Au nom de la liberté d’expression a-t-on le droit de qualifier de «
nazi africain » un homme soupçonné d’être un des principaux «
chaînons manquants » du génocide des Tutsi du Rwanda (un million de morts en cent jours) ? Ou bien cette appréciation lapidaire constitue-t-elle un délit d’«
injure publique » ? Telle était la question, apparemment simple, posée le 19 janvier par Aloys Ntiwiragabo, 75 ans, aux juges de la 17
e chambre du tribunal correctionnel de Paris présidée par Mme Delphine Chauchis.
En début d’audience, la chronologie des faits qui amènent Maria Malagardis à la barre des accusés est résumée par un des assesseurs. Tout commence le 24 juillet 2020 : le journaliste Théo Englebert délivre une information sensationnelle sur le site
Mediapart. L’article est intitulé « Aloys Ntiwiragabo, pilier présumé du génocide des Tutsi, se terre en France ». C’est un scoop. Aloys Ntiwiragabo avait disparu des radars de l’actualité depuis une vingtaine d’années. A l’issue de longues recherches, le journaliste de
Mediapart est parvenu à le retrouver dans la banlieue d’Orléans – et à vérifier son identité. Il l’a même photographié.
Aloys Ntiwiragabo avait disparu des radars de l’actualité
Directeur de
Mediapart, Edwy Plenel exulte. Son site s’est fait une spécialité des enquêtes originales et bien ficelées. Plenel relaie l’information sur son compte Tweeter à 8 heures du matin : «
[EXCLUSIF] La justice internationale l’a recherché en vain pour son rôle dans le génocide des Tutsis du Rwanda. @Mediapart l’a retrouvé en France et formellement identifié : Aloys Ntiwiragabo se terre dans la banlieue d’Orléans. Enquête de @TheoEnglebert ». Suit un lien hypertexte vers l’article.
C’est la stupéfaction de tous ceux qui connaissent les tenants et aboutissants du génocide au Rwanda, en France et ailleurs dans le monde : magistrats, juristes, enquêteurs, journalistes, avocats, etc. Depuis environ vingt ans, la piste d’Aloys Ntiwiragabo s’était perdue. Beaucoup le croyaient mort. Personne n’enquêtait plus sur lui. Le parquet du Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR), qui le considérait comme un des principaux responsables du génocide [lire encadré], avait interrompu ses recherches. Maria Malagardis, qui « couvrait » le génocide depuis 1994 et qui avait notamment publié le livre
Sur la piste des tueurs rwandais [1] en 2012 ne mentionnait même pas son nom. Eberluée, elle publie quelque deux heures plus tard un tweet qui renvoie à celui d’Edwy Plenel : «
Un nazi africain en France ? Quelqu’un va réagir ? @EmmanuelMacron @justice gouv-Rwanda Genocide et bravo @TheoEnglebert ».
« Bravo@TheoEnglebert »
Quatre jours plus tard, par l’intermédiaire de son avocat parisien M
e Benjamin Chouai, Aloys Ntiwiragabo déposait une plainte avec constitution de partie civile pour «
injure publique envers un particulier » contre Maria Malagardis en raison de l’expression «
nazi africain ». Un juge d’instruction signifiait ensuite à la spécialiste « Afrique » de
Libération sa mise en examen pour injure [2] et la renvoyait devant le tribunal correctionnel de Paris.
Ce jeudi 19 mars 2023 est un jour de grève quasi-totale dans les transports publics, mais quelque vingt amis de l’accusée ont réussi à rejoindre le Tribunal judiciaire des Batignolles et suivent les débats dans la salle qui abrite la prestigieuse 17
e chambre, spécialisée dans les délits de presse. Aloys Ntiwiragabo n’est pas présent. Il n’en a pas l’obligation.
Après l’énoncé des faits, Maria Malagardis est appelée à la barre. Elle rappelle sa connaissance de longue date du génocide des Tutsi. «
J’étais journaliste à La Croix
en 1994. Je suis chargée de l’Afrique et de la Grèce à Libération
depuis une quinzaine d’années ». Elle confirme la chronologie des faits qui précèdent son tweet. Maria Malagardis réfute la qualification d’injure [3]. «
Retrouver Ntiwiragabo, à plus forte raison en France, c’était une nouvelle incroyable ! J’ai eu une réaction spontanée qui m’a parue à la mesure de cette découverte ».
C’était une nouvelle incroyable !
La journaliste a voulu interpeller le président de la République et le ministre de la Justice sur cette présence en France d’un homme soupçonné d’avoir trempé dans le crime des crimes. Pour Maria Malagardis, qualifier son tweet d’injurieux est un procédé utilisé par son accusateur pour éviter un débat de fond. Elle connaît le parcours du colonel Aloys Ntiwiragabo. Il n’est pas une victime. Comme chef du renseignement militaire, il a joué un rôle pour le moins trouble durant le génocide des Tutsi du Rwanda en 1994. Il était un élément-clef du régime qui a commis le génocide. Ensuite, après la défaite de son camp et sa fuite au Zaïre (actuelle RDC) il a fondé et dirigé un groupe terroriste, les Forces Démocratiques pour la Libération du Rwanda (FDLR), lesquelles ont conservé l’idéologie et les pratiques génocidaires. La chose est amplement documentée.
Maria Malagardis rappelle que son tweet ne cite pas Aloys Ntiwiragabo. Pour l’identifier, il faut remonter au tweet précédent d’Edwy Plenel, qui lui-même renvoyait à l’article très détaillé de Théo Englebert. La journaliste de
Libération souligne enfin que son accusateur avait fait l’objet de mandats de recherche de la part du Tribunal Pénal International pour le Rwanda (son avocat y reviendra longuement). Mais quand l’ONU a commencé à évoquer la fin de mandat du TPIR, le parquet a concentré son action sur les suspects déjà arrêtés [4]. Et l’enquête du TPIR contre Ntiwiragabo, qu’on ne parvenait à localiser, fut interrompue.
«
Je ne suis pas juge, je respecte la présomption d’innocence, mais Aloys Ntiwiragabo, de par ses fonctions en 1994, pose des questions fondamentales. Il est cité dans de nombreux ouvrages, notamment par le professeur André Guichaoua, bon connaisseur des anciennes Forces armées rwandaises, qui le décrit comme un des officiers les plus fanatiques », conclut Maria Malagardis à la barre.
Aloys Ntiwiragabo était un élément-clef du régime qui a commis le génocide
Ce n’est évidemment pas l’analyse que veut faire prévaloir M
e Benjamin Chouai, l’avocat du plaignant, qui s’exprime à son tour. «
Cet article cherchait à faire passer Monsieur Aloys Ntiwiragabo comme l’un des architectes du génocide intervenu au Rwanda en 1994. Mon client a été scandalisé par les méthodes employées par l’auteur de l’article et les contre-vérités assénées », tonne l’avocat, sans préciser qu’aucune poursuite pour diffamation n’a été engagée contre
Mediapart ni contre Théo Englebert qui parlait de Ntiwiragabo comme d’un «
pilier présumé du génocide des Tutsis ».
M
e Chouai exprime ensuite son acrimonie contre Dafroza et Alain Gauthier, le couple fondateur du Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR) « qui a décidé de partir à la recherche de ceux qui, soupçonnés d’avoir participé au génocide de 1994 au Rwanda, ont refait leur vie en France et profitent de l’inertie de la justice française » [5].
Par la suite l’avocat s’en prendra à l’auteur de ces lignes en des termes particulièrement véhéments, comme s’il devait régler les comptes de son client.
Aucune poursuite pour diffamation n’a été engagée contre Mediapart
M
e Chouai tente ensuite de minimiser la « découverte » de Théo Englebert : «
Monsieur Ntiwiragabo n’a jamais cherché à dissimuler sa présence sur le territoire national : son nom figure sur sa boîte aux lettres ; il est connu des autorités françaises pour avoir entamé diverses démarches administratives. […] Il ne fait même encore aujourd’hui, l’objet d’aucun mandat de recherche et/ou plainte quelconque ».
C’est jouer sur les mots. D’une part, la boîte aux lettres se trouve derrière une porte à digicode ce qui ne la rend pas particulièrement accessible. D’autre part, le parquet national antiterroriste a ouvert une enquête préliminaire contre Aloys Ntiwiragabo. C’était le vendredi 24 juillet 2020, après le scoop de
Mediapart. Ce qui prouve que le Parquet antiterroriste, sans les révélations de
Mediapart, aurait continué à ignorer sa présence en France.
Sans Mediapart, le Parquet antiterroriste aurait continué à ignorer sa présence en France
M
e Chouai glisse ensuite une information qui n’est pas vraiment à l’avantage de son client : après la décision d’enquête préliminaire, «
en juillet 2020, une information judiciaire a été ouverte et confiée à Madame Stéphanie Tacheau, juge d’instruction. Dans le cadre de cette procédure, Monsieur Ntiwiragabo a été placé sous le statut de témoin assisté ».
Retour au tweet. L’avocat rappelle le droit et la jurisprudence concernant l’injure publique, un propos outrageant, méprisant ou blessant ne renfermant l’imputation d’aucun fait : «
En l’occurrence, il ne fait aucun doute que le terme "nazi" est outrageant, méprisant et blessant. Ce terme, qui fait référence aux pires heures de l’histoire de l’Europe et du monde, renvoie la personne qui en est affublée aux traits les plus détestables que peut revêtir un être humain, tels que la cruauté, l’absence totale d’empathie, la détestation de l’autre, l’épuration élevée au rang de doctrine et de valeur, la croyance en plusieurs races et en leur hiérarchisation, etc. ». Quelques murmures sont entendus dans le public, car c’est exactement ce que la rumeur colporte concernant Ntiwiragabo !
« Ntiwiragabo a été placé sous le statut de témoin assisté »
A l’appui de son argumentation, l’avocat cite une jurisprudence favorable au vétéran de l’extrême-droite Jean-Marie Le Pen. Dans un débat télévisé, le publicitaire Jacques Séguéla l’avait traité de « nazi ». La Cour d’appel de Paris condamna le publicitaire, voulant «
exclure l’emploi de ce terme, ou à tout le moins le restreindre aux situations concernant effectivement et exclusivement des personnes nazies » ! [6]. Cependant, poursuit M
e Chouai, «
Madame Malagardis qualifie Monsieur Ntiwiragabo de nazi, en ce qu’elle considère qu’il aurait participé au génocide des Tutsi et des Hutu modérés. Or rien ne permet de penser que Monsieur Ntiwiragabo aurait participé à ce génocide. […] L’utilisation du terme de "nazi" à l’encontre de Monsieur Ntiwiragabo est totalement injustifiée […] et nécessairement injurieux. […] Monsieur Ntiwiragabo ne fait l’objet d’aucune plainte en France, ni d’aucune poursuite par Interpol […] ».
M
e Chouai profère une série de contre-vérités [7].
Une jurisprudence déjà favorable au vétéran de l’extrême-droite Jean-Marie Le Pen
L’avocat d’Aloys Ntiwiragabo réfute par avance un argument dont il sait qu’il sera utilisé par son adversaire : le tweet de Maria Malagardis serait de la diffamation – donc une information dont la preuve pourrait être apportée. M
e Chouai se dit indigné par cette éventualité : «
Le terme "nazi" ne peut méprendre personne sur la violence qu’il véhicule, puisqu’il s’agit tout simplement peut-être du qualificatif le plus ignoble qui soit ». Il réclame 10 000 euros en réparation du préjudice moral d’Aloys Ntiwiragabo et 3 000 euros pour le remboursement de ses frais de justice (article 475-1 du Code de procédure pénale).
Pour l’avocat d’Aloys Ntiwiragabo, le tweet de Maria Malagardis ne serait pas de la diffamation
C’est le moment des réquisitions du parquet. Va-t-il appuyer l’argumentation d’Aloys Ntiwiragabo et de son avocat ?
La vice-procureure Camille Viennot déclare d’emblée «
les dossiers concernant le génocide des Tutsi sont toujours délicats car le ressenti est très fort. Nous sommes bien en présence d’un débat d’intérêt général, historique mais également juridique. Aussi je me limiterai à un raisonnement strictement juridique du droit de la presse ».
La vice-procureure rappelle le tweet. «
La défense vous dira qu’il doit relever d’un débat sur la diffamation. Mais ce terme de "nazi" n’est pas assez précis pour parler de diffamation. A mes yeux, le tweet revêt parfaitement le qualificatif d’injure ». L’appréciation de Camille Viennot est conforme à la position initiale du Parquet. Mais, dans un second volet de ses réquisitions, elle se réfère à l’évolution du droit d’expression : «
Nous devons nécessairement nous placer au niveau du droit européen. Au sens de ce droit européen, est-ce que les limites à la liberté d’expression ont été dépassées ? A cet égard, il est nécessaire de restituer le tweet dans sa globalité. Et non pas à la seule expression "nazi africain". Si l’on se réfère au droit européen, l’appel à la réaction du Président de la République et au ministre de la Justice fait sens. Madame Malagardis a clairement un objectif double, politique et juridique. Le renvoi à l’article de Mediapart
est important car il apporte les éléments de contexte qui éclairent le tweet ».
« Madame Malagardis a clairement un objectif double, politique et juridique »
La vice-procureure ouvre ensuite une troisième piste de réflexion : la personnalité et la compétence de l’auteur. «
On n’appréciera pas de la même manière le tweet d’un citoyen lambda et celui de Maria Malagardis, son parcours, ses publications. Ces considérations ont deux effets. D’une part la crédibilité de son appréciation, et ensuite son positionnement dans le débat. Tous ces éléments éclairent un débat d’intérêt général au sens que lui donne la Cour européenne des droits de l’homme ».
Mme Viennot s’en remet au tribunal. Elle ne requiert ni relaxe ni condamnation.
La vice-procureur ne requiert ni relaxe ni condamnation
La parole est à la défense.
Avocat de Maria Malagardis, Maître Charles-Emmanuel Soussen va d’abord démonter que la plainte pour injure est irrecevable. Aloys Ntiwiragabo aurait dû engager une action pour diffamation. Car l’injure et la diffamation sont deux infractions radicalement incompatibles entre elles. Il explique : «
En effet, la diffamation suppose l’imputation ou l’allégation d’un fait précis alors qu’à l’inverse, l’injure est littéralement une expression qui ne comporte l’imputation d’aucun fait. Un plaignant ne peut choisir la qualification qui lui est la plus favorable – ici l’injure – en jouant sur le fait qu’elle ne permet pas, en principe, la preuve de l’accusation ». M
e Soussen cite une jurisprudence récente de la cour de cassation [8]. En droit, on dit que la diffamation « absorbe » l’injure, «
si bien que le demandeur devra utiliser la qualification de diffamation pour agir en justice ».
La qualification de diffamation permet au prévenu de rapporter la preuve de la vérité des faits et le cas échéant, sa bonne foi.
« Si l’on reprend l’ensemble du message de Madame Maria Malagardis, on notera qu’outre l’expression « nazi africain » était également écrit « Quelqu’un va réagir ? », l’auteur interpellant ainsi Emmanuel Macron et le ministre de la Justice. Son but était de les sensibiliser sur la situation d’un haut responsable au sein d’un régime génocidaire qui fut recherché par la justice pénale internationale et qui coulait des jours tranquilles sur le territoire français. »
« Le but de Mme Malagardis était de sensibiliser Emmanuel Macron et le ministre de la Justice »
M
e Charles-Emmanuel Soussen poursuit : «
Par ce tweet, Madame Maria Malagardis tentait donc d’interpeller le Garde des Sceaux et le président de la République sur le fait que Monsieur Aloys Ntiwiragabo, alors qu’il était recherché en vain par la justice internationale pour son rôle dans le génocide des Tutsi du Rwanda en 1994, avait été retrouvé et formellement identifié dans la banlieue d’Orléans ».
Il faut donc prendre en compte le contexte du tweet de Maria Malagardis. Il renvoie au tweet précédent et donc à l’article de Théo Englebert intitulé « Aloys Ntiwiragabo, pilier présumé du génocide des Tutsis, se terre en France ». L’enquête du journaliste a duré près de deux ans. Aloys Ntiwiragabo a été identifié formellement et localisé. Dans son article, le journaliste rappelle la carrière de Monsieur Aloys Ntiwiragabo et notamment son rôle au sein des renseignements militaires rwandais et de l’état-major adjoint de l’armée rwandaise durant le génocide des Tutsi du Rwanda en 1994. Théo Englebert cite l’acte d’accusation rédigé par le procureur du Tribunal Pénal International pour le Rwanda qui indique qu’il figurait parmi les onze individus qui «
dès la fin de 1990 et jusqu’à juillet 1994 […] se sont entendus entre eux et avec d’autres pour élaborer un plan dans l’intention d’exterminer la population civile tutsi et d’éliminer les membres de l’opposition et de se maintenir au pouvoir. […] Ils ont organisé, ordonné et participé aux massacres ».
Selon le TPIR, « il figure parmi les onze individus qui ont organisé, ordonné et participé aux massacres »
Pour M
e Charles-Emmanuel Soussen, l’expression poursuivie de «
nazi africain » doit bien évidemment être interprétée dans son contexte c’est-à-dire au regard des informations contenues dans l’article qui était retweeté.
Prétendre, comme le fait l’avocat de Ntiwiragabo, que l’article de
Mediapart constituerait «
les accusations les plus ignobles contre lui quant à son prétendu rôle durant le génocide rwandais » est donc pour le moins présomptueux.
L’avocat de Maria Malagardis enfonce le clou : aucune poursuite n’a été engagée contre l’article très bien documenté de Théo Englebert. Pour M
e Charles-Emmanuel Soussen, «
en déposant plainte pour injure publique contre Mme Malagardis, Monsieur Aloys Ntiwiragabo a en réalité tenté d’éluder le débat qui aurait nécessairement eu lieu sur la réalité de son rôle durant le génocide des Tutsi au Rwanda dans le cadre d’une offre de preuve de la vérité des faits ».
« Aloys Ntiwiragabo a tenté d’éluder le débat »
L’avocat apporte des précisions sur la surprise de la présence d’Aloys Ntiwiragabo en France. En réalité, sa présence était connue de certaines instances administratives qui se sont contentées de gérer son dossier « en interne », sans faire un signalement judiciaire ou policier. Et encore moins médiatique…
Un arrêt de la Cour administrative d’appel de Nantes du 3 avril 2015 statuait sur sa demande d’annulation d’une décision le concernant. Présent au Niger, Aloys Ntiwiragabo avait demandé le 25 août 2011 un visa de long séjour en France. Ce visa lui avait été refusé par le consulat français du Niger. D’où son recours infructueux au tribunal administratif de Nantes, puis devant la Cour administrative d’appel.
Les attendus de la décision administrative sont calamiteux pour Ntiwiragabo. L’avocat de Maria Malagardis donne lecture d’un large extrait :
«
Considérant, en premier lieu, qu’il ressort des pièces du dossier, et n’est pas contesté par l’intéressé, que M. E… [NDLR : Aloys Ntiwiragabo] exerçait, au sein des forces armées rwandaises (FAR), les fonctions de responsable du renseignement militaire, avec le grade de colonel de la gendarmerie, au cours de la période d’avril à juillet 1994 durant laquelle se sont déroulés au Rwanda des massacres planifiés de grande ampleur d’opposants politiques et de civils ; que s’il n’est pas établi que le requérant aurait participé personnellement à ces exactions de masse ou les auraient planifiées, il est constant que, tout en continuant à exercer ses fonctions et ne pouvant ainsi prétendre ignorer la gravité de la situation, il n’a pris aucune mesure pour faire cesser les massacres en question ou tout au moins tenté d’y mettre fin ; qu’il n’a pas non plus démissionné de ces mêmes fonctions en dépit de la participation avérée des forces rwandaises aux crimes ainsi commis ; que, de même, M. E… ne conteste pas avoir suivi le gouvernement responsable des crimes en question dans l’exil de celui-ci et avoir exercé la direction des forces démocratiques de libération du Rwanda, groupe armé organisé luttant contre le pouvoir établi au Rwanda à partir de juillet 1994, marquant ainsi son attachement avec ce gouvernement en exil ; que s’il fait valoir qu’il aurait cessé toute participation active à ce mouvement depuis 2002, la circonstance qu’il ait ainsi fait partie des institutions et groupements responsables du génocide commis au Rwanda en 1994 et qu’il ne s’en soit pas désolidarisé suffit à constituer, ainsi qu’il l’a été précisé plus haut, un motif ordre public justifiant, en application des dispositions de l’article L. 211-2-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, que lui soit refusée la délivrance d’un visa de long séjour ».
Ce refus de visa n’a pas empêché Aloys Ntiwiragabo de s’installer en France clandestinement, profitant de l’incurie ou du laxisme des autorités françaises vis-à-vis des suspects de génocide, comme le documentent trop souvent Dafroza et Alain Gauthier.
« [Aloys Ntiwiragabo] a « ainsi fait partie des institutions et groupements responsables du génocide commis au Rwanda en 1994 »
L’avocat cite ensuite un ouvrage de l’historien et défenseur des droits de l’homme Pierre Vidal-Naquet intitulé
Le choix de l’Histoire revenant sur les exterminations de masse qui ont marqué le XX
ème siècle. Outre la Shoah, Pierre Vidal-Naquet évoque trois autres génocides, celui des Arméniens pendant la première Guerre Mondiale en 1915, celui commis par les Khmers rouges au Cambodge entre 1975 et 1979 et l’extermination des Tutsi du Rwanda en 1994, massacrés parce qu’ils étaient précisément Tutsi.
«
La comparaison entre la barbarie nazie et le génocide rwandais résulte également d’un livre d’Hervé Deguine publié en 2010 consacré à Ferdinand Nahimana présenté comme le "Goebbels rwandais" », note encore l’avocat.
A la suite des pogroms de 1992, François-Xavier Nsanzuwera, procureur de la République de Kigali, avait publié un opuscule aujourd’hui célèbre où il comparait les miliciens Interahamwe de l’ex-parti unique aux miliciens SA des Nazis.
« La comparaison entre la barbarie nazie et le génocide rwandais résulte également d’un livre d’Hervé Deguine »
Cette analogie est également soulignée dans l’ouvrage intitulé
Les FDLR, histoire d’une milice rwandaise : des forêts du Kivu aux tribunaux de l’Allemagne publié aux éditions Ch. Links dans lequel on peut lire [9] :
Page 84 : «
Il y a des reproches récurrents de complicité allemande dans le génocide. Selon des informations du journaliste français Christian Terras de la revue Golias
, critique envers l’Eglise, la Fondation Konrad Adenauer a aidé financièrement à la construction de l’émetteur de Radio-Télévision des Mille Collines (RTLM). Le missionnaire allemand Johan Pristil de la congrégation catholique des Pères blancs qui enseignait dans un séminaire au Rwanda, aurait joué un rôle déterminant pour créer ces contacts et il aurait aussi traduit des extraits de Mein Kampf
d’Adolf Hitler en kinyarwanda pour les milieux extrémistes hutu ».
Page 88 : «
Quand d’anciens officiers des FDLR parlent des forces armées allemandes, le terme de "Bundeswehr" leur revient seulement rarement en tête. Beaucoup parlent de la "Wehrmacht", l’armée du Reich allemand dissous en 1945. L’histoire militaire allemande est enseignée dans les écoles d’officiers de la forêt congolaise. La Wehrmacht et les soldats SS sont désignés comme l’exemple de la discipline. La campagne d’Hitler en Russie est présentée comme le modèle d’une guerre offensive couronnée de succès. Il n’est pas rare que dans le contexte des opérations militaires des FDLR au Rwanda, revienne l’expression de "Blitzkrieg" (guerre éclair). Hitler, Himmler ou Goebbels sont à leurs yeux les "meilleurs stratèges militaires de l’histoire" ».
« L’histoire militaire allemande [de la Wehrmacht] est enseignée dans les écoles d’officiers de la forêt congolaise »
L’historien Jean-Pierre Chrétien dénonça le 24 avril 1994 dans
Libération, en plein génocide, un «
nazisme tropical ». Il a par la suite expliqué la pertinence du choix de cette expression dans la revue d’histoire
Vingtième siècle. La formule fit mouche au vu de ce qui se passait au Rwanda depuis avril 1994. Et comme il est facile de le vérifier, elle est depuis lors reprise par de nombreux juristes, historiens, journalistes, etc., comme il est facile de le vérifier sur les réseaux sociaux (environ 5 500 000 occurrences à ce jour). L’auteur de cet article l’a lui-même utilisée à de nombreuses reprises par la suite.
S’il était absent de Kigali le soir du déclenchement du génocide, M. Aloys Ntiwiragabo n’en a pas moins joué un rôle important dans la préparation et la perpétration de ce nazisme tropical. Comme chef du Renseignement militaire (G2), il était l’une des personnes les mieux informées du Rwanda. Or il n’existe aucun document, témoignage – ou déclaration de sa part – laissant supposer qu’il a dénoncé la préparation du génocide ou s’y serait opposé. Et ce, jusqu’aujourd’hui.
Au contraire Aloys Ntiwiragabo est plusieurs fois mentionné dans les actes d’accusations du Tribunal Pénal International pour le Rwanda en tant que co-responsable du génocide des Tutsi (cf. encadré).
L’historien Jean-Pierre Chrétien dénonça le 24 avril 1994 un « nazisme tropical »
A la fin du génocide, les archives du G2 semblent avoir été entièrement détruites ou cachées. Cette « précaution » est d’autant plus notable que le ministère de la Défense à Kigali dispose de très riches archives, y compris celles du G2 jusqu’au limogeage, mi-1993, de son prédécesseur, le colonel Anatole Nsengiyumva.
Des documents retrouvés au ministère de la Défense, des dépositions de témoins et des expertises au TPIR il ressort que le G2 était un service cumulant information militaire et information extérieure, comme si en France la DGSE et la DGSI fusionnaient. Le patron du G2 était le meilleur informateur et l’un des conseillers les plus proches du président Habyarimana, comme en attestent les rapports de son prédécesseur.
Aloys Ntiwiragabo s’est aussi révélé un désinformateur très habile après sa fuite au Zaïre (actuelle RDC), signant plusieurs textes visant à disculper les « génocidaires » de toute responsabilité dans l’extermination des Tutsi du Rwanda.
C’est notamment le cas du long texte intitulé « Contribution des FAR à la recherche de la vérité sur le drame rwandais », non signé mais dont il a reconnu la paternité devant le juge Jean-Louis Bruguière. Aloys Ntiwiragabo avait été convoqué par le juge français car il prétendait « prouver » la responsabilité des Tutsi dans l’attentat du 6 avril 1994 qui a servi de déclencheur au génocide, et cherchait ainsi à leur faire porter la responsabilité de leur propre extermination.
Dans ce cadre, le juge antiterroriste a interrogé Aloys Ntiwiragabo à de nombreuses reprises, notamment en se rendant à Kinshasa (RDC) le 10 juillet 2001.
En définitive, il a été prouvé que les missiles avaient été tirés depuis le camp de la Garde présidentielle ou ses abords – ce que Aloys Ntiwiragabo pouvait difficilement ignorer. Le 3 juillet 2020, vingt-trois ans après l’ouverture de l’instruction, la « piste » lancée par Aloys Ntiwiragabo et ses amis a été jugée dépourvue de toute crédibilité et le non-lieu confirmé dans l’affaire de l’attentat du 6 avril 1994 au Rwanda.
Aloys Ntiwiragabo cherchait faire porter aux Tutsi la responsabilité de leur propre extermination
Les mots « nazisme » et « nazis » semblent tout à fait pertinents pour qualifier le régime politique et ses acteurs ayant mené au génocide des Tutsi du Rwanda en 1994. Ces mots ont été employés de nombreuses fois par le Parquet lors des procès pour génocide devant le Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR) siégeant à Arusha (Tanzanie).
Dans l’édition de 2006 de son ouvrage de référence
La destruction des Juifs d’Europe, l’historien Raul Hilberg évoque dans les dernières pages le génocide au Rwanda, y voyant le «
génocide sous sa forme la plus pure », depuis la Shoah. Et terminant par cette phrase : «
L’histoire s’était répétée ».
Ainsi, la qualification de « nazi » pour désigner des responsables au sein du régime qui a orchestré le dernier génocide du XX
ème siècle, n’a rien de nouveau.
Pour Maître Charles-Emmanuel Soussen, «
Madame Maria Malagardis disposait donc d’éléments tant sur le rôle joué par Monsieur Aloys Ntiwiragabo au cours du génocide rwandais que sur l’analogie établie par les historiens et les sachants entre ce génocide et celui ayant frappé les Juifs durant la seconde guerre mondiale à l’instigation du régime nazi. Il n’est ainsi pas contestable que Madame Malagardis disposait donc sur Monsieur Aloys Ntiwiragabo d’un certain nombre d’éléments lui ayant permis de retracer le parcours et le rôle actif de celui-ci dans le cadre du génocide ayant frappé les Tutsi au Rwanda ».
Selon l’historien de la Shoah Raul Hilberg « L’histoire s’était répétée » au Rwanda
Pour autant que le qualificatif d’injure serait retenu, il existe une jurisprudence récente qui permet à une personne poursuivie pour injure de démontrer sa bonne foi [10].
L’avocat observe ensuite les règes particulières de liberté d’expression sur les réseaux sociaux. Il se réfère à un arrêt de la Cour de cassation concernant le célèbre blogueur M
e Eolas [11]. Selon cet arrêt rendu sur le terrain de l’injure publiée sur «
un réseau social imposant des ripostes lapidaires », il est possible d’admettre la «
grossièreté et la virulence des termes employés » car «
ils ne tendent pas à atteindre les personnes dans leur dignité ou leur réputation, mais expriment l’opinion de leur auteur sur un mode satirique et potache dans le cadre d’une polémique ouverte sur des idées prônées par une association défendant une conception de la justice opposée à celle que le prévenu en tant que praticien et débateur public, entendait lui-même promouvoir, de sorte qu’en dépit de l’outrance, de tels propos n’excédaient pas les limites admissibles à la liberté d’expression dans un pays démocratique ».
Pour l’avocat, « l
’appréhension du réseau Twitter est sensiblement la même au niveau de la Cour d’appel de Paris qui considère que ce réseau social permet des échanges vifs passant par des messages courts et percutants et des "expressions destinées à marquer les esprits", qui ne constituent pas des attaques personnelles [12]. Or «
Madame Maria Malagardis s’est exprimée dans un style certes percutant mais dont le ton employé n’excédait en aucune manière la liberté d’expression admissible en vertu de la Convention Européenne des Droits de l’Homme ».
« Le ton employé par Maria Malagardis n’excédait en aucune manière la liberté d’expression »
M
e Charles-Emmanuel Soussen conclut de tout ce qui précède qu’il faut relaxer Maria Malagardis et débouter Monsieur Aloys Ntiwiragabo de l’ensemble de ses demandes.
La journaliste est appelée une dernière fois à la barre pour compléter ses déclarations, si elle le souhaite. Maria Malagardis a peu de choses à ajouter, mais tient à préciser : «
Ca me fait quand même assez drôle de me retrouver en position d’accusée alors que j’ai essayé de faire œuvre utile pour l’histoire dans le cadre de cette tragédie ».
La décision sera rendue le 15 mars prochain.
[Notes :]
[1] Maria Malagardis,
Sur la piste des tueurs rwandais, Ed. Flammarion, Paris, 2012.
[2] Il résulte des dispositions de l’article 29 alinéa 2 de la loi du 29 juillet 1881 [loi sur la presse et la liberté d’expression, maintes fois révisée et complétée] que : «
Toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait est une injure ».
L’injure est donc définie comme un terme de mépris, une expression outrageante ou une invective.
Ces trois situations (les expressions outrageantes, les termes de mépris et les invectives) ont toutes en commun de constituer des excès de langage caractérisant une expression verbale ou écrite de la personne et contenant une part d’atteinte à la dignité.
Il est communément admis que l’expression outrageante est un propos blessant atteignant une personne dans son orgueil, le terme de mépris désigne un mot dévalorisant tandis que l’invective est une parole violente.
[3] La plainte pour «
injure publique » a été traitée très rapidement : au nom de son client, M
e Chouai a déposé plainte avec constitution de partie civile le 29 juillet 2020 devant le doyen des juges d’instruction du tribunal judiciaire de Paris. Le 12 novembre 2020, une information judiciaire était ouverte contre l’auteur du tweet, identifié par la Brigade de Répression de la Délinquance contre la Personne comme Maria Malagardis – avec d’autant plus de facilité que la journaliste confirmait être l’auteur du tweet. Le 28 mai 2021, elle était mise en examen. Le 14 septembre 2021, Maria Malagardis était renvoyée devant le tribunal.
[4] Menacé de fermeture d’année en année à partir de 2005 par le Conseil de sécurité des Nations unies, le TPIR a achevé son mandat en 2015. Il a été remplacé par un Mécanisme international appelé à exercer les fonctions résiduelles des tribunaux pénaux internationaux (appelé familièrement « Mécanisme résiduel ») siégeant à La Haye (Pays-Bas). Devant ce dernier, est actuellement jugé Félicien Kabuga, le présumé « financier du génocide », lui-même débusqué en mai 2020 à Asnières-sur-Seine près de Paris.
[5] Citation de la fiche de Maria Malagardis sur sa fiche « Wikipedia », reprise par l’avocat.
[6] Cour d’appel Paris, pôle 2, chambre 7, 18 septembre 2019.
[7] Ces assertions sont inexactes. Le CPCR a déposé une plainte contre Aloys Ntiwiragabo en 2021. De son côté, Interpol a émis une « fiche rouge » de recherche d’Aloys Ntiwiragabo à la demande du Parquet du Rwanda qui réclame son extradition.
[8] Cass., Ass. plén., 15 février 2013, n° 11-14.637.
[9] Dominic Johnson, Simone Schlindwein, Bianco Schmolze,
Les FDLR, histoire d’une milice rwandaise : des forêts du Kivu aux tribunaux de l’Allemagne, version française du livre original
Tatort Kongo – Prozess in Deutschland, publié par Ch. Links Verlag, Berlin, Allemagne. Traduction de l’allemand : Francois Misser et Dominic Johnson.
[10] CA Lyon, 8 octobre 2008, Légipresse n° 259, III, p. 43. Dans une autre affaire, les magistrats de la Cour d’appel de Paris ont rejeté l’argumentation d’un défendeur fondée sur l’article 29 alinéa 2 «
en l’absence d’éléments de nature à invalider la présomption de mauvaise foi qui n’est pas irréfragable » (CA Paris, pôle 2, chambre 7, 14 décembre 2011 –
https://www.legalis.net/jurisprudences/cour-dappel-de-paris-pole-2-chambre-7-arret-du-14-decembre-2011-2/).
La Cour de cassation a ensuite assoupli à son tour sa position par deux arrêts rendus en matière de QPC à l’occasion de procédures pour injures publiques. La chambre criminelle a en effet refusé leur transmission au Conseil constitutionnel par deux arrêts des 21 juin 2011 (pourvoi n° 11-90046) et 2 octobre 2012 (pourvoi n° 12-84932) au motif que «
la présomption d’imputabilité de l’élément moral de l’infraction à l’auteur des propos incriminés, qui est inhérente aux dispositions en cause, est dépourvue de tout caractère irréfragable, qu’elle ne fait pas obstacle à l’exercice des droits de la défense et ne contrevient pas au principe du procès équitable ».
La première chambre civile de la Cour de cassation a ensuite tiré les conséquences de cette affirmation par un arrêt en date du 19 juin 2013 (Cass. civ. 1
ère, 19 juin 2013 – pourvoi n°12-17591) qui considérait que la présomption de mauvaise foi n’était pas irréfragable en matière de procédure engagée sur le fondement du délit d’injure publique.
[11] Cour de cassation, arrêt du 8 janvier 2019 (n° 17-81.396).
[12] Cour d’appel de Paris, pôle 2, chambre 7, 24 mars 2022, RG n° 21-03722.
Des pièces judiciaires et des enquêtes accablantes concernant l’ex-colonel Aloys Ntiwiragabo
Contrairement à ce que prétend son avocat, le rôle de l’ancien « G2 » du Renseignement militaire rwandais avant, pendant et après le génocide des Tutsi du Rwanda a fait l’objet de larges investigations du Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR) jusqu’au moment où, pour des raisons d’urgence judiciaire, son dossier a été placé « sous la pile » puis oublié. Mais d’autres chercheurs ont suivi ou repris la piste…
Par exemple, Maria Malagardis avait eu accès à une ordonnance aux fins de transfert et de placement en détention provisoire de M. Aloys Ntiwiragabo rendue le 22 juillet 1997 par le TPIR dans laquelle on peut lire :
«
ATTENDU que le Procureur déclare mener actuellement des enquêtes sur des crimes relevant de la compétence du Tribunal présumés avoir été commis par Aloys Ntiwiragabo sur le territoire de la République du Rwanda de janvier à juillet 1994 ;
Qu’il fait observer que, durant la période d’avril à juillet 1994, le Colonel Aloys Ntiwiragabo occupait le poste de responsable du renseignement militaire, G-2, au sein de 1’Etat-major de 1’Armée rwandaise ;
Qu’à ce titre Aloys Ntiwiragabo exerçait durant cette période une autorité de fait et de droit sur ses subordonnés, à savoir les officiers, les sous-officiers et les soldats de l’Armée rwandaise ;
ATTENDU que, selon le Procureur, durant cette même période, certaines unités de 1’Armée rwandaise, dont la Garde présidentielle, le Bataillon Para-Commando et le Bataillon Reconnaissance se seraient livrés à des massacres de la population civile tutsi ;
Qu’a la même époque, le Bataillon Para-Commando en collaboration avec la Garde présidentielle aurait également pourchassé, arrêté et assassiné plusieurs opposants politiques hutu et tutsi, dont certains auraient été conduits au camp de la Garde présidentielle pour y être exécutés ;
ATTENDU que, toujours selon le Procureur, Aloys Ntiwiragabo savait ou devait savoir que ses subordonnés commettaient de graves violations du droit humanitaire et n’aurait rien fait pour en prévenir la commission ou pour en punir les auteurs ;
Que, de plus, lors d’une mission à Cyangugu en avril 1994, il aurait lui-même donné des ordres aux militaires des Forces de l’armée rwandaise d’exterminer tous les Tutsi et les Hutu complices ».
La note secrète du 17 novembre 1993
Il s’agit du seul document connu à ce jour parmi les rapports secrets d’Aloys Ntiwiragabo comme chef du renseignement militaire (G2), poste où il avait été nommé le 9 juin précédent. Dans ce rapport signé par lui et annoté de la main d’un de ses destinataires, le colonel Nsabimana, chef d’état-major des Forces armées rwandaises, Aloys Ntiwiragabo prétend que la population rwandaise «
continue de protester l’arrivée des troupes belges dans notre capitale car, affirme-t-elle, ces Belges vont faciliter l’infiltration et l’installation du FPR afin de faciliter leur prise de pouvoir au Rwanda ».
Ntiwiragabo alimente ici une vaste opération de désinformation pour tenter de saboter l’application des accords de paix d’Arusha, signés en août 1993, qui visaient à mettre fin à la guerre civile.
Contrairement à ses assertions, tout indique que les Rwandais étaient enthousiastes de voir se terminer la guerre civile et que la population adhérait aux compromis politico-militaires d’Arusha.
Une force d’interposition de la MINUAR, qui devait atteindre l’effectif de 2 500 Casques bleus, commençait à se déployer en novembre 1993, au moment où le G2 rédigeait cette note. Parmi eux, un peu plus de 700 militaires belges. Pour sécuriser le partage du pouvoir, ces accords prévoyaient aussi des gardes du corps afin de protéger les leaders politiques de l’opposition. Pour composer ces escortes, le FPR devait positionner en décembre 1993 un bataillon de 600 hommes dotés d’armes légères à Kigali.
Le groupe des leaders hutu extrémistes n’avait de cesse de présenter le contingent du FPR comme un cheval de Troie pour s’emparer du pouvoir.
Le colonel Ntiwiragabo précise ensuite dans sa note du 17 novembre : «
Il y aurait des mots codés ainsi que des signes conventionnelles (sic) non encore connues (sic) que vont utiliser les TUTSI à l’heure H du massacre des HUTU dans la Capitale. Ces massacres seraient organisés après l’arrivée du FPR ».
Il s’agit là de la propagande en miroir employée par les conspirateurs du génocide contre les Tutsi : prétendre que les Tutsi voulaient commettre un génocide contre les Hutu pour inciter ces derniers à prendre les devants. Malheureusement, cette propagande inspirée des méthodes nazies [1] atteindra ses objectifs, comme on le constatera entre avril et juillet 1994.
L’acte d’accusation du Tribunal Pénal International du 30 juillet 1998
L’acte d’accusation du Tribunal Pénal International pour le Rwanda du 30 juillet 1998 énumère les faits reprochés à Aloys Ntiwiragabo, dont :
«
5.1 Dès la fin de 1990 jusqu’à juillet 1994, Gratien Kabiligi, Aloys Ntabakuze, Théoneste Bagosora, Augustin Ndindiliyimana, Augustin Bizimungu, Aloys Ntiwiragabo, Protais Mpiranya, François-Xavier Nzuwonemeye, Anatole Nsengiyumva, Augustin Bizimana et Tharcisse Renzaho se sont entendus entre eux et avec d’autres pour élaborer un plan dans l’intention d’exterminer la population civile Tutsi et d’éliminer des membres de l’opposition et se maintenir ainsi au pouvoir. Les éléments de ce plan comportaient, entre autres, le recours à la haine et à la violence ethnique, l’entraînement et la distribution d’armes aux miliciens ainsi que la confection de listes de personnes à éliminer. Dans l’exécution de ce plan, ils ont organisé, ordonné et participé aux massacres perpétrés à l’encontre de la population Tutsi et des Hutu modéré. […]
5.28 En 1992, lors d’une réunion, le Colonel Théoneste Bagosora a demandé aux deux états-majors d’établir des listes de personnes identifiées comme étant l’ennemi et ses complices. Les agents du service de renseignements du G-2 de l’Armée Rwandaise ont procédé à la confection de ces listes, sous la supervision d’Anatole Nsengiyumva. Ces listes ont été régulièrement mises à jour sous l’autorité d’Anatole Nsengiyumva et par la suite d’Aloys Ntiwiragabo.
6.46 Les massacres perpétrés furent le résultat d’une stratégie adoptée et élaborée par des autorités politiques, civiles et militaires du pays dont Gratien Kabiligi, Aloys Ntabaknze, Théoneste Bagosora, Augustin Ndindiliyimana, Augustin Bizimungu, Aloys Ntiwiragabo, Protais Mpiranya, François-Xavier Nzuwonemeye, Anatole Nsengiyumva, Augustin Bizimana et Tharcisse Renzaho, qui se sont entendues pour exterminer la population Tutsi. À partir du 7 avril, d’autres autorités nationales et locales ont adhéré à ce plan et se sont jointes au premier groupe pour encourager, organiser et participer aux massacres de la population Tutsi et ses "complices" […]
6.49 D’avril à juillet 1994, les officiers de l’état-major de l’Armée ont participé à des réunions quotidiennes où ils ont été informés des massacres perpétrés contre la population civile Tutsi. Ces réunions regroupaient les membres de l’état-major et les chefs d’unités dont, entre autres, le Major-Général Augustin Bizimungu, le Brigadier-Général Gratien Kabiligi, le Major Aloys Ntabakuze, le Major Protais Mpiranya, le Major François-Xavier Nzuwonemeye, le Colonel Aloys Ntiwiragabo ainsi que le Colonel Théoneste Bagosora, et le chef de l’état-major de la gendarmerie, le Général Augustin Ndindiliyimana. […]
6.51 Le Brigadier Général Gratien Kabiligi et le Major Aloys Ntabakuze, dans sa position d’autorité, en agissant de concert avec notamment Théoneste Bagosora, Augustin Ndindiliyimana, Augustin Bizimungu, Aloys Ntiwiragabo, Protais Mpiranya, François- Xavier Nzuwonemeye, Anatole Nsengiyumva, Augustin Bizimana et Tharcisse Renzaho, ont participé à la planification, la préparation ou l’exécution d’un plan, d’une stratégie ou d’un dessein commun, afin de perpétrer les atrocités énoncées ci-dessus. Ces crimes ont été perpétrés par eux-mêmes ou par des personnes qu’ils ont aidées ou par leurs subordonnés, alors qu’ils en avaient connaissance ou y consentait ».
Le rapport « Afrique » du TPIR du 7juin 2001
Aloys Ntiwiragabo est cité à plusieurs reprises dans le rapport « Afrique » n° 30 du Tribunal Pénal International pour le Rwanda du 7 juin 2001 comme étant un fugitif dont l’arrestation devait être une priorité politique et financière pour les polices nationales. Il y est précisé qu’il fait partie, avec d’autres, des suspects étant passés entre les mailles du filet tendus par les hommes du TPIR au Kenya en 1997.
« Contribution des FAR à la recherche de la vérité sur le drame rwandais »
La participation active d’Aloys Ntiwiragabo dans le génocide des Tutsi résulte aussi d’un document retrouvé notamment par le TIPR en juin 2004 intitulé « Contribution des FAR à la recherche de la vérité sur le drame rwandais » (que chacun peut trouver sur internet) [2].
Aloys Ntiwiragabo était l’officier le plus ancien parmi les chefs de service à l’état-major des FAR.
Cette « Contribution des FAR à la recherche de la vérité sur le drame rwandais » est un monument de
fake news et de désinformation qui sert de socle aux campagnes négationnistes jusqu’à nos jours. Aloys Ntiwiragabo en a reconnu la paternité devant le juge Jean-Louis Bruguière.
La Nuit rwandaise du 7 avril 2007
Dans la revue intitulée
La Nuit rwandaise datée du 7 avril 2007, Aloys Ntiwiragabo apparaît comme ayant pris une part active à l’organisation de l’attentat ayant coûté la vie à Juvénal Habyarimana et notamment pour avoir transmis les tubes lance-missiles qui ont abattu son avion.
Aloys Ntiwiragabo le 11 mars 2008 à la Conférence de Goma
Aloys Ntiwiragabo a été présenté lors de la journée du 11 mars 2008 de la Conférence de Goma (RDC) relative à la question des FDLR au Nord et au Sud-Kivu comme un des promoteurs mêmes du génocide des Tutsi.
Aloys Ntiwiragabo et les FDLR, histoire d’une milice rwandaise
Maria Malagardis avait également pris connaissance d’un livre intitulé
Les FDLR, histoire d’une milice rwandaise : des forêts du Kivu aux tribunaux de l’Allemagne publié aux éditions Ch. Links [3] dans lequel de nombreux passages sont consacrés à Monsieur Aloys Ntiwiragabo, ce dernier étant présenté comme étant un génocidaire ainsi qu’il suit :
Page 157 : «
En 1995, après la fuite de Muberuka au Cameroun, trois de ces quatre commandants furent remplacés. Le Nord-Kivu alla au lieutenant- colonel Tharcisse Renzaho, préfet de Kigali pendant le génocide, avec comme adjoint le lieutenant-colonel Léonard Nkundiye, ancien commandant de la garde présidentielle et commandant du secteur opérationnel de Mutara pendant le génocide. Au Sud-Kivu, Kabiligi resta en poste, avec pour adjoint Aloys Ntiwiragabo, chargé du renseignement (G2) dans l’état-major des FAR ».
Page 158 : «
Lors de la création des FDLR en 2000, Ntiwiragabo devint leur président et Renzaho leur secrétaire exécutif. Alors que Renzaho fut arrêté et transféré au TPIR en 2002, Ntiwiragabo resta libre en exil. Côté politique, les FAR nommèrent cinq commissaires, tous déjà actifs pendant le génocide : le colonel Théoneste Bagosora, chef du "comité de crise" des FAR au début du génocide, pour la "politique et les relations extérieures", avec mission aussi d’"élaborer l’idéologie (statuts) des membres de l’organisation" ; le colonel Anselme Nkuliyekubona, commandant des FAR à Kibungo pendant le génocide, fut chargé des "affaires sociales et culturelles", avec mission aussi d’"élaborer le règlement de discipline" et d’"étudier les possibilités de scolarisation des enfants" ; le colonel Aloys Ntiwiragabo, mentionné plus haut, au poste de l’"information et documentation", avec mission aussi d’"entretenir le moral de nos hommes" ; le colonel André Kanyamanza, chef de l’escadrille de l’aviation légère durant le génocide, en charge du poste "planification et opérations", et le lieutenant- colonel Aloys Rwamanywa, chargé de la logistique (G4) à l’état-major des FAR durant le génocide, au poste "patrimoine, finances et accroissement des ressources" ».
Page 201 : «
Selon le futur vice-président Straton Musoni, cette réunion eut en fait lieu à Lubumbashi, capitale du Katanga au Congo et siège de l’état-major des ex-FAR en RDC. "Nous n’étions pas à Nasho, ce n’est pas correct", reconnut-il devant le tribunal et il justifia le mensonge dans les termes suivants : "On ne devait pas dire qu’on a créé un parti politique pour le Rwanda à Lubumbashi. Le 1er mai 2000, les FDLR ont été créées officiellement avec le soutien du gouvernement congolais. J’étais venu de l’Allemagne pour me faire une opinion. J’étais convaincu de la volonté de trouver une solution politique ; surtout parmi les anciens officiers FAR, le désir d’une solution politique était crédible. J’étais convaincu de leur volonté, leur discipline et leur croyance en Dieu", se souvient Musoni. À part lui, Ignace Murwanashyaka ainsi qu’un autre Rwandais établi en Belgique avaient fait le voyage à la réunion fondatrice. Les directions politique et militaire avait été réunifiées dans les mains du président Aloys Ntiwiragabo, avec Tharcisse Renzaho comme secrétaire exécutif. Murwanashyaka fut nommé commissaire des FDLR pour les Affaires extérieures et Musoni leur représentant en Europe ».
Page 236 : «
Quinze ans plus tard, le major-général Aloys Ntiwiragabo, ancien chef du renseignement militaire des FAR et premier président des FDLR, publia depuis son exil présumé en France un pamphlet sur "le drame rwandais" qui attribue tous les maux au FPR en général, et à Paul Kagame en particulier. Selon cet officier des FDLR, Kagame "ne cherchait que la prise et le contrôle total du pouvoir quel que devait en être le prix. Il s’y accroche aujourd’hui pour continuer de se cacher derrière l’immunité de chef d’État en exercice". Les FDLR se voient dans la continuité de la République rwandaise des années 1961 à 1994 et de son armée, les FAR. La structure administrative actuelle des FDLR au Congo est celle du Rwanda avant 1994. Tous les grades militaires des FAR sont reconnus au sein des FDLR. L’école militaire ESM des FDLR au Congo a conservé la numérotation des promotions de l’ESM au Rwanda. Le serment d’allégeance est le même, sauf que "République Rwandaise" est remplacé par "FDLR". Les statuts de la branche armée des FDLR, les FOCA, précisent que ses règlements disciplinaires et sa justice militaire ont gardé l’essentiel des règles des FAR. Selon la mission de l’ONU au Congo, seulement 5 % des membres FDLR actuels auraient participé activement au génocide de 1994. Mais ces 5 % dominent la direction de l’organisation ».
Page 249 : «
Murwanashyaka a souligné à plusieurs reprises que le gouvernement de Kabila avait promis aux FDLR, lors de leur création, de les aider à "rentrer à la maison" et donc à reconquérir le Rwanda. Cela aurait été agréé lors d’une rencontre entre le président Laurent-Désiré Kabila, son fils Joseph Kabila, son puissant général John Numbi, le premier président des FDLR, Aloys Ntiwiragabo ("Omar") et l’ancien chef des rebelles hutu burundais, Jean-Bosco Ndayikengurukiye. En 2009, lorsqu’au milieu de l’opération militaire conjointe congolo-rwandaise "Umoja Wetu" contre les FDLR, Murwanashyaka autorisa son porte-parole à prendre contact avec le général Numbi, il le lui rappelle et lui enjoint : "Dis-lui qu’ils nous ont au contraire abandonnés, dans la mesure où ils ne nous ont pas donné ce que Mzee Kabila nous avait promis avant sa mort, devant son fils, Numbi, Omar et Ngendakengurukiye. Il a alors demandé à Numbi et à son fils de nous aider s’il meurt avant qu’il ne le fasse lui-même" ».
[Notes :]
[1] Cf. Jean-François Dupaquier,
Politiques, militaires et mercenaires français au Rwanda. Chronique d’une désinformation, Ed. Karthala, Paris, 2014, chapitres 5 et 6.
[2] Cf :
https://francegenocidetutsi.org/FarRechercheVeriteDecembre1995VGK.pdf
[3] Dominic Johnson, Simone Schlindwein, Bianco Schmolze,
Les FDLR, histoire d’une milice rwandaise : des forêts du Kivu aux tribunaux de l’Allemagne, version francaise du livre original
Tatort Kongo – Prozess in Deutschland, publié par Ch. Links Verlag, Berlin, Allemagne. Traduction de l’allemand : Francois Misser et Dominic Johnson.