Fiche du document numéro 30889

Num
30889
Date
Jeudi 13 octobre 2022
Amj
Auteur
Fichier
Taille
74460
Pages
5
Urlorg
Titre
Jean-Michel Marlaud, ancien ambassadeur de France au Rwanda : « Je n’ai pas vu arriver le génocide »
Sous titre
En poste à Kigali de mai 1993 à avril 1994, le diplomate publie « Dire l’indicible » après trois décennies de silence.
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Propos recueillis par Pierre Lepidi
L’ambassadeur français Jean-Michel Marlaud, à Kaboul, en 2014. SHAH MARAI / AFP


En tant qu’ambassadeur français au Rwanda de mai 1993 à avril 1994, Jean-Michel Marlaud a connu une période cruciale qui va de la signature des accords d’Arusha, destinés à mettre un terme à la guerre civile qui opposait l’armée rwandaise au Front patriotique rwandais (FPR), un mouvement politico-militaire composé de Tutsi venus d’Ouganda, au début du génocide des Tutsi, qui fera un million de morts au printemps 1994. Avant de raconter ses souvenirs dans l’ouvrage Dire l’indicible, paru fin septembre, le diplomate ne s’était jamais exprimé publiquement sur ce sujet.

Vingt-huit ans après avoir quitté Kigali, vous publiez vos mémoires. Pourquoi le faire maintenant ?

Deux éléments m’ont conduit à m’exprimer après quasiment trois décennies de silence. Cette prise de parole fait d’abord suite à la décision du président de la République de créer une commission chargée de reprendre l’ensemble des archives de l’époque pour essayer de déterminer la part de responsabilité de la France au Rwanda. Même si je ne suis pas totalement d’accord avec les conclusions de cette commission d’historiens [qui reconnaît « un ensemble de responsabilités lourdes et accablantes » de Paris dans le génocide, mais pas de complicité], il m’a semblé que cela marquait une nouvelle étape et qu’elle permettait de regarder ce qui s’est déroulé avec plus de sérénité.

Le deuxième facteur est que toutes les archives sont devenues accessibles, ce qui m’a permis de reprendre l’ensemble des éléments et notamment les télégrammes diplomatiques envoyés ou reçus par l’ambassade. Cela n’a pas modifié profondément mon approche, car j’avais gardé des souvenirs assez précis de cette période trop tragique pour qu’on puisse l’oublier, mais cela m’a permis de préciser mes souvenirs.

Le rapport Duclert mentionne l’existence d’une ligne directe entre l’état-major particulier de François Mitterrand à Paris et les militaires français à Kigali. Cette chaîne de commandement parallèle vous écartait de facto du processus décisionnel. Qu’avez-vous ressenti en découvrant cela ?

J’ai été surpris. Je n’étais effectivement pas au courant de la présence de cette ligne. Son existence est anormale, car tout échange doit passer par l’ambassadeur. Il existe toujours des liens directs entre les ministères à Paris et leurs représentants sur le terrain. A l’époque, Internet n’existait pas. Aujourd’hui, des dizaines de mails sont échangés chaque jour entre l’attaché commercial, l’attaché de défense ou l’attaché de sécurité intérieure et les autorités basées à Paris, sans que l’ambassadeur ne soit au courant. L’important est que si un sujet doit être porté à sa connaissance, il le soit.

Je ne pense pas que ce canal ait modifié notre approche. J’ai un exemple en tête : après la signature des accords d’Arusha en août 1993, la France a décidé de retirer ses troupes du Rwanda et ramené sa coopération militaire au niveau d’avant 1990. Je l’ai annoncé au président Habyarimana et il l’a très mal pris. Il a insisté pour que le général Quesnot, chef d’état-major du président de la République, ou le général Huchon, responsable de la mission de coopération militaire, vienne à Kigali et annule cette décision. Aucun des deux n’a fait le déplacement et la politique décidée a été mise en œuvre. Cet exemple montre que le président Habyarimana avait une relation plus étroite avec certains qu’avec d’autres, mais aussi que cette différence ne modifiait pas notre politique sur le fond.

Avec le recul, quelles décisions ont pu être prises par le biais de ce canal ?

C’était peut-être au niveau opérationnel. Peut-être aussi que les membres parisiens de cette chaîne souhaitaient être informés directement, car ils considéraient que le filtre de l’ambassade pouvait être trop lénifiant ou ne pas correspondre à ce qu’ils voulaient.

En avril 1994, vous envoyez un télégramme diplomatique dans lequel vous supposez que le FPR a abattu l’avion du président Habyarimana le 6 avril, élément déclencheur du génocide. Pensez-vous la même chose aujourd’hui ?

Dans mon ouvrage, j’ai essayé d’être le plus proche possible des faits et ne pas privilégier une hypothèse plutôt qu’une autre [celle des Tutsi du FPR ou celle des extrémistes hutu]. Je ne sais pas qui a tué le président Habyarimana. Si la justice n’est pas capable de le dire, ce n’est pas moi qui le dirai.

Mais en 2020, des juges français ont considéré que ce n’était pas le FPR…

Je n’ai pas à commenter une décision de justice.

Le 15 février 1994, vous avez reçu à l’ambassade des représentants de Thomson Brandt Armements pour étudier la possibilité de procéder à la vente de munitions et d’armes à l’armée rwandaise. Pourtant, les accords d’Arusha interdisaient « l’approvisionnement en matériel de guerre » au Rwanda. Pourquoi avoir reçu ces émissaires ?

Je les ai reçus parce qu’il est normal que l’ambassadeur de France reçoive des représentants d’une entreprise française. Cela n’a rien d’étonnant. J’en ai aussitôt informé Paris.

Mais ils viennent pour vendre des armes alors que c’est interdit…

Ils viennent de leur propre initiative et non à la demande du gouvernement rwandais ou du gouvernement français. Leur conclusion, après avoir rencontré des militaires rwandais, est que ces derniers n’ont pas d’argent, pas de financement possible. Je leur indique par ailleurs que le jour où les accords d’Arusha seront appliqués, les Forces armées rwandaises seront désarmées et que toute livraison sera placée sous le contrôle des casques bleus. Je vous rappelle qu’il existe aussi une procédure en France qui exige que toute exportation de munition ou de matériel de guerre soit soumise à une autorisation. Celle-ci est délivrée ou rejetée par une commission interministérielle.

Ces représentants viennent sans l’aval des autorités françaises, mais vous êtes le représentant de l’Etat français au Rwanda.

Les émissaires ne m’ont demandé ni mon soutien, ni mon approbation. Ils m’informent simplement. Quant à moi, je n’ai jamais évoqué le sujet avec les autorités rwandaises et n’ai pas cherché à les encourager pour acheter ces munitions.

Dans votre livre, vous émettez plusieurs regrets, comme le fait de ne pas avoir accordé suffisamment d’importance aux conclusions d’une enquête de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) qui annonçait les prémices du génocide, ou ne pas avoir vu le danger que représentait la Radio-Télévision libre des Mille Collines (RTLM), qui diffusait pourtant des messages de haine contre les Tutsi. Comment l’expliquer ?

Dans tous ses échanges diplomatiques, l’ambassade évalue les conséquences catastrophiques que constituerait un échec des accords d’Arusha. Elle est consciente des risques de massacres, du risque de reprise des combats et du fait que le pays pourrait glisser dans le chaos. Ce que je ne vois pas personnellement arriver, c’est le génocide. Je n’ai évidemment aucune explication satisfaisante sur ce point. Mais il y a une sorte d’incapacité intellectuelle à imaginer le génocide, imaginer que les gens autour de moi puissent se livrer à une extermination, à des actes comparables à ceux commis pendant la Shoah. C’est quelque chose qui dépasse ma capacité d’imagination. Il y a une forme de cécité intellectuelle.

Par ailleurs, je ne suis pas alerté par mes interlocuteurs, y compris ceux qui sont Tutsi, sur ce risque-là. Enfin, je rappelle que l’opération « Noroît » [décidée par la France en 1990 pour contrer l’avancée des soldats du FPR, en vertu d’un accord de coopération avec le Rwanda] comptait 300 militaires français et qu’elle est remplacée par 2 500 casques bleus en décembre 1993. Je pense donc, mais évidemment à tort, que la situation sécuritaire est alors quasiment assurée au Rwanda.

Le rapport Muse, écrit par un cabinet d’avocats américains à la demande des dirigeants rwandais, s’intitule « Un génocide prévisible ». Il se nomme ainsi parce qu’il y a des massacres de masse annonciateurs, parce que des médias propagent la haine, parce qu’en janvier 1993 Jean Carbonare, membre de la FIDH, annonce au journal télévisé français qu’un génocide se prépare au Rwanda…

Mais ce cabinet d’avocats arrive vingt-cinq ans après les faits ! Si la radicalisation est visible dans les médias et dans les discours politiques, elle ne se traduit pas encore sur le terrain par une intensification des massacres contre les Tutsi. Je vous rappelle que les premières violences, après l’assassinat du président Habyarimana, sont commises contre les opposants hutu à son régime. Je pense à la première ministre Agathe Uwilingiyimana et aux dix casques bleus belges qui la protégeaient. Le 7 avril au matin, Faustin Twagiramungu, futur premier ministre selon les accords d’Arusha, me téléphone pour me demander de l’aide parce que la garde présidentielle veut l’assassiner. Or, comme la première ministre, c’est un Hutu, un opposant aux extrémistes. Ma première lecture est donc d’abord politique. C’est dans un deuxième temps que la dimension génocidaire se dévoile.

Il a souvent été dit que le 8 avril 1994, le gouvernement génocidaire avait été formé au sein de l’ambassade de France. Vous écrivez que ce n’était pas dans votre bureau. Où a-t-il été constitué ?

Quatre ou cinq ministres, réfugiés à l’ambassade de France, viennent me voir dans mon bureau le matin du 8 avril. Je leur dis trois choses : qu’il faut des institutions permettant d’éviter un vide du pouvoir ; que ces institutions doivent lancer un appel au respect des accords d’Arusha ; que le futur premier ministre doit être Faustin Twagiramungu, la clé de voûte de ces accords. Ils n’ont pas l’air convaincus et semblent même inconscients de la gravité de la situation. Et ensuite, ils partent. Le soir, je reçois un appel, dont j’ignore la provenance mais qui n’est pas donné depuis l’ambassade, m’annonçant qu’il y a eu une réunion entre des ministres et des militaires rwandais et qu’un gouvernement est constitué. Cette réunion n’a pas eu lieu à l’ambassade, ni en ma présence.

Plusieurs membres de ce nouveau gouvernement sont des extrémistes proches de l’idéologie « Hutu power ». Comment réagissez-vous ?

En apparence, la constitution de ce gouvernement respecte les accords d’Arusha, puisque les portefeuilles ministériels sont partagés entre les différents partis politiques et que la répartition est conforme. Mais c’est vrai qu’à l’intérieur de chaque parti, il y a un glissement en faveur de la tendance la plus radicale et que Faustin Twagiramungu en est absent. Je le souligne lorsque je rends compte à Paris et j’insiste sur le fait que le Parti libéral n’est pas représenté puisque son représentant Landoald Ndasingwa, ancien ministre du commerce, a été assassiné dans la journée. Mais je n’avalise pas ce gouvernement. Depuis quand un ambassadeur pourrait-il le faire ?

Par téléphone, mon interlocuteur, le ministre du commerce, m’annonce seulement le nom des membres qui constituent ce gouvernement intérimaire, comme on le fait au général Dallaire [commandant de la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda] ou au représentant spécial du secrétaire général de l’ONU. J’ai le sentiment à ce moment-là, et il est largement partagé par la communauté internationale, qu’il faut essayer en premier lieu d’empêcher la garde présidentielle, en réalité la garde prétorienne d’Habyarimana, rendue folle de rage par la mort du président, de poursuivre les massacres dans Kigali. Ce gouvernement prétend être fidèle aux accords d’Arusha et vouloir mettre fin aux tueries. C’est faux, mais on ne le sait pas encore.

On vous a reproché d’avoir abandonné aux tueurs les employés tutsi de l’ambassade. Que s’est-il passé ?

On ne les a évidemment pas sciemment laissés derrière nous. A l’époque à Kigali, les rues n’ont pas de noms, les maisons pas de numéros. La communauté française avait un plan de sécurité dans lequel on recensait les habitations des Français afin de pouvoir organiser leur évacuation en cas d’urgence. Il est vrai que je n’ai pas eu l’idée, et que je me le reproche encore aujourd’hui, d’ajouter à ce plan les employés rwandais de l’ambassade. Dès l’attentat contre l’avion vers 20 h 30, des barrages ont été dressés sur les routes et ces derniers n’ont pas pu rejoindre l’ambassade, à l’exception toutefois de Pierre Nsanzimana, employé au consulat, que des militaires sont allés chercher chez lui, mais en prenant d’énormes risques.

Dans votre livre, vous écrivez le « drame rwandais », la « tragédie », le « génocide », mais, à l’exception d’une fois, jamais le « génocide des Tutsi ». Pourquoi ?

Il faut être très clair : il n’y a eu qu’un génocide et c’est le génocide des Tutsi, commis par des extrémistes hutu. Je n’adhère absolument pas à la théorie du double génocide laissant penser que les Tutsi se sont livrés à un génocide contre les Hutu. Mais je regrette que, suite à la pression exercée par le FPR sur le Tribunal pénal international pour le Rwanda, ce dernier n’ait pas pu examiner les crimes commis par le FPR. Il y a donc un voile d’incertitudes. Si j’emploie un terme plus général dans mon livre, c’est parce qu’en plus du génocide des Tutsi, il y a eu des assassinats politiques, des Hutu de la tendance modérée notamment.

Vous avez quitté le Rwanda le 12 avril 1994 avant d’y revenir quelques mois plus tard dans le cadre d’une autre mission. Y êtes-vous retourné depuis ?

Non, et je ne l’envisage pas. Il est suffisamment douloureux de vivre avec le souvenir de toute cette époque pour ne pas en rajouter.

Dire l’indicible. Mémoires d’un ambassadeur de France au Rwanda (1993-1994), de Jean-Michel Marlaud, éd. L’Harmattan, 176 pages, 18,50 euros.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024