrite du député Gilbert
Biessy. Il se félicitait de la reprise de la coopération franco-djiboutienne en matière
. L’exercice le plus typique à cet égard est celui de Stephen Smith, Djibouti : fin de la grève de la faim, dans
Libération du 04/05/1999 : « Les opposants djiboutiens ont eux-mêmes manipulé les faits pour susciter l’émotion en
France », une affirmation fondée sur « l’avis unanime » des « trois médecins choisis par l’ambassade de France ».
194
. Communiqué de la Ligue djiboutienne des droits humains, 23/09/1999.
193
de justice, qui « permettra sans doute des améliorations significatives ». « Par l’aide
qu’elle apporte à Djibouti, la France entend soutenir le développement de ce pays, et
notamment l’enracinement de l’État de droit et le respect des droits de l’homme ».
Le 19 octobre 1999, l’ensemble des détenus politiques de la prison de Gabode
recommencent une grève de la faim, contre les détentions arbitraires pour motifs
politiques et l’absence totale de soins. Gabode fonctionne comme la Bastille sous
l’ancien Régime : on y est envoyé parce qu’on déplaît au monarque ou à sa cour. On
peut y croupir jusqu’à sept ans sans jugement, dans des conditions effroyables 195.
Lors de son intronisation, Omar Guelleh a déclaré que son mandat serait placé
sous le signe de la « continuité ». C’est vrai d’un point de vue financier. Tandis que
les finances publiques sont toujours suspendues aux oboles de la France, un haut
dignitaire de la GLNF, William Jean Gauci, démarre un PMU (Pari mutuel urbain) nouvelle succursale d’un mirifique réseau françafricain. Gauci bénéficie en cette
affaire de l’appui sans failles de Guelleh. Le clan présidentiel a le monopole de deux
autres opiums du peuple : le khat, une drogue à base d’herbes, importées d’Éthiopie
par la société Sogik ; les chaînes de télévision étrangères comme Canal+ Horizons,
via la société Djibnet 196.
La continuité est aussi sécuritaire : le représentant local de la DGSE, déguisé en
diplomate, passe plusieurs heures par jour dans les locaux du SDS, la police
politique du régime. Pour que tout soit encore plus clair, c’est le patron de la DGSE
soi-même, Jacques Dewatre, qui en janvier 2000 décroche le poste d’ambassadeur à
Djibouti.
Mais Guelleh semble atteint du syndrome Déby. Il en fait trop. Il va jusqu’à
arrêter le marathonien mondialement connu Ahmed Saleh, le 24 novembre.
Capitaine de l’armée djiboutienne, il en avait démissionné pour ne pas participer à la
guerre civile dans le nord du pays. Le pouvoir s’est vengé en l’accusant d’un crime
d’enlèvement, un coup monté apparemment 197. À force de ne même pas sauver les
apparences - jusqu’à interpeller deux reporters de France 2 et confisquer leurs
cassettes de tournage -, Guelleh complique la tâche de ses amis français. Les plus
proches peinent à l’excuser et le soutenir. D’autres se montrent hésitants, et les
opposants à son régime se font mieux entendre.
Ainsi le 10 novembre 1999, lors du vote des crédits de la Coopération à
l’Assemblée, l’avocat et député socialiste Arnaud Montebourg a présenté un
amendement tendant à fortement réduire la somme attribuée à Djibouti. Son
argumentation a été très écoutée. Le ministre de la Coopération a eu quelque
difficulté à convaincre les députés de ne pas en arriver à cette extrémité...
La Coface a décidé de ne plus garantir les exportations vers Djibouti. La France
a fermé son poste d’expansion économique. Officieusement, même la question d’un
retrait militaire n’est plus taboue. La nécessité de la base de Djibouti est de moins en
moins évidente. Mais qui osera chatouiller le lobby militaro-africaniste, dont ce
territoire est le bac à sable ? Qui osera titiller la machine à primes des militaires de
carrière ?
Pour le pays lui-même, la base tricolore s’apparente à un gisement de pétrole :
c’est une rente étrangère dont la convoitise stimule la criminalité économique et
politique. Comme Shell au Nigeria ou Elf au Congo-Brazzaville, l’armée française
s’intéresse avant tout à son “gagne-pain”, quitte à valider toutes les dérives d’une
dictature cliente.
Si les dérives devenaient politiquement ingérables, cet État infantilisé risquerait
de ne pas tenir le choc d’un départ de son protecteur. Il tomberait probablement dans
le giron de l’Éthiopie. Et si les foucades de Guelleh visaient à accélérer cette
évolution ? Natif d’Éthiopie, il soigne suffisamment ses relations avec Addis-Abeba
. Dénoncées dans un rapport semi-officiel : FIDH (Fédération internationale des Ligues des droits de l’homme, OIP
(Observatoire international des prisons), Association nationale des juges de l’application des peines, Ministère français
de la Justice, Rapport d’une mission internationale d’enquête sur les conditions de détention (août 1999). Cf. aussi
un témoignage de Me Aref Mohamed Aref.
196
. Cf. Le PMU va démarrer, in LOI du 03/04/1999, et un communiqué de l’AFADD (Association française des amis
des démocrates de Djibouti), La République de Djibouti ou la tyrannie acceptée, 1999.
197
. Cf. note de l’ARDHD, in Liberté, 18/12/1999.
195
pour espérer devenir le satrape d’une nouvelle province. Il n’est pas sûr que la
majorité des Djiboutiens en seraient ravis.
La scène franco-africaine ne manque pas de coups de théâtre au tournant de l’an
2000. Alors que la faillite financière du régime Guelleh, sa réputation exécrable et
les rebondissements de l’affaire Borrel mettaient sous haute tension l’axe francodjiboutien, l’opposant historique Ahmed Dini concluait le 7 février un accord de
paix avec le pouvoir. La négociation s’est déroulée à Paris, sous haute bienveillance.
Une forte délégation gouvernementale était hébergée à l’hôtel Méridien de la porte
Maillot. Par contre, les partenaires de Dini dans le front de l’opposition n’avaient
pas été invités. L’opposition a cependant salué cet accord, de même que les
associations des droits de l’homme. Des libérations de prisonniers sont aussitôt
intervenues.
Il est clair que la France a profité des difficultés du régime pour lui “mettre la
pression”, et tenter une relance par une redistribution partielle des cartes. Mais le
mouvement démocratique a été largement court-circuité. Il faudra qu’il s’invite à la
mise en œuvre politique de l’accord. Simultanément, jamais on n’a déployé autant
d’efforts pour étouffer l’affaire Borrel - jusqu’à déprogrammer vers un horaire tardif
un reportage télévisé de France 3. Il s’agit d’empêcher la disqualification d’un
homme, Omar Guelleh, qui incarne un État mi-mafieux, mi-policier. Un homme
apparemment indispensable. Bernard Borrel a été sacrifié à cette “raison d’État”.
Sacrifier la justice due à sa veuve et ses enfants serait malheureusement indiquer sur
quel déni du droit on voudrait relancer la “coopération” franco-djiboutienne.
11. Conakry et Bangui sous influences.
La Guinée et le Centrafrique ont avec la France une relation orageuse. Elle est
encore marquée par les personnalités paranoïaques de leurs premiers dictateurs,
Sékou Touré et Jean-Bedel Bokassa. Les trajectoires des deux hommes sont parties
pourtant dans des directions diamétralement opposées. Le premier eut le courage de
s’opposer à la pseudo-indépendance proposée par De Gaulle ; mais son esprit,
obsédé par les vraies conjurations de Jacques Foccart, succomba au délire des faux
complots, et aux délices staliniens. Inversement, Bokassa vit sa carrière accélérée
par un ultragaullisme paradoxal, issu, on le verra, d’une tragédie personnelle.
Leurs successeurs direct et indirect, Lansana Conté et Ange-Félix Patassé, ne
sont ni innocents ni indemnes de ces tyrannies : ils furent respectivement aide de
camp et Premier ministre de Touré et Bokassa. Ils n’en finissent pas de surfer sur les
ondes de choc du traumatisme politique. Ils pratiquent un “discours” sinusoïdal,
alternant pulsions francophobes et appels à la France. La diplomatie parisienne
peine à suivre. La DGSE assure difficilement face aux mutineries. L’armée
française a même dû abandonner ses bases centrafricaines.
Il n’est pas question cependant de laisser ces pays, travaillés par l’ethnisme et
guettés par l’anarchie, choisir eux-mêmes leur sortie de crise. Car ils sont riches en
minéraux et en diamants. Les réseaux et trafiquants françafricains se régalent. Ils
poussent l’exécutif français à préférer la continuation des systèmes de pillage en
place. Et donc, là encore, à faciliter et cautionner des scrutins présidentiels truqués.
Si la Guinée m’était Conté 198
« Je vais sans doute devenir président de l’OUA. J’ai besoin d’un
conseiller qui connaisse bien les hommes et les choses de notre
continent. Personne ne répond autant que vous à ce profil. [...]
Accepteriez-vous [...] de venir me voir périodiquement pour m’aider ? »
(Sékou Touré à Jacques Foccart, en juin 1983 199).
Sur le tard, Sékou Touré s’était réconcilié avec Foccart. Ne partageaient-ils pas
le même mépris de la démocratie africaine ? Mort en avril 1984, l’autocrate guinéen
est remplacé par le militaire le plus proche, Lansana Conté. Après une oppression si
excessive, le pays respire, même s’il s’embarque pour deux décennies de gestion
chaotique et corrompue. Mais ce soulagement même s’estompe.
En 1998, « le dossier de la Guinée en matière de droits de l’homme est
épouvantable », admet un rapport de l’agence de coopération des États-Unis.
Pourtant, les USA sont plutôt bienveillants envers ce « pays francophone africain
exceptionnel, où l’on préfère l’amitié et les investissements américains 200». Symbole
des atrocités de Sékou Touré, le camp Boiro est remplacé par le camp Koundara, en
bordure de mer. Ce centre de détention illégal est dirigé par Fodé Moussa Sylla, un
ancien tortionnaire du camp Boiro, formé à Prague aux méthodes soviétiques. Il est
complété par d’autres prisons clandestines, dans les îles de Kassa, Loos et Dubreka.
Les délateurs ont repris du service. La torture fait partie des activités ordinaires, de
Koundara jusqu’aux simples commissariats 201. Pour l’Organisation guinéenne des
droits de l’homme, le sadisme exercé par des geôliers tortionnaires renoue avec les
pires habitudes du régime Sékou Touré. Les manifestations sont interdites, les
journaux sont sous la constante menace des descentes de police.
Le camp Koundara est sous la surveillance exclusive des Bérets rouges de la
Garde présidentielle. Ils sont 900, encadrés par 24 officiers de la DGSE. Jusqu’à
l’automne 1999, les Bérets rouges de Koundara étaient commandés par un capitaine
. Je remercie tout particulièrement Albert Bourgi qui m’a procuré une abondante documentation sur les événements
de 1998-99 en Guinée. Pour situer la Guinée, voir carte p. xxx.
199
. Le propos est relaté dans Foccart parle, op. cit., t. 2, p. 196. Il est vraisemblable. Foccart ajoute qu’il a été tenté
d’accepter. Si cet échange est authentique, il serait symbolique de la relation ambivalente, prolongée par Lansana
Conté, entre les pouvoirs français et guinéen.
200
. Mark G. Wentling, La Guinée : sources potentielles de conflit et d’instabilité, dossier préparé pour
l’USAID/Conakry, 11/1998, p. 59 et 62.
201
. Cf. Lanciné Camara, Guinée-Conakry, une opposition en prison, in L’Afrique du 07/1999.
198
féminin, Manou Cissé, impliquée dans les trafics d’armes vers le Liberia et très liée
à un marchand d’armes français 202.
En arrivant au pouvoir, l’officier Conté déclarait : « Le jour où vous verrez l’un
d’entre nous construire une villa, c’est qu’il aura volé ». Quinze ans plus tard, sa
deuxième épouse et son frère jouent aux magnats de l’immobilier, achetant des
quartiers entiers de Conakry. La famille négocie directement les droits de pêche. Le
Président lui-même est à la fois un homme d’affaires et un grand propriétaire, dans
son pays et à Bissau, où il possède plusieurs beaux immeubles 203. Ses amis au
pouvoir brassent des milliards de francs guinéens, dans l’or, la bauxite,
l’importation, le PMU - introduit par un “frère” de la GLNF, Marcel Chastan. Ils
multiplient les scandales financiers. Certains se font construire des palais 204, tandis
que les systèmes de santé et d’éducation sont complètement délabrés.
L’ambassadeur de France Christophe Philibert inonde le Quai d’Orsay de
télégrammes vantant ce régime admirable 205.
Depuis 1991 et l’arrivée du multipartisme, un leader civil, Alpha Condé, apparaît
comme le chef de file de la contestation démocratique du général Conté. Ce n’est pas
n’importe qui : il a jadis présidé la célèbre FEANF (Fédération des étudiants
africains en France), creuset des idées anticoloniales. Allié aux partis d’opposition,
le Rassemblement du peuple de Guinée (RPG) d’Alpha Condé, aurait depuis
longtemps triomphé dans les urnes s’il n’avait été victime d’une répression
systématique et de fraudes répétées - avec un summum lors des élections
présidentielles de décembre 1998.
Cinq ans plus tôt, lors du scrutin précédent, Alpha Condé était donné favori à
l’issue du premier tour. Lansana Conté trafique les résultats, il annule par exemple
plus de 200 000 voix dans deux circonscriptions qui lui sont hostiles, de façon à
s’octroyer la majorité absolue. Ainsi se dispense-t-il de l’épreuve du second tour. En
août 1995, les élections législatives sont l’occasion de nouvelles fraudes massives.
Plus de cinq cents militants et responsables du RPG sont arrêtés.
En 1996, une partie de l’armée, mal payée, se mutine. Il s’en faut de peu que le
régime ne soit emporté. On torture certains officiers incarcérés pour qu’ils
impliquent Condé dans le putsch. Lors du procès, l’un des accusés a le courage de
dénoncer ces tortures. La manœuvre fait long feu.
Entre-temps, Alpha Condé a dû s’exiler. Il revient le 1 er décembre 1998, à deux
semaines d’un nouveau scrutin présidentiel qu’il espère jouable : la coordination de
l’opposition démocratique a négocié et obtenu la création d’un Haut conseil des
affaires électorales. Moins d’une semaine avant le vote du 14 décembre, le ministre
de l’Intérieur publie un arrêté excluant ce Haut conseil des affaires sérieuses : le
dépouillement et la collecte des résultats seront conduits par des Commissions de
recensement des votes... interdites aux délégués de l’opposition. Les cartes
électorales sont refusées aux groupes défavorables au régime, par exemple ces
dizaines de milliers d’électeurs expulsés quelques mois plus tôt de deux quartiers de
Conakry. Des cartes sont par contre distribuées à des enfants ou à des réfugiés. Des
bureaux de vote clandestins sont ouverts dans plusieurs quartiers de la capitale.
Durant la campagne électorale, Alpha Condé essuie deux tentatives d’assassinat
et de nombreuses provocations. Comme en 1993, le pouvoir est affolé par les
premiers résultats du scrutin. Alors, il fait très fort. Avant même d’annoncer les
scores, il enlève, séquestre ou assigne à résidence les trois principaux rivaux du
général Conté (Alpha Condé, Mamadou Bah et Jean-Marie Doré), plus une série de
députés et des centaines d’opposants. De nouveau, le général peut se déclarer
vainqueur dès le premier tour, avec 56,12 % des suffrages. Par échec et mat.
Deux minutes après l’annonce de ce tour de passe-passe, le président Chirac
félicite le récidiviste. L’ambassadeur Philibert se déclare « personnellement
. Cf. Sécurité et business pour Chirac en Afrique et Cpt Manou Cissé, in LdC des 29/07 et 02/09/1999.
. Ce qui peut expliquer l’envoi d’un corps expéditionnaire guinéen aux côtés de l’armée sénégalaise lors de l’assaut
de la Guinée-Bissau, en juin 1998. Cf. chapitre 3.
204
. Cf. Laurent Bijard, Les damnés de Conakry, in Le Nouvel Observateur du 19/08/1999 ; PMU, in LdC du
15/07/1999.
205
. Cf. Les ratés de la virée africaine de Chirac, in Le Canard enchaîné du 28/07/1999.
202
203
heureux » du succès-éclair 206. Et foin des journalistes importuns ! « Je ne verrais,
pour ma part, que des avantages à ce que l’AFP et Radio-France internationale
disposent en Guinée d’un autre correspondant » que Mouktar Bah, auteur
d’informations « systématiquement fantaisistes [et] malveillantes », écrit
l’ambassadeur au ministre guinéen de la Communication 207. Tous deux sont bien
d’accord sur un point : un journaliste ne doit pas informer, mais communiquer.
Surtout s’il relève d’un média public.
Le problème, c’est qu’il est difficile de faire reluire la réalité guinéenne. Il y a
d’abord l’encombrant Alpha :
« Je n’ai pas été arrêté, mais kidnappé [...] à Piné, un village situé à une trentaine
de kilomètres de Lola. Mon garde du corps, Ben, était tranquillement assis et
prenait un café sur la place du marché. Je l’ai laissé seul quelques instants pour un
besoin pressant. En revenant, ma torche, dont la pile était faible, s’est éteinte. [...]
Un [...] soldat du nom d’Abdou a déboulé, [...] m’a bousculé, avant de me frapper de
la crosse de son arme. Ma torche est tombée de ma main et le soldat a crié : “Il a
laissé tomber un kalachnikov ! Il a laissé tomber un kalachnikov !”. Puis il m’a de
nouveau porté des coups. J’ai eu le nez cassé et j’ai été blessé à la jambe et aux
lèvres 208».
Transféré à Conakry, Alpha Condé est tantôt accusé de tentative de putsch (il
disposerait d’un bateau mouillant dans les eaux territoriales guinéennes, avec 40
vedettes bourrées de mercenaires !), tantôt de « tentative de sortie illégale du
territoire ». Il est maintenu au secret, alors qu’il reste en principe protégé par son
immunité de député. Ses partisans défilent dans les villes. Les coups et les tirs des
forces de l’ordre font sept morts et de nombreux blessés, à Sigui, Mamou, Kankan
et Kouroussa. Ces forces avaient été abondamment dotées de matériel français via
une filiale du ministère de l’Intérieur, la Sofremi, dirigée par des proches de Charles
Pasqua. À Conakry, les manifestants sont furieusement bastonnés, jusqu’à cent
coups. Arrêtées, des femmes sont sauvagement battues et violées.
Alpha Condé est certes protégé par une mobilisation internationale
impressionnante 209, mais il ne peut voir ses avocats pendant près d’un mois. Le 13
janvier 1999, il reçoit la visite des ambassadeurs américain et allemand, ainsi que du
représentant de l’Union européenne. L’ambassadeur de France a mieux à faire.
Applaudir, par exemple, le fier discours d’investiture du général Conté : « Les
théoriciens et les importateurs de la démocratie et des droits de l’homme doivent
savoir que la Guinée n’a pas eu besoin d’eux pour créer et développer son espace
démocratique et l’État de droit 210». Curieusement, ce nationaliste intransigeant
accepte que sa Garde soit maternée par les Services français. Quant à sa
communication, elle est pilotée par Chantal Colle, ancienne directrice de la publicité
à... Marie-France 211.
Christophe Philibert doit aussi préparer la visite de Jacques Chirac, prévue pour
le printemps puis pour l’été 1999. Le Président français entend labourer le terrain
pour les grandes entreprises françaises - dont Bouygues, qui guigne un contrat
routier de 100 millions de dollars. Après une spectaculaire accolade au général
Conté, Jacques Chirac avalise le déni du suffrage populaire : les Guinéens « ont pu
librement exprimer leur choix lors des scrutins qui, peu à peu, enracinent la
démocratie en Guinée 212», déclare-t-il le 21 juillet à Conakry, tandis que le probable
vainqueur d’un second tour, Alpha Condé, s’enracine en prison. L’entourage élyséen
en rajoute auprès des journalistes qui suivent le voyage officiel : les élections
présidentielles de décembre ont été « globalement honnêtes et libres 213».
. Cf. Thomas Sotinel, En Guinée-Conakry, le président Conté s’en prend à l’opposition, in Le Monde du
26/12/1998.
207
. Lettre du 22/12/1998, citée par Le Canard enchaîné du 20/01/1999 (Un ambassadeur qui flingue les
journalistes).
208
. Interview à Jeune Afrique du 09/02/1999.
209
. Sur laquelle je reviendrai au chapitre 24.
210
. Cité par AE du 04/03/1999.
211
. Cf. Chantal Colle, in LdC du 29/07/1999.
212
. Discours à Conakry le 21/07/1999.
213
. Cité par l'AFP, 21/07/1999.
206
Un nouvel “incident” vient quelques jours plus tard altérer ce bilan “globalement
positif”. Le lundi matin 2 août arrive à l’aéroport de Bruxelles un avion en
provenance de Conakry. Dans le compartiment du train d’atterrissage, on retrouve
les corps sans vie de deux collégiens guinéens, Yaguine Koïta, 14 ans et Fodé
Tounkara, 15 ans. Morts de froid au cœur de l’été, malgré d’épaisses couches de
vêtements.
Sur eux, une lettre adressée aux « Excellences messieurs les membres et
responsables de l’Europe ». Conscients des risques encourus dans cette tentative
désespérée de venir étudier en France, les deux garçons exposent les « manques des
droits de l’enfant » dans leur pays, la maladie, la faim, l’éducation défaillante. « Si
vous voyez que nous nous sacrifions et exposons nos vies, c’est parce qu’on souffre
trop en Afrique et qu’on a besoin de vous pour lutter contre la pauvreté et mettre fin
à la guerre en Afrique ».
Dans sa simplicité, sa nudité, ce message ultime émeut et dérange. Il bouleverse
le peuple de Conakry, qui enterre deux « martyrs de l’Afrique ». Il agace
prodigieusement Lansana Conté - encore en train de se congratuler de la visite de
Jacques Chirac. L’entourage du président guinéen suggère « une manipulation ». Un
tel texte excéderait la capacité de réflexion d’un adolescent : « Ce n’est pas de leur
niveau ». Le père de Yaguine se contente de montrer au journaliste Laurent Bijard le
brouillon de la lettre de son fils... 214 Le régime, à vrai dire, craint que l’opinion
guinéenne ne lui demande des comptes : où vont les recettes de la bauxite, du fer, de
l’or, des diamants, dont regorge la Guinée ? Sûrement pas à éduquer les enfants du
pays.
La lettre gêne aussi ses destinataires : les « responsables de l’Europe » en
général, et de la France en particulier. Ils savent bien la chute et l’incurie des
budgets d’aide au développement. Ils voudraient oublier leur part de responsabilité
dans le pillage du continent africain, dans le maintien de dictatures ruineuses, dans
l’entretien des guerres civiles. Par exemple au Liberia, au Sierra Leone, en Guinée
Bissau. Venus de ces pays, 700 000 réfugiés enfoncent un peu plus l’économie
guinéenne.
L’appel dérange tous ceux qui refusent ou retardent une évolution inéluctable. Ce
qu’énoncent prophétiquement les deux jeunes Guinéens, c’est qu’il doit exister, qu’il
va exister des « biens publics à l’échelle mondiale 215». Si l’on ne veut pas que la
planète s’embrase en des conflits sans précédent, il faudra bien respecter les droits
élémentaires inscrits dans les chartes internationales - à la vie, aux soins, à
l’éducation... Il faudra bien organiser l’accès de tous à ces biens-là. Ou avoir le
cœur de déchirer la Déclaration universelle des droits de l’homme, dont l’article
premier énonce : « Les hommes naissent libres et égaux en droit ».
Quand le riche contribuable français ou allemand doit payer pour que les pauvres
(et les riches) de son pays soient éduqués et soignés, il grogne devant son avis
d’imposition ou les retenues de sa feuille de paye, mais il sait qu’il participe à un
contrat social auquel, grosso modo, il adhère. Malgré tous les obstacles techniques,
culturels et politiques, on n’échappera pas à l’invention d’un minimum de service
public universel. Fodé et Yaguine ont engagé leur vie pour nous le faire entendre.
Serons-nous sensibles à la force limpide de leur message non violent, ou préféreronsnous attendre d’autres modes de coercition ?
Le cours du régime n’a finalement pas été plus perturbé par ce message que par
la visite élyséenne. Le général a fait arrêter dix-huit parlementaires peu avant
l’arrivée de Jacques Chirac à Conakry. À ce dernier, il a assuré qu’Alpha Condé
bénéficierait d’un « procès tout à fait transparent ». Deux semaines plus tard, il
désigne les membres d’une juridiction d’exception, la Cour de sûreté de l’État, pour
juger son rival. Transparent, en effet.
Le ministre de la Sécurité Goureissy Condé essaie encore de justifier le rapt du
. Cf. Les damnés de Conakry, in Le Nouvel Observateur du 19/08/1999.
. Selon le titre d’un rapport majeur, publié en 1999 par le Programme des Nations Unies pour le développement
(PNUD). Sur ce thème, Survie a co-organisé avec la députée Verte Marie-Hélène Aubert un colloque à l’Assemblée
nationale, le 26 novembre 1999.
214
215
plus sérieux des candidats à la présidence. Il organise des missions de reconstitution
en Guinée forestière, sur le lieu de l’arrestation. Le 5 octobre 1999, lors d’une
réunion de cadrage, il fustige le « comportement inerte » des autorités locales,
incapables de fournir « des chefs d’accusation graves et bien réfléchis » 216.
Tout bien réfléchi, l’ambassadeur Philibert aura tenu à peine deux ans à
Conakry. Les vieilles amitiés socialistes d’Alpha Condé auront peut-être poussé
Lionel Jospin à sortir de sa réserve cohabitante pour le remplacer par un moins fana
de Lansana.
Centre à fric
« Toute personne abordant Sa Majesté impériale [Bokassa Ier] doit
saluer à six pas en effectuant une légère inclinaison de la tête en avant.
[...] Les réponses aux questions de Sa Majesté doivent être : “Oui,
Majesté impériale”. Toutefois, on est autorisé à expliquer une situation
à Sa Majesté impériale sans répondre par un “Non” brutal ». (Lettre du
Premier ministre de Sa Majesté, Ange-Félix Patassé, en 1978 217.
L’auteur a été “réélu” en 1999 président de la République
centrafricaine 218).
« Qui a géré ce pays pendant tant d'années ? C'est la France qui l'a
cogéré. [...] Notre échec, c'est donc aussi l'échec de la France ». (Le
président Ange-Félix Patassé, en 1998 219).
Jean-Bedel Bokassa n’est pas pour le continent africain un exemple
recommandable, ce serait plutôt un contre-modèle. Mais le président Giscard a
opportunément chargé la barque des crimes de son collègue lorsqu’il a décidé, en
1979, de le débarquer. Il mettait le point final à une aventure qu’il vaut la peine de
résumer, tant elle condense les tares françafricaines.
Le journaliste Charles Onana a enquêté sur cette histoire caricaturale, et
caricaturée 220. Il révèle la tragédie vécue par un enfant d’Afrique, dans un contexte
de travail forcé et de brutalité coloniale trop facilement oublié - malgré André Gide,
Albert Londres, ou Mongo Béti. Quand les hommes n’étaient pas astreints à
récolter, loin de leur village, une quantité excessive de caoutchouc, ils étaient
réquisitionnés pour la construction des voies ferrées. Une hécatombe. Ceux qui
regimbaient ou ne pouvaient remplir les objectifs d’exploitation étaient battus,
parfois à mort, ou mutilés, ou incarcérés. Chef coutumier, le père de Bokassa décide
un jour de libérer certains de ces prisonniers du travail forcé. Pour ce crime
impardonnable, il est exécuté sous les yeux de sa femme et de leur fils de 6 ans,
Jean. La veuve meurt de chagrin une semaine plus tard. La tante de Jean, Sirilié,
périt peu après sous les coups de fouet des sbires de la Compagnie forestière SangaOubangui (CFSO), qui avait le monopole du caoutchouc dans la région. Sirilié était
la mère de Barthélémy Boganda, le futur grand leader centrafricain.
L’orphelin Jean-Bedel s’engage dans les troupes africaines de la “France libre”,
sous la figure paternelle de De Gaulle, puis gravit tous les échelons de l’armée
française, grâce aux guerres d’Indochine et d’Algérie. Une bonne part de ses
bizarreries comportementales tient sans doute à cette double filiation paradoxale,
difficilement gérable. Elle va resurgir tout au long du règne de Bokassa.
Âme de l’indépendance, son cousin Boganda périt en 1959 dans un accident
d’avion, probablement provoqué par des colons. Plus commode, David Dacko le
remplace. En 1965, il est chassé par celui que De Gaulle et Foccart ont choisi pour
diriger l’armée centrafricaine, l’officier de transmission français Bokassa.
Intronisé par De Gaulle, incompris par Pompidou, le général Bokassa va se
retrouver nez à nez avec Giscard. Or la compagnie CFSO, qui obtint l’exécution de
. Propos reproduits dans une déclaration du RPG, Les fausses preuves ne passeront pas !, 15/10/1999.
. Citée par Le Figaro, 06/01/1997.
218
. Pour situer le Centrafrique, voir carte p. xxx.
219
. Interview à Libération, 10/03/1998.
220
. Bokassa. Ascension et chute d’un empereur. 1921-1996, Éditions Duboirris, 1998.
216
217
son père et assassina sa tante, était la filiale d’une société coloniale, la SFFC, dirigée
à l’époque par Edmond Giscard d’Estaing - le père de Valéry. Le fils de famille,
devenu ministre puis Président, s’acoquine avec Jean-Bedel. Il raffole des parties de
chasse, et autres bonheurs africains. Son hôte est indulgent, attachant. Giscard en
reçoit des diamants. Il se laisse appeler son “parent”, mais le renverse en 1979 par
l’expédition Barracuda : une querelle “familiale”, sinon intime 221, s’est muée en
affaire d’État. Mais pouvait-on parler de “parenté” entre un orphelin du travail forcé
et une lignée “aristocratique” qui a bâti sa fortune sur ce travail, et l’a arrondie dans
les conseils d’administration néocoloniaux 222?
En pointe de Barracuda, les hommes du service Action récupèrent un stock
d’archives compromettantes. Car Bokassa a conforté une “monoculture”
centrafricaine : le trafic de diamants et d’ivoire. Au bénéfice de quantité de
personnalités politiques et de fonctionnaires français. Et de militaires, puisque le
Centrafrique “indépendant” a hébergé durant près de quarante ans deux des
principales bases africaines de l’armée française, Bouar et Bangui - à proximité du
Cameroun et du Zaïre.
On a exagéré la cruauté de Bokassa, pour mieux s’en débarrasser. Mais il était
quand même cruel. Et corrompu. Il considérait le Centrafrique comme son domainecaserne, et le pillait à la façon d’un Mobutu (toutes proportions gardées). Certes, il
n’a pas été le seul, en Afrique et ailleurs, à atteindre son degré d’incompétence le
plus élevé. C’est une maigre consolation pour les victimes centrafricaines de son
mal-être. L’Empire qu’il proclama offrit du très mauvais cinéma. Un gouffre à
milliards, dont les principaux actionnaires étaient français. Mais les complicités
hexagonales de cette escroquerie sont restées largement occultées 223. Y compris par
François Mitterrand : il afficha très vite, en cette matière comme en d’autres, son
souci de la continuité.
Avant d’être sanctionné par les électeurs français, en grande partie pour son
péché diamantaire, Giscard a restauré l’ex-président Dacko. On le débarque d’un
avion militaire Transall, en accessoire de Barracuda, avant de lui rejouer la farce
Bokassa. Cette fois, c’est le général André Kolingba qu’installe la DGSE. Encore un
officier de transmission. Il va faire de la figuration jusqu’en 1993, sous la houlette
d’un “proconsul” plutôt envahissant, le colonel de la DGSE Jean-Claude Mantion 224.
Celui-ci a carte blanche, et il en profite, pour asservir le pays à une stratégie toute
militaire. Il s’agit de maintenir la capacité d’entraînement et d’intervention
aéroportée des troupes françaises dans un vaste périmètre africain, incluant les
champs pétroliers du golfe de Guinée. Il s’agit aussi d’étendre les capacités d’action
secrète dans les pays de la région : Zaïre, Tchad, Rwanda, Soudan, Congo, etc. Cela
suppose de sécuriser au maximum ce pays porte-avions. Mantion forme autour de
Kolingba une armée très majoritairement issue de l’ethnie présidentielle. Il généralise
les écoutes téléphoniques, afin d’étouffer dans l’œuf toute velléité d’opposition au
régime.
Le colonel français n’a nulle envie d’enrayer les mécanismes de pillage du pays,
l’essor de la contrebande et des trafics. Sa stratégie ambitieuse est forcément
gourmande de ressources complémentaires. Le journaliste Francis Laloupo a fort
. Comme le suggèrent Bokassa (in Patrick Rougelet, RG. La machine à scandales, Albin Michel, 1997, p. 62) et
d’autres sources.
222
. Selon le commissaire des Renseignements généraux Patrick Rougelet (RG, op. cit., p. 28), le général centrafricain
Sylvestre Bangui lui a expliqué : « Bokassa détourne toutes les aides de la France et les ressources de la taillerie
de diamants nationale. Il en offre à ses visiteurs de marque, il en a toujours offert à Giscard [...]. Olivier, François
et Henri Giscard d’Estaing en ont bénéficié aussi. Puis il y a toutes les affaires dans lesquelles ils sont l’aluminium, l’uranium, l’ivoire ». L’officier des RG a retranscrit ce propos sur une “note blanche”, qui a atterri sur
le bureau élyséen de Valéry Giscard d’Estaing...
Le 9 juin 1980, il consacre une nouvelle note blanche à « l’exploitation à des fins privées des richesses des pays
africains et des fonds de la coopération, de la part de la famille du Président et de son entourage : on les retrouve tous
directement ou indirectement à la tête de sociétés traitant des affaires fructueuses avec l’Afrique (import-export,
matières premières, banque...) [...] » (ibidem, p. 245).
223
. Roger Faligot et Pascal Krop racontent la part de la DST dans ce verrouillage (in DST. Police secrète,
Flammarion, 1999, p. 329-338).
224
. Dans Au cœur du secret, Fayard, 1995, l’ancien directeur de la DGSE Claude Silberzahn admet le contrôle exercé
par son service sur le Centrafrique.
221
bien résumé 225 ce vers quoi la France et ses protégés ont laissé dégénérer le
Centrafrique : « Un territoire suspendu dans un espace-temps indéfini ».
« Dans une économie de comptoir, [...], on distribue des concessions minières à
des individus en mal d'aventures tropicales, de préférence d'origine étrangère,
française singulièrement, sur la base de contrats d'ivrogne, vite rédigés, aux clauses
fantaisistes, mais suffisamment explicites pour se prémunir contre les indiscrétions
et garantir les commissions et ristournes réservées au pouvoir. [...] Cette galaxie de
rustres [...] à la lisière du politique et du business tropical [...] ne seraient pas
étrangers aux événements politiques en RCA. [...]
En Centrafrique, bien davantage qu'ailleurs, ces chercheurs d'or et de diamants [...
] ont, avec le temps et le laisser-faire des régimes centrafricains, fixé de véritables
territoires de puissance [...]. L'une des régions à fort rendement minier, Berberati,
est classée “zone d'activité militaire”, et exclusivement occupée par l'armée
française ».
En 1993, la méthode Mantion atteint ses limites. Elle ne peut intégrer la
revendication démocratique, qui se répand depuis trois ans en Afrique francophone.
L’Élysée et l’État-major somment Kolingba et son mentor de se soumettre à une
élection présidentielle, qu’ils perdent au profit d’Ange-Félix Patassé - le courtisan de
Bokassa Ier, déguisé en démocrate. Mantion est rapatrié en catastrophe.
Les Centrafricains déchantent assez vite de l’apparent triomphe de la démocratie,
comme de son héraut Ange-Félix Patassé. AFP, pour les Centrafricains pressés, a
récupéré le mouvement d’opposition à Bokassa (le MLPC) ... après en avoir dirigé
le parti unique. Il use volontiers d’une dialectique anti-française, comme son ami et
sponsor Kadhafi. C’est pour la galerie. Les chefs d’État centrafricain et libyen sont
hyper-branchés sur les circuits de la Françafrique. À commencer par les réseaux
Pasqua, Chirac et Mitterrand - par ordre d’influence.
AFP a des conceptions financières assez particulières. Son conseiller économique
spécial Noël Dogliani, officiellement marchand de bétail en Saône-et-Loire, a été
arrêté pour des malversations bancaires à la filiale d’Angoulême du Crédit mutuel
du Sud-Ouest : 75 millions de francs perdus entre Genève, Gibraltar, Lagos,
Londres et Luxembourg, entre négoces de viande et de diamants. AFP a admis que
sa campagne présidentielle avait émargé à ce micmac, qui concernerait aussi des
personnalités françaises de premier plan 226.
Plus généralement, AFP a un faible pour les ex-pensionnaires des prisons
françaises, reconvertis dans les machines à sous, l’achat de diamants, l’exploitation
de casinos, etc. Leur éventuelle appartenance à la droite extrême ne le rebute pas.
Avec son épouse Lucienne et son fils Patrick, il se lance dans des affaires privées de
négoce d’or ou de pierres précieuses - dont plus de la moitié s’exporte par des voies
illégales. Il multiplie les sociétés dans le bois et l’importation. Il se prête « à
d'étranges “financements parallèles” qui cachent mal de pures opérations de
blanchiment d'argent sale », constate Jean-François Bayart dans un rapport
confidentiel au ministre des Affaires étrangères. Les forces armées françaises basées
en Centrafrique s’y opposent d’autant moins qu’elles sont elles-mêmes
« compromises [...] dans la fraude du diamant 227».
Côté politique, Patassé applique les recettes de ses pairs : tribalisme,
caporalisation des médias, appareil policier d’écoutes et de délation 228. Il bénéficie
des conseils éclairés du capitaine Paul Barril et du commissaire Lucien Aimé-Blanc,
proches de Charles Pasqua.
Cela conduit d’autant plus sûrement à l’impasse politique que la majorité de
l’armée demeure favorable à l’ancien président Kolingba. Mal payés par un État
ruiné, misant sur le mécontentement populaire, quatre cents sous-officiers et soldats
déclenchent à partir d’avril 1996 une série de mutineries. Une première fois, les
. Comptoir colonial en péril, in Le Nouvel Afrique-Asie, 02/1997.
. Selon des sources à Bangui, citant un propos d’Alain Juppé, alors ministre des Affaires étrangères. Cf.
Centrafrique : mauvais services, in ACf, 07/02/1994.
227
. Rapport C/95-58 du 29/06/1995, La criminalisation en Afrique subsaharienne, à en-tête du Centre d'analyse et
de prévision (CAP). Cité par Le Canard enchaîné du 27/09/1995.
228
. Cf. Guy Moskit, Patassé met le multipartisme en péril, in Le Nouvel Afrique-Asie, 10/1994.
225
226
troupes françaises, des commandos du 1er RPIMa, interviennent rapidement. Au nom
d’une conception extensive de l’accord de défense franco-centrafricain 229. L’Élysée
“gère” politiquement la crise, en faisant couper les téléphones des leaders de
l'opposition. L'armée française devient ainsi l'unique arbitre entre AFP et les
mutins 230.
Rebelote un mois plus tard, fin mai 1996. Les militaires centrafricains frustrés
remettent la pression. L’opposition demande la démission de Patassé, cinq mille
personnes défilent dans les rues de Bangui. Puis c’est la pulsion du pillage. La
“coloniale” mobilise 1 400 hommes et des blindés légers pour tenir la capitale. Mais
il est plus facile de gendarmer Djibouti que d'occuper un pays de 3,5 millions
d'habitants, plus vaste que la France. Surtout quand on prétend secourir un pouvoir
« respectueux des droits de l’homme 231», alors qu’on a aidé sa police à ne pas les
respecter. Et quand on participe à la mise à sac indéfinie des ressources du pays.
Les manifestations tournent à l’émeute anti-française. Il faut évacuer les deuxtiers des Européens. Émotion à Paris. Les radios et télévisions interrogent
longuement militaires et expatriés français. Jamais les micros ne se tendent vers des
citoyens centrafricains ordinaires, pourtant francophones. De ce pays, on ne nous
laisse entendre qu’un Président dévalué par la corruption, le représentant des mutins,
et le “revenant” Bokassa. De quoi perpétuer l'image d'une Afrique livrée à ses
démons.
L’armée tricolore finit par négocier une trêve avec les rebelles. Mais AFP n’a
nulle intention de changer de méthode, ni de s’engager dans la reconstruction de la
légitimité de l’État. Il tient son assurance d’ailleurs, comme l’atteste son message de
remerciement à Jacques Chirac : « Tu nous as renvoyé l’ascenseur, tu n’as pas à
rougir de ce que tu as fait 232».
Ça repart en novembre. L’armée française donne du canon. Une trêve est signée.
Mais des excités de la Sécurité présidentielle (encadrée par des instructeurs français)
ont enlevé, atrocement torturé, puis abattu un ancien ministre de Kolingba et son
fils. Les forces fidèles à Patassé tirent sur une foule de manifestants, faisant quatre
morts. Le 4 janvier 1997, deux militaires français sont tués, victimes de sept
semaines de tensions attisées par les règlements de comptes entre clans
françafricains 233.
Jacques Chirac, on l’a vu, consulte Omar Bongo - ancien sous-officier français
en Centrafrique, à Bouar. Il suit son conseil : « Cogner ». Les parachutistes français
mènent un raid de représailles dans les quartiers “hostiles”, tuant plusieurs dizaines
de Centrafricains, soldats et civils. Au même moment, rappelons-le, les forces
spéciales françaises et deux cents mercenaires, recrutés avec la bénédiction de
l’Élysée, concentrent leurs moyens sur le Zaïre voisin pour tenter de sauver le
régime de Mobutu. Le Centrafrique constitue un élément-clef de cette contreoffensive : les armes de la coalition pro-Mobutu transitent par son territoire, les
avions de transport en décollent, acheminant matériels et commandos 234.
Mais à Bangui la situation s’annonce intenable. Lionel Jospin, qui accédera à
Matignon cinq mois plus tard, rappelle qu’« il faut penser également aux morts
africaines ». Il s’alarme : « Je crains la montée d'un puissant sentiment
antifrançais [...]. L'accord de défense 235 [...] n'est pas un accord de police. L'armée
française n'a pas à être transformée en [...] garde présidentielle pour le président
Patassé 236».
. Qui, à l’évidence, devait exister... Ces accords sont si secrets qu’il en existe peu d’exemplaires. Or le ministère de
la Défense a fait une découverte hautement significative : avec le Centrafrique, on n’avait jamais pris la peine de
signer un tel accord ! (selon Le Point du 01/06/1996). L’armée française était là. Point. « La République
centrafricaine, c'est un territoire français » (Gérard Prunier, conférence du 11/02/1997 pour la Fondation Médecins
sans frontières).
230
. Cf. Paris sauve Patassé, in LdC, 25/04/1996.
231
. Propos du ministre de la Coopération Jacques Godfrain, cité par Le Monde du 16/05/1996.
232
. Cité par Bernard Langlois, Nos bourbiers d’outre-mer, in Politis du 30/05/1996.
233
. Tandis que les uns misent sur Patassé (Pasqua, Barril, Aimé-Blanc, J.C. Mitterrand, ...), les autres rêvent d’une
revanche de son prédécesseur Kolingba et de son ethnie yakoma (Lacaze, Mantion, ...), y compris avec le soutien d’un
contingent du Hutu power (cf. ACf, 23/02 et 06/04/1998). Jacques Chirac penche plutôt pour les premiers (le « renvoi
d’ascenseur »), son ancien bras droit Michel Roussin pour les seconds.
234
. Cf. Agir ici et Survie, France-Zaïre-Congo, 1960-1997, L’Harmattan, 1997, p. 61, 64, 122, 142, 154.
235
. Qui n’existe pas !
236
. Déclaration devant la presse, 06/01/1997.
229
Alors, l’Élysée imagine une solution en deux temps : envoyer une garde
francophone puis, à son abri, constituer une garde présidentielle ethniquement sûre.
La première étape est réussie grâce au prestige et au talent de médiateur de l'ancien
chef de l'État malien Amadou Toumani Touré, l’un des rares généraux africains à
avoir rendu le pouvoir aux civils. Invité à démêler l’écheveau centrafricain, il
parvient à jeter les bases d'un « pacte de réconciliation nationale » entre les
mouvances militaires et politiques du pays, signé le 24 janvier 1997. Les chefs de
six États africains (Burkina, Gabon, Mali, Sénégal, Tchad et Togo) cautionnent ce
pacte : ils s’engagent à envoyer un contingent pour constituer la Mission
d’intervention et de surveillance des accords de Bangui (Misab). Mais la France et
son proche allié le Tchad dominent cette mission : la première parce qu’elle assure
conseil, finance et logistique, le second parce qu’il fournit la moitié des 750
“Missionnaires” - des militaires, mais aussi des miliciens déguisés en soldats 237.
Rassuré, le président Patassé s’entoure de ses partisans les plus durs, qui
multiplient les provocations. Ils sont bien aidés en cela par les soudards d'Idriss
Déby, qui n'ont pas grand chose à envier à ceux de Mobutu dans les exactions
envers les civils. Ces Tchadiens-là confèrent à la Misab l’image d’une force
partiale 238, surtout après une semaine d’expéditions punitives dans les quartiers
“mutins”, fin juin 1997 : ils sont allés y massacrer plus d’une centaine de civils.
Même les forces françaises basées à Bangui ont repris leur vendetta. Avec leurs
blindés, elles ouvrent la voie aux Tchadiens, tandis que leurs hélicoptères participent
à la reconnaissance des positions “ennemies” et transportent des éléments de la
Sécurité patassienne. Incapables de garder leurs distances, ces régiments expatriés
finissent par obéir davantage aux manipulations et aux enjeux locaux qu'aux ordres
de Paris.
Encore que... Au ministère de la Défense, on ne se dit pas fâché de donner une
nouvelle leçon aux ex-mutins. À l'Élysée, Jacques Chirac, stimulé par Omar Bongo,
veut prouver la force de frappe de la Misab. Quitte à lui donner un coup de pouce
tricolore. Fraîchement nommé à Matignon, Lionel Jospin n'aurait pas été associé à la
décision d’engager la troupe française 239. Mais ses ministres régaliens n’ont pas été
en reste. Aux Affaires étrangères, Hubert Védrine estime que les parachutistes
français étaient en situation d'« autodéfense légitime » lorsqu’ils sont montés à
l’assaut de quartiers africains. À la Défense, Alain Richard s’enthousiasme pour
cette Misab, « une première expérience très positive » :
« Elle a fait ses preuves en matière de contrôle de terrain. La Misab agit avec le
soutien et l'appui de la France, mais c'est avant tout l'affaire des Africains euxmêmes, qui montrent qu'ils sont parfaitement aptes à intervenir dans une situation
difficile, voire grave. On voit souvent ce qui ne marche pas en Afrique, il faut
saluer ici l'audace de la démarche et sa réussite 240».
À vrai dire, c’est le charisme du général malien Toumani Touré qui parvient à
ramener un calme précaire. La Misab aura montré les risques d'une force
d'interposition interafricaine francophone, issue en partie d'armées dictatoriales.
Surtout si elle est “pilotée” par le tandem Bongo-Chirac !
En mars 1998, la France obtient que la Misab soit prolongée en Minurca
(Mission d’intervention des Nations unies en Centrafrique) : 1 350 hommes sous
l’égide de l’ONU. Dont 260 militaires français, qui assurent l’essentiel du
fonctionnement. Le contingent tchadien reste présent, alors que l’ONU avait pour
principe de ne pas accepter les soldats d’un pays limitrophe. L’opposition s’inquiète
vivement de cette entorse, vu le comportement du noyau dur franco-tchadien de la
Misab.
Paris est désormais libre de fermer les deux bases de Bangui et Bouar, en ce pays
décidément trop incertain. Pour l’État-major, ce retrait est compensé par le
renforcement de la présence au Tchad. Pour Patassé, c’est le moment de recruter
. Témoignage d’un coopérant, juin 1997.
. Ange-Félix Patassé est né de parents tchadiens, enfuis en Centrafrique suite à une querelle locale.
239
. Cf. Géraldine Faes, Chirac et Bongo pour une MISAB musclée, in L'autre Afrique du 25/06/1997.
240
. Interview à Libération du 04/08/1997.
237
238
dans son sous-groupe ethnique (les Kaba 241) une troupe de choc de 1 500 hommes, la
Forsdir : la Force spéciale pour la défense des institutions de la République. Tandis
que la Misab cantonne l’armée centrafricaine, la Forsdir va pouvoir tranquillement
intimider l’opposition politique, dont les onze partis se sont alliés pour résister au
rouleau compresseur.
L’heure est venue des élections truquées : législatives en 1998, présidentielle en
1999. À Paris, où l’on traite volontiers Patassé de paranoïaque, on va laisser la
majorité des réseaux françafricains favoriser la reconduction frauduleuse d’AFP.
Ces mêmes réseaux sont ravis que se poursuive la démolition de l’État. Le secteur
stratégique du diamant, par exemple, est « totalement désorganisé » par la
multiplication des abus et la banalisation des passe-droit, « au profit d’aventuriers
sans scrupules 242».
Pour le scrutin législatif, AFP dispose de nombreux atouts : les manipulations
habituelles dans la distribution des cartes d’électeur ou des bulletins de vote, la
partialité de certains officiers de la Minurca et de l’ambassadeur de France, JeanMarc Simon, les largesses de Kadhafi et des diamantaires sud-africains. Pourtant,
l’alliance de l’opposition l’emporte d’un siège : 55 élus sur 109. Le jour même de
l’annonce des résultats, la “coalition” pro-Patassé inverse le résultat grâce à la
défection d’un député. L’opposant historique Abel Goumba indique le tarif : un
autre député, de son parti, s’est vu proposer 15 millions de francs CFA pour
rejoindre le camp présidentiel 243.
Jean-Marc Simon presse les “battus” d’accepter ce résultat biaisé. L’attention se
concentre sur l’élection présidentielle du 19 septembre 1999. Pour éviter la fraude,
l’opposition demande l’adoption d’un bulletin unique, avec les noms de tous les
candidats. Il suffit de cocher l’un d’entre eux. Cette méthode a fait ses preuves,
l’ONU y est favorable, elle est adoptée par une majorité de la commission chargée
de l’examen du projet de loi électoral. Mais le camp Patassé est farouchement
contre, car ses experts en fraude ont été formés sur la base d’une élection à bulletins
multiples. Le bulletin unique les paralyserait. Au sortir d’une entrevue avec AFP,
l’ambassadeur Simon déclare que la communauté internationale n’a rien à imposer
au peuple centrafricain 244. Ainsi Son Excellence réduit-elle l’avis de la communauté
internationale à celui de la France, et l’avis du peuple centrafricain à l’humeur de
son dictateur.
La propagande d’AFP est en de bonnes mains : celles du très chiraquien JeanFrançois Probst, qui ira ensuite diriger la campagne de Michèle Alliot-Marie à la
présidence du RPR, et de l’infatigable François Blanchard 245. Les opposants
accusent le réseau Pasqua, réputé pour son savoir-faire, de tailler un score “sur
mesures” pour l’ami Patassé. On ne prête qu’aux riches. Ce régime, d’habitude
incapable d’assurer le moindre service public, réussit à organiser un apport massif
d’“électeurs ambulants”, en provenance du Tchad et de l’ex-Zaïre 246. Pour payer les
frais de campagne, il y a toujours un coin de forêt : l50 000 hectares d’un seul tenant
sont concédés mi-1999 à l’acrobate financier Jean-François Hénin 247. Qui saute
allègrement des centres de profit (et de perte) du Crédit Lyonnais au Centrafrique...
Ange-Félix Patassé est réélu dès le premier tour, avec 51,6 % des voix. Comme
prévu. Une dizaine de jours avant ce scrutin mitonné aux petit oignons, il confiait au
Figaro 248 : « Je suis l’ami de la France. Mon peuple a versé son sang pour la
France et celle-ci l’a aidé à organiser des élections démocratiques. La victoire de
la démocratie en Centrafrique est aussi celle de la France ». En résumé, AFP = la
démocratie = la France. Rompez les rangs. Les neuf challengers ont beau dénoncer
. Le plus important des sous-groupes du groupe Sara - qui chevauche la frontière tchado-centrafricaine.
. Interview de l’ancien ministre centrafricain des Mines Jean-Eudes Teya, in L’autre Afrique du 19/11/1997.
243
. Cf. Jean Chatain, Centrafrique : la violence menace à Bangui, in L’Humanité du 14/01/1999.
244
. Cf. Franky Sarawa, CEMI : le bras de fer entre Patassé et la communauté internationale, et Fidèle Gbanga,
Bulletin unique : Rapport complémentaire de la Commission ad hoc, in Le Démocrate (Bangui) des 31/05 et
17/06/1999 ; Justice Yemby, J. Marc Simon “légifère”-t-il la fraude pour Patassé ?, in L’Hirondelle (Bangui) du
16/06/1999. Je remercie Georges Kognontro pour l’ensemble de la documentation qu’il m’a fournie sur l’évolution de
son pays.
245
. Cf. Michèle Alliot-Marie, in LdC du 11/11/1999.
246
. Cf. Jean-François Bayart, Ombre africaine sur la cohabitation, in Croissance, 12/1999.
247
. Cf. Jean-François Hénin, in LdC du 29/07/1999.
248
. Du 11/09/1999.
241
242
le « coup d’État électoral », il leur faudra subir cette équation pendant cinq ans. Et
comme Patassé ne peut plus compter sur les parachutistes français, il verrouille son
pouvoir en renforçant ses alliances avec Idriss Déby, Muammar Kadhafi et LaurentDésiré Kabila. Rien que des promesses de « démocratie » !
12. Encombrants amis.
« On a souvent coutume de dire que l’Afrique n’est pas prête pour la
démocratie. Je m’interroge : a-t-elle jamais été prête pour la
dictature ? ».
Wole Soyinka, écrivain nigérian, Prix Nobel 249.
Il n’est pas possible de dresser un tableau même sommaire de la Françafrique
sans évoquer ses compromissions les plus flagrantes avec une série de systèmes
militaires ou policiers, oppresseurs et prédateurs. Je laisserai de côté la Tunisie, dont
le “miraculeux” régime a été démystifié par Nicolas Beau et Jean-Pierre Tuquoi
dans Notre ami Ben Ali 250. J’omettrai le Maroc, en pleine mutation après la mort de
Notre ami le roi 251 Hassan II et le limogeage de Driss Basri, l’archi-policier.
J’aborderai plus loin, sous un autre angle, les cas de l’Angola, de la Libye et du
Burkina - après avoir traité des “modèles” sénégalais et ivoirien. Je négligerai enfin,
par manque de temps et d’espace, les connexions des réseaux français avec une
vingtaine de pays africains, parfois aussi importants que le Nigeria, l’Afrique du
Sud ou l’Égypte. Il est vrai qu’en ces trois derniers pays la Françafrique n’est qu’un
outsider. Elle reste par contre un acteur-clef en Mauritanie et en Algérie, elle aspire
aux premiers rôles en Guinée équatoriale et au Soudan. En ces quatre États elle joue
des jeux très dangereux, qu’il faut bien qualifier de crapuleux.
Mauritanie, la loi du clan
Le premier président mauritanien Moktar Ould Daddah agaçait sérieusement
Jacques Foccart et son réseau, qui l’estimaient « démangé par le démon d’un certain
progressisme 252». Lorsqu’en 1978 il s’attaque à la corruption de certains officiers,
ceux-ci décident de renverser le gêneur. Avec la bénédiction des Foccartiens. En
1984, le putsch du colonel Maaouya Ould Taya achève de combler leurs vœux. Un
chef d’État françafricain modèle : il installe son clan aux manettes et aux recettes,
bouscule la démocratie et manipule l’ethnisme.
Car la Mauritanie chevauche la frontière entre les mondes blanc et noir. Les
Maures blancs y sont minoritaires face aux populations noires du Sud, méprisées, et
à la catégorie désormais la plus nombreuse, les descendants de leurs esclaves noirs
(les Haratine), loin d’être vraiment affranchis. En 1989-90, le régime opère une
vaste “purification ethnique”. Il torture et massacre au moins cinq cents militaires
noirs. Il “nettoie” les terres fertiles au nord du fleuve Sénégal (qui marque la
frontière méridionale du pays), semant la ruine, la terreur, la mort chez les Peuls,
Wolofs et Soninkés. Cent-vingt mille d’entre eux sont expulsés au Sénégal.
La Garde présidentielle, comme la police, se recrutent pour l’essentiel chez les
Smassid, le clan d’Ould Taya. Par bien des côtés, l'évolution du régime mauritanien
ressemble à celle du Rwanda de Juvénal Habyarimana (1973-1994) : un cercle
restreint, quasi familial, s’enfonce dans la criminalité économique, voire mafieuse, et
danse sur une “poudrière ethnique”. Avec la complaisance d’une coopération
militaire franco-mauritanienne très active, et l’amitié intéressée des principaux
réseaux françafricains. Car le clan présidentiel ne manque pas de ressources
officielles et occultes : il brade les permis de pêche de l'une des côtes les plus
poissonneuses du monde, il capte l'aide au développement, il accroît ses parts de
marché dans le commerce de la drogue, il relaye les trafics d'armes vers les factions
libériennes et sierra-léonaises. Le général Ould Taya a la réputation d'un petit
Mobutu : il aime doter de “valises à billets” ou de licences de pêche miraculeuse les
hommes politiques et les journalistes utiles.
Le groupe d’opposition Conscience et Résistance a jeté une lumière crue sur cette
. Cité par Libération du 07/12/1998.
. La Découverte, 1999. Cf. aussi la remarquable enquête de Florence Aubenas, Il y a de l’Ubu au royaume Ben Ali,
in Libération du 16/01/2000.
251
. Titre du célèbre ouvrage de Gilles Perrault, Gallimard, 1990.
252
. Jacques Foccart, Journal de l’Élysée - III, 1969-1971, Fayard/Jeune Afrique, 1999, p. 303.
249
250
dictature prédatrice. Dans Népotisme et potentiels de désordre en Mauritanie 253, il
produit tout l’organigramme du pouvoir réel. Il expose les privilèges incroyables des
membres de la proche famille présidentielle, et le rôle de puissants hommes
d’affaires comme Abdallahi Ould Noueïgued ou Mohamed Abdallahi Ould
Abdallahi - celui qui ose dire : « La Mauritanie, c’est moi ! ». Les rouages de la
corruption sont démontés : dans la pêche, les transports, les banques, les assurances,
l’importation. La razzia est générale, l’appareil de répression impitoyable. Cela
n’empêche pas ce pays de bénéficier d’une importante aide française, l’une des plus
élevées par habitant ; ni les tortionnaires du régime de faire de fréquents séjours en
France. Au fil des notes défilent les relations du clan à Paris : Jean-Christophe
Mitterrand, Charles Pasqua, Vivendi, Bolloré, l’AFD (Agence française de
développement), ...
Un autre document, À quoi servent les ressources de la Mauritanie ? 254, montre
les effets désastreux de la surpêche et la fuite en avant d’un microcosme de plus en
plus déconnecté des réalités du pays :
« Certains abusaient des transbordements en haute mer, détournaient des
exonérations de carburant, déclaraient de fausses faillites ou se sabordaient afin
d’obtenir la compensation d’un assureur de moins en moins crédule. C’était l’âge
d’or où, en dépit des prises illégales par des navires arborant les pavillons les plus
improbables, il y avait encore, dans les profondeurs, de quoi remplir son filet.
D’autres, en l’occurrence la génération postérieure à la privatisation de la SMCP
[Société mauritanienne de commercialisation des pêches] , cumulent les manœuvres de
leurs devanciers et les exacerbent par un excès de vitesse dans la course au lucre [...
]. Ces tueurs d’avenir agissent vite, sans souci de la pérennité de la ressource, ni
crainte de provoquer la disparition des espèces les plus rentables. Après la ruée sur
la poulpe et le massacre des mulets pondeurs de cette fameuse poutargue dont
raffole la clientèle séfarade en Israël, les appétits de nos investisseurs s’orientent
dangereusement vers les eaux du Parc national du Banc d’Arguin. [...]
Quatre clans de taille inégale 255 se partagent les revenus de la pêche, surtout par
l’intermédiaire de la SMCP [...] dont ils sont actionnaires privés dominants. Leurs
représentants s’acharnent à déprécier le prix du poisson, ce qui augmente d’autant
le montant de leurs commissions (en moyenne 250 $ par tonne, selon la catégorie)
auprès des acheteurs japonais [...]. Il en résulte, pour les artisanaux, un dramatique
manque à gagner. [...]
Sans aucun contrôle de gestion de la part de l’Europe, celle-ci versera à notre
pays, en contrepartie du triplement des prises réalisées par les navires européens
dans nos eaux, 266,8 millions d’euros [environ 1,8 milliards FF, sur la période 19962001] [...].
Sur le dos d’une main-d’œuvre mille fois flouée, loin d’elle et de ses
récriminations, chacun cultive son jardin ibérique. Ladite société du goût et de la
dignité fraye avec une multitude de correspondants, banquiers, associés,
commissionnaires, caissiers occultes, tous sujets espagnols, sous la bénédiction du
très pragmatique gouvernement autonome des Canaries. Là se blanchissent, en
symbiose avec la maffia locale, les revenus de provenance moins honorable et se
traitent [...] des affaires [...].
Au départ de Mauritanie, les habitués empruntent la navette aérienne, plusieurs
fois par semaine. Dès l’atterrissage, les grands indicateurs de la police politique et
les rejetons de familles fidèles au régime se précipitent chez un revendeur coréen ou
nippon qui leur reprendra, au tiers de son prix réel, l’une de ces licences de pêche,
don personnel du Chef de l’État à ses séides ».
Les élections successives sont évidemment truquées. Le président Ould Taya
trouve d’ailleurs tout naturel d'organiser un scrutin présidentiel le 12 décembre
1997, date du treizième anniversaire de son coup d’État. Faute d'un minimum
d'accord sur le respect des suffrages, le Front uni des partis d'opposition décide de
boycotter l’élection. Le président Chirac décide pourtant d’effectuer une visite
officielle deux mois avant ce scrutin, confondant le témoignage de sa sympathie
. Nouakchott-Paris-Bruxelles, 02/1999, 16 p.
. Conscience et Résistance, 17/09/1999.
255
. Par importance décroissante : les groupes de Mohamed Abdallahi Ould Abdallahi (MAOA), d’Abdallahi Ould
Noueïgued (AON), de Louleïd Ould Weddad, directeur du Cabinet présidentiel, et de Moulaye Ould Boukhreïss, chef
d’état-major des Armées.
253
254
personnelle avec la caution de la République française. On flirte là avec le double
fond du réel.
Qu'allait donc faire Chirac dans cette galère ? Qui lui a demandé d'apporter « le
soutien de la France » à un dictateur en train de programmer une escroquerie
électorale, plus une aide alimentaire de 3 000 tonnes de céréales, dont chacun sait
qu'elle nourrira la campagne du président-candidat ? Quel Français choisirait de
porter un jugement « très positif » sur la démocratisation en Mauritanie, d’honorer
« comme un sage » le garant de la perpétuation des pratiques esclavagistes, d’aller
saluer le criminel contre l’humanité qui fit massacrer les Noirs de son armée ? Au
moins un, Jacques Chirac. Il insiste pour se présenter comme « la voix de la
France », flanqué du ministre de la continuité diplomatique, Hubert Védrine. Cette
présence silencieuse exprime le consentement du gouvernement de la gauche. Elle
épargne à la démarche chiraquienne d’apparaître comme une quête individuelle.
La filiale Elf-Mauritanie, mariant parrains locaux et intérêts hexagonaux en un
petit condensé de Françafrique, tient à souligner la dimension planétaire de la
rencontre Chirac-Ould Taya : elle a payé de grandes publicités dans la presse locale,
vantant cet « événement exceptionnel de la plus haute importance ». Pour la claque,
elle a sommé son personnel d'« être présent physiquement à toutes les
manifestations » et de « mobiliser amis, parents et clients » 256. Les journalistes
accrédités de la presse mauritanienne indépendante sont, par contre, expulsés manu
militari de la conférence de presse du duo présidentiel. « La voix de la France »
s’accommode mal d’une forme quelconque d’indépendance africaine.
« Réélu » en solo, le général Ould Taya doit subir le retour du refoulé. Il n'aime
pas du tout qu'on lui rappelle cette vérité constante : il y a des Noirs dans son pays,
et des esclaves. Pour avoir évoqué le sort de ces derniers dans une interview à
France 3, Boubacar Messaoud, président de l'association SOS-Esclavage, est arrêté
le 17 janvier 1998 avec deux autres militants : Cheikh Saïd Bouh Kamara, président
de l'Association mauritanienne des droits de l'homme, et M e Ould Ebetty, membre du
collectif d’avocats qui, depuis dix ans, défend les victimes de la répression 257. Les
trois hommes sont condamnés à 13 mois de prison ferme. Plus d'une centaine de
policiers en tenue de combat occupent la salle du tribunal...
Comme au Togo, le dictateur retrouve sur sa route le parent d’un prédécesseur
évincé. Le secrétaire général du principal parti d’opposition, l’UFD, s’appelle
Ahmed Ould Daddah. C’est le frère de Mokhtar, le président écarté par Foccart. En
décembre 1998, l’opposition démocratique réclame deux enquêtes : l’une relative
aux captations de financements extérieurs par le chef de l’État mauritanien et son
entourage, l’autre à d’éventuels accords secrets autorisant l’enfouissement de
déchets nucléaires israéliens. Ahmed Ould Daddah et deux autres dirigeants de
l’UFD sont aussitôt soumis à l’isolement carcéral - pour ne pas dire “internés”, vu la
“folie” de leurs propos. Puis ils sont déportés dans une localité désertique. Des
rassemblements de solidarité sont brutalement dispersés, avec de nombreux blessés.
Quelle idée d’agresser le “domaine réservé” présidentiel, en prise directe avec le
domaine réservé élyséen !
La série noire continue en juillet 1999 avec l’arrestation en France d’un officier
mauritanien, le capitaine Ely Ould Dah, en stage depuis un an à Montpellier. Il est
mis en examen pour « crimes de torture » dans son propre pays, grâce à la
“compétence universelle” de la Convention contre la torture, adoptée en 1984 à New
York. Le capitaine est accusé par des survivants d’être l’un des militaires qui, fin
1990, ont torturé et assassiné plusieurs centaines de leurs collègues noirs.
L’arrestation a mis en fureur le régime mauritanien, fragilisé par le regain de la
contestation politique et sociale. Elle a surpris le train-train diplomatique : « c’est
un officier de qualité, un excellent technicien », a répondu à un journaliste la porteparole du Quai d’Orsay 258. Surtout, l’immixtion de la justice sape le moral du lobby
militaro-africaniste, qui voit soudain un tiers remuer le linge sale familial. Qu’il se
. Cf. Chirac héros des stations-service mauritaniennes, in Le Canard enchaîné du 10/09/1997.
. Cf. André Barthélémy, Comment la Mauritanie combat l'esclavage, in La Lettre du mois d'Agir ensemble pour
les Droits de l'Homme, 02/1998.
258
. Cité par Le Canard enchaîné du 14/07/1999.
256
257
rassure cependant : la justice française n’a pas encore la capacité de résister au
rouleau compresseur de la raison d’État. Dès le 28 septembre, elle place en liberté
surveillée le tortionnaire présumé. Cependant, dans les locaux de la police politique
mauritanienne, se poursuit la torture des étudiants contestataires.
Ubu en Guinée équatoriale 259
Sorte de petit Gabon peuplé de 400 000 habitants, la Guinée équatoriale a tout
pour séduire la Françafrique : un pactole pétrolier, du bois tropical, des connexions
mafieuses et la dictature bien cruelle de Teodoro Obiang Nguema. Ce fut une
colonie espagnole, mais qu’importe : la France a été ravie de l'admettre dans la zone
franc, en 1984, puis de signer en 1985 un accord de coopération militaire. Les
assassinats fort suspects de plusieurs coopérants français n'ont pas troublé cette
idylle.
Février 1993. André Branger est économiste, coopérant à Malabo, la capitale
équato-guinéenne. Un matin, à 9 heures, on le trouve mort dans son lit.
« Crâne défoncé, les deux carotides tranchées, un linge blanc sur le visage.
Quelques heures après le décès, le légiste coche sur le formulaire bleu de
rapatriement un “obstacle légal à l’inhumation”, ainsi que la case “non à la
crémation”, mais ce bulletin ne suivra pas le corps en France. L’ambassadeur de
France [Jacques Gazon] donnera des instructions exactement contraires, indiquant
que l’enquête ne nécessite pas d’examens et que le corps peut être incinéré. Plus
bizarre encore, le corps, parti dans un cercueil à hublot, arrive dans un autre. Sans
hublot. [...] Branger a noirci des dizaines de cahiers. [...] La nuit du crime, on lui a
dérobé une mallette de documents, mais pas d’argent. [...] Et le répondeur aura été
vidé de sa cassette.
Six mois plus tard, [...] un autre coopérant décède : le docteur Desgranges, un
homme consciencieux, très aimé des Africains. L’homme travaillait à Bata, [...]
dans un hôpital pour lequel le ministère de la Coopération française avait débloqué
une aide importante [...]. Or, Desgranges se désespérait publiquement au sujet de
tout cet argent [...] dont il ne savait pas “où il passait”. [...] Sa famille [...] exige une
autopsie. Celle-ci montre que la mort ressemble “à une intoxication
médicamenteuse aiguë”. [...] Plusieurs de ses côtes étaient fracturées. [...]
L’homme qui succède à Desgranges en janvier 1994 va rendre publique cette
affaire. C’est Abdoulaye Keita. [...] Il poste des rapports par la valise diplomatique,
où il met en cause Édouard Laporte, le chef de la mission de coopération, qui gère à
Malabo l’argent français. [...] Keita souffre de nausées ; il décide de rentrer à Paris.
Des examens le révèlent : son sang contient de la digoxine et de la digicoxine, deux
composants de la digitaline, un poison lent qui finit par provoquer la mort par arrêt
cardiaque. Son témoignage paraît dans la presse. [...] La principale entreprise qui a
“réhabilité” l’hôpital 260 ferme ses portes. [...]
Il a fallu plus d’un an au lieutenant Macé [chargé de l’enquête sur l’assassinat de
Branger] pour pouvoir entendre l’ambassadeur [...] Jacques Gazon. [...] Le Quai
d’Orsay avait perdu son diplomate ! [...] C’est bien Jacques Gazon qui a signé
contre l’avis du légiste l’autorisation d’incinérer le corps de Branger ; lui encore
qui s’est enfermé dans le bureau de l’économiste après son décès 261».
La journaliste Anne Crignon, qui s’est obstinée dans une enquête pleine
d’embûches, résume ainsi en septembre 1999 la face émergée d’un dossier touffu,
embourbé dans l’un des marécages les plus sordides de la Françafrique. Car il y a
d’autres scandales. “On” a volé à la journaliste des documents et pièces à conviction
qui auraient gêné le non-lieu dans l’affaire Desgranges. Le docteur Abdoulaye Keita,
coopérant français, a été menacé de mort puis victime d’une tentative
d’empoisonnement pour avoir refusé de couvrir le détournement de l’argent de la
coopération. L’hôpital de Bata est resté scandaleusement déglingué et démuni, le
docteur Keita a été limogé pour faute lourde, à cause de ses manquements « au
devoir d’obéissance hiérarchique » et « à l’obligation de discrétion professionnelle ».
Il a été réduit à demander le RMI. Sa compagne et ses enfants aussi ont été victimes
de la tentative d’empoisonnement aux dérivés de la digitaline. Apparemment, les
. Pour situer les deux parties de la Guinée équatoriale, le Rio Muni et l’île de Bioko, voir carte p. xxx.
. La Colasesga, une sous-filiale espagnole de Bouygues.
. Anne Crignon, Morts mystérieuses en Guinée équatoriale, in Le Nouvel Observateur du 16/09/1999.
259
260
261
résultats des analyses ont été falsifiés.
Lors des morts criminelle ou suspecte de Branger et Desgranges, le rôle des
policiers français du SCTIP (Service de coopération technique internationale de
police) ressemble beaucoup plus à du maquillage qu’à une sauvegarde des indices.
Chacun de leur côté, Abdoulaye Keita et sa fille, Mariama, ont essayé de
comprendre ce qui était arrivé. La seconde a mené sa propre enquête, et
communiqué le résultat de ses recherches, sur procès verbal, à la juge Duez. Les
éléments factuels et très précis qu'elle énumère ne sont peut-être pas tous exacts,
mais la plupart pourraient être vérifiés ou contredits par une enquête judiciaire ou
journalistique.
Mariama Keita signale au moins trois autres décès suspects de Français à partir
de 1992. Et pas n’importe lesquels. Deux employés de l’ambassade de France en
Guinée équatoriale seraient décédés successivement des mêmes symptômes que ceux
qu’a connus Abdoulaye Keita : Ruben Sottier, intendant et chiffreur occasionnel,
époux de la comptable de l’ambassade, et Emmanuel Mattioni, le chiffreur en titre.
L’un des principaux banquiers du pays, Manuel Andres, mort en 1992, aurait été lui
aussi empoisonné à la digitaline. Directeur de l’agence de la BIAO à Bata 262, il avait
accès à des informations sensibles. Il aurait remis à son ami Branger un listing
d’opérations illégales, impliquant la Françafrique locale, un chef mercenaire, des
personnages-clefs du financement politique de la droite française. Si ce listing a
existé, il devait figurer en bonne place parmi les documents dérobés dans la chambre
de Branger : ils semblent avoir connu le même genre de soustraction barbouzarde
que les archives du palais de Bokassa. On n’en finirait plus d’énumérer les raisons
d’enquêter... et d’étouffer les enquêtes 263.
Ce qui est certain, c’est que les circuits de l’aide française à la Guinée
équatoriale n’étaient pas beaux à voir. Contaminés par les mœurs du régime Obiang,
ils caricaturaient les pratiques ordinaires de coulage et de détournement, mixant les
fins personnelles et politiques, ou les œuvres discrètes : le financement des Services
et de leurs vrais-faux mercenaires. Ce qui est certain aussi, c’est que ce pays est une
plaque tournante rêvée de toutes sortes de trafics. Des personnalités de ce
narcorégime 264 sont régulièrement arrêtées à l’étranger avec de grosses quantités de
drogue, jusque dans les valises diplomatiques. Mais l’on peut aussi à loisir négocier
des armes, des cigarettes, de l’essence, blanchir de l’argent sale, stocker des déchets
toxiques, ... Un vrai paradis, tant la férocité du régime dissuade les curieux.
Jusqu'à son renversement en 1979, la dictature de Macias Nguema fut l'une des
plus sanguinaires du continent. Naturellement, la France restait la seule à la
soutenir. Depuis, le cauchemar perdure. Nguema a été renversé par son neveu, le
général en chef Teodoro Obiang, avec l’aide de forces gabonaises. Donc avec
l’appui de Paris. Ce neveu est devenu parrain, il considère la Guinée équatoriale
comme sa propriété privée. Mode de gestion : la schlague. Plus de 20 % de la
population a dû chercher refuge au Cameroun, au Gabon ou au Nigeria . La prison la
plus épouvantable, le bagne de Playa Negra, est située dans l'enceinte même du
palais présidentiel. La torture y est appliquée systématiquement, y compris en
présence de hautes autorités 265. En juin 1998, près d’une centaine de prisonniers de
l’ethnie Bubi ont été incarcérés par suite d’une violente répression ethniste. Ils le
sont encore fin 1999. « Dans des conditions effroyables », précise Amnesty.
Non content d’offrir un large panel d’opportunités commerciales, Obiang a le
bon goût d’être installé sur un océan de pétrole, que les compagnies françaises
disputent aux anglo-saxonnes. François Mitterrand a chaleureusement accueilli ce
“don de Dieu” 266 dans la Francophonie et la franco-monnaie. Les opérateurs français
. En 1986, la BIAO, à majorité française, a remplacé une banque espagnole défaillante et ouvert deux agences en
Guinée équatoriale sous le nom d’Afribank (cf. Max Liniger-Goumaz, Comment on s’empare d’un pays, Les Éd. du
Temps, 1989, p. 194 et 276-277).
263
. En janvier 2000, avec la relance de l’affaire Borrel à Djibouti, les histoires de meurtres de coopérants sont
revenues sur le devant de la scène. Début février, le gouvernement équato-guinéen déniche “l’assassin” présumé
d’André Branger, un délinquant drogué... À suivre avec circonspection.
264
. Selon La Dépêche Internationale des Drogues (07/1995), « un des trésoriers présumés du cartel de Medellin, le
basque Victor Guy Llanse, [...] jouit, depuis 1993, d’un passeport diplomatique de la Guinée équatoriale ».
265
. Cf. Ignacio Ramonet, Linceul de silence, in Le Monde diplomatique, 01/1994 et, pour une vision plus exhaustive,
M. Liniger-Goumaz, Guinée équatoriale, 30 ans d’État délinquant nguémiste, L’Harmattan, 1998.
266
. Étymologie de Teodoro.
262
ont obtenu d’importants droits de pêche et le quasi monopole de l’okoumé. Une
« communion », comme dirait Roland Dumas, qui partageait avec François une
conception quasi mystique de la jouissance, par delà le bien et le mal.
Ce bonheur françafricain a coïncidé avec un investissement économique et
militaire massif du régime sud-africain de l’apartheid - ce dont nos lecteurs ne
s’étonneront plus. Exactement comme à la Grande Comore, Pretoria a pris ses aises
dans l’île de Bioko (ex-Fernando Poo). Une centaine de Sud-Africains y ont
débarqué, en partie dotés d’un passeport français. Dans un ranch bovin, ils ont
stocké du matériel de guerre et installé une station d’écoute. Ils se sont aussi servis
de l’île comme d’un discret relais pour déjouer le boycott et acheter notamment du
pétrole nigérian 267.
Obiang disposait déjà d’une garde de 500 mercenaires marocains. En guise de
dot, Paris forme et arme une milice, les “Jeunes Torches”, et une police politique, les
“Ninjas”, à mi-chemin entre les “tontons-macoutes” haïtiens et les “escadrons de la
mort” guatémaltèques. Selon le Réseau Voltaire, des mercenaires français passés par
les Comores seraient intervenus comme instructeurs ou conseillers 268.
Jacques Chirac a poursuivi sans problème la coopération militaire, économique
et monétaire qu’avait engagée son prédécesseur, en parfait accord avec le réseau
Foccart. Il reçoit volontiers Obiang à l’Élysée, même un 14 juillet (1997). Il n’hésite
pas à lui ouvrir les vannes de l’aide française, avec l’aval de Lionel Jospin. La
Guinée équatoriale est un si charmant pays : on y a “dérégulé” les enlèvements, les
tortures, le travail forcé, les assassinats. Dans ce contexte libéral, on ne voit pas
bien ce qui freinera l’essor des homicides pour prélèvement d’organes, à des fins
rituelles ou de trafic. L’opposition, exilée en Espagne, assure que les meurtres
rituels s’opèrent avec « la complicité directe de grands dignitaires de l’État 269».
Ce Teodoro Obiang, pourtant, ne saurait être foncièrement mauvais : il est
presque aussi lié que Jacques Chirac à Denis Sassou Nguesso, parrain de ses deux
jumeaux. Comme presque toute la Françafrique, il a cotisé (pour un million de
francs) à l’insurrection de Sassou, en juin 1997 à Brazzaville 270.
La zone franc facilite les entrées et sorties d’argent. Bouygues continue de
réaliser d’excellentes affaires en Guinée équatoriale. Les opérateurs français des
jeux dans le golfe de Guinée déploient leurs loteries et leurs machines à sous.
Teodorin Obiang, fils de Teodoro et ministre des Forêts, est le prototype de ces
jeunes Africains optimistes et généreux que la France appelle de ses vœux. À SaintTropez, c’est le plus fêtard des vacanciers. Il pilote à Paris une Ferrari jaune ou une
Maserati blanche, souvent garées devant l’hôtel Bristol. Il est le passage obligé des
hommes d’affaires étrangers. Proche de la compagnie pétrolière Elf, il n’en néglige
pas pour autant les juteux secteurs de la pêche et du bois. S’il lui arrive d’être arrêté
pour une bricole, genre trafic de drogue ou de devises, papa n’hésite pas à plaider
personnellement sa cause. Peu après l’une de ces interventions, Elf a obtenu un
permis d’exploration offshore de 6 800 km², et le père indulgent un Falcon tout neuf,
de la maison Dassault 271.
Exterminateurs à Khartoum
Depuis 1990, le Soudan militaro-intégriste est une pièce maîtresse du jeu de go
franco-africain 272. Mais on n’affiche pas tous les jours cette alliance peu reluisante.
La visite à Khartoum, non loin de Fachoda, fonctionne comme une initiation à la
Françafrique et à ses rancœurs fondatrices. La junte islamiste soudanaise a beau
pratiquer l'extermination par la faim des “mécréants” du Sud et des monts Nouba 273,
rétifs à sa charia, elle a beau sponsoriser les raids des esclavagistes, il est de bon ton
pour les vrais “responsables”, au cœur bien accroché, d'aller lui témoigner que la
. Cf. M. Liniger-Goumaz, Comment on s’empare d’un pays, op. cit., p. 200, 203, 207, 223-224 et 260.
. Cf. Ignacio Ramonet, art. cité, et NIRV, 01/09/1999.
. Propos tenu sur la radio publique espagnole Radio Exterior. Cité par AE, 25/09/1997.
270
. Cf. M. Liniger-Goumaz, Guinée équatoriale, 30 ans..., op. cit., p. 34 et 32.
271
. D’après Teodoro Nguema Obiang, Malabo et Fête à Saint-Tropez, in LdC des 16/06/1994, 12/03/1998 et
30/09/1999 ; M. Liniger-Goumaz, Guinée équatoriale, 30 ans..., op. cit., p. 34 ; Guinée équatoriale : le fils
prodigue, in La Dépêche Internationale des Drogues, 07/1995.
272
. Voir plus haut, p. xx-xx. Cf. aussi La Françafrique, p. 80-84.
267
268
269
France éternelle surplombe les répugnances morales.
Dans la continuité des émissaires de François Mitterrand et Charles Pasqua, le
ministre de la Coopération Charles Josselin est donc allé à Khartoum, le 10 août
1998. Sans cesser de s'en prendre à la naïveté de la politique américaine envers ce
régime 274, il a prêché un message de paix et de coopération : la France a choisi de
soutenir l'unité du plus grand pays d'Afrique et de l'aider à se réinsérer dans la
communauté internationale 275 ; la partition du Soudan, résultat possible d'une victoire
des insurgés sudistes, serait une catastrophe régionale. « La question du partage
des richesses resterait. Les richesses, en agriculture et en pétrole, restent au Sud,
et la majorité de la population au Nord 276».
Au train où s'enchaînent famines et exodes, ce déséquilibre démographique ne
peut que s'accentuer. Tant mieux, si l'on pousse la logique du propos ministériel : les
besoins du Nord, son “espace vital”, lui confèrent un droit inaliénable à exploiter le
Sud...
Si Charles Josselin estime que les peuples de cette région ont droit aux valeurs
républicaines dont il se réclame, il devrait admettre qu'on ne peut les forcer à se
placer sous la coupe d'un régime qui ne songe qu'à les asservir, à piller leur sol et
leur sous-sol. Seulement, voilà : les pétroliers français se verraient bien profiter de
l'éviction des Américains pour prendre leur part de ce pillage. Le régime soudanais
fascine une partie des services de renseignement français, en tant que carrefour de
contacts avec les réseaux islamistes et levier d’agitation en maints pays d’Afrique.
Quant à l’État-major, il y voit un allié pour les guerres d’Afrique centrale.
Ainsi, l’alliance Paris-Khartoum est l’un des points de rencontre les plus
fédérateurs des réseaux et lobbies françafricains - politiques, économiques et
militaires. Quelques exemples montreront cette convergence.
Africa Confidential, une lettre londonienne très informée, « croit savoir » que le
Soudan a fourni des armes de fabrication chinoise à l’armée de Mobutu durant la
guerre de 1996-97, « avec les encouragements de l’Élysée 277». Le genre d’incitations
qui se discutent forcément avec l’État-major des armées, et deux ou trois services
secrets : la DGSE, la Direction du renseignement militaire (DRM), et peut-être la
Direction de la surveillance du territoire (DST).
Dans Valeurs actuelles du 19 novembre 1994, on peut lire cet aveu du préfet
Philippe Parant, directeur de la DST de 1993 à 1997 : « Des contacts avaient été
pris [par la DST] avec le Soudan, sur d’autres sujets [que Carlos] . Nous “parlions”
avec les services soudanais depuis le début de l’été 1993, pour trouver avec eux un
espace de coopération comme nous le faisons avec beaucoup d’autres services
étrangers. Avec l’arrivée de Carlos au Soudan, nous avons réalisé que nous avions
là une chance à jouer. Ce dossier a donc connu une nouvelle impulsion en novembre
1993 278».
Cette notion d’« espace de coopération » contredit la thèse avancée par le patron
de la DST lorsqu’il a témoigné au procès en diffamation intenté par Charles Pasqua
à mon encontre 279 : la livraison de Carlos par Khartoum n’aurait été qu’un accord
. Au début de 1998 encore, le régime a précipité la famine en bloquant durant deux mois (février-mars) tout
ravitaillement aérien. La guerre d’épouvante, fanatique, menée par le régime de Khartoum contre les populations du
Sud demeure la première cause de leur détresse, y compris alimentaire. Certes, des chefs de guerre sud-soudanais
instrumentalisent aussi cette détresse et l’aide humanitaire. De là à imputer entièrement la responsabilité de la famine à
la rébellion sudiste et son allié américain, il y a une marge. Elle s’efface dans l’article-choc de Stephen Smith, SudSoudan, cimetière de l’humanitaire (Libération, 28/10/1998), qui omet la criminalité radicale de la dictature
militaro-islamiste, et a fortiori le bienveillance française à son égard.
274
. Même Jacques Chirac a trouvé que le ministre en faisait trop, juste après les attentats de Nairobi et Dar-es-Salaam
(cf. Chirac fait la leçon, in Le Canard enchaîné du 19/08/1998). Dans Le Figaro du 04/08/1998 (Soudan : les
errements de Washington), Pierre Prier développe une critique utile et étayée de la politique américaine au Soudan sans rappeler son origine : la réaction scandalisée de l'opinion américaine face aux crimes de la junte. Ce n'est pas le
cynisme autosatisfait de la politique française qui aidera à formuler une alternative crédible, si l’on exclut
l'indifférence à l'indéfinie torture des peuples du Sud-Soudan.
275
. Depuis la livraison de Carlos en 1994, Paris est, en Europe et au FMI, le principal opposant aux sanctions contre
Khartoum.
276
. Cité par Pierre Prier, Soudan : diplomatie à chaud pour Charles Josselin, in Le Figaro du 13/08/1998.
277
. Centrafrique/Congo-K : Encore des “Contras”, in ACf, 23/02/1998.
278
. Cité par Roger Faligot et Pascal Krop, DST. Police secrète, Flammarion, 1999, p. 422.
279
. Pour un passage de La Françafrique mettant en cause le rôle de son réseau dans les tractations qui ont abouti à la
livraison du terroriste Carlos.
273
ponctuel, sans autre contrepartie qu’un rétablissement de l’image du régime 280. Deux
spécialistes, Gérard Prunier et Yves Ternon 281, venaient de confirmer la nature
criminelle du pouvoir soudanais : il est coutumier des crimes contre l’humanité,
qualifiables pour certains d’actes de génocide. Lors de la récupération de Carlos, le
préfet Parant était placé sous les ordres du ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua.
À la barre, il a insisté sur le parfait déroulement de cette opération. Il y voit un
grand succès technique de son service. Dans ces cas-là, a-t-il ajouté, « on met le
génocide entre parenthèses ». Tout un programme... On a vu au Rwanda jusqu’où
ce genre de parenthèses, ou d’œillères techniciennes, a pu fourvoyer l’armée
française 282.
Le large consensus françafricain sur le Soudan n’exclut pas les querelles de
chapelles. Familier de la DGSE, le journaliste du Monde Jacques Isnard constate
qu’« au Soudan, pendant la traque organisée pour “loger” puis “exfiltrer” Carlos, la
Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) a été écartée des opérations au
profit d’un réseau quasiment privé d’intervenants directement animés par le ministre
de l’Intérieur 283».
En 1998, la France propose d’aider à réhabiliter la voie ferrée qui relie Khartoum
à Wau, capitale du Bahr-el-Ghazal et deuxième ville du Sud-Soudan. Le train ne
peut fonctionner actuellement que trois à quatre fois par an, ce qui selon Khartoum
est insuffisant : Wau avait failli tomber aux mains des rebelles. Le passage du train
est protégé par des milices qui en profitent pour piller, brûler les villages et emmener
en esclavage des centaines d’enfants, d’adolescents et de jeunes femmes. La
réhabilitation du chemin de fer, proteste l’association Vigilance-Soudan 284, « serait
d’abord une aide militaire importante au régime soudanais ». Elle rendrait « les
autorités françaises complices des crimes d’enlèvement et de mise en esclavage ».
Sans compter l’acheminement des armes et des troupes qui font la guerre au SudSoudan.
Printemps 1999. La diplomatie française est toute émoustillée. Selon La Lettre
du Continent 285, « Paris fait les yeux doux » à Khartoum. Il est question d’y installer
RFI, « entre autres actions “avouables” ».
« J’ai constaté de première main de nombreux cas de torture » au Soudan,
déclare en avril le rapporteur spécial de l’ONU, Leonardo Franco, lors de la session
annuelle de la commission des Nations unies pour les droits de l’homme. Il observe
aussi que les forces gouvernementales continuent d’incendier les villages noubas. La
France et l’Italie présentent pourtant une résolution enthousiaste, félicitant le
gouvernement soudanais de son engagement en vue d’un processus de
démocratisation... Sous l’œil bienveillant de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne.
Il faut dire que l’Allemagne a construit le pipeline qui amène jusqu’à la Mer rouge le
pétrole du Sud-Soudan. À Khartoum, l’ambassadeur allemand apparaît
régulièrement à la télévision gouvernementale : il n’hésite pas à s’afficher dans les
réunions du parti au pouvoir, le Front national islamique 286.
Le Quai d’Orsay et la Coopération auraient quelque excuse à leur bienveillance,
selon La Lettre de l’Océan Indien 287:
« La vision “pro-Khartoum par anti-américanisme” [...] est celle de
l’ambassadeur de France au Soudan Michel Raimbaud. Indéboulonnable à ce poste
que personne ne veut, cet ancien militant du Parti communiste français (PCF),
délégué syndical CGT au ministère des Affaires étrangères, a été séduit par l’anti. Même Khartoum vend la mèche d’une négociation plus vaste. Le mensuel gouvernemental soudanais Sudanow
écrit, en mars 1998 : « En pleine éclosion, la relation [de la France] avec le Soudan fut illustrée par la “capture”
d’Ilich Ramirez (Carlos) [...] le 14 août 1994. En suite de quoi, Paris aida à empêcher que le Soudan ne soit expulsé
du FMI ».
281
. Auteurs de nombreux ouvrages dont, respectivement, Rwanda : le génocide, Dagorno, 1996, et L’État criminel,
Seuil, 1995.
282
. Le préfet Parant a de solides références africaines. Son père, le lieutenant-colonel André Parant, a été gouverneur
du Gabon. Lui-même a commencé sa carrière en 1958 comme chef de district à Madagascar, avant de devenir
conseiller d’Houphouët en 1961 - début d’une période d’intense répression en Côte d’Ivoire (cf. La Françafrique, p.
130-131).
283
. Les services secrets en veilleuse, in Le Monde du 30/09/1994.
284
. L’idée “géniale” de Paris, bulletin de Vigilance Soudan, 08/1998.
285
. Du 04/03/1999.
286
. Cf. Soudan : l’offensive de charme du NIF, in ACf, 28/06/1999.
287
. Sadiq al Mahdi, 24/07/1999.
280
américanisme affiché par le régime soudanais. Arabisant, marié à une Syrienne, il a
en revanche toujours vu dans le leader de la rébellion au Sud-Soudan, John Garang,
une sorte de suppôt des États-Unis manipulé par des pays comme l’Ouganda,
considérés comme hostiles à la France. Ces thèses, défendues en long et en large
dans des milliers de télégrammes diplomatiques adressés à Paris (à raison de
plusieurs par jour), ont forgé les certitudes de Josselin sur le dossier soudanais ».
Ledit Josselin pourrait avoir d’autres lectures, moins redondantes. En attendant,
il officialise la sympathie de l’exécutif français envers l’un des régimes les plus
cruels de la planète. Recevant en juin 1999 le ministre soudanais des Affaires
étrangères, il prône « la réintégration du Soudan au sein de la communauté
internationale 288» et déclare son intention d’obtenir la réouverture des crédits
européens gelés depuis le coup d’État de juin 1989 289. Il peut réussir à atteindre ces
deux objectifs, tant le départ du premier tanker chargé de pétrole sudiste a amadoué
l’Occident.
L’ancien Premier ministre et opposant soudanais Sadek el Mahdi, reçu à Paris
par des responsables français, a confié ses impressions à des journalistes : il « a dit
pouvoir admettre que l’attitude conciliante de la France à l’égard du gouvernement
islamiste de Khartoum soit dictée par ce qu’il appelle la “guerre froide” qui oppose
Paris aux États-Unis, dans la région des Grands Lacs, ou à l’égard de pays comme
l’Irak ou l’Iran 290». Ce Monsieur est plein de compréhension. Il a dû entendre ses
interlocuteurs lui réciter l’argumentaire anti-yankee de Jean-Paul Cruse 291. Mais la
France sera toujours perdante dans la course au cynisme. Pour Khartoum, une
réconciliation avec Washington vaut bien une inflexion idéologique et l’oubli des
amitiés françaises. Or le lobby pétrolier américain pousse vivement à cette
réconciliation.
Le ministre de l’Énergie et des Mines Ibrahim el Senoussi est à la pointe de la
campagne de charme du régime à l’étranger. Ce Janus offre un visage moins avenant
aux Soudanais : c’est l’un des sécurocrates du régime. Cédant à ses avances, Total
envisage de se réengager dans l’extraction du pétrole sud-soudanais. Au poste
d’ambassadeur, Paris désigne un diplomate idoine : Dominique Renaux, un temps
détaché à la communication d’Elf ! Maintenant que leur or noir s’écoule vers la Mer
rouge, les peuples du Sud-Soudan sont priés de mourir discrètement. Dans un
document publié le 3 juin 1999, le FMI ne fait qu’une brève allusion au « conflit
intérieur qui détourne les ressources budgétaires d’un usage productif ». Finalement,
c’est Bercy et l’assureur français du commerce extérieur (la Coface) qui ont les
conclusions les plus réalistes sur ce pays déchiré : « À court terme, risque élevé. À
moyen terme, risque très élevé » 292. La criminalité à haute dose n’est pas un
placement durable.
Algérie, la mafia des généraux
Durant la guerre d'Algérie, voici près de 40 ans, les Services français s'étaient
attachés une cohorte de rebelles retournés, les “bleus”. Certains ne faisant que
simuler leur conversion, on les laissa s'emparer de fausses listes de “collaborateurs”,
s'enfuir avec elles, et semer dans les maquis les métastases d'une suspicion
fratricide : la “bleuïte”. Ce stratagème diabolique, et quelques autres, stimulèrent de
tels massacres au sein de la résistance algérienne que son histoire est restée en partie
indicible.
Après l’indépendance, la Sécurité militaire (SM), alliée à une junte d'officiers, a
affermi son contrôle sur l’Algérie, avant d’en organiser le racket. Question
manipulation, elle a surpassé ses homologues de l'ex-métropole. Certes, le pays a
connu une poussée islamiste bien réelle, sur fond de crise socio-économique et de
. Cité par Le Monde du 11/06/1999. Le communauté franco-africaine lui est d’ores et déjà ouverte : le Soudan a été
invité le 7 décembre 1999 au comité de suivi du Sommet du Louvre.
289
. Cf. Klettenberg, La politique de Gribouille, in Vigilance Soudan, 06/1999.
290
. Mouna Naïm, L’ancien premier ministre soudanais Sadek El Mahdi a été reçu à Paris, in Le Monde du
27/07/1999.
291
. P. xx.
292
. Cf. Des ambassadeurs “profilés”, in LdC du 27/01/2000, et Soudan : L’offensive de charme du NIF, in ACf,
28/06/1999.
288
dégoût d’un système corrompu. Mais au-delà des leaders islamistes connus, le
terrorisme radical des GIA (Groupes islamiques armés) a été largement infiltré et
instrumentalisé, dans une lutte impitoyable pour le pouvoir et ses rentes : le pétrole,
les importations, les crédits internationaux. Une portion de la Françafrique
barbouzo-affairiste trouve ces pratiques d'autant plus sympathiques que les
généraux et leurs mandataires pratiquent des marges énormes, avec forcément
d’importantes retombées ou rétro-commissions au nord de la Méditerranée. On
pourrait s’étonner qu’une certaine France adore simultanément la dictature militaroislamiste de Khartoum et une junte d’officiers algériens qui prétend éradiquer les
islamistes. Mais ces adversaires apparents ont plusieurs points communs : une
cruauté inépuisable, une soif inextinguible d'armements et de bakchichs.
Cette mafia militaire est dirigée par une véritable “coupole”, une « sorte de
“forum permanent” des colonels devenus généraux qui, dans une névrose collective
organisée, négocient et renégocient à l'infini leur place dans la nomenklatura
algérienne. Unis par un seul souci commun - garder le pouvoir -, ils sont en
désaccord constant sur tout le reste 293» : le contrôle de chaque filière
d'enrichissement.
La junte croit habile, en 1992, de se parer de l'aura de Mohamed Boudiaf - l'un
des “fils de la Toussaint”, pionnier de la guerre d’indépendance lancée le 1 er
novembre 1954. Elle avait sous-estimé l'aversion de ce dernier envers la corruption :
il décide de faire secrètement enquêter sur les placements de la “coupole” à l'étranger
- dans les brasseries parisiennes, par exemple. Mais des agents français filent les
détectives de Boudiaf. Des “fuites” alertent la SM, qui décide de supprimer
l'empêcheur de s'enrichir en rond.
Cette complaisance franco-algérienne, entretenue par de multiples canaux depuis
le septennat de Giscard, atteint des sommets sous le second vizirat Pasqua (1993-95)
- au grand dam du ministre des Affaires étrangères Alain Juppé. Selon Maghreb
confidentiel, l’émissaire pasquaïen Jean-Charles Marchiani assiste régulièrement la
junte algérienne, abreuvée de matériel militaire français 294. La victoire électorale de
Jacques Chirac en mai 1995 écarte provisoirement Pasqua, principal soutien du
frère ennemi Balladur. Devenu Premier ministre, Alain Juppé aurait pu soutenir une
politique plus attentive à l'expression du peuple algérien, moins bienveillante aux
extorsions économiques et électorales. Le voilà opportunément plombé par une
histoire d’appartement trop bon marché. Il est écarté du dossier algérien, géré
exclusivement depuis l'Élysée.
Les premiers attentats en France, sur lesquels pèsent de forts soupçons de
machination 295, provoquent la rentrée en grâce de Pasqua. Pour diverses raisons,
Chirac choisit alors de cautionner l'“élection” du général Zeroual : il entre dans le
jeu de la coupole algéroise. Regardons de plus près ce jeu, sécuritaire et financier.
Question sécurité, deux témoignages gênants ont été publiés en 1997. Commençons
par celui d’un diplomate exilé, Mohamed Larbi Zitout, ancien premier secrétaire de
l'ambassade d'Algérie en Libye de 1991 à 1995 :
« C'est [...] la Sécurité militaire [algérienne] qui est responsable de l'explosion de
la violence. Entre février et avril 1992, elle a délibérément abattu une cinquantaine
de policiers de la circulation pour mieux accuser les militants du FIS. À cette
époque, les Algériens manifestaient tous les jours contre l'arrêt du processus
électoral. Pour justifier la répression et expliquer les milliers d'arrestations
d’islamistes, il fallait diaboliser les élus du FIS et pousser les plus extrémistes, qui
n'attendaient que ça, à prendre les armes. [...]
Je n'ai aucun doute sur la responsabilité de la Sécurité militaire dans les attentats
à Paris, notamment les premiers, à Saint-Michel et aux Champs-Élysées. Des
. Rabha Attaf et Fausto Giudice, Algérie. La Grande Peur Bleue, in Cahiers de l'Orient, 01/1995.
. Cf. Paris/Alger : haute tension, in Maghreb Confidentiel du 05/01/1995.
. Officiellement, les trois instigateurs présumés (Djamel Zitouni, le chef des GIA, Yahia Rihane, alias “Krounefel”
et Ali Touchent, alias “Tarek”) sont tous morts au pays. Le “cerveau” de la campagne d’attentats, Ali Touchent, « ne
se cachait pas en Algérie. Alors que son portrait avait été largement diffusé, il habitait et circulait tranquillement à
Alger dans la cité des CNS (l'ex-“Compagnie nationale de sécurité”, qui correspond aux CRS), près de la caserne de
Châteauneuf », le principal centre de tortures à Alger, « un quartier hautement sécurisé » (José Garçon, Algérie : la
mort douteuse de l'énigmatique Ali Touchent, in Libération du 16/02/1998). Le procès des exécutants des attentats
n’a pas, loin de là, levé les doutes sur l’autonomie de leurs commanditaires.
293
294
295
jeunes comme Khaled Kelkal ont été manipulés. La junte au pouvoir a peur que la
France lui retire son soutien et elle la maintient sous pression pour l'en empêcher.
Si jamais la France opérait un changement, je ne serais pas étonné qu'il y ait un
nouvel attentat. Le dernier, à Port-Royal, était une sorte d'avertissement... 296».
« Une grande majorité [des GIA] sont infiltrés et manipulés par le pouvoir. Dès
1986, du temps de la guerre d'Afghanistan, la Sécurité militaire a placé certains de
ses agents parmi les volontaires envoyés y faire la “guerre sainte”. Ces agents ont
servi de base aux infiltrations des groupes armés après 1992. Lorsque j'étais à
l'ambassade de Tripoli, mon collègue de la Sécurité militaire, un haut gradé, me
disait lorsque l'on parlait de la violence : “Ne t'en fais pas, le GIA, on les connaît,
c'est nous”. [...] Il le disait comme une évidence : “C'est nous”. Ils ont réussi à
infiltrer ces groupes jusqu'au sommet. Des gens comme Zitouni [“émir” des GIA,
dont se réclament les poseurs de bombes présumés en France] sont des islamistes
retournés par le pouvoir. C'est très facile d'infiltrer ces groupes : il est toujours
facile de crier “Allah akbar” plus fort que l'autre. Pour les bombes en France, les
“services” me disaient toujours : “L'important, c'est le soutien de la France, il faut
tout faire pour que ce soutien soit permanent et durable ”. Je ne pense pas,
néanmoins, que les poseurs de bombes arrêtés en France soient des agents de la
Sécurité militaire. Ce sont plutôt des islamistes, téléguidés, manipulés, peut-être
même à leur insu, par le pouvoir 297».
À Londres, deux journalistes de The Observer ont recueilli le témoignage de
“Youssouf Joseph”, agent secret de carrière dans la Sécurité militaire algérienne
avant de faire défection en Grande-Bretagne 298.
« Il révèle que la terreur constante dans laquelle vivent les civils est orchestrée
par deux figures de l'ombre, plus puissantes que le Président en titre, le général
Liamine Zeroual.
La Sécurité militaire est dirigée par deux hommes qui en ont fait leur domaine
privé : Mohamed Mediane, dont le nom de code est “Tewfik”, et le général Smaïn
Lamari - les deux noms les plus craints en Algérie. Ils commandent respectivement
[...] la Direction du renseignement et de la sécurité (DRS) et l'un de ses
départements, la Direction du contre-espionnage (DCE). “ [Le président] Zeroual est
juste la cerise sur le gâteau”, déclare Joseph. “Tewfik est beaucoup plus important,
et Smaïn est son maître d’œuvre”. [...]
“À l’époque je lisais tous les télex secrets”, poursuit Joseph. “Je sais que le GIA
a été infiltré et manipulé [...], complètement retourné par le gouvernement”.
Joseph déclare que des agents secrets venus par avion [...] d'Algérie ont organisé
“au moins” deux des attentats à la bombe à Paris durant l'été 1995. [...]. L'opération
était conduite par le colonel Souames Mahmoud, alias Habib, chef des services
secrets à l'ambassade d'Algérie à Paris. [...]
Tewfik et Smaïn, continue Joseph, ont utilisé une partie des milliards du pétrole
et du gaz pour corrompre des hommes politiques et des fonctionnaires de la sécurité
en Europe. [...] “J'ai personnellement apporté une mallette contenant 500 000
francs à un parlementaire français en liens étroits avec les services secrets
français” [...] qui a perdu son siège aux dernières élections, connu pour faire
l'apologie des régimes algérien et irakien 299.
Le pouvoir de la Sécurité militaire est tel qu'elle a assassiné un président [...],
Mohamed Boudiaf [...], en juin 1992. [...] Deux des tueurs appartenaient à la
Sécurité militaire. [...]
“En 1992, Smaïn a créé un groupe spécial, l'Escadron de la mort. Une de ses
missions principales au début a été de tuer des officiers, des colonels. Les
escadrons de la mort appartiennent au Groupe d'intervention spéciale (GIS). Ils
organisent les massacres. Quiconque, dans la machine à tuer, hésite à torturer ou
à tuer, est automatiquement tué”.
Joseph déclare avoir assisté à des tortures : “J'ai vu le chalumeau utilisé à
Châteauneuf [l’un des principaux centres de torture] . L'odeur est terrible [...]” ».
. Interview à Ouest-France du 05/03/1997.
. Interview à Libération du 20/11/1997.
. John Sweeney et Leonard Doyle, “Nous avons posé des bombes à Paris pour l'Algérie”, 09/11/1997. “Joseph”
aurait aussi fourni aux Services britanniques des informations sur les liens profonds entre Alger et Bagdad. Selon lui,
la police politique algérienne cacherait des éléments du programme d'armes nucléaires, chimiques et biologiques de
Saddam Hussein.
299
. Yves Bonnet, ancien patron de la DST et ancien député, s'est senti visé par la description de “Joseph”. Il a démenti
avoir touché quelque argent. Dont acte.
296
297
298
J’épargne au lecteur la suite du récit des tortures. Il sait qu’en Algérie, depuis
1954, on raffine dans l'horreur. Ces témoignages ont été vivement rejetés par des
ténors de la politique et des médias français. Les GIA enchaînaient les massacres,
les atrocités. Soupçonner leurs adversaires déclarés, poser seulement la question
« Qui tue ? » vous faisait taxer d’ignominie. Pourtant, bien des allégations
discordantes émises dès 1995 ont été corroborées depuis.
Les responsables français ont signifié plusieurs fois leurs doutes sur l’origine des
attentats en France, laissant transparaître leur inquiétude face à une forme de
chantage 300. Les gouvernements occidentaux et les principales associations de
défense des droits de l'homme partagent quelques convictions : la haute hiérarchie
militaire algérienne est extrêmement corrompue ; la Sécurité militaire est un haut
lieu d’“ingéniosité” tortionnaire et manipulatrice ; une partie des GIA sont
manipulés ; certains clans de l'armée ont une part de responsabilité dans les horribles
massacres de l’été 1997, qu’ils ont au moins laissé commettre. Selon des membres
des forces de sécurité et des milices, les victimes ont eu le sort qu'elles méritaient car
elles avaient soutenu les terroristes. Il n'y avait donc pas lieu de les protéger 301.
La plupart des associations des droits de l’homme ne trouvent pas d’autre
explication qu’une forme de culpabilité au rejet virulent de toute forme d’enquête
internationale : ce genre d’enquête aurait, en dissipant le soupçon, considérablement
renforcé le soutien extérieur à un régime qui combattrait les auteurs de tels
massacres 302.
Figure de la liberté d’expression en Algérie, la directrice du journal La Nation
Salima Ghezali s’est déclarée « scandalisée » de ce que la France « bloque »
systématiquement toute initiative européenne en ce sens 303. On s’en étonne moins
lorsqu’on parcourt le site Internet du Mouvement algérien des officiers libres
(MAOL). Il diffuse des informations que les spécialistes peuvent facilement vérifier,
qui surprennent par leur degré de précision, et qui n’ont pas été démenties 304 :
« Actuellement, à tous les niveaux sensibles du commandement de l’Armée nationale
populaire [ANP] , on retrouve obligatoirement un ou plusieurs militaires français qui
dirigent et guident les généraux sur le sentier de la trahison ». Suivent les noms (que
je ne reproduirai pas ici) :
- d’un commandant (issu du RAID, groupe d’intervention de la gendarmerie), qui
assisterait le général Fodil Cherif, bras droit du chef de l’ANP ;
- d’un capitaine, surnommé “le Rouquin”, qui entraînerait les forces spéciales
Ninjas ;
- d’un capitaine spécialiste des services d’écoutes
- d’un commandant du 42e Régiment de transmission, qui fournirait les moyens
les plus modernes de communication et d’écoutes (RITA et satellite) ; trois de ses
hommes conduiraient des camionnettes bourrées de matériel électronique ;
- d’un capitaine de la DGSE, qui conseillerait le fameux général Smaïn Lamari 305.
Plus quelques sous-officiers 306.
L’armée française serait alors impliquée dans la sanglante répression qu’a menée
son homologue algérienne - incluant la torture généralisée. Selon le MAOL, cette
guerre non déclarée aurait fait 173 000 morts de 1992 à 1998. Le chiffre de cent
mille est un plancher probable.
La DST est elle aussi très engagée. Et pas seulement son ancien directeur Yves
Bonnet, qui déploie en faveur du régime un activisme remarqué. Selon la journaliste
du Point Mireille Duteil, la DST entretient de « liens étroits avec des responsables
. Cf. entre autres, Claude Angeli, Paris malade de son complexe algérien, in Le Canard enchaîné du 07/01/1998.
. Rapport d'Amnesty International sur l’Algérie, 18/11/1997.
302
. Ainsi Patrick Baudouin, président de la FIDH : « Seul le refus des autorités d'accepter la vérification des faits est en
réalité de nature à [...] jeter la suspicion » (cité par Libération du 22/01/1998).
303
. Interview au Soir (Bruxelles) du 14/02/1998.
304
. En tout cas, cette précision inquiète suffisamment les généraux algériens pour que la “Sécurité militaire” ait
procédé à une vague d’arrestations d’officiers. Le MAOL a aussi fourni les résultats du dernier scrutin présidentiel,
avant leur “redressement” par l’armée, et une enquête détaillée sur l’assassinat du président Boudiaf - trop engagé
dans la lutte contre la corruption.
305
. Selon le MAOL, les généraux Fodil Cherif et Smaïn Lamari sont passés par l’École de guerre, à Paris. Pivots de la
répression, ils auraient assisté personnellement aux interrogatoires des officiers supérieurs “suspects”.
306
. Et trois officiers sud-africains de l’armée d’apartheid (dont un spécialiste de la torture), un colonel “retraité” de la
CIA, et un commandant US féru d’informatique.
300
301
de la SM 307». Roger Faligot et Pascal Krop, spécialistes de la DST, soulignent
« l’excellente relation qui la lie aux services algériens avec qui des échanges sont
inévitables 308» - alors que la DGSE alerte depuis longtemps les autorités françaises :
l’Algérie est « un État policier », et la torture y est systématique. Lorsqu’en 1996
sort La Deuxième Guerre d’Algérie, de Lucile Provost 309, l’auteur, fonctionnaire des
Finances détachée au Centre d’analyse et de prévision du Quai d’Orsay, est
“cuisinée” et morigénée par la DST. Puis elle est renvoyée à son administration
d’origine. L’Élysée était furieux. Il ne fait pas bon à Paris traiter de la mafia
militaro-financière d’Alger.
On peut passer sans transition de la terreur aux comptes en Suisse (et de
Charlie-Hebdo au Figaro) :
« Aussi longtemps que, dans la Mitidja, la banlieue d'Alger ou en Kabylie, les
femmes, les hommes et les enfants sont égorgés par les émirs du GIA, personne ne
parlera d'élections libres. Élections que les généraux seraient certains de perdre. [...]
À Genève, des rues entières appartiennent aujourd'hui [...] à des généraux, à des
directeurs de sociétés d'État de la pétrochimie algériens. D'immenses fortunes
prospèrent sur les comptes numérotés algériens. À Berne, un général - Abdelmalek
Guenaizia - occupe l'ambassade. Il veille sur la bonne marche des transferts.
Certains diplomates algériens [...] passent leur temps à fonder des sociétés écrans au
Liechtenstein 310».
« L'enjeu de la guerre impitoyable que se livrent les islamistes et les forces
gouvernementales dans le “triangle de la mort” [d'Alger à l'Atlas blidéen] serait la
mainmise absolue sur les très belles terres des grandes plaines où l'État se prépare à
réaliser de vastes opérations immobilières.
Dans cette perspective, la position du général Betchine, ministre d'État et
conseiller de la sécurité à la présidence, apparaît incontournable [jusqu’en 1998] . [...]
Tout ce qui a été bâti sur le prolongement du boulevard du Front de Mer jusqu'à
Arcole (Dir el Djir) a été vendu aux gens de l'Est, protégés de Betchine. [...].
L'État militaire est tout-puissant. [...] Quoi qu'il arrive, il entend profiter de la
manne pétrolière et gazière. [...]
À Paris, l'État algérien dispose d'appuis solides comme la grande famille Karour,
très riches torréfacteurs. Les services y ont des relais très sûrs, trois grandes
brasseries, rue Saint-Séverin, avenue de Clichy et place de la République. Enfin, un
superbe restaurant de couscous proche du château de Versailles. Et surtout, un
émissaire de haut vol, un homme d'affaires kabyle dont la fille est mariée au fils du
général Nezzar qui a ramené le président Zeroual au pouvoir.
Cet homme élégant et subtil est très introduit dans les cercles politiques français
les plus fermés. Autre avantage, la libre disposition d'une ligne privée de transit
direct entre Le Bourget et Hassi Messaoud où elle assure le ravitaillement de la
zone pétrolière saharienne. Cette entreprise de transport aérien Go Fast a son siège
[...] en Seine Saint-Denis. Aucun des avions qu'elle affrète à Air Algérie n'a connu
d'incident au décollage et à l'atterrissage. Les sites de forages des sociétés
pétrolières américaines au Sahara sont protégés par les “chiens de guerre” d'EXO,
la célèbre compagnie de mercenaires sud-africains 311».
Auditionné par la mission d’information sur le rôle des compagnies pétrolières, le
chercheur Gilles Kepel observe qu’« en Algérie, tant que la hiérarchie militaire
contrôle l’accès exclusif à la rente pétrolière, elle n’a pas besoin d’ouvrir le
système politique [...]. La rente pétrolière en Algérie a détruit le système
économique. [...] Le prix élevé du baril a structurellement l’effet pervers de
permettre aux régimes politiques non-démocratiques en place de se perpétuer 312».
Mais il n’y a pas que le pétrole. Médecin devenu journaliste, Djillali Hadjadj a
courageusement enquêté sur les mafias de la santé et de l’agro-alimentaire 313.
L’Algérie paie ses médicaments (près de 3 milliards de francs par an) jusqu’à vingt
à cent fois plus cher que ce que pourrait lui proposer l’Unicef. La différence est
. Mireille Duteil, Les martyrs de Tibhirine, Brepols, 1996.
. DST. Police secrète, Flammarion, 1999, p. 447-449.
309
. Chez Flammarion.
310
. Jean Ziegler, Les nababs du lac Léman, in Charlie-Hebdo du 01/10/1997.
311
. Pierre Darcourt, La France face au Grand Algérois, in Le Figaro du 04/09/1997.
312
. Pétrole et éthique, rapport cité, t. I, p. 157.
313
. Corruption et démocratie en Algérie, La Dispute, 1999.
307
308
partagée entre les réseaux importateurs, formés de proches parents des généraux, et
par les groupes pharmaceutiques ainsi introduits sur le marché algérien. À
commencer par Sanofi (filiale d’Elf) et Mérieux. La production locale est
soigneusement sabotée, et ses adeptes menacés, voire assassinés. Plus d’un milliard
de francs ont été engloutis dans une usine fantôme. « L’Algérie est le seul pays au
monde qui ne négocie pas le prix des produits pharmaceutiques à l’importation ».
Les textes réglementaires à ce sujet relèvent de l’« anthologie mafieuse ».
Même “régime” dans l’importation des denrées alimentaires - parfois avariées.
Une pharmacienne qui avait décelé des streptocoques fécaux dans du lait infantile a
été écartée du laboratoire de contrôle. La production algérienne de concentré de
tomate est découragée. Les circuits d’approvisionnement en semoule ou en pâtes
sont verrouillés. En ce paradis des bonnes affaires, la Françafrique reste en pole
position, grâce au lubrifiant de “l’aide au développement”. Mais les Américains ne
sont pas loin, ni même les mafias russe et italienne.
En 1995, l’estimation des avoirs privés algériens à l’étranger atteignait déjà 30
milliards de dollars (150 milliards de francs), soit 110 % de la dette extérieure du
pays 314. Aussi ne s’étonne-t-on pas de voir apparaître dans la revue Challenges, en
avril 1999, une liste nominative de milliardaires algériens. En somme, les premiers
résultats des courses à l’enrichissement, qui n’étonneront pas les lecteurs de Djillali
Hadjadj :
1° Mustapha Aïd Adjedjou, PDG des Laboratoires pharmaceutiques algériens
(LPA) : 30 milliards de francs ;
2° Slim Othmani, PDG des Nouvelles conserves algériennes : 10 milliards de
francs ;
3° Brahim Hadjas, PDG d’Union Bank, proche du général Betchine : 5 à 10
milliards de francs ;
4° Djilali Mehri, qui opère avec la Libye et les réseaux islamistes procheorientaux, et possède des galeries d’art en France : plusieurs milliards de francs.
On ne parle pas de la fortune de leurs correspondants français...
La fin de la présidence du général Zeroual a été marquée par une rivalité de plus
en plus vive entre l’entourage présidentiel, mené par le général Betchine, et le duo
sécurocrate Tewfik-Smaïn - qui a finalement acculé Zeroual à la démission. Dès
lors, selon Nicolas Beau 315:
« Un général algérien [...] [a été chargé de] vendre à Paris la candidature
Bouteflika. Il s’agit du général Larbi Belkheir, l’homme-clé de la présidence
algérienne sous Chadli. Au mieux avec les proches de Charles Pasqua, comme avec
l’entourage de Mitterrand, notamment Hubert Védrine et Jack Lang, Belkheir peut
aussi compter à Paris sur l’aide de quelques hommes d’affaires algériens.
Le plus proche, Abdelkader Koudjeti, [...] francophone séduisant, qui a conservé
de nombreuses relations chez Thomson et chez Total, n’a pas son pareil pour
vanter l’amitié franco-algérienne autour d’un alcool fort dans son hôtel particulier
du XVIe arrondissement ».
Le scrutin du 15 avril 1999, destiné à remplacer Liamine Zeroual, a été boycotté
par les six candidats opposés au candidat officieux, Abdelaziz Bouteflika. Le vote
n’aurait déplacé que 23 % des votants. En apparence, un tour pour rien pour le
peuple algérien. Sauf que le flamboyant ministre des Affaires étrangères du temps de
Boumediène s’est mis à faire preuve d’une liberté de ton étonnante. Au risque de
subvertir les cercles vicieux de l’enfermement et de la violence. Et d’inquiéter ses
mandants, la “coupole”.
Bouteflika donne à croire aux Algériens la fin des horreurs et de la corruption,
après un référendum d’amnistie. Il les subjugue. Il les séduit par un langage alerte et
inédit. Ils ont envie d’y croire. Ils y croient. Leurs millions de bulletins d’adhésion
forment un tapis volant. Portera-t-il leur président à faire ce qu’il dit ? Un ange
passe...
L’assassinat du leader islamiste modéré Abdelkader Hachani, le 22 novembre
. Selon un haut fonctionnaire (La dette, talon d’Achille du régime algérien, in Libération du 11/03/1995).
. Abdelaziz Bouteflika. L’homme des casernes, in Le Canard enchaîné du 14/04/1999.
314
315
1999, rompt l’enchantement. Il était sous surveillance policière constante depuis sa
libération, deux ans plus tôt. Ce jour-là, de façon inhabituelle, personne ne
l’escortait. Il a été exécuté d’une manière très professionnelle 316. Le 28 octobre, dans
une lettre au ministère de l’Intérieur, il s’était plaint de voir un certain “Naïm” rôder
autour de lui ou de ses enfants, et s’enquérir de ses habitudes. Il avait repéré ledit
Naïm en train de sortir des locaux de la sûreté, à Bab el-Oued. Deux jours avant sa
mort, Hachani téléphone à un ami : “Tewfik” lui a proposé deux clés, celles d’une
villa et d’une voiture. L’offre rituelle de ralliement au système, qu’il a refusée 317.
Pour le FFS, le parti du leader historique Hocine Aït Ahmed, « un pont vers la
réconciliation vient d’être détruit. Cela ne fait que profiter aux tenants de la stratégie
de la terre brûlée et de la descente aux enfers ». Le Mouvement des officiers libres
indique que les liquidations se multiplient au sein de l’armée, sous couvert
d’attentats, « contre ceux qui en savent trop long sur les méfaits des généraux » 318.
Abdennour Ali Yahia, fondateur de la Ligue algérienne de défense des droits de
l’homme, est membre du Comité pour la Paix créé en 1999 avec des personnalités de
bords différents, dont Hachani. Il considère que ce dernier « était un des éléments
les plus importants du Comité ». Il était « un de ceux qui avaient l’appui, mais
aussi la confiance et le respect d’une grande partie du peuple algérien. Parce
qu’il voulait ramener la paix, [...] trouver une solution véritable à la crise, une
véritable réconciliation nationale. C’est pour cette raison qu’il a été tué » 319.
Ainsi va l’Algérie, enfoncée plutôt qu’étayée par une “aide” française qui choisit
de renforcer la direction occulte de ce pays 320. Cette mafia a tout intérêt à continuer
de broyer le peuple algérien entre deux logiques de terreur : celle des forces
paramilitaires qui veulent le mater et celle qui, au nom de la “sainteté”, veut
l'envoyer tout droit au paradis.
. Cf., in Libération du 23/11/1999.
. D’après Libération des 23, 24 et 26/11/1999 : Florence Aubenas, Un leader du FIS assassiné à Alger ; F.
Aubenas et J. Garçon, L’assassinat d’Hachani réveille la peur en Algérie ; Algérie : Abdelkader Hachani
dénonçait des “pressions”.
318
. Cité par F. Aubenas, Un leader du FIS..., art. cité.
319
. Interview à Libération du 23/11/1999.
320
. Cette direction a pesé de tout son poids sur la difficile constitution du gouvernement (huit mois... ). Dans le cabinet
annoncé le 24 décembre 1999, Abdelaziz Bouteflika n’a pu pourvoir le poste de la Défense. Dans les faits, c’est le
chef d’état-major, le général Mohamed Lamari qui continuera d’exercer ces fonctions. La trop fameuse Sécurité (la
DRS) reste sous le contrôle de l’armée. Une junte autogérée, en quelque sorte. (Cf. J. Garçon, Algérie : un
gouvernement sans rupture, in Libération du 27/12/1999).
316
317
13. Sénégal et Côte d’Ivoire, modèles en péril.
Oligarchie sénégalaise
« Il y a belle lurette que nous sommes sortis de la nuit coloniale. Nous
sommes suffisamment mûrs et adultes pour traiter nos problèmes sans
faire appel à qui que soit ».
Abdourahime Agne, porte-parole du Parti socialiste sénégalais,
le 24 janvier 2000 321.
Premier pays subsaharien en contact avec la France, dès 1659, le Sénégal passe
pour le meilleur élève du cours franco-africain 322. Avec une tradition d'un siècle et
demi d'élections, il est considéré comme une vitrine démocratique. La religion y joue
un rôle central, sans pour autant opposer la majorité musulmane à la minorité
chrétienne. La communion intellectuelle avec la France paraît exemplaire, illustrée
par l'ancien président de la République Léopold Sedar Senghor, retraité en
Normandie et à l'Académie.
Le Président poète avait de l'allure - celle d'un Vaclav Havel pourrait-on dire, si
l'on ne craignait l'anachronisme. Chef très civilisé d'un pouvoir civil, il faisait des
envieux chez tous ceux qu'humiliait la brutalité des soudards - les Eyadéma ou
Bokassa. Les blessures de l'esclavage et de la colonisation semblaient cicatrisées.
Le 1er janvier 1981, Abdou Diouf succède en douceur à Léopold Senghor : une
transition parfaitement “réglée” entre Dakar et Paris. Fin 1999, la vitrine fait grise
mine. La façade élégante des institutions politiques sénégalaises ne masque plus ce
qu'elle est : un cache-misère, ou plutôt la couverture légale d'une fabrique à misère.
Les élections présidentielles de l’an 2000 pourraient tourner à l’orage. L’on voit mal
comment y fera face la conduite surannée du club, de la compagnie ou de la
fraternelle Paris-Dakar.
Grèves des enseignants et des étudiants, paupérisation galopante, rentes de
situation provocantes, privatisations biaisées, tout pousse à la radicalisation de
l'opposition. La population n'en peut plus des contorsions politiciennes. Elle ne
supporte plus le “partage” du pouvoir entre le Parti socialiste (PS) d'Abdou Diouf et
une “opposition” qui, après chaque échéance électorale, rentre dans un
gouvernement élargi ou “d’union nationale”, alors que sa défaite est largement
imputable à la fraude électorale.
L’inertie politique vient ainsi garantir la dégradation de l’économie. Au
classement selon l'Indicateur de développement humain (IDH) du PNUD, le Sénégal
est situé après Madagascar, le Bangladesh et Haïti. Ce classement à l'IDH le fait
reculer de 24 places par rapport à son classement en termes de ressources réelles par
habitant 323 : c'est dire à quel point les revenus du pays servent à autre chose qu'au
développement. Et le revenu monétaire par tête a baissé d'un cinquième depuis
l'indépendance...
Le pays n'avance pas, il régresse. Il assume de moins en moins la pression
démographique. Le Sénégal peut-il sortir de la crise ? se demandait en 1994
l'économiste Gilles Duruflé, dans un ouvrage qui ne lui fit pas que des amis, à Dakar
et à Paris. Tempérée par le caractère officiel de sa mission, sa conclusion n’en est
pas moins limpide :
« Même si la prédation n'est pas aussi violente que dans d'autres États africains,
une grande partie des énergies et des talents est consacrée à la canalisation des flux
de richesses, dont l'aide extérieure, plus qu'à la gestion efficace de l'appareil
productif et à la création de richesses. Et, ce qui, au bout du compte, est en jeu dans
. Cité par Bacary Mane, Affaire des cartes israéliennes, in Sud-Quotidien (Dakar), 25/01/2000. Le PS sénégalais,
au pouvoir depuis 40 ans, refuse catégoriquement la médiation de son homologue français, suggérée par l’opposition,
à propos d’un vaste truquage pré-électoral. Le principe est la conservation du pouvoir : d’éventuelles “ingérences”
françaises sont sèchement rejetées les rares fois où elles pourraient compromettre cette conservation ; toutes celles,
nombreuses et constantes, qui permettent le statu quo restent par contre bienvenues.
322
. Cette partie s’inspire notamment du Dossier noir n° 10 d’Agir ici et Survie, France-Sénégal. La vitrine
craquelée, L’Harmattan, 1997. Je remercie Almamy Wane, qui a apporté à ce travail un concours décisif.
323
. Le PIB en parité de pouvoir d'achat (PPA). Cf. PNUD 1999.
321
ces problèmes dits d'ajustement, c'est le passage d'une économie rentière à une
société productive. Cela suppose une transformation de la société qui va bien audelà des réformes de nature économique 324».
Bref, une prédation soft. L'aide extérieure est, par habitant, l'une des plus
importantes d'Afrique, grâce à la bonne image politique du pays. Mais les « énergies
et talents » engagés dans sa « canalisation » sont exceptionnels : tous les bailleurs de
fonds nationaux et multilatéraux sont épatés par la sophistication des mécanismes
d'absorption ou de “coulage” des flux de l'aide au développement. Une certaine élite
sénégalaise est à cet égard inégalable. Experte par ailleurs dans le verrouillage du
jeu politique, on comprend son peu d'empressement à autoriser une « transformation
de la société ». Pourquoi et comment se priver des charmes de l'économie rentière,
nouée « dans la complexité des relations franco-sénégalaises, faites d'intérêts croisés,
d'attachements symboliques et de relations parfois plus occultes », selon Duruflé ?
Côté politique, Senghor a réussi dès 1974 et pour un quart de siècle à se
construire une sorte d’opposition officielle, avec le PDS d’Abdoulaye Wade - un
« parti de contribution » comme dit joliment son président. Ce dernier déploie son art
de tribun à l’approche des élections, puis vient apporter sa contribution ou sa
caution au gouvernement, moyennant quelques ministères pour lui-même et son
parti. On songe à une célèbre invention zaïroise : le multimobutisme.
En 1988, Abdoulaye Wade est un orateur si percutant, face à un si piètre bilan,
qu’il sort des limites de l’épure : sa probable victoire dans les urnes nécessite une
falsification trop visible des résultats. Manifestations et émeutes se succèdent contre
la fraude. Inquiété, Wade se réfugie en France. Mais Jacques Foccart a pris la
mesure de l’opposant :
« Il a eu un parcours en dents de scie, tantôt se montrant calme et logique, tantôt
adoptant un comportement exalté et tenant un langage irresponsable. En 1974,
quand il était allé dire à Senghor qu'il avait l'intention de créer un parti politique, le
président de la République l'avait pris au mot, mais il était convaincu - et je crois
qu'il avait raison - que l'intention de Wade était de se faire offrir un portefeuille
ministériel. Au fond, [...] Abdoulaye Wade est arrivé à ses fins, puisqu'il est
aujourd'hui ministre d'État 325».
Aidés d’un intermédiaire mobutiste, les Foccartiens Fernand Wibaux et Pierre
Voïta circonviennent l’avocat cyclothymique. Ils le coupent des éléments plus
radicaux de son parti. Bientôt, il est à point pour rentrer au Sénégal, où il accepte un
« ministère d'État sans portefeuille » (sic).
À l'approche des élections présidentielles du 21 février 1993, Abdoulaye Wade
troque son fauteuil de ministre contre celui de « premier opposant ». Il renoue ses
connexions avec la droite française et la Corsafrique. Flanqué de Gérard
Écorcheville, ancien conseiller de Giscard puis de Pasqua, il bénéficie d’un
hélicoptère durant sa campagne 326. Sa défaite calculée - ni trop serrée, ni trop
écrasante - le rend utile et mûr pour une nouvelle phase de récupération. Les
ralliements successifs de Wade auront permis quelques années supplémentaires de
« cohésion nationale ».
L'appareil d'État sénégalais se raidit à l'approche des échéances électorales : c'est
le moment où il est le plus dangereux. Les joutes électorales sont précédées d'un
regain de manœuvres illégales, téléguidées par l'administration PS, avec des relais
efficaces dans l'armée et la gendarmerie. Cela va du chantage en tous genres aux
détentions illégales sans motifs réels. Le PS sait qu'il constitue une « minorité de
verrouillage 327» peu représentative de l'ensemble du corps électoral sénégalais. Il ne
peut rester aux affaires sans reconstituer à chaque scrutin un dispositif de fraude.
Associations et partis en sont venus à réclamer la mise en place d'une
. Gilles Duruflé, Le Sénégal peut-il sortir de la crise ?, Karthala, 1994, p. 174.
. Foccart parle, t. II, Fayard/Jeune Afrique, 1997, p. 346-347.
326
. L'engin sera bloqué en Gambie par les autorités sénégalaises, après une tentative d'atterrissage en Casamance.
D'après LdC, 11/02/1993. Gérard Écorcheville « passe pour être l’une des passerelles entre la droite républicaine et
l’extrême-droite », selon Christophe Champin et Thierry Vincent (Agence française vend président africain, in Le
Monde diplomatique, 01/2000).
327
. Cf. Sénégal : Le sopi sans sopistes, in Nord-Sud Export du 24/05/1993.
324
325
Commission électorale nationale indépendante (CENI). Au pays de la « démocratie
tropicale la plus avancée », une telle instance d'arbitrage a été jugée « inutile et
dangereuse » par l'État-PS. Si elle voyait le jour, le PS perdrait certainement le
pouvoir - sans que celui-ci échoie forcément au PDS, le « parti de contribution ».
Abdou Diouf a fini par octroyer un Observatoire national pour les élections
(ONEL), a priori inoffensif. L'organisation du scrutin reste l'apanage d'une
administration truffée de dioufistes... Inaugurant l'ONEL, le président du Conseil
constitutionnel Youssou N'Diaye admet les limites de la nouvelle institution :
« Si des moyens sont mis à la disposition de la structure dans les délais
raisonnables et si tous les différents acteurs politiques sont animés d'une égale
bonne foi et entament la compétition électorale avec loyauté et dans un esprit
chevaleresque, il ne fait aucun doute que la mission confiée à l'ONEL sera
couronnée de succès 328».
Si chacun était chevaleresque et non fraudeur, on se demande pourquoi une
instance d'observation ou de contrôle serait nécessaire. Avec des « si », on mettrait
Dakar en bouteille... En réalité, le Sénégal reste privé de règles électorales
contrôlables - loin de celles qu’a su respecter fin 1999 un pays comme le Niger.
Avant le scrutin de février 2000, le ministre de l’Intérieur a fait fabriquer en Israël
un deuxième jeu de cartes électorales, hors de tout contrôle. Il prétendait détruire le
premier jeu, fabriqué au Sénégal sous le contrôle de l’ONEL et des partis politiques.
Cette énorme magouille, qui a été déjouée, montrait une volonté farouche d’aboutir à
une élection dès le premier tour. À n’importe quel prix. Comme à Yaoundé, Lomé,
Conakry, Bangui, Nouakchott ou Alger.
Ousmane Tanor Dieng, secrétaire général du PS, apparaît comme le dauphin
d’Abdou Diouf. Superviseur des Services, gestionnaire des fonds secrets, il dirige la
campagne pour la réélection du Président. Trop impopulaire pour se faire élire
directement, il espère bénéficier d’un retrait de Diouf en cours de mandat. Son profil
n’est pas plus rassurant que celui d’un Omar Guelleh, successeur d’Hassan Gouled
à Djibouti.
Dans ce contexte tendu, le pouvoir lorgne du côté des confréries musulmanes, si
puissantes au Sénégal. Ces grands ensembles de fidèles sont liés à un chef religieux,
le marabout, rattaché à un fondateur prestigieux dont est issu le chef de la confrérie,
le khalife général. Le lien a deux composantes : l'obédience, via le mot d'ordre
(ndiguel) que peut donner le marabout, et la solidarité financière, grâce aux dons et
aumônes. Les principales confréries sénégalaises (tidjanes, mourides, niassènes,
khadirs,... ) regroupent jusqu'à plusieurs millions de fidèles, au pays et dans la
diaspora.
Alors que Senghor privilégiait les structures laïques de la société, tels les partis et
syndicats, Abdou Diouf s’est efforcé d’instrumentaliser les confréries dans la course
aux suffrages ou pour les négociations post-électorales. Mais l’absence de
perspective démocratique, l'incapacité du pouvoir central à incarner la conscience
nationale, la généralisation de la corruption ouvrent un boulevard aux franges
radicales de ces confréries. Elles ont eu souvent l’intelligence d’investir dans l’action
sociale. En quête d'une nouvelle intégrité, la société sénégalaise pourrait tomber sous
le charme des sirènes intégristes.
L'histoire du Sénégal est jalonnée de personnalités fortes qui ont rehaussé la
réputation du pays au plan international. Il apparaît comme un État de droit où la
personne humaine est respectée. Il a été le premier pays d'Afrique à signer la
Convention internationale contre la torture, le premier pays au monde à ratifier les
statuts de la Cour pénale internationale. En même temps, la protection des circuits
d’enrichissement, associée à une obsession de “l’image”, engage l'État sur une pente
sécuritaire.
Dans la hiérarchie militaire et policière, beaucoup ont eu le temps de prendre
leurs aises, de conforter leurs privilèges, d’émarger durablement à des prélèvements
ou trafics divers. Dès lors, ils sont prompts à réprimer les expressions contestataires
. Cité par AE du 25/09/1997.
328
et à “criminaliser” leurs auteurs. C'est un processus de ce type qui déclencha la
guerre civile en Casamance, en 1982 : la mort à Ziguinchor d'un élève de cinquième,
lors d'une marche de lycéens en grève, puis la répression de plus en plus violente des
manifestations qui s'en suivirent, décidèrent le Mouvement des forces démocratiques
de Casamance (MFDC) à lancer la lutte armée.
Pendant les périodes d'agitation autour des élections, tous les coups sont permis comme en témoigne l'élimination mystérieuse, au lendemain des législatives de mai
1993, du vice-président du Conseil constitutionnel Babacar Seye. En 1999, Magued
Diouf, le frère du Président, a pris la tête d’un “Service d’ordre” qui aurait carte
blanche pour “casser de l’opposant”. Même hors contexte électoral, la torture des
détenus politiques et de droit commun tend à se banaliser. Elle est, selon le
Secrétaire général d'Amnesty International Pierre Sané, « pratiquée de manière
systématique ».
La rébellion dans le sud du pays, en Casamance, a accentué cette dérive :
« Des centaines de personnes, soupçonnées de sympathie à l'égard [des rebelles] du
MFDC, ont été arrêtées par l'armée sénégalaise et beaucoup semblent avoir été
torturées durant les premiers jours de détention [...]. L'armée sénégalaise serait
aussi responsable de “disparitions” et d'exécutions extra-judiciaires de villageois
non armés, arrêtés chez eux ou lors des contrôles de sécurité sur les routes de
Casamance et qui n'ont plus jamais été revus 329».
La situation s’était fortement aggravée en 1997. On s’est mis à enlever et
assassiner en plein Ziguinchor. Dans cette métropole casamançaise, le Centre
national de formation des techniciens en agriculture a servi de lieu de détention et de
torture. Des fosses communes ont été signalées alentour, ainsi que dans deux
cantonnements militaires, à Nyassia et à proximité de l'aéroport 330.
L'appareil d'État, comme tétanisé, répugne à ouvrir des enquêtes. L’impunité est
contagieuse : les indépendantistes, à leur tour, n'ont pas hésité à commettre des
exactions. L'État de droit s’effilochait, l’armée en venait à commander au pouvoir
civil. Ainsi est survenue l’invasion de la Guinée-Bissau voisine. Résultat : une
déroute militaire et politique, susceptible de nourrir des frustrations dangereuses. On
l’a bien vu avec la folle revanche de l’armée russe en Tchétchénie.
L’accord de paix signé le 27 décembre 1999 entre Dakar et la rébellion apparaît
comme un miracle, dans un tel contexte. On veut croire qu’il sera plus durable que
le contre-exemple caucasien. Cela suppose de traiter en profondeur les causes du
séparatisme casamançais. Séparée du reste du pays par la longiligne Gambie,
éloignée des circuits de distribution de l'aide internationale, ravalée au rôle de
grenier du Sénégal et de zone de bronzage pour touristes européens, la Casamance
se juge maltraitée par le Nord 331. Elle en reçoit des populations chassées par la
sécheresse. Leur établissement ne va pas sans heurts, et il ne sera pas évident
d’enrayer l’exploitation des différences ethniques et religieuses.
L’enjeu est considérable, car la longue guerre civile avait fini par installer une
sorte de laboratoire d’idées et de pratiques dictatoriales. Via les trafics d’armes et de
drogue que génère un tel conflit, le Sénégal se trouvait relié à la chaîne des
entrepreneurs de guerre fondée au Liberia par Charles Taylor. Une chaîne qui,
depuis son implantation réussie en Sierra Leone, ne rêve que de multiplier les
franchisés.
La fragilité de la vitrine politique sénégalaise inquiète jusqu’à l’Élysée. Quelles
sont les responsabilités françaises dans un trop long immobilisme, lourd de
menaces ?
Je ne ferai qu’évoquer la figure de Jean Collin, le « verrouilleur originel ».
Ministre de l’Intérieur puis Secrétaire général à la Présidence, patron des services
spéciaux, il fut durant trois décennies, jusqu’à sa mise sur la touche en 1990,
. Sénégal. La pratique répandue de la torture demeure impunie tandis que se perpétuent les violations des
droits de l'homme en Casamance. Amnesty International, 28/02/1996.
330
. Cf. Amnesty International, Sénégal : Des dizaines de civils abattus en Casamance depuis deux mois, AFR
49/03/1997 du 25/09/1997.
331
. Cf. Sabine Cessou, Les fils de l'écheveau casamançais, in L'autre Afrique du 10/09/1997.
329
l’éminence blanche du Sénégal, le Foccart local. C’est lui l’architecte de la
Francénégal, cette variante policée de la Françafrique, ce complexe original de
relations politiques, économiques, financières et militaires - sans compter les loges et
les entrées de Services.
Lorsqu’on s’inquiète des bavures de l’armée sénégalaise, ou de son possible
aventurisme, il faut se souvenir qu’elle conserve de très étroites relations avec son
homologue française, en vertu d’un accord de défense. La présence du plus fort
contingent de militaires français en Afrique après Djibouti (plus de mille hommes)
témoigne de cet attachement. C’est au Sénégal, sur la base tricolore de Thiès, que
sont stockés les matériels français attribués à la force interafricaine en gestation : le
signe fort d’une alliance, fâcheusement exercée en Guinée-Bissau. Autre signe
encore : à « toutes les élections, la veille du scrutin, il y a des vols de Jaguar
français au-dessus de Dakar 332».
Mais les officiers sénégalais sont aussi très courtisés par les Américains, et
l’investissement militaire français paraît moins affectif qu’au Tchad. La Francénégal
mise surtout sur deux autres registres : le fonds de commerce de l’image
démocratique, qui permet de bénéficier d’un taux d’aide internationale élevé ; les
rentes sur l’importation et la distribution des produits de consommation.
Même si l’image se dégrade, on peut supposer que Jacques Chirac, Lionel
Jospin, ou des communicants comme Jacques Séguéla s’obstineront à sauver les
apparences. Visites, réceptions et messages de sympathie vont se poursuivre. Parfois
même, le régime bénéficiera d’attentions exceptionnelles, comme l’invitation à
prononcer un discours devant les députés français, le 21 octobre 1998. L’occasion
de célébrer « l’intimité » franco-sénégalaise.
Ainsi, une aide française par habitant déjà forte, deux à trois fois plus élevée que
pour les pays francophones voisins (Mauritanie exceptée), est encore démultipliée
par les concours multilatéraux, ceux de l’Union européenne notamment : 12
milliards de francs sur la période 1998-2000. Le problème, évidemment, est que
cette aide contribue à la conservation d’un système pervers, qui privilégie la
ponction au détriment de la production, alors que la poussée démographique accroît
l’insatisfaction des besoins.
L’économie néocoloniale est maintenue par un fort courant d’import-export avec
la France (un tiers du commerce extérieur sénégalais) et la présence de plus d’une
centaine de filiales de groupes français. En 1998, l'excédent commercial en faveur de
l’ex-métropole a dépassé deux milliards de francs. Si le délabrement financier du
Sénégal perturbe le règlement des factures émises par les entreprises françaises, il
arrive à Paris d’injecter un peu d’aide, 300 millions de francs par exemple,
exclusivement destinés au règlement de ces arriérés 333. De “l'aide au développement”
franco-française bien comprise. Avec l'essor de l'aviation et des télécommunications,
le maintien du marché francénégalais ne nécessite la présence au Sénégal que d'un
nombre de plus en plus restreint de Français : 15 000 environ (quatre fois moins
qu'en 1960), dont un tiers de Franco-Libanais 334.
Dans l’écheveau politico-financier qui constitue le système Diouf, les
incontournables frères Jean-Claude et Robert Mimran, patrons d'un important
groupe agro-alimentaire et de deux banques, jouent un rôle de premier plan. Numéro
deux du groupe, Ndiaye Mamadou Diagna est conseiller spécial d’Abdou Diouf 335.
Au nom du « développement », les Mimran ont multiplié les branchements sur
l’Agence française du même nom (AFD). L'homme d'affaires Antoine Tabet fait
partie du même cercle très fermé. Né au Sénégal, il officia d'abord aux côtés de
Senghor à la grande époque arachidière. Il a ensuite noué d’étroites relations tant
avec Sassou Nguesso qu’avec Pascal Lissouba, les deux frères ennemis de
Brazzaville. Antoine Tabet fréquente aussi Samir Traboulsi et Rafic Hariri (l’exPremier ministre libanais, grand ami de Jacques Chirac), deux adeptes de
l'enrichissement-éclair.
. Amath Dansokho, leader du parti PIT, cité par AE du 29/10/1998.
. Cf. Présence française, in LdC du 20/04/1995.
334
. Cf. Antoine Glaser et Stephen Smith, Les « nouveaux Blancs » aux commandes de l'Afrique, in Libération du
01/02/1994.
335
. Cf. Mimran se “bancarise”, in LdC du 16/09/1999.
332
333
C’est aux côtés de Jean-Claude Mimran que Pierre-Philippe Pasqua, fils unique
de l'ancien ministre de l'Intérieur, s'est initié à la Françafrique. Depuis, il en est
devenu l'un des pivots. Tout comme l'avocat Robert Bourgi, dont la clientèle s’est
étendue jusqu’à Bongo et Mobutu. Cet originaire de Dakar a été le bras droit de
Foccart. Il en cultive la tradition au sein du Club 89 - avec les anciens ministres
Jacques Toubon et Michel Aurillac, et le conseiller élyséen Fernand Wibaux, intime
d’Abdou Diouf. Ces quatre artisans chevronnés du réseau en entretiennent les fils, à
coup de navette Paris-Dakar.
Le groupe Bolloré, évidemment, prend sa part du transport et du tabac. Comme
d’autres, il a bénéficié de la dévaluation du franc CFA, menée à la hussarde en
janvier 1994. Elle a surpris et malmené les couches les plus fragiles de la population
sénégalaise, mais les initiés avaient su anticiper. Dès l'automne 1993, l'épouse du
Président sénégalais raflait les billets français dans les agences bancaires de Dakar.
Un temps, elle y envoyait les motards présidentiels. Puis elle a jugé plus sûr
d'effectuer elle-même la tournée. Le personnel se tenait au garde-à-vous durant la
comptée 336.
En 1993, des groupes industriels français ont acquis à crédit des actifs dans les
secteurs rentables de l'économie. La dévaluation qui a suivi a réduit à néant le coût
de ces opérations et les recettes qui auraient dû en découler pour le Trésor
sénégalais. Un vrai tour de prestidigitation 337. Une fraude légalisée, avec la
bienveillance d'une élite complice 338.
Le mouvement de privatisation ne s’est pas arrêté là. Début 1996, le groupe
Bouygues s'est vu confier la distribution de l'eau potable du pays. Qui a été chargé
de superviser cette privatisation ? Le Crédit Commercial de France (CCF),
employeur du fils aîné du président Diouf. Puis France-Telecom a “décroché” le
téléphone sénégalais, malgré l’offre supérieure d’un consortium américano-suédois :
les réseaux ont fait la différence. Et Suez-Lyonnaise s’est branchée sur la Société
nationale d’électricité (Sonelec), malgré une vive résistance syndicale. Animateur de
la fronde, Mademba Sock a eu sa gratification : six mois de prison ferme.
Dans les eaux très poissonneuses des côtes sénégalaises, de redoutables requinspêcheurs, principalement français et espagnols, prospèrent depuis trois décennies.
Peu à peu, leurs gros chalutiers provoquent l'asphyxie des 35 000 pêcheurs artisans.
Pourtant, la pêche artisanale est une composante essentielle du tissu économique et
social sénégalais : elle fournit 80 % du poisson destiné à la consommation locale et
fait vivre un sixième de la population active. L'ensemble de la pêche (artisanale et
industrielle) représente près du tiers des recettes d'exportation du pays.
Mais cette richesse s'épuise. Les artisans sont les premiers touchés par la
raréfaction des espèces les plus accessibles : ils ont moins que d'autres les moyens
d'aller chercher le poisson plus profond, plus loin... ou dans les eaux du pays voisin.
Car le Sénégal a contraint la Guinée-Bissau à partager la moitié du potentiel de
pêche de sa zone maritime 339.
L’Union européenne fournit certes une compensation financière pour l'accès de
ses chalutiers, et leurs excès. Mais cette aubaine, assez modique, est aspirée par des
finances publiques assoiffées de devises, et dont le degré de transparence n'est pas
supérieur à celui des élections. En septembre 1997, les pêcheurs artisans n'avaient
pas encore reçu les sommes prévues à leur intention par l'accord de 1994.
Ils sont d’autant plus excédés que l’accord de 1997 autorise 22 chalutiers
européens à pêcher 25 000 tonnes de sardinelle ou yabooy, surnommé le “poisson du
pauvre” - l'une des principales sources de protéines en milieu populaire. La
marginalisation de la pêche artisanale menace de nombreux emplois dans la
préparation, le fumage et la vente, féminins pour la plupart.
L’agriculture est loin de pouvoir nourrir la population. Elle a été trop longtemps
. Cf. Madame la reine, in Sopi (Dakar) du 25/10/1993.
. Soit un groupe français qui vise un bien privatisable de 10 milliards de FCFA et qui a eu vent de la dévaluation. Il
achète ce bien avec un différé de paiement. Il emprunte 10 milliards de FCFA, avec lesquels il achète 200 millions de
FF. Après la dévaluation, ces 200 millions de FF sont transformés en 20 milliards de FCFA. De quoi rembourser
l'emprunt initial et acheter le bien - qui n'aura donc finalement rien coûté !
338
. D’après Sannou M'Baye, in Le Monde diplomatique, 06/1997.
339
. Cf. Jorge Araujo, Le Sénégal achète la Guinée-Bissau, in O Independente (Lisbonne), cité par Courrier
international du 25/11/1993.
336
337
polarisée sur l'arachide, imposée par le pouvoir colonial. Du coup, la consommation
s’est tournée vers les produits alimentaires importés, tels le riz ou le sucre, qui ont
pris une place prépondérante dans le dispositif verrouillé des rentes : il ne suffit pas
de sous-payer le paysan et de priver de poisson le pêcheur, il convient encore de
racketter le consommateur appauvri.
Le riz est devenu l'aliment de base au Sénégal. La vente du riz draine tous les ans
plus d’un demi-milliard de francs. Un terrain de rêve pour la spéculation. Un temps,
l’importation et la distribution étaient régulées par la Caisse de péréquation et de
stabilisation des prix. Mais elle a péri de gabegie et de détournements, jusqu’au
palais et au parti présidentiels : il faut bien que la famille Diouf échappe à la
misère 340 et que le PS sénégalais nourrisse sa clientèle politique. Ce monde-là
survivra au naufrage de la Caisse de péréquation. C'est le groupe Mimran qui a
hérité de la plus grande partie des contrats d'importation du riz 341.
Le riz et ses dividendes circulent désormais dans un réseau fermé. Les montages
complexes des sociétés spécialisées et les prête-noms de toute sorte finissent par
donner le vertige. Mais si l’on remonte cette piste si lucrative, on finit par croiser, de
proche en proche, toute la jet set des réseaux françafricains, buvant à la santé de
« la plus belle démocratie » d'Afrique.
Il me faut arrêter là ce trop bref aperçu d’un fonctionnement parasitaire très
élaboré. Il serait trop long de décrire l’envahissante corruption dans les services
publics, à commencer par la justice. Lorsqu’un procès en diffamation oppose le
groupe Mimran à Sud-Quotidien, qui a révélé un scandale dans l’importation du
sucre, il est difficile d’imaginer une autre issue que la lourde condamnation du
journal et de ses journalistes 342. Elle s’est accompagnée d’un vibrant hommage du
président Diouf aux frères Jean-Claude et Robert Mimran, pour « services rendus à
la nation sénégalaise ». Avec les insignes de Grand Officier de l’Ordre du Lion 343.
On peut continuer de visser la Cocotte-Minute, et la décorer de rubans. On peut
rêver que dignité et corruption sont compatibles. Mais le marketing d’État, le
verrouillage judiciaire, l’appareillage de répression militaro-policier ne contiendront
plus longtemps le ressentiment d'une population jeune et impatiente, si elle reste
acculée dans une impasse.
Retour en Côte d’Ivoire
« - Dites à Laurent Gbagbo qu’il fera 18 % [à l’élection présidentielle
de 1990, contre Félix Houphouët] .
- Mais les sondages lui donnent plus de 60 % !
- On ne vous dit pas le score qu’il vaut, mais le score qu’il fera ».
Dialogue entre un conseiller élyséen et l’avocat de Laurent Gbagbo, Me
Sylvain Maier, rapporté par ce dernier 344.
Félix Houphouët fut l’inventeur de l’expression « Françafrique ». Il en donna à
sa manière une expression achevée : lui et les réseaux français, en 43 ans d’exercice
partagé du pouvoir, ont engrangé énormément de fric. Il était devenu, probablement,
l’homme le plus riche d’Afrique noire. À sa mort, son pays croulait sous les dettes.
Son cercueil croula sous les hommages des plus hauts dignitaires de la République
française. Je ne reviendrai pas sur cette histoire exemplaire de la “France à fric”,
que j’ai résumée dans La Françafrique.
Il faut quand même reconnaître à ce long règne d’avoir été, à l’intérieur, plutôt
. La fille d'Abdou Diouf, Yacine, s'est fait construire en bord de mer une villa de 1,5 milliard de FCFA (en bas de
l'immeuble Madeleine). Elle aurait bénéficié de quotas d'importation de riz. Habib Diouf, son frère, qui travailla pour
le groupe Mimran, roule en Lamborghini - une « prime de surmenage »... Élizabeth, sa mère, s'est acheté à Paris une
Mercedes 350 SE, qu'elle a payée cash (Une famille qui sait épargner, in Sopi du 25/10/1993). Djilly Mbaye, son
oncle, aligne au Maroc une série de superbes villas (Le patrimoine marocain d’un parent d’Abdou Diouf, in Le
Nouvel Afrique Asie, 01/1999).
341
. Cf. Mimran, "Monsieur riz", in LdC du 24/11/1994.
342
. Le groupe Mimran nous a menacés d’un procès pour notre exposé de cette affaire dans Agir ici et Survie, FranceSénégal, op. cit., p. 56-59. Il y a renoncé.
343
. Cf. Abdoulaye N'Diaga Sylla, in Sud Quotidien du 05/06/1997 ; Dominique Mataillet, Mimran contre Sud :
jugement confirmé, in Jeune Afrique du 11/06/1997.
344
. Cité par Pierre Prier (Les grandes manœuvres de l’après-Bédié, in Le Figaro du 29/12/1999).
340
moins violent que d’autres 345. L’héritier Henri Konan Bédié a brûlé cet atout, obsédé
qu’il était d’éliminer son concurrent le plus connu pour le scrutin présidentiel de l’an
2000, Alassane Ouattara. Cet ancien Premier ministre de Côte d’Ivoire n’aurait pas
été assez “national” pour avoir le droit de concourir. Il ne serait pas vraiment
Ivoirien, malgré le certificat de nationalité validé par un juge courageux, au nom
prédestiné : Zoro. Ou bien ses parents ne seraient pas nés Ivoiriens, comme la
Constitution l’exige de chaque candidat - une Constitution reprofilée par des experts
français. Ouattara est un musulman du Nord ? Bédié en profite pour réactiver les
clivages ethniques et les antagonismes religieux : chrétiens contre musulmans,
Sudistes contre Nordistes, et finalement Ivoiriens “authentiques” contre “allogènes”
en tout genre.
Le 27 octobre 1999, le Président-candidat provoque la colère des sympathisants
de son rival en interdisant les manifestations de leur parti, le Rassemblement des
Républicains (RDR). Les débordements qui s’en suivent fournissent l’occasion
d’arrêter les principaux dirigeants du RDR et d’en condamner onze à deux ans de
prison ferme. Au nom d’une loi “anti-casseurs” qui présume la responsabilité
collective.
Les adversaires de la Françafrique n’éprouvent pas une sympathie excessive pour
le candidat Ouattara. C’est un grand ami d’Omar Bongo et de Martin Bouygues,
dont le groupe s’est fait concéder quelques-uns des principaux services publics
ivoiriens. Il apprécie les conseils du général Jeannou Lacaze. Il a choisi pour avocat
l’apologiste attitré d’Eyadéma, Jacques Vergès, et comme communicant MaxOlivier Cahen, un ex-prestataire de Mobutu 346. Sa rivalité avec Bédié est plus
œdipienne que programmatique : tous deux guignaient la succession d’Houphouët.
Le conseiller élyséen Michel Dupuch, alors ambassadeur à Abidjan, a fait pencher la
balance.
Mais les armes politiques utilisées par Konan Bédié sont décidément trop
dangereuses. Les commerces tenus par les étrangers sont qualifiés de « nids de
malfrats » dans un rapport du Conseil économique et social. Aux contrôles, les
policiers déchirent les cartes d’identité des citoyens portant des noms à consonance
musulmane 347. Ouattara ne serait même pas un bon musulman, puisqu’il aurait
épousé une juive (en fait, Dominique Ouattara est catholique).
Le député Pierre Koffi N’Guessan, qui a fait ses études de droit en France avec
Jean-Marie Le Pen, « admire le comportement » du leader du Front national et ses
diatribes. « Il faut chasser tous les étrangers », serine-t-il. Le mot d’ordre vise
principalement les Burkinabè, qui sont trois millions en Côte d’Ivoire, un cinquième
de la population. Dans sa circonscription de Tabou, Pierre N’Guessan veille à ce
que soient pourchassés à la machette les manœuvres agricoles ou les petits planteurs
immigrés. Vingt mille personnes ont dû s’enfuir, « il y a partout des tombes »,
déclare un villageois. « On a tué des hommes, mais aussi des femmes et des
enfants » 348.
Directeur du quotidien Le National, Laurent Tapé Koulou est passé presque sans
transition de la prison pour escroquerie à la presse pro-gouvernementale. Sur un
registre qui rappelle les médias rwandais de la haine, il invite Ouattara « à partir à la
tête de tous les autres », ces « 4 millions d’illégaux qui mangent le pain des
Ivoiriens ». C’est lui qui a qualifié le couple Ouattara de « négro américain et sa
juive blanche », et qui ne s’en repent pas. Quand les caisses de son journal sont à
sec, il avoue passer « chez les amis à la Présidence » 349.
Pourquoi un Président et un parti qui se sont toujours débrouillés pour survoler
. Même s’il est arrivé au grand ami de Foccart de faire torturer des opposants en sa présence, et si la répression du
mouvement bété à Katiola a fait quatre mille morts. Sa politique extérieure fut parfois belliqueuse. Il a soutenu à fond,
en sous-main, les guerres du Biafra et du Liberia.
346
. Cf. Triste gala pour “ADO” et Triste Noël au Crillon in LdC des 28/10/1999 et 09/12/1999 ; entretien
d’Alassane Ouattara au Monde du 31/12/1999.
347
. Cf. Stéphanie Mesnier, Une odeur de lepénisme chez notre ami de Côte d’Ivoire, in Le Canard enchaîné du
17/11/1999 ; entretien de Jean-François Bayart à La Croix du 27/12/1999. .
348
. Cf. Fabienne Pompey, En Côte d’Ivoire, un conflit foncier provoque une “chasse” aux Burkinabés, in Le
Monde du 23/11/1999 ; S. Smith, Chasse aux Burkinabé en Côte d’Ivoire, in Libération du 25/11/1999.
349
. D’après S. Smith, “Le National”, la xénophobie ordinaire au quotidien, in Libération du 09/12/1999.
345
les élections, qui disposaient d’une protection élyséenne en béton - militaire,
policière et barbouzarde 350-, ont-ils engagé cette fuite en avant ? Déclencher l’arme
ultime du bouc émissaire ethnique, n’était-ce pas révéler une inquiétante faiblesse ?
Cette faiblesse, Bédié ne pouvait plus la masquer. Sa Côte d’Ivoire était une
ploutocratie. Le pire pour un tel régime, c’est quand l’argent vient à manquer. Les
impayés se sont accumulés. En 1999, le FMI et la Banque mondiale présentent la
note : la facture de l’ère Houphouët (y compris la fortune personnelle du milliardaire
Bédié), plus les détournements opérés depuis lors.
Certes, à la Banque mondiale, « l’influence de la France est significative lorsqu’il
s’agit des questions africaines ». Elle a ainsi, nous explique un député bien
informé 351, « obtenu en 1997 l’éligibilité de la Côte d’Ivoire à l’initiative sur la dette
des pays pauvres très endettés ». Une sorte d’exploit, car la Côte d’Ivoire n’était pas
prioritaire : elle ne figure pas parmi les pays les plus pauvres. Paris a plaidé
l’impossibilité d’honorer un endettement colossal, le double de la production
annuelle du pays. En omettant d’en rappeler les responsables : Houphouët-Boigny,
son clan, leurs fortunes mobutuesques ; les grands monopoles du “pré-carré”,
Bouygues en particulier ; les réseaux politico-affairistes français, avec une forte
prime aux néogaullistes.
Le village franco-ivoirien, cependant, n’a pas tiré de cet accord de 1997 les
mêmes conclusions que les financiers de Washington ou de Bruxelles. Pour lui,
l’allégement de la dette permet de réamorcer la pompe, et de rouvrir largement le
robinet. Pour les bailleurs de fonds multilatéraux, pas question de relancer les flux
sans colmater les plus grosses fuites. Un audit a révélé par exemple le détournement
de 180 millions d’aide européenne, destinée pour l’essentiel au secteur de la santé.
Alors que les cours du cacao chutent et que les planteurs sont aux abois, on apprend
que la campagne 1998 a été l’occasion d’une évaporation d’un milliard de francs 352.
Un phénomène coutumier, presque un droit. Pour la Françafrique, l’hydraulique
financière relève de l’exception culturelle : pourquoi réglementer les pratiques
d’arrosage ? Chez les aiguilleurs de crédits internationaux, il n’y a pas que des
moralistes. Les pragmatiques constatent, à raison, que la méthode ivoirienne n’est
pas seulement malhonnête : elle a ruiné l’État et le pays sur la longue durée. Ils ont
donc fermé les vannes fin 1998.
S’il n’y avait eu que les sanctions du FMI, Paris aurait eu beau jeu de crier au
complot américain. L’ire européenne, sur un sujet aussi sensible que la santé, est
plus gênante. Elle intervient à un moment où les privatisations en cours permettent
d’opacifier un peu plus les circuits d’évasion des diverses rentes : matières
premières, aides et crédits extérieurs. Au plus grand bénéfice du clan Bédié et de ses
correspondants français, à forte dominante RPR, qui s’accaparent les meilleures
entreprises privatisables. Ainsi passerait-on d’une comptabilité publique, en principe
accessible aux experts internationaux, à des comptabilités privées, partiellement
abritées dans des paradis fiscaux.
En attendant, le régime Bédié s’est trouvé sans le sou. Au seuil d’une campagne
électorale ! Alors, il a montré les dents. Abdoulaye Bakayoko, propriétaire et gérant
du quotidien d’opposition Le Libéral, est abattu à bout portant le 21 septembre
1999. Quelques jours plus tard, Lama Fofana, gérant du quotidien Libération, subit
une fusillade en se rendant à son journal. Deux balles traversent le pare-brise de sa
voiture. Bakayoko était proche du RDR, le parti d’Ouattara. Fofana en est
membre 353.
Une anecdote et une vie d’aventurier peuvent aider à mieux percevoir l’envers du
décor ivoirien. L’anecdote : un trio d’entreprises forestières a réussi à abattre
100 000 m3 de grumes d’iroko, empochant 100 millions de francs, alors qu’il avait
. Près de 600 militaires français sont stationnés en Côte d’Ivoire. Abidjan accueille d’importantes antennes de la
DGSE et du SCTIP (la coopération policière).
351
. Yves Tavernier, La coopération française au développement - bilatérale et multilatérale. Bilan, analyses,
perspectives, Rapport au Premier ministre, 12/1998, p. 50.
352
. Le gouvernement ivoirien annonçait avoir vendu un million de tonnes à 904 francs CFA le kilo. La Banque
mondiale et le FMI ont fait leurs propres calculs : respectivement 998 et 1 028 FCFA/kg. (LdC, 24/09/1998). Seuls
quelques initiés savent où est passée la différence, environ 100 milliards de FCFA (1 milliard de FF).
353
. Communiqué de Reporters sans frontières, 27/09/1999.
350
obtenu une autorisation pour 2 000 m3 de teck 354.
L’aventurier, c’est Yannick Soizeau, décédé fin 1993 en Côte d’Ivoire. J’avais
évoqué dans La Françafrique 355 cette figure haute en couleurs de correspondant de la
DGSE, trafiquant d’armes mêlé à quantité d’ingérences militaires françaises en
Afrique. Il blanchissait à Abidjan, dans ses sociétés bananières 356, une partie de la
“taxation” du RPR sur les marchés parisiens. Sa notice posthume dégageait des
lueurs inquiétantes. Yannick Soizeau, explique La Lettre du Continent 357, travaillait
avec Philippe Jehanne, futur bras droit de Michel Roussin au ministère de la
Coopération :
« Les deux hommes étaient liés depuis des années par des opérations de
renseignement et de sécurité en Afrique. [...] Philippe Jehanne était [...] l’officier
traitant de nombreux aventuriers et mercenaires en Afrique [...] Yannick Soizeau
était l’un de ses “H.C.” (Honorables correspondants). Celui-ci jouait de trois
masques : le masque du “planteur” (qu’il inscrivait sur sa carte de visite), celui du
“colonel” Soizeau, pilote, officier de l’armée ivoirienne, et le masque d’intime,
pendant plusieurs années, de Berthe Sow, l’une des deux nièces du président
Houphouët-Boigny. Un poste stratégique pour l’Honorable Correspondant [...].
Yannick Soizeau ne s’intéressait pas seulement à la Côte d’Ivoire : il connaissait
bien le Cabinda (Angola), le Cameroun, le Togo... [...] En Côte d’Ivoire, Yannick
Soizeau avait fini par superposer les masques. Il était devenu un officier
d’armement de la Côte d’Ivoire et sur ses plantations il y avait plus d’hommes en
armes que de planteurs. Avant l’intronisation difficile du président Henri Konan
Bédié à la présidence de la République, Yannick Soizeau lui avait monté une garde
prétorienne...».
Je relève trois choses : une nouvelle confirmation du rôle de la Côte d’Ivoire dans
les crises et conflits régionaux ; le lien avec Philippe Jehanne, donc avec Michel
Roussin, un personnage central, au carrefour de la DGSE, du financement du RPR
et des réseaux françafricains ; la formation “spontanée” de gardes-milices par les
correspondants des Services français. C’était déjà la manie de Jean MauricheauBeaupré, l’homme des coups tordus de Foccart, installé à Abidjan. Il est intéressant
d’observer qu’une telle garde prétorienne a été mise au service de Bédié, au moment
de son affrontement initial avec Ouattara...
Tout cela risquait de ne pas rester à l’état de souvenir. De fausses sociétés de
gardiennage masquaient le recrutement de miliciens. Bédié se préparait une nouvelle
garde personnelle 358. Et puis, il suffisait d’écouter sa conception de la démocratie, en
écho à la célèbre déclaration de Jacques Chirac - « L’Afrique n’est pas mûre pour
la démocratie » (Abidjan, 1986) :
« Bien sûr qu’il avait raison ! Parfaitement ! Nous avons brûlé les étapes. La
démocratisation s’est faite trop vite. Mais si, en tant que dirigeant, vous
temporisiez, vous étiez aussitôt accusé d’être un dictateur, un dinosaure, et vous
étiez livré à la vindicte d’excités qui promettaient de vous faire la peau. Voilà la
vérité ! Après le sommet de La Baule [en 1990] , où la France a annoncé qu’elle ne
donnerait plus d’aide à ceux qui ne s’engageraient pas sur la voie de la
démocratisation, nos intellectuels ont mis le peuple dans la rue. Sous la pression,
les pouvoirs en place ont tout lâché, tout de suite 359».
C’était clair, Bédié ne lâcherait rien. Ou plutôt les démons de la xénophobie.
Concluant ce chapitre, mi-décembre 1999, j’écrivais : « S’il persiste dans cette voie,
la France n’aura d’autre choix honorable que de le lâcher. Contre la Françafrique ».
Le choix honorable n’était pas sûr. L’histoire, là encore, aurait pu très mal finir.
Elle s’est dénouée avant l’an 2000, de façon à la fois attendue et inespérée. Que
le régime en soit réduit à mal payer ses soldats, et que la troupe se mutine, ce n’était
pas surprenant. Que surgisse un ancien chef d’état-major limogé par Bédié, Robert
. Cf. Le jackpot de la forêt, in LdC du 28/10/1999.
. P. 214-215.
. Au sens propre. Leurs noms : Seatib et Applidata. Cf. Alain Guédé et Hervé Liffran, La Razzia. Enquête sur les
fausses factures et les affaires immobilières du RPR, Stock, 1995, p. 164-166.
357
. L’affaire Soizeau, 29/09/1994.
358
. Cf. l’interview du général Robert Gueï à La Croix du 13/01/2000 et Côte d’Ivoire : Robert Gueï “for president”,
in LdC du même jour.
359
. Interview à Libération du 12/10/1999.
354
355
356
Gueï, qu’il rallie avec tant de subtilité politique le peuple, les forces armées et les
partis, voilà qui est heureux. La volonté populaire était alors si explicite que Paris
n’a eu le choix que de la solution honorable : embarquer Bédié, plutôt que débarquer
une force d’intervention rapide. La joie d’un peuple au départ d’un potentat suffit
parfois à aiguiller l’Histoire.
Les miracles, cependant, sont souvent préparés ou aidés. L’issue pacifique de la
mutinerie d’Abidjan n’est pas entièrement due à la chance. Le point de départ, c’est
la propagation dans les mess francophones de ce que l’on appelle déjà la « doctrine
Wanké », du nom de cet officier nigérien qui a dirigé le renversement d’une dictature
et remis sur les rails la légitimité élective. Je reviendrai sur cet événement 360.
Cette doctrine est a priori hasardeuse, tant la précédente génération d’officiers
putschistes (on ne peut qualifier de ce titre le général malien Toumani Touré) nous
avait habitués à conserver le pouvoir, arraché soi-disant pour la bonne cause. Mais
il semble que, dans la nouvelle génération de militaires, certains aient d’autres
références.
Il est évident que la mutinerie initiale n’aurait pas suffi en Côte d’Ivoire, au cœur
du “pré carré”. Il fallait un petit peu rassurer Paris, qui pouvait se prévaloir d’un
accord de défense en partie secret pour intervenir précocement. D’où l’entrée en
scène du général Robert Gueï, un ancien de Saint-Cyr et de l’École de guerre, bien
connu du sérail militaire tricolore.
Le général l’a joué fine. Mais pas tout seul. Le rapport de forces n’était pas en sa
faveur. Fidèles en principe à Bédié, bien armées et entraînées, la gendarmerie et la
Garde présidentielle auraient pu attaquer les mutins, les réduire, ou tenir assez
longtemps pour “justifier” l’entrée en action des 550 parachutistes français présents
sur place. Une action “pacificatrice” bien sûr, appelée par un président “légitime”.
Si les soutiens armés du régime n’ont pas bougé, c’est que des tractations ont eu lieu
en coulisses, avec la bienveillance de hauts gradés français et d’officiers des
Services.
Jacques Chirac, chef des armées, était heureusement en vacances au Maroc. Son
conseiller Michel Dupuch défendait mordicus son “filleul” Bédié. Très
probablement, les contacts français de Robert Gueï (comme le général Raymond
Germanos, inspecteur général des armées), et les “spécialistes” de la situation
ivoirienne ont, disons, “anticipé” le lâchage de l’impopulaire président ivoirien.
D’autant qu’au gouvernement, en particulier chez le ministre de la Coopération
Charles Josselin, on s’employait à démontrer l’ineptie d’une intervention militaire. Il
y aurait même eu à ce sujet une « discrète mais violente passe d’armes 361» entre
Matignon et l’Élysée.
Jacques Chirac a quand même voulu rouler les mécaniques. Il a expédié 300
légionnaires à Dakar, pour une éventuelle protection ou évacuation des
ressortissants français. « Ça, c’est ce qu’on dit toujours », expliquait l’ancien
ministre de la Défense Jean-Pierre Chevènement devant la mission parlementaire sur
le Rwanda 362. Pas dupe, Robert Gueï a énoncé l’évidence : « Si les Français
interviennent, le sang coulera ! ». Il faut quand même se pincer pour croire que l’on
a entendu cela d’un général ivoirien avant l’an 2000. Et se réjouir que la
Françafrique n’ait pas cette fois voulu ou pu refuser l’évidence.
Si l’essentiel est sauvé, par la mise au rancart d’un dangereux pyromane, la
Françafrique reste dans la maison. Les deux adjoints du général Gueï sont proches
d’Alassane Ouattara. Celui-ci, débarrassé de son rival Bédié, cache encore moins
ses ambitions. Il est, ai-je indiqué, solidement branché. Son ami Bouygues lui
fournira sûrement eau et gaz à tous les étages. Robert Gueï lui-même a fait appel
mi-janvier à son « grand frère » Jeannou Lacaze, conseiller des despotes couleur
kaki. Plus inquiétant encore, sa première visite à l’étranger a été pour Charles
Taylor, le 20 janvier 363. Selon le ministre libérien de l’Information, les deux hommes
. Au chapitre 25.
. Éric Aeschimann, Jospin saisi par la tentation narcissique, in Libération du 11/02/2000.
362
. Audition du 16/06/1998.
363
. Cf. Jeannou Lacaze et Les retrouvailles Gueï/Taylor, in LdC des 13 et 27/01/2000. On y apprend que, sur ordre
d’Houphouët, Robert Gueï s’est personnellement occupé d’organiser l’entraînement clandestin des combattants de
360
361
ont eu des entretiens « très fructueux et enrichissants. Ils ont parlé de la nécessité
[...] de démocratiser la Côte d’Ivoire ». On peut difficilement trouver conseiller
moins qualifié...
Contrairement à ses collègues putschistes de Guinée-Bissau et du Niger, le
général Gueï ne répugnerait pas à ramasser la mise électorale. Il déclarait pourtant le
27 décembre 1999 : « Nous nous retirerons après avoir arbitré des élections libres
et transparentes ». Gare au “syndrome IBM” ! En 1996, le général nigérien
Ibrahim Baré Maïnassara s’est dédit de semblable promesse. Frauduleusement élu,
s’enfonçant dans la répression et la corruption, il a fini par payer de sa vie son
changement d’avis.
Robert Gueï serait peut-être un Président plus avisé qu’IBM. Il est plus âgé et
expérimenté, il a fait preuve fin 1999 de beaucoup d’habileté politique. Il a
vigoureusement dénoncé la corruption qui a réduit son pays à la mendicité. Mais y
croit-il vraiment, ou n’est-ce qu’un gage donné au groupe d’officiers qui l’a porté au
pouvoir ? Ces discours ne pourront se traduire en actes sans, à un moment ou à un
autre, fâcher les réseaux franco-ivoiriens.
Il existe d’autre part une opposition historique au système Houphouët, celle de
Laurent Gbagbo et de son parti, le Front populaire ivoirien. Il sera difficile de
changer les choses sans tenir compte de cette résistance. Les négociations n’ont pas
été faciles entre le général Gueï et Laurent Gbagbo, qui a fini par entrer dans le
« gouvernement de large union ». Le putsch de Noël n’a pas réglé d’un coup de
baguette magique la faillite financière du pays, ni clos les rivalités de tous ordres.
Vrai ou faux départ ?
Taylor. Une complicité accablante.
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