Fiche du document numéro 30946

Num
30946
Date
Dimanche 23 octobre 2022
Amj
Auteur
Fichier
Taille
190859
Pages
5
Urlorg
Titre
Scholastique Mukasonga : « Je n’aurais jamais écrit s’il n’y avait pas eu le génocide des Tutsi »
Sous titre
L’écrivaine franco-rwandaise n’était pas au Rwanda en 1994. Mais le génocide hante tous ses livres, même ceux qui ne l’évoquent pas, comme « Sister Deborah », sur l’évangélisation du pays dans les années 1930.
Nom cité
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Lieu cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
L’écrivaine franco-rwandaise Scholastique Mukasonga, en juillet 2022, à Paris. FRANCESCA MANTOVANI/GALLIMARD/OPALE.PHOTOS

C’est plus fort qu’elle. Chaque fois que Scholastique Mukasonga traverse le bocage de sa Normandie d’adoption, au volant de sa voiture, elle lève les yeux au ciel, scrutant les nuages à l’affût du visage du Christ. Ce réflexe la ramène à son enfance, dont elle est « imbibée » à jamais. C’était au début des années 1960, à Nyamata. La famille de l’écrivaine, née en 1956, y avait été déportée, après les premiers pogroms de 1959 contre les Tutsi. La région inhospitalière n’était pas « la Terre promise », résume-t-elle. Plutôt le royaume du Christ tel que rêvé par les missionnaires, présents au Rwanda depuis 1900.

L’Eglise régentait leurs vies. Il fallait baptiser les enfants pour qu’ils puissent aller à l’école – c’est alors que la petite Mukasonga a reçu le prénom de Scholastique –, assister au cours de catéchisme ainsi qu’à la messe tous les dimanches. « Elève modèle de l’Eglise », la fillette se demandait si elle ferait partie des « bonnes brebis » que le Christ viendrait chercher. Sur le chemin qui la ramenait à la maison, elle observait le ciel, s’attendant à le voir apparaître derrière un nuage.

« Pourquoi sommes-nous devenus de fervents catholiques ? », s’interroge-t-elle lors d’un entretien téléphonique avec « Le Monde des livres ». Elle cite le premier souverain chrétien, le roi tutsi Charles Rudahigwa Mutara III (1911-1959). Le sujet la taraude depuis son roman Cœur tambour (Gallimard, 2016), sur le mythe du retour en Afrique des esclaves déportés de l’autre côté de l’Atlantique, et la figure de Nyabinghi. Les peuples du Rwanda, d’Ouganda, de Tanzanie ainsi que le mouvement rastafari vouent un culte à cette femme, née entre 1750 et 1800, qui s’est révoltée contre l’esclavage.

« J’étais totalement acculturée »



Scholastique Mukasonga revoit sa mère parler de Nyabinghi en chuchotant. « Celle qui possède beaucoup de choses », telle qu’on la surnomme, mettait les colons à l’épreuve. Elle pouvait faire le mal comme le bien, il y avait de quoi trembler. Mais l’enfant n’écoutait que d’une oreille, bien plus impressionnée par les missionnaires qui promettaient les flammes aux pécheurs. « J’étais totalement acculturée, réalise-t-elle. Aujour­d’hui, quand je parle, j’invoque constamment Marie, je ponctue mes phrases de “Mon dieu”. Je porte même la médaille de Marie autour du cou. C’est comme un traumatisme. Dans mes écrits, je cherche toujours à savoir : qui suis-je quand je ne suis pas la Scholastique qu’on a façonnée ? C’est pour cela que j’aime qu’on m’appelle Mukasonga : c’est le prénom que mes parents m’ont donné. »

Dans Sister Deborah, l’écrivaine ­continue d’explorer le passé du Rwanda sous l’angle du christianisme et de la coloni­sation, qui « marchaient main dans la main ». Ce nouveau roman imagine aussi que des descendants d’esclaves en Amérique rêvent d’un retour sur le continent, au Rwanda – comme cela a pu être le cas historiquement au Liberia et en Ethiopie. Scholastique Mukasonga choisit ses mots avec précaution. Sister Deborah n’est pas une « utopie vouée à l’échec » mais parle « d’espérance ».

Est-ce le rapport forcé à la religion qui a poussé Scholastique Mukasonga à écrire ? Elle n’hésite pas : « Non, je n’aurais jamais écrit s’il n’y avait pas eu le génocide des Tutsi. » Avant de préciser : « Je me suis toujours dit : “Je ne suis pas une rescapée, je suis une survivante.” »

En 1994, elle n’était plus au Rwanda. Elle n’aurait eu aucune chance à Nyamata, où cinq Tutsi sur six ont été assassinés. « On nous a exterminés, et ensuite on a planté du tabac pour effacer toute trace de notre existence », s’emporte-t-elle. Au moment des faits, elle est dans le Calvados. Quand les premières images arrivent, en avril 1994, elle s’exclame : « C’est le génocide ! » Ses proches lui disent de se taire, que ça n’est pas possible. Scholastique Mukasonga pressent qu’un cap a été franchi depuis qu’elle a quitté le pays, en 1973, quand plus aucun Tutsi n’a été admis dans les écoles. Ses parents avaient compris qu’ils seraient tous bientôt éradiqués, on les appelait déjà les « cafards », inyenzi en kinyarwanda.

« Mes parents ont pensé que, comme j’étais allée au lycée à Kigali et que je parlais le français, j’avais une chance de m’en sortir, se souvient-elle. C’est pour ça que je suis fâchée avec l’anglais et que j’aime le français : ce fut mon passeport pour la vie. » Elle achève sa formation d’assistante sociale au Burundi voisin. Scholastique Mukasonga y rencontre son mari, un Français avec lequel elle s’installe en Normandie en 1992.

Le Rwanda ne se résume pas à la violence



Il lui a fallu dix ans avant de retourner au Rwanda. Ce petit pays très peuplé lui a semblé incroyablement vide. Saisie par la peur, elle a repris l’avion, et raconté son histoire dans son premier livre, Inyenzi ou les Cafards (Gallimard, 2006). Avec La Femme aux pieds nus (Gallimard, 2008), elle a fait entendre la voix de sa mère, une manière d’attester que le Rwanda ne se résume pas à la violence : il y a aussi les mères de Nyamata, qui ont enfanté alors qu’on leur disait qu’elles mettaient au monde « la mort », un enfant promis à la persécution. Avec Notre-Dame du Nil (Gallimard, prix Renaudot 2012), l’autrice a découvert le « plaisir d’écrire en passant par le truchement de la fiction ».

Si l’écriture est « une vie », affirme-t-elle, la romancière n’a jamais cessé d’exercer comme assistante sociale – elle est depuis 1998 mandataire judiciaire auprès de l’Union départementale des associations familiales du Calvados. En Normandie, elle a retrouvé les collines rwandaises dans le bocage – tout ce vert, ces vaches et la pluie la renvoient au pays de son enfance. Elle se souvient avec joie de ses débuts, quand elle traversait l’intérieur des terres sans GPS. Son sens de l’orientation lui faisant régulièrement défaut, elle finissait à pied. Dans les bourgs et les hameaux, Scholastique Mukasonga rencontrait de grandes familles qui « vivaient à la rwandaise, dans une pièce unique ». Elles consultaient des guérisseurs et se fiaient à d’anciennes croyances. Un comble, quand on pense que les missionnaires se sont tant acharnés à détruire tout cela en Afrique, note-t-elle.

La Normandie fut son « choix » et sa « chance ». Elle se revoit écrire Inyenzi…, son « tombeau de papier », dans le petit cimetière de Bény-sur-Mer, sous un abri qui rendait hommage aux morts de la ­seconde guerre mondiale. « Je faisais le tour des tombes, avant de m’arrêter devant celles des soldats inconnus en imaginant qu’il s’agissait des tombes de miens, qui n’en ont pas, à Nyamata. »

Surgit alors l’image de l’église de Nyamata, théâtre d’un massacre de masse. La romancière raconte comment la statue de la Vierge Marie n’a pas sauvé les habitants cette année-là, comment les assassins ont agi « avec un chapelet autour du cou ». Scholastique Mukasonga y est retournée plusieurs fois. Les lieux abritent un ossuaire, les habits que portaient les victimes sont toujours entassés là, parmi lesquels ceux de sa sœur et de ses neveux et nièces. Comment rentrer dans une église au­jourd’hui ? L’écrivaine ne sait pas. « L’Eglise nous a colonisés, plus que la colonisation même. C’est le sens du travail que je mène aujourd’hui. » Son œuvre, tient-elle à préciser, est traduite dans une dizaine de langues. Début octobre, l’autrice revenait d’une tournée aux Etats-Unis, où la traduction en anglais de Kibogo est monté au ciel (Gallimard, 2020) est dans la dernière sélection du National Book Award. Cela la réjouit presque autant que la traduction de Notre-Dame du Nil dans sa langue maternelle, le kinyarwanda. Enfin, ça, c’est carrément « un rêve ­devenu réalité ».

PARCOURS



1956 Scholastique Mukasonga naît au Rwanda (province de Gikongoro).

1973 Elle part pour le Burundi, après l’exclusion des élèves tutsi des écoles.

1992 Arrivée en France.

1994 Génocide des Tutsi au Rwanda.

2006 Inyenzi ou les Cafards (Gallimard).

2012 Notre-Dame du Nil (Gallimard), prix Renaudot.

CRITIQUE



Le Messie sera une femme

Sister Deborah, de Scholastique Mukasonga, Gallimard, 160 p., 16 €, numérique 12 €.

La question du syncrétisme au Rwanda était au cœur de ­Kibogo est monté au ciel (Gallimard, 2020). Les choses se corsent un peu plus dans Sister ­Deborah, avec l’arrivée d’une mission évangélique américaine au sein d’un village rwandais déjà voué au culte de la Vierge Marie et de Nyabinghi. Et si le chef Musoni se mariait à Sister Deborah, cette prêtresse et thaumaturge américaine qui séduit les foules, afin d’asseoir son autorité ? Quand cette dernière décline, c’est l’humiliation, bientôt attisée par l’annonce que le messie tant attendu sera une femme qui libérera toutes les autres.

Il y a quelque chose d’étonnamment burlesque et jouissif dans la description rapide de la révolution en cours durant ces années 1930. Les femmes dament le pion aux hommes, la jeune génération aux aînés, les dominés aux dominants. Toutefois, Scholastique Mukasonga a l’ambition de sonder, en très peu de pages, les conséquences de l’arrivée d’une religion dans une société qui a tant besoin d’espérance. Pour cela, elle montre les deux faces de la foi, les fidèles étant capables de condamner au bûcher celle-là même qu’ils ont admirée.

Ainsi va le destin de Sister Deborah, des Etats-Unis au Rwanda ­jusqu’à un bidonville de Nairobi ­ (Kenya). Le roman se transforme en une enquête sur la prophétesse menée par Ikirezi, une petite fille maladive que Deborah a soignée. Porteuse de cette mémoire, Ikirezi, devenue une universitaire renommée, apparaît comme la détentrice d’un pouvoir. Celui de mettre au monde la Messie tant attendue, selon les aînées. Ou plutôt de transmettre la mémoire ancestrale des révoltes des femmes et de leur puissance.

Gladys Marivat (Collaboratrice du « Monde des livres »)
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024