Fiche du document numéro 31251

Num
31251
Date
Mardi 20 décembre 2022
Amj
Auteur
Fichier
Taille
99772
Pages
5
Urlorg
Titre
En République démocratique du Congo, « les Tutsis vivent dans la psychose d’un génocide »
Sous titre
L’ONU et une ONG locale se sont récemment alarmées des persécutions visant la minorité tutsie, alors que Kinshasa mène une guerre totale contre le M23, mouvement rebelle identifié à cette communauté.
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M23
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
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PHOTO. Le général Janvier Karairi (à droite), leader de l'Alliance des patriotes pour un Congo libre et souverain, patrouille près de Kitshanga (RDC), le 11 décembre 2022. (Guerchom Ndebo /AFP)

Le ciel baigne dans une grisaille tropicale à Kitshanga, petite localité plantée sur la terre noire du Masisi, à l’extrémité orientale de la République démocratique du Congo (RDC). Mais l’ambiance semble joyeuse, ce 28 novembre. D’innombrables vidéos immortalisent l’arrivée triomphale du général Janvier Karairi, qui veut faire de Kitshanga son nouveau quartier général. Dans cette région du monde déchirée par près de trente ans de violences ininterrompues, de nombreux groupes armés ont pris le contrôle de territoires qui échappent au pouvoir de Kinshasa, la capitale située à plus de 2 000 kilomètres.

A 65 ans, Karairi fait presque figure de vétéran. Depuis dix ans déjà, ce chef de guerre maï-maï, comme on appelle les groupes d’autodéfense traditionnels, est le leader incontesté de l’Alliance des patriotes pour un Congo libre et souverain (APCLS). A l’époque, en 2012, dans une interview accordée à des journalistes occidentaux, Karairi s’affichait d’emblée «anti-Tutsi», refusant de reconnaître la nationalité congolaise à cette minorité. Elle est pourtant depuis longtemps présente au Congo, comme dans plusieurs pays de cette région de l’Afrique des Grands Lacs.

Mais aujourd’hui comme il y a dix ans, c’est avant tout pour combattre le Mouvement du 23 mars (M23), un mouvement rebelle identifié aux Tutsis, que le général maï-maï rassemble ses troupes à Kitshanga. Créé en 2012, le M23 est régulièrement accusé d’être soutenu par les pays voisins, le Rwanda et l’Ouganda, où ses membres ont été cantonnés pendant dix ans dans des camps de réfugiés. Washington, Bruxelles, l’ONU et, ce lundi, la France, ont «condamné le soutien que le Rwanda apporte au groupe M23». «Nous demandons que les processus de Luanda et de Nairobi [de règlement du conflit, ndlr] puissent être intégralement mis en œuvre», a déclaré Anne-Claire Legendre, porte-parole du ministère français des Affaires étrangères, dans un communiqué.

Depuis son retour dans la province du Nord-Kivu, il y a un an, le groupe rebelle est qualifié de «terroriste» par Kinshasa, qui le considère comme «rwandais», et en appelle à l’élan patriotique pour le chasser du pays. Mais cette mobilisation se retourne désormais contre la communauté tutsie locale, elle aussi désignée comme «étrangère».

L’ONU s’alarme



Ce 28 novembre à Kitshanga, les images filmées montrent le cortège du général Karairi traverser en trombe un rond-point entouré de bicoques misérables. Au passage du convoi, des enfants entonnent une chanson aux accents joyeux. «Une chorale évangélique de la haine tribale», s’indignera dans un communiqué officiel Serge Muhizi Muheto, le vice-président d’une structure communautaire qui rassemble toutes les ethnies du Masisi. Il traduit les paroles chantées par les enfants : «Les Tutsis, rentrez chez vous ! Karairi vient d’arriver chez eux !» La chanson se réjouit aussi du «programme de Karairi», qui serait «de semer la terreur aux Tutsis».

Muheto a beau implorer la population de «se désolidariser» de ces propos, des commerces appartenant à des Tutsis sont saccagés à Kitshanga. Le 8 décembre, on retrouve à une dizaine de kilomètres le corps décapité d’un jeune bouvier tutsi, Jacques Manuvo, enlevé dans la ferme où il travaillait. Il n’est pas la seule victime de cette nouvelle flambée de violences. «Dès l’arrivée de Karairi, on pouvait craindre le pire», se désole Emmanuel Kamanzi, président d’une association d’éleveurs du Nord-Kivu. Depuis quelque temps, son téléphone vibre sans cesse. Inondé d’appels à l’aide, répercutant, photos à l’appui, d’innombrables exactions. Un écho mortifère qui est parvenu jusqu’à New York.

Le 30 novembre, la conseillère spéciale pour la prévention du génocide auprès de l’ONU, Alice Wairimu Nderitu, qui revient d’une visite en RDC, s’alarme officiellement, dans une longue déclaration écrite, de «la prolifération des discours de haine» en RDC. «La violence actuelle est un signal d’alarme de la fragilité de la société et la preuve de la présence prolongée des conditions qui ont permis de déboucher sur un génocide dans le passé.» Une référence claire au génocide des Tutsis au Rwanda voisin, en 1994. Dans son communiqué, la conseillère spéciale appelle «la RDC en tant qu’Etat, mais aussi toutes les parties impliquées dans ce violent conflit à travailler urgemment à trouver une solution politique» à la situation.

Mais son cri d’alarme passe relativement inaperçu. Car dès le lendemain, le M23 est accusé par les autorités de Kinshasa d’avoir perpétré un massacre dans le village de Kishishe. Le 29 novembre, des affrontements y ont opposé le M23 à une coalition de groupes armés, ralliés aux forces gouvernementales. Dans un rapport préliminaire publié le 8 décembre, des enquêteurs du Bureau des droits de l’homme de l’ONU accusent le M23 d’avoir tué à l’arme blanche ou par balles 131 victimes civiles, dont 17 femmes et 12 enfants.

Attaques récurrentes



Ce n’est pas la première fois que le mouvement rebelle est accusé d’exactions. Il s’en défend avec véhémence. «Les enquêteurs ne sont même pas allés jusqu’à Kishishe alors que nous les avons immédiatement invités à le faire. Et aucune liste des noms de victimes n’a été publiée», s’insurge ainsi Bertrand Bisimwa, le président du M23, joint par Libération. D’autres enquêteurs de l’ONU devraient se rendre sur le terrain. Mercredi 14 décembre, le président rwandais Paul Kagame a pris ses distances avec le lourd bilan humain des combats dans l’est de la RDC. «Le problème n’a pas été créé par le Rwanda, et n’est pas le problème du Rwanda. C’est le problème du Congo», a-t-il affirmé en marge du Sommet des dirigeants Etats-Unis-Afrique à Washington.

Début décembre, une ONG locale a aussi publié un rapport sur les attaques récurrentes contre les Tutsis dans les provinces du Nord et du Sud-Kivu. Evoquant là encore «un processus génocidaire en marche», le document énumère une longue liste de morts par localité, depuis 2017 ou 2018. Sont également répertoriés les maisons incendiées, le bétail pillé ou mutilé. Ludovic Kalengay, l’auteur de ce rapport, n’est ni un opposant ni le porte-parole de la communauté tutsie. Il collabore fréquemment avec les autorités de Kinshasa et est originaire du Kasai, comme le président Felix Tshisekedi. D’ailleurs, Kalengay reste persuadé que le chef de l’Etat congolais ne cautionne pas ces dérives. En juin pourtant, c’est bien l’un des dirigeants de la jeunesse du parti présidentiel, Jules Munyere, qui a publiquement appelé à la chasse aux Tutsis. En toute impunité. «Beaucoup de responsables politiques n’osent pas dénoncer ouvertement ces appels à la haine. De peur de perdre des voix, alors que les élections présidentielles auront lieu dans un an. Et ce populisme anti-Tutsis prospère», déplore Ludovic Kalengay.

«Ces attaques anti-Tutsis ne sont pas nouvelles. Mais elles se multiplient à l’approche d’élections, lorsque les relations se dégradent avec le Rwanda ou que resurgit un mouvement rebelle identifié à notre communauté», renchérit Me Ally Kabengele, qui représente la communauté tutsie du Nord-Kivu. L’avocat affirme qu’en seulement trois mois, d’octobre à décembre, «55 Tutsis ont été assassinés et 852 vaches volontairement mutilées» au Nord-Kivu. «Il suffit parfois d’avoir une certaine morphologie, nez fin et minceur, pour désigner la cible», explique Pierre, un habitant du quartier Mabenga Sud à Goma. Le 26 novembre, c’est à quelques mètres de chez lui qu’un homme a été tué.
«Le gars avait bu, il titubait un peu. Un groupe de vigilance qui surveille le quartier l’a accusé d’être un voleur, puis d’être un Rwandais infiltré. Il a été tabassé puis brûlé vif. Personne n’a osé intervenir par crainte d’être accusé de complicité», souligne le jeune homme. La police a fini par intervenir, le corps de l’homme a été envoyé à la morgue. «Mais il n’y a eu aucune arrestation», affirme Pierre.

Ressentiment durable



«Aujourd’hui, les Tutsis vivent dans la psychose d’un génocide. A Goma, nous avons tous peur d’être ciblés. 59 membres de notre communauté sont en prison. Accusés, sans aucune preuve, d’être liés au M23», s’inquiète David Karambi, le président de la communauté tutsie du Nord-Kivu. Lui rejette catégoriquement tout lien avec le mouvement rebelle. «Il ne nous représente pas et d’ailleurs ses membres ne sont pas tous Tutsis», affirme Karambi. Selon lui, le retour du M23 dans la région n’a fait que réveiller les vieux démons.

«En juillet 1994, à l’issue du génocide des Tutsis au Rwanda, les forces responsables de ces massacres se sont réfugiées chez nous. Depuis trente ans, elles prêchent la haine des Tutsis. Et le poison de l’idéologie génocidaire s’est répandu dans la région», explique-t-il. La présence des forces génocidaires à l’est du Congo provoquera par la suite deux guerres menées par le pouvoir rwandais de Paul Kagame. Un passé douloureux qui a créé un ressentiment durable contre le Rwanda. «Pourtant, les attaques contre les Tutsis ont en réalité commencé avant ces guerres-là», affirme Me Kabengele. Aujourd’hui, plus de 120 groupes armés occupent le Kivu. Mais c’est le M23 qui est désormais l’ennemi prioritaire sur le terrain militaire. Sauf que l’armée congolaise a déjà montré ses limites.

Corrompue, démotivée, elle est davantage réputée pour ses exactions que pour son ardeur au combat. Les forces de l’armée gouvernementale, les FARDC, ont pourtant désormais de nouveaux soutiens. En mai 2022, une alliance a été conclue avec certains groupes armés. L’APLCS de Karairi en fait partie. La coalition comprend également d’autres mouvements anti-Tutsis, comme les Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), créées par d’anciens responsables rwandais du génocide de 1994. Ou les Nyatura («Ceux qui frappent sans pitié»), constitué de Hutus congolais. Cette collaboration avec des groupes ouvertement sectaires n’a pas permis jusqu’à présent de faire reculer le M23. Lequel a même gagné du terrain depuis octobre. Mais la communauté tutsie est devenue l’otage de cette situation.

«Dans le Masisi, les groupes armés ont demandé aux Tutsis de se rassembler dans des centres de santé, au prétexte de vérifier qu’ils ne font pas partie du M23. Ils ont refusé. On sait bien comment ces regroupements ont été utilisés pour tuer plus facilement en 1994 au Rwanda», souligne encore David Karambi qui évoque, vidéo à l’appui, la fuite de près de 5 000 Tutsis de la zone de Kitshanga, le 7 décembre.

L’état d’urgence décrété il y a un an, qui transfère le pouvoir aux militaires au Nord-Kivu comme dans la province voisine de l’Ituri, n’a eu aucun effet. En Ituri justement, sévit l’un des groupes les plus violents, les Forces démocratiques alliées (ADF), affiliées à l’Etat islamique. Depuis longtemps abandonnées par l’Etat, toutes les populations civiles dans cette région troublée sont en réalité impuissantes et victimes de ces groupes armés. «Mais aujourd’hui les Tutsis sont le groupe le plus menacé», constate Me Kabengele. «L’histoire tournerait-elle donc en boucle ? Le “haut mal” du Rwanda contaminant toujours d’avantage l’Est du Congo ?», s’interrogeait mardi Colette Braeckman, spécialiste incontestée de la région dans le quotidien belge le Soir.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024