Citation
4.
Des armes pour les FAR,
Goma par un humanitaire
de la Croix-Rouge française
Le Général, 17, avenue de Wagram, Paris
Samedi 24 novembre
18 h 30
Walfroy Dauchy avait trente ans en 1994. Il est envoyé à
Goma pour le compte de la Croix-Rouge française pour une
mission de purification de l’eau, de la fin juillet au début du
mois d’octobre. Ce polytechnicien aurait vu le trafic d’armes à
l’aéroport de Goma au profit des FAR. C’est Guillaume Ancel
qui nous a mis en contact. Je lui demande d’abord quelle aide
l’armée française leur a apportée. Il me répond qu’elle contrôlait
l’aéroport, qu’elle assurait les rotations de tous les avions, que,
donc, elle a permis au matériel humanitaire d’atterrir à Goma.
Si elle ne leur a pas livré de l’essence, elle leur a donné les
moyens d’en chercher.
« Et, surtout, ils nous aidaient beaucoup, si on avait besoin d’un
bulldozer, d’un coup de main logistique, des gens à transférer de
et vers Bangui… toute la journée, j’allais pleurnicher au commandement de Turquoise pour avoir ceci, cela… ils étaient sympas.
– Donc vous avez expérimenté la dimension humanitaire de
l’opération Turquoise ?
– Ils nous ont donné un coup de main. Ils étaient les seuls mecs
à avoir une logistique sérieuse sur place. Nous, on avait relativement peu de moyens, on arrivait dans un pays en guerre, il y avait
le choléra partout… On faisait une opération humanitaire dans
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une zone hostile de plusieurs manières différentes… Turquoise
était la seule force sérieuse… logistique sérieuse dans la zone.
L’administration zaïroise était totalement discrète, les sbires de
Mobutu de la garde présidentielle rançonnaient les passants. Le
soir, ils étaient bourrés, ils étaient extrêmement dangereux. Il y
avait une sorte de couvre-feu spontané, c’était le bordel.
– Donc, vous constatez sur place que l’opération Turquoise,
qui est vendue comme une opération humanitaire, est bien cela ?
– C’est ce qu’on pense.
– Mais c’est bien ce que vous expérimentez à votre arrivée ?
– C’est ce qu’on expérimente à Goma, bien évidemment,
avec des petites bizarreries. Tout de suite. La première chose
que l’on remarque, c’est que tous ces gens dans les camps, les
ex-FAR… sont armés. On se dit, c’est bizarre, ils ne sont pas
chez eux, ils sont dans un autre pays, l’armée zaïroise aurait dû
les désarmer. Si elle n’a pas pu le faire, l’armée française aurait
pu le faire. Bref, on s’aperçoit que ces types ont passé la frontière avec armes et bagages, et surtout avec armes. On comprend
très vite que, dans les camps, ce qui se passe, c’est une sorte
de réorganisation du pouvoir politique, qui essaie de reprendre
le contrôle de la situation, avec règlements de comptes… J’ai
récupéré en larmes un médecin de MSF, je me rappelle, il était
espagnol, il était en train de soigner des patients quand des types
en uniforme sont arrivés et ont abattu ses patients, comme ça,
au milieu du camp. »
Nous sommes interrompus par le serveur. Walfroy commande
une assiette de charcuterie, je prends un verre. L’homme est
volubile, intelligent, sympathique.
« Les FAR, les miliciens, les Zaïrois, ils étaient tous là.
À côté de notre tente, il y avait des types qui avaient une automitrailleuse qu’ils briquaient toute la journée, et, tous les soirs,
ils se saoulaient. Chacun avait son territoire dans le camp, c’était
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DES ARMES POUR LES FAR, GOMA PAR UN HUMANITAIRE…
très dangereux. Ce qui veut dire que Turquoise ne faisait pas la
police dans les camps. C’est ce qu’on peut lui reprocher, s’ils
avaient voulu, ils auraient désarmé tous ces couillons. Ils auraient
pu le faire quand ils passaient la frontière.
– Le journaliste Jean-Baptiste Naudet a vu, fin juillet, les
réfugiés franchissant la frontière du côté de Bukavu être désarmés par les Zaïrois.
– Quand j’arrive fin juillet, le gros des troupes de réfugiés
était déjà passé. Et eux ont gardé leurs armes dans les camps. Il
est possible que, fin juillet, les Zaïrois filtraient plus la frontière.
– Pourquoi trouvez-vous ça bizarre ?
– Parce que les armées étrangères ne portent pas d’armes dans
un pays qui n’est pas le leur. Et puis c’était dangereux. Au bout
de trois jours, vous aviez compris qu’il existait un vrai risque de
prendre une balle, perdue ou non, surtout du fait des Léopards1.
Prendre une balle des Léopards, ça a failli m’arriver trois fois,
une fois [une balle] perdue et deux fois [de manière] plus ou
moins intentionnelle. Je n’ai pas connaissance que Turquoise
ait fait usage de ses armes au Zaïre, donc il n’y avait aucun
risque de ce côté. Et même s’ils l’avaient fait… Par contre, les
Léopards étaient vraiment dangereux la nuit, d’où cette espèce
de couvre-feu. »
On nous sert nos verres de vin. Il reprend :
« Dans tout ça, Turquoise est un pôle d’ordre, évidemment :
au point que c’est quand ils partent que nous, on est obligés de
partir. Après leur départ, le niveau de dangerosité s’est encore
accru. On allait finir enlevés, victimes… cela ne servait plus
à rien. La présence de Turquoise a été un facteur de stabilisation dans la région, au Zaïre. Ça ne tue pas de le dire. Pour le
reste… il était également manifeste qu’il existait au moins une
1. Les soldats zaïrois.
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complaisance vis-à-vis de l’ex-pouvoir hutu, qui était libre de
s’organiser comme il le voulait. Je ne sais pas comment Lafourcade pouvait supporter que des mecs de l’armée rwandaise avec
leurs automitrailleuses se baladent en ville !
– Donc les Français ne désarment pas les FAR et ils les
laissent se réorganiser dans les camps. Y a-t-il d’autres choses
qui vous ont paru bizarres ?
– Lorsqu’on commence à discuter avec les gens, on entend
que la ZHS n’est pas un endroit sûr, il s’y passe des choses
bizarres, on entend dire plein de trucs, on ne protège pas les
bons, Bisesero… Quand j’arrive, j’ai les informations de monsieur Tout-le-Monde, on fait une opération humanitaire, très bien.
Mais là, je me dis : cette opération humanitaire commence à
puer un peu. C’est un sentiment croissant. Ça a été encore plus
croissant quand j’ai vu qu’il y avait des armes qui étaient livrées
par l’aéroport de Goma… Ça se passe un jour, la première fois,
avant le 15 août en tout cas. J’arrive à l’aéroport comme d’habitude et je vois un jeune type en civil, bonne gueule de surfeur,
frimeur, bizarre, une arme à la ceinture. Assez détendu, il parlait
avec des types, je comprends qu’il avait été militaire, il dit qu’il
avait été au Tchad. Je lui demande qui il est. Il me répond qu’il
fait des livraisons : “C’est mon avion”, il venait de Bangui, un
avion français. Je lui dis : “Mais ce n’est pas ton avion, c’est
un avion de l’armée française. – Ouais, ouais, fait-il. – Tu livres
quoi ?” Le mec, tout à fait détendu : “Des armes ! – Tu ne crois
pas qu’il y en a assez, des armes, ici ? Tu as l’impression que,
rajouter des armes dans ce merdier, c’est la meilleure chose à
faire ?” Il me répond : “Écoute, c’est le commerce, si ne n’est
pas moi, ce sera un autre.” Ce que disent tous ces mecs. “Mais
c’est pour qui ? – C’est pour le pouvoir, le gouvernement légal
du Rwanda. – Tu es au courant qu’ils ont perdu la guerre ?” Et
il me dit : “Bah justement, c’est pour ça qu’il faut les armer !”
On a parlé un petit peu, il n’avait aucune analyse politique,
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il se marrait beaucoup, il vivait une aventure terrible. Et puis
c’est lui qui commence à me raconter, je m’en souviens bien,
j’ai tout noté à l’époque sur un carnet. Il m’explique qu’il a
une société avec son père, Spairops2, qu’ils sont basés à Aixen-Provence, à côté d’Istres3… Il y avait un lieu, à Goma, chez
le consul de France, où l’on pouvait boire une bière sans se
faire tirer dessus. Le consul avait une réputation un peu trouble,
mais il était sympa et accueillant… On disait qu’il pouvait tout
vous trouver. Et moi, j’avais toujours besoin d’essence. Quand
le jeune livreur était là, on se retrouvait chez le consul, à boire
des whiskys. “On est une société privée, on nous achète des
armes, on les vend, c’est du commerce… si on m’achetait des
pains au chocolat, je vendrais des pains au chocolat. Là, c’est
des fusils, je vends des fusils. On nous demande de livrer des
armes, on le fait.” J’ai compris, par la suite, mais plus tard, que
Spairops livrait beaucoup de choses et utilisait les avions russes
de Viktor Bout, qui était l’associé de Michel Victor-Thomas.
– Combien de fois avez-vous vu son fils ?
– Son fils, Guillaume, je l’ai vu deux ou trois fois à Goma.
Il paraissait totalement cynique, mais c’était surtout un gamin.
– Quels types d’armes livraient-ils ? Quel volume ?
– C’était des caisses, ils ne livraient pas des chars. Des caisses
livrées dans des C-130, mais je ne sais pas si ces C-130 étaient
complets. Mais ce que je vois, comme volume, ce n’est pas trois
palettes mais un quart d’avion…
2. Spairops est une entreprise d’affrètement d’avions fondée par Michel VictorThomas, sur laquelle l’armée française s’est appuyée pour assurer le transport aérien
nécessaire à l’opération Turquoise, notamment en lui trouvant les Antonov dont
elle avait besoin. Pour ce faire, Michel Victor-Thomas s’est associé à Viktor Bout,
célèbre trafiquant d’armes. Pour en savoir plus, lire Laurent Léger, Trafic d’armes
(Flammarion, 2006), et Benoît Collombat et David Servenay, Au nom de la France
(La Découverte, 2014).
3. Où se trouve une base aérienne de l’armée française.
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– Donc, si je comprends bien, vous observez à deux ou trois
reprises un avion C-130 affrété par Spairops décharger à Goma
des caisses d’armes dont le volume est équivalent à un quart
de l’avion.
– C’est à la grosse louche.
– Mais vous, vous les avez vues, ces caisses ?
– Oui.
– Vous avez vu ce qu’elles contenaient ?
– Non. Évidemment, si elles contenaient des pains au chocolat et que le mec me dit que c’est des bazookas… mais je ne
crois pas. J’ai essayé de savoir où ça allait, comment ils allaient
les livrer sans que cela se voie aux yeux de tout le monde. Et
c’est là que des gens, alors là, c’est ma mémoire vacillante,
des gens m’ont parlé d’un truc qui s’appelle le Lac-Vert, “tout
ça, ça va au Lac-Vert”. Alors j’ai dit : “C’est quoi, le LacVert ? – Le Lac-Vert, c’est un camp d’entraînement…” Et il me
parle d’un lieu à cinquante, quatre-vingts kilomètres au nord-est
de Goma, en direction de Ruhengeri, mais côté zaïrois. À ce
moment-là, je me suis fait un ami dans le camp, on est toujours
amis, vingt-cinq ans après. C’est un réfugié, mais il est tutsi. Il
connaît aussi l’histoire du Lac-Vert, il se souvient que des gens
disaient que c’était un camp d’entraînement, de réorganisation…
quand on voit la carte, c’est bizarre, parce qu’il n’y a pas de lac :
est-ce un nom de code ? Je ne sais pas. Ce qui m’a rassuré… je
me disais, c’est ma mémoire… c’est qu’au bout de vingt-cinq ans
Maria Malagardis m’a dit que cela lui disait quelque chose…
Je me suis dit : au moins, je ne suis pas fou. Mais Guillaume
[Ancel] ne le connaît pas… mais il est parti avant.
– Mais qui vous parle de ce Lac-Vert ?
– Le premier, je ne sais plus, est-ce Victor-Thomas ? Le
consul ? Je ne sais plus.
– Victor-Thomas vous dit : je livre des armes au Lac-Vert ?
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DES ARMES POUR LES FAR, GOMA PAR UN HUMANITAIRE…
– Il me dit : “Je livre des armes et, à la fin, ça va au
Lac-Vert !” »
Je n’en saurai pas plus. J’avoue que cette histoire de Lac-Vert
me semble un peu tirée par les cheveux. Peut-être ce nom, cette
manière d’être présent dans les têtes, le flou, le côté spectaculaire… tout évoque la rumeur, la classique rumeur en temps de
guerre. Je reviens sur ce que Walfroy a observé par lui-même.
Sur ces caisses déchargées d’un avion, des caisses qu’on lui
dit être des armes. Qui les décharge, qui les transporte ? Des
militaires français ? Qui conduit les camions ?
« Je ne sais pas. J’ai la vision de ces caisses sur le tarmac et,
après, je ne sais pas. Mais tout ça est gardé par l’armée française,
dans le sens où l’aéroport est une zone militaire gardée par les
militaires français.
– Au vu et au su de tout le monde ?
– Bah oui, mais il y a là une fausse piste, quand on dit ça. Tout
le monde a plein de trucs à faire et il se passe des trucs dingues
tous les jours, tout le temps. Alors, quand vous voyez quinze ou
vingt caisses sur un bout de l’aéroport, ça dérange personne tant
qu’il n’y a pas de sang, que ça n’explose pas… C’est plus tard,
trois ou quatre ans plus tard, qu’on se dit : mais, au fait, qu’est-ce
qui s’est passé, c’est quoi, ce bordel ? Mais, au début, vous avez
un job et vous le faites, vous n’êtes pas là pour enquêter. »
Walfroy me confie qu’il a revu, des années plus tard, Guillaume
Victor-Thomas, il avait fondé l’agence de voyages Travelprice…
Dans une réunion avec des investisseurs, ce dernier nie l’avoir
connu à Goma.
« Voilà ce que j’ai vu. Et après j’ai reconstitué les choses.
Oui, on a continué à livrer des armes. Védrine lui-même l’a
reconnu, lui qui nie tout, il n’a pas nié ce point. “On l’a fait
avant, pendant et après”, a-t-il dit.
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– Que vous disent les soldats de Turquoise ?
– Ceux qui ont été en ZHS, ils sont mal. Certains disent qu’il
se passe des horreurs là-bas et qu’on est du mauvais côté. Et ceux
qui sont à Goma, qui ne sont pas allés dans la ZHS, pour eux,
c’est un déploiement comme les autres, peut-être plus compliqué
que les autres, mais ils ne se posent pas de question. »
Parmi les histoires que les soldats de Turquoise lui rapportent,
celle d’un barrage à Gikongoro tenu par des miliciens qui tuent
encore les Tutsi qui passent, en présence de militaires français.
« On est là, le soir, on va prendre une bière et le mec te raconte
des trucs… ouais, c’est Gikongoro ! À Goma, on pouvait croire
à l’opération humanitaire : mais quand on vous raconte Bisesero,
Gikongoro… ça va pas, quoi ! »
Nous reprenons un verre. Il me parle des Rwandais qu’il a
croisés après… Certains disent encore que Turquoise les a sauvés
du FPR, qu’ils lui en sont reconnaissants.
Le témoignage de Walfroy Dauchy, tel que je l’ai compris,
complète le scénario d’une opération Turquoise qui penche pour
le gouvernement intérimaire : pas ouvertement, pas publiquement,
mais de fait. Le rôle de la société Spairops dans la logistique de
Turquoise n’est pas une révélation. Mais Walfroy va plus loin en
affirmant que le fils Victor-Thomas livrait des armes au gouvernement intérimaire du Rwanda. Nous sommes en août 1994 ! À cette
date, il n’y a plus aucun doute sur la nature du GIR et sur le rôle
des FAR dans le génocide perpétré contre les Tutsi. Est-ce que la
France, ou le noyau dur anti-FPR dans l’appareil de l’État français, continuait à soutenir le GIR ? Il est évident que celui-ci a su
subsister à sa défaite militaire et se réorganiser dans les camps de
Goma. Et que, plus tard, il a lancé des attaques au Rwanda. Des
attaques qui ont entraîné la réaction ultra-violente du FPR en 1996
et 1997 dans le Kivu, réaction qui a provoqué la chute de Mobutu.