Fiche du document numéro 30677

Num
30677
Date
Avril 2014
Amj
Auteur
Fichier
Taille
1013565
Pages
13
Urlorg
Titre
Enfants victimes, enfants tueurs. Expériences enfantines (Rwanda, 1994)
Sous titre
Acteurs centraux du génocide tutsi au Rwanda, les enfants représentent à la fois la majorité des victimes et une proportion importante des survivants. Plus encore, leur implication dans l’exercice de la violence physique (comme témoins, complices ou auteurs de viols et de meurtres) témoigne de l’extraordinaire transgression des barrières morales, culturelles, de genre et d’âge. Hélène Dumas dresse un tableau de cette implication, croisant l’approche macro et micro, les sources statistiques et judiciaires, les témoignages et les dessins des enfants. L’auteur nous donne ainsi accès à l’expérience enfantine des massacres, nous en révèle le sens (rupture de la filiation tutsi) et les conséquences (formes de parentalités inédites par les « chefs de ménage » orphelins), enfin propose de repenser les frontières sociales de l’enfance.
Source
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
Comme dans toute logique génocide 1, la présence massive des enfants parmi les victimes
des massacres du printemps 1994 rend compte
de l’intention des tueurs de rompre définitivement la filiation de la communauté vouée à
l’extermination. Cependant, au titre des écarts
de pratiques entre le génocide des Tutsi et les
(1) Le terme génocide étant un néologisme, nous l’employons sous la même forme comme adjectif selon l’usage établi dans l’historiographie de la Shoah par Christian Ingrao
dans Croire et détruire : les intellectuels dans la machine de guerre
SS, Paris, Fayard, 2010.

autres situations figure sans doute la participation des enfants eux-mêmes aux tueries.
Victimes ou acteurs du génocide, les enfants
n’ont guère retenu l’attention des chercheurs
en sciences sociales, à l’exception toutefois de
quelques spécialistes de la psyché. L’essentiel
de la littérature (au demeurant peu abondante)
traitant de cette question a été produite par
des organisations non gouvernementales et
le Fonds des Nations unies pour l’enfance 2.
Ce corpus, constitué immédiatement après le
génocide, permet une évaluation de l’ampleur
de la participation enfantine aux massacres
ou encore d’approcher les processus d’innovation sociale mis en œuvre pour reconstituer des familles sans parents. Il est toutefois
marqué par la mise en œuvre d’un protocole
compassionnel, renvoyant sous une commune
rubrique victimaire les enfants assassinés ou
survivants et les enfants acteurs des massacres.
Les sources judiciaires apportent pour leur
part un éclairage précieux, rendant disponible
une parole sur la participation des enfants aux
massacres à travers les témoignages des tueurs
eux-mêmes ou des survivants.
De manière générale, l’historiographie
consacrée aux expériences combattantes des
enfants s’est déployée depuis quelques années
en proposant une approche élargie dans le
temps et en s’étendant à des aires culturelles

(2) Les archives des services sociaux et pénitentiaires de
l’État rwandais n’ont, à ce jour, pas été dépouillées.

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VINGTIÈME SIÈCLE. REVUE D’HISTOIRE, 122, AVRIL-JUIN 2014, p. 75-86

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Hélène Dumas

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diverses 1. Certaines des interrogations formulées dans ces études se posent de façon identique
pour le cas envisagé ici. Ainsi, la question de la
définition de « l’enfance » se révèle-elle tout
aussi problématique. Plutôt qu’une assignation
de l’âge en fonction de critères figés, il nous
semble qu’il faille demeurer attentif à la plasticité des perceptions, inscrites dans une culture
et une histoire mouvantes. Le génocide luimême bouleverse radicalement les représentations sociales attachées à l’enfance, du côté
des victimes, comme de celui des tueurs. Par
ailleurs, la question doit être envisagée dans la
multiplicité des situations, au-delà des bornes
chronologiques de l’événement et du diptyque
victime/tueur. Ainsi, les enfants nés des viols
systématiques infligés aux femmes tutsi représentent-ils aussi des « enfants du génocide 2 ».
Or, le déficit d’intérêt de la part des sciences
sociales 3 paraît d’autant plus frappant que les
expériences enfantines du génocide au Rwanda
présentent deux singularités notables. D’abord,
d’un point de vue statistique, les enfants représentent à la fois la majorité des victimes et une
proportion importante des survivants. Ils sont,
de ce fait même, des acteurs centraux des massacres et de la situation qui s’ensuit, provoquant
(1) Nous pensons en particulier à Stéphane AudoinRouzeau, La Guerre des enfants : 1914-1918, Paris, Armand
Colin, 1993, 2004 ; au dossier codirigé par Stéphane AudoinRouzeau et Manon Pignot, « Enfances en guerre », Vingtième
Siècle. Revue d’histoire, 89, janvier-mars 2006 ; Manon Pignot
(dir.), L’Enfant soldat, xixe-xxie siècle, Paris, Armand Colin,
2012 ; Jean-Marc Largeaud, « Autour des Maries-Louises »,
et Manon Pignot, « Génération Grande Guerre : expériences
enfantines du premier conflit mondial », Le Télémaque, 42 (2),
2012, p. 42-60 et p. 75-86.
(2) On notera toutefois l’intérêt suscité par cette question
chez les psychologues, comme en témoigne l’article de MarieOdile Godard et Marie-Josée Ukeye, « Enfants du viol : question, silence et transmission », Le Télémaque, 42 (2), 2012,
p. 117-129. Selon les estimations, entre deux mille et cinq
mille enfants seraient nés à la suite des viols commis contre les
femmes tutsi pendant le génocide.
(3) À notre connaissance, une unique étude de sciences
politiques a été consacrée à cette question réalisée par Annick
Kayitesi à l’Université Paris-I sous la direction de Richard
Banégas. Ce travail n’est toutefois plus consultable.

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notamment des politiques publiques particulières sur lesquelles nous reviendrons. Ensuite,
l’implication des enfants dans l’exercice de la
violence physique (ou de son accompagnement
en « seconde ligne ») marque un franchissement de seuil inédit. Leur présence comme
tueurs ou comme spectateurs, et le type d’actes
qu’ils commirent paraissent symptomatiques
de plusieurs dimensions fondamentales de ce
génocide, en particulier l’extraordinaire transgression des barrières morales, culturelles, de
genre, d’âge. C’est pourquoi il ne s’agit nullement ici d’isoler artificiellement les enfants du
reste des tueurs, mais plutôt de voir en quoi ils
révèlent ce qui se joue dans l’événement luimême.
Nous examinerons la spécificité des expériences enfantines pendant le génocide, puis
nous décrirons les modes d’engagement des
enfants dans la violence. Prenant appui sur
une série de dessins, nous verrons de quelle
manière les rescapés témoignent de leur expérience. Enfin, on s’interrogera sur les nouvelles
frontières sociales de l’enfance imposées par le
génocide.
Approcher les expériences
Victimes et orphelins
Paradoxale en apparence, la présence massive
des enfants parmi les victimes et les rescapés du
génocide s’explique par la structure démographique rwandaise, marquée par une pyramide
des âges très élargie à sa base. En 1991, la moitié de la population a quinze ans ou moins, l’âge
moyen ne dépasse pas vingt ans quand l’espérance de vie atteint à peine cinquante ans 4. La
jeunesse démographique se traduit dans les
recensements effectués à la suite du génocide
(4) République rwandaise, Recensement général de la population et de l’habitat au 15 août 1991, Kigali, avril 1994, p. 63 et
267.

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HÉLÈNE DUMAS

en vue d’évaluer le nombre de personnes assassinées : ainsi, d’après les chiffres fournis par les
autorités rwandaises, 54 % des victimes étaient
des enfants de moins de quinze ans 1. Les résultats des quelques enquêtes médico-légales qui
furent menées confirment cette estimation. En
novembre 1994, sur le site entourant l’église
de Ntarama, les légistes examinèrent près de
quatre cents crânes et furent en mesure de
déterminer l’âge et le sexe des victimes : 81 %
étaient des femmes et des enfants de moins de
six ans 2. L’exhumation d’une fosse commune
située aux abords de l’église de Kibuye conduisit les experts à une conclusion identique :
sur près de cinq cents corps, 66 % étaient des
femmes et des enfants de moins de quinze ans 3.
À l’issue du génocide, on compte environ trois
cent mille survivants : 40 % sont des orphelins 4. Il ne s’agit ici que d’une estimation qui

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(1) République du Rwanda, Ministère de l’administration locale, du développement communautaire et des affaires
sociales (MINALOC), Recensement des victimes du génocide
d’avril : rapport final, Kigali, avril 2004, p. 24.
(2) Ministère de la Justice, Jose Maria Abenza Rojo et
Emilio Perez Pujol, Mision en Ruanda : informe medico-forense,
Madrid, 22 novembre 1994, p. 8 et 26 (il s’agit d’une version
en français, le titre original a été conservé).
(3) Physicians for Human Rights, Recherches effectuées sur le
site de l’église catholique de Kibuye (Rwanda), informations compilées par William Haglund, anthropologue légal, et Robert
H. Kirshner, pathologiste, vol. 1, Boston, 24 février 1997, p. 40
(version en français). Il s’agit du rapport d’expertise médicolégale rédigé à la demande du Bureau du procureur du Tribunal
pénal international pour le Rwanda et présenté comme pièce à
conviction dans le procès de Clément Kayishema, ancien préfet de Kibuye.
(4) Ce pourcentage résulte d’une estimation fondée sur le
chiffre total de rescapés recensés lors d’une enquête menée
par le gouvernement rwandais en 2007 (publiée en 2008), et
le nombre de « mineurs non accompagnés en conséquence du
génocide », enregistrés auprès du Comité international de la
Croix-Rouge (CICR) en 1996. À cette date, le gouvernement
rwandais estimait cependant leur effectif à plus de quatre cent
mille, sans toutefois préciser s’il s’agissait d’enfants orphelins
du génocide. Voir Human Rights Watch, Rwanda. Des plaies
qui ne se referment toujours pas. Les conséquences du génocide et de
la guerre sur les enfants rwandais, Kigali/New York, mars 2003.
De tels écarts s’expliquent sans doute par la présence d’autres
types d’orphelins dont les parents sont morts du sida (dont la
prévalence est alors très élevée et représente la troisième cause
de décès dans les années 1990) ou partis sur les chemins de

donne toutefois la mesure de la représentation
massive des enfants comme population à la fois
victime et survivante.
Cette singularité statistique de la situation rwandaise a donné naissance à une forme
radicalement nouvelle de parentalité, assumée par des « enfants chefs de ménage ». Les
familles d’orphelins constituent une innovation sociale dont il semble qu’elle ait pour origine la volonté des enfants eux-mêmes. En
1998, selon une enquête de l’Unicef, soixantecinq mille familles, représentant au total trois
cent mille enfants étaient placées sous la responsabilité d’un enfant plus âgé 5. Comme le
soulignent deux psychologues ayant mené
leurs enquêtes auprès de ces orphelins, « rien
ne pouvait être institué, prévu, comme forme
d’organisation familiale pour ces enfants qui en
viennent à vivre seuls dans des ménages sans
parents et sans adultes, avec à leur tête un autre
enfant un peu plus grand, un aîné, sans qu’il n’y
ait forcément entre eux de liens de parenté 6 ».
Cette nouvelle structure de parentalité est progressivement reconnue socialement et politiquement, puisque ces familles vont bénéficier
d’un appui spécifique de l’État rwandais, en
particulier en matière de logement. Ainsi, plusieurs quartiers de Kigali accueillent-ils à la fin
des années 1990 des « villages d’orphelins ».
Ces derniers regroupent les familles d’enfants
qui s’organisent ensuite en petites associations
d’entraide. À Kimironko (Kigali) une centaine d’orphelins se sont par exemple unis en
l’exil. Nous avons privilégié le chiffre du CICR dans la mesure
où il concerne les orphelins du génocide.
(5) World Vision/Unicef, Qualitative Needs Assessment of
Child-Headed Households in Rwanda, Kigali, 1998, p. 3, cité dans
Human Rights Watch, op. cit., p. 52.
(6) Sur cette question des familles d’orphelins, nous ne pouvons que conseiller la lecture de l’article de Claudine Uwera
Kanyamanza et Jean-Luc Brackelaire, « Ménages d’enfants
sans parents au Rwanda », Cahiers de psychologie clinique, 37,
2001, p. 9-46, p. 13. On lira également avec intérêt le témoignage de Berthe Kayitesi, Demain, ma vie : enfants, chefs de
ménage dans le Rwanda d’après, Paris, Laurence Teper, 2009.

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ENFANTS VICTIMES, ENFANTS TUEURS

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une « famille » élargie avec la création d’une
structure associative appelée Duhumurizanye
(Consolons-nous) qui leur permet de nouer
des amitiés fortes, de recueillir des dons et de
se réunir pour la période de commémoration
du génocide en avril. La vie à l’intérieur de ces
« villages » relève de l’organisation propre des
orphelins, parfaitement informés de la multiplicité des situations socio-économiques de
chaque foyer, souvent très difficiles, et qu’ils
tentent d’améliorer en faisant appel à la solidarité nationale ou internationale 1.
Si la création de ces foyers semble résulter
du choix des enfants, elle est également le fruit
d’une politique du gouvernement qui décide
de démanteler progressivement les structures d’accueil administrées par les organisations non gouvernementales à partir de la fin
des années 1990 et ferme le pays à l’adoption
internationale. Il s’agit alors d’encourager la
prise en charge de ces orphelins par la famille
élargie ou par des familles rwandaises, pratique
courante avant l’implantation d’orphelinats
par l’Église catholique dans la première moitié
du 20e siècle 2. S’il n’est pas rare de rencontrer
au Rwanda, et cela aussi bien dans des foyers
modestes que mieux nantis, des adultes ayant
accueilli plusieurs orphelins après le génocide,
tous ces enfants ne purent ainsi être adoptés. D’autres, en conflit avec leurs nouveaux
parents préférèrent quitter le foyer pour vivre
seuls et se regrouper avec d’autres orphelins.
Les plus âgés prennent alors la responsabilité de s’occuper des plus jeunes sans qu’il y ait
toujours de liens familiaux entre eux. Réalité

sociale inédite née des massacres et qui s’apparente à « une tentative singulière, d’arriver à
créer un nouveau groupe familial et d’y vivre,
en remobilisant la structure sous-jacente de la
famille, un essai donc, non sans désespoir, de
recréer une espèce de foyer que nous dirons
simultanément personnel et social, un lieu où
vivre, ou plutôt à partir duquel survivre, sur
les cendres de celui pourtant perdu, déréalisé, anéanti dans le génocide et son cortège de
ravages 3 ».
Malgré les difficultés matérielles et psychiques que l’on imagine, ces ménages d’orphelins représentent un cadre protecteur
pour des enfants en proie à tous les dangers
d’une anomie sociale marquant le Rwanda
de l’« après-coup ». Relativement épargnés
par les périls d’une vie d’enfants des rues par
leur inclusion dans ces familles, en particulier de la prostitution pour les jeunes filles,
les orphelins construisent un modèle familial
inscrit dans la loyauté à leur héritage parental anéanti. Mus par une représentation idéalisée de leurs parents disparus, ils développent
un ethos familial fondé sur une volonté d’exemplarité, comme en témoignent les extraits suivants, issus de récits de vie recueillis par une
thérapeute rwandaise :

(1) Nous avons travaillé avec cette association d’orphelins
« chefs de ménage » entre 2006 et 2008. En 2007, une collecte
de dons auprès de Rwandais a permis d’apporter l’électricité
dans les maisons de l’association Duhumurizanye.
(2) Claudine Uwera Kanyamanza et Jean-Luc Brackelaire,
op. cit., p. 14, n. 2. Cette politique se poursuit actuellement
puisque le gouvernement rwandais a annoncé en 2012 son
intention de fermer l’ensemble des orphelinats et d’encourager
l’adoption par des familles rwandaises. Voir Olivier Kabalisa, « Il
n’y aura plus d’orphelinats d’ici 2014 », Igihe.com, 30 mai 2012.

S’il est inenvisageable pour les « chefs de
ménage » de se substituer aux parents absents,

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« Ils me donnaient des conseils… [silence]… mon
papa me disait toujours, vas-y mon fils, il faudra
que tu sois un homme. Il me le disait pour m’encourager et me féliciter souvent. Il ne faut pas
être un chien […] Hein… je pense qu’il faut chercher à devenir quelqu’un, un homme, comme le
disait mon père 4. »

(3) Claudine Uwera Kanyamanza et Jean-Luc Brackelaire,
op. cit., p. 16.
(4) Ibid., p. 31. Il s’agit d’un enfant unique survivant de sa
famille qui prend en charge cinq enfants sans lien de parentalité une dizaine d’années après le génocide.

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HÉLÈNE DUMAS

ils en assument de fait les responsabilités. En
voici un exemple :
« Pour moi, être enfant chef de ménage, c’est être
orphelin très jeune, en plus de cela sans aucune
personne pour s’occuper de toi, et pire encore
tu vis dans de très mauvaises conditions. C’est
grandir prématurément [n’ugukura imbura igihe]
en te préoccupant des problèmes du ménage, des
autres enfants, et comme enfant qui est pris en
charge aussi, tu te poses toujours la question sur
ton lendemain. [silence] De telles idées sont pour
les adultes. Si nous avions des parents… [long
silence]… on ne penserait pas comme ça 1. »

Pour les plus jeunes, ceux pour lesquels le
fil de l’ascendance a été rompu très tôt, alors
qu’ils n’étaient encore que des nourrissons, le
« chef de ménage » se confond avec les figures
parentales. Il s’agit alors de replacer leur filiation dans l’héritage tragique du génocide pour
rétablir la vérité sur leur histoire familiale 2.
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Enfants tueurs
Parallèlement à la présence massive des enfants
parmi les effectifs des victimes et des rescapés,
un second phénomène mérite d’attirer l’attention des sciences sociales. Les massacres
du printemps 1994 ont en effet été marqués
par la participation sans précédent d’enfants à
leur exécution 3. Marginale sur le plan statistique, tout comme celle des femmes, elle n’a
pas retenu l’intérêt des études les plus récentes
consacrées au génocide. En effet, conduites
à partir d’une démarche quantitative, cellesci excluent d’emblée des modes d’implication dans les tueries jugées négligeables 4. Il
(1) Ibid., p. 25.
(2) Ibid., p. 28.
(3) Phénomène inédit souligné par Jacques Sémelin, Purifier
et détruire : usages politiques des massacres et génocide, Paris, Seuil,
collection 2005, « Points Essais », 2012, p. 439-440.
(4) On trouve un exemple de cette approche quantitative
dans l’enquête menée auprès de tueurs par le politiste Scott

nous semble au contraire que l’engagement
des enfants dans la violence du génocide renvoie à une caractéristique centrale de celui-ci.
Il est l’indice de la mobilisation de toutes les
franges de la société dans les tueries, participant de la transgression de toutes les barrières
de l’âge, du genre, comme du magistère religieux et moral.
Tentons là aussi d’évaluer l’ampleur de cette
participation enfantine aux massacres. La première saisie passe par le biais des statistiques
pénitentiaires. Les seuls chiffres dont nous
disposons concernent le nombre de mineurs
incarcérés à la fin des années 1990. Il faut donc
les considérer avec prudence : non seulement
ils ne préjugent pas de l’effectif réel dans la
mesure où ces jeunes n’avaient pas été jugés,
mais ils ne rendent pas compte de modes de
participation à la violence n’ayant pas fait l’objet de poursuite et de sanction pénales 5. Une
approche plus fine pourrait être envisagée sur
la base du dépouillement des archives produites
par les procès gacaca, projet dont l’ampleur
dépasse de loin de cadre de cette contribution 6.
Ces précautions posées, osons néanmoins une
estimation. En 1999, au moment où la population carcérale atteint son chiffre le plus
élevé (cent vingt mille personnes), cinq mille
enfants se trouvent en prison : ces derniers en

Straus, The Order of Genocide : War, Power and Race in Rwanda,
Ithaca, Cornell University Press, 2006.
(5) Ainsi l’accompagnement des groupes de tueurs par les
enfants et les dénonciations n’ont-ils pas fait l’objet de poursuites systématiques. Les tribunaux gacaca, mis en place à partir de la loi du 26 janvier 2001, ont instruit et jugé l’ensemble
du contentieux lié au génocide jusqu’à la date de leur clôture
officielle le 18 juin 2012. Composés de juges élus au sein de la
population, ces tribunaux ont exercé une justice de proximité,
au plus près des lieux et des acteurs des massacres. Près de deux
millions de dossiers ont été examinés par la dizaine de milliers
de gacaca à travers tout le pays.
(6) Rappelons que près de deux millions de procès gacaca
se sont déroulés au Rwanda entre 2006 et 2012. Plus de
trente mille cartons d’archives renferment aujourd’hui à
Kigali la documentation rassemblée et produite par ces juridictions.

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ENFANTS VICTIMES, ENFANTS TUEURS

HÉLÈNE DUMAS

(1) Human Rights Watch, op. cit., p. 20.
(2) Dans la loi réprimant le crime de génocide du 30 août
1996 comme dans les différentes lois régissant le processus
gacaca (2001, 2004 et 2007), les mineurs font l’objet de dispositions pénales spécifiques. Voir Service national des juridictions gacaca (SNJG), Rapport final, Kigali, juin 2012. Le génocide n’a pas donné lieu à un abaissement de la majorité pénale,
celle-ci étant fixée à quatorze ans dans le Code pénal de 1977.
(3) Chiffre cité par un journaliste britannique, David Orr,
« Children of the Machete », The Independant, 23 août 1995.
Dans son rapport, Human Rights Watch indique le pourcentage de 35 % (op. cit., p. 9). Il s’agit de chiffres issus d’une
enquête conduite par l’Unicef en 1995 auprès de trois mille
enfants survivants du génocide.
(4) Save the Children (États-Unis), Children, Genocide and
Justice : Rwandan Perspectives on Culpability and Punishment

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Expériences enfantines de la violence
extrême
Les enfants comme acteurs et instruments
de cruauté
On l’a dit, tout le spectre des modes de participation des enfants au génocide n’a pas été saisi
par le processus judiciaire. Néanmoins, c’est
par le prisme des procès gacaca qu’il est possible d’appréhender un phénomène récurrent :
l’intégration des enfants aux groupes de tueurs,
les ibitero. Ainsi Issa Bagirinka, jeune garçon
mineur en avril 1994, raconte-t-il la manière
dont il fut réveillé à son domicile :
« C’était la nuit, et je dormais chez moi et alors
Kayiranga [le potentat local de la Coalition pour
la défense de la République, un parti extrémiste]
est arrivé. Il a dit que les Inyenzi [terme péjoratif désignant ici les soldats du Front patriotique
rwandais] avaient attaqué. Alors mon père a dit
aux attaquants : “Pourquoi voulez-vous partir
avec ce jeune homme qui n’a pas de carte d’identité 5 ? Il risque de se faire attraper.” C’est alors
que mon père m’a donné sa carte d’identité et sa
veste pour partir. L’igitero a continué sa route en
réveillant tout le monde sur son chemin 6. »

Nanti de la protection de son père, Issa intègre
le groupe responsable, cette nuit-là, de l’assassinat d’une femme avec son enfant et d’un vieil
homme.
Lors d’une autre audience à Kibuye, JeanPaul Ndayisaba a raconté à l’assemblée gacaca
ses tentatives désespérées pour épargner la vie
d’un enfant qu’il cachait chez lui. Peu avant son
exécution, la jeune victime ôte ses chaussures
et les offre à son camarade de classe, présent

for Children Convicted of Crimes Associated with Genocide, s. l.,
1996, p. 9.
(5) Mineur, il ne dispose pas de carte d’identité indiquant à
l’époque l’ethnie de son détenteur.
(6) Aveu d’Issa Bagirinka lors de son procès devant la juridiction gacaca du secteur Kanyinya, 8 novembre 2007.

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représentent donc 4 % 1 , la plupart sont des
garçons. Plusieurs centaines d’entre eux, trop
jeunes pour être poursuivis pénalement, bénéficient d’une mesure de libération en 2001. Ils
ne sont donc pas jugés. Seuls les mineurs entre
quatorze et dix-huit ans feront l’objet de poursuites et de jugements, bénéficiant d’un régime
spécial, plus clément 2.
Délicats à manier, ces chiffres permettent
toutefois de cerner l’ampleur de la participation criminelle enfantine. D’autres indicateurs,
tirés d’une enquête menée par l’Unicef en
1995 auprès de trois mille enfants survivants du
génocide apportent un éclairage supplémentaire sur le phénomène : entre 35 % et 56 %
des enfants interrogés ont vu d’autres enfants
prendre part aux massacres 3. Les enfants ne
furent donc guère exclus de l’exercice de la violence, ni, du reste, de la vision de celle-ci. Il
semble qu’ils furent mobilisés au sein de leurs
propres familles, sans faire l’objet d’un ciblage
particulier de la part des formations partisanes
ou miliciennes. Demeure cependant la question de la nature de leur participation. Celle-ci
a-t-elle revêtu des modalités particulières ? Si
l’on en croit les résultats d’une étude menée
par l’organisation non gouvernementale Save
the Children en 1995, il semble qu’ils aient pris
part à toute la gamme des pratiques de la mise
à mort et de la cruauté 4.

ENFANTS VICTIMES, ENFANTS TUEURS

(1) Témoignage de Jean-Paul Ndayisaba au procès de Jean
Uvuzino devant la juridiction gacaca de Bwishyura, 12 octobre
2006.
(2) Il s’agit de l’enquête menée par l’Unicef en 1995 et citée
dans Human Rights Watch, op. cit., p. 9.

Mais cette dernière lui asséna le premier coup
de machette 3. De même, devant la juridiction
de Kagarama, à Kigali, une mère en deuil dont
l’époux et les six enfants avaient péri pendant le
génocide rappela que l’un de ses plus jeunes fils
avait été tué par un autre enfant du voisinage
sous les exhortations de « sa mère [qui] était
Interahamwe [milicien] 4 ». Un dernier témoignage recueilli auprès d’un jeune rescapé vient
rendre compte de l’exécution des massacres au
sein des sociétés enfantines :
« Avant les massacres, nous avions l’habitude de
jouer avec les enfants hutu de notre entourage.
Ils étaient nos amis. Mais ils ont changé. Après,
ils couraient derrière les autres enfants avec des
machettes et des pierres. J’ai vu deux garçons qui
étaient nos amis tuer d’autres enfants 5. »

Agents directs des tueries, les enfants se
muèrent aussi en instruments assurant l’efficacité de l’extermination à l’échelle des collines. De nouveau, leurs victimes se recrutent
parmi les plus jeunes. Pariant sur la relation
de confiance enfantine, les tueurs de la colline
de Nyarurama (Shyorongi) envoient ainsi un
garçon âgé de seize ans chercher deux « petits
enfants » (utwana 6) jusqu’alors cachés dans le
voisinage pour les amener au lieu de leur exécution, une latrine profonde. Les adultes lui
recommandent alors de les prendre « sans
les faire pleurer », avec douceur, en prétendant qu’il les mène vers leur mère 7. Ce qui est
(3) Témoignage d’une femme au procès d’Aminadabo
devant la juridiction de Kanyinya, 8 novembre 2007.
(4) Témoignage de Chantal Mukamugisha devant la juridiction de Kagarama, 3 novembre 2007.
(5) Témoignage recueilli par le journaliste britannique
David Orr, op. cit.
(6) Il s’agit du terme en kinyarwanda employé par l’adolescent dans son récit qui vise à souligner le très jeune âge
des victimes. « Utwana » est en effet le diminutif du mot
« umwana » qui signifie « enfant ».
(7) Ces quelques lignes reposent sur le témoignage du jeune
homme en question qui a avoué cette scène devant la juridiction gacaca de Kanyinya, le 5 octobre 2006.

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dans la foule de tueurs et qui assiste donc au
meurtre 1.
Les enfants ne sont pas exclus du déploiement de la violence. Mobilisés pour « combattre » contre les Tutsi dans le premier cas,
ils sont spectateurs des mises à mort dans le
second. Cette présence enfantine dans les ibitero est symptomatique de la radicalité des tueries. En outre, celles-ci étaient devenues si
banales qu’il n’était plus impératif d’en écarter ceux que le jeune âge aurait pourtant dû
tenir éloignés d’un tel spectacle. Peut-être
est-ce précisément cette dimension spectaculaire des massacres qui permet aussi de rendre
compte de l’intégration des enfants aux cortèges macabres.
Membres des ibitero, les enfants participèrent directement aux meurtres. Il semble
qu’ils aient commis des assassinats « à leur
mesure », au sein de leur classe d’âge et contre
leurs compagnons de classe ou de jeux. Un
chiffre établi par une enquête citée plus haut
témoigne de ce phénomène : 47 % des enfants
interrogés ont déclaré avoir vu des enfants tuer
d’autres enfants 2. La réversibilité radicale des
liens sociaux et affectifs qui marque le génocide des Tutsi trouve une multiplicité de traductions au sein des micro-sociétés que représentent la famille, les communautés religieuses
et, ici, celles des camaraderies enfantines.
C’est du moins ce que suggère toute une série
de cas, exposés de nouveau au cours des procès. Dans l’ancienne commune de Shyorongi,
une femme a raconté les circonstances de l’assassinat d’un écolier, suppliant sa camarade
de classe de se prononcer en sa faveur afin de
le sauver de la bande de tueurs qui le cernait.

HÉLÈNE DUMAS

« Oui, les viols avaient lieu en public. Par
exemple, moi j’ai été violée devant un groupe de
personnes, en présence d’enfants. […] Et même
parmi les gens qui nous violaient, il y avait des
jeunes, plus jeunes que nous, nous qui étions
des mères. Essayez d’imaginer des mères violées par des jeunes, des plus jeunes que la femme
elle-même, par des bandits. Quand je pense à la
guerre, elle vient revivre en moi 3. »

(1) Nous empruntons cette expression à Véronique
Nahoum-Grappe, « L’usage politique de la cruauté : l’épuration ethnique (ex-Yougoslavie, 1991-1995) », in Françoise
Héritier, De la violence, Paris, Odile Jacob, 1996, 2005, t. I,
p. 273-324.
(2) Les témoignages recueillis par l’organisation non gouvernementale African Rights sont à ce titre particulièrement
révélateurs de l’inscription du viol dans une volonté de dégradation. Voir African Rights, Rwanda : Death, Despair and
Defiance, Londres, 1994, 1995, p. 754-755.
(3) Déposition du témoin JJ au procès Akayesu, transcription de l’audience du 23 octobre 1997, p. 109 (traduit de l’anglais par nos soins).

82

Une juge inyangamugayo 4 compte ainsi
parmi les procès les plus marquants de son
exercice celui d’un jeune homme de quatorze
ans dont elle raconte l’audience de la manière
suivante :
« Pour les procès en tant qu’inyangamugayo, je
ne peux pas oublier les procès de viol. Celui d’un
certain jeune homme qui a violé une femme alors
qu’il était mineur. Elle garde les séquelles du
viol car ils se l’échangeaient avec les militaires ;
elle a eu le sida et n’a jamais pu avoir d’enfant.
Le jeune garçon nous a raconté comment il la
violait chaque jour et lui amenait de la nourriture. Cette femme a même pu témoigner au
procès 5. »

En l’absence de chiffre disponible de la part
du Service national des juridictions gacaca, il
est pour l’heure impossible de mesurer l’ampleur de ce type de pratiques. Elles s’intègrent
cependant aux logiques de transgression sociale
et culturelle observables de manière générale
pendant le génocide.
La mobilisation des enfants dans la violence ne prit pas fin avec l’arrêt des massacres
en juillet 1994. Dans les camps de réfugiés du
Zaïre où s’entassaient deux millions de Hutu
en fuite, pris en otage par les cadres nationaux
et locaux du génocide, des foules d’enfants
entonnaient des chants de guerre devant les
caméras occidentales. Car les camps n’étaient
qu’une retraite stratégique pour les militaires
et les miliciens, lesquels préparaient leur retour
au Rwanda par les armes. Sous le regard satisfait d’un instituteur, les enfants chantaient
Tuzataha (Nous rentrerons chez nous), quand

(4) Il s’agit du nom des juges gacaca, désignant une personne
intègre.
(5) Entretien avec une juge inyangamugayo (« intègre »), mai
2010. Nous ne livrons pas son identité dans la mesure où les
questions liées aux violences sexuelles tombent sous le sceau
de la confidentialité.

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dit des « instructions » reçues afin d’éviter la
panique des victimes témoigne de la manière
dont les enfants ont été mobilisés dans des
stratégies élaborées pour accroître l’efficacité
meurtrière.
Une autre dimension de la participation
enfantine au génocide nous semble ne pas
devoir être occultée : elle concerne les violences sexuelles. Ici, c’est bien dans le cadre
d’un « programme de cruauté 1 » que ces derniers furent encouragés à violer des femmes
souvent plus âgées qui, précisément, auraient
pu être leur mère. Le caractère hautement
transgressif (avec une connotation incestueuse
particulièrement nette) de telles pratiques les
inscrit bien dans le champ de la cruauté et
rejoint d’autres types de dégradations infligées
aux femmes tutsi, lorsque ces dernières sont
soumises au viol de vagabonds ou d’hommes
d’aspect répugnant 2. Cette dimension incestueuse est parfaitement perçue par les victimes comme l’illustre le témoignage de cette
rescapée :

d’autres exhibaient leur unique jouet : un fusil
en bois 1.
« Paroles » enfantines

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S’intéresser aux modalités spécifiques de tueries des enfants, en particulier à l’échelle des
voisinages, met en lumière le retournement
meurtrier du savoir social détenu par les tueurs.
C’est sur la base de la connaissance « génélogique » des voisins/tueurs que les enfants sont
inscrits dans leur ascendance tutsi, les vouant
ainsi à la mort. Parallèlement, la question du
massacre des enfants révèle les stratégies de survie déployées par leurs parents qui les confient
souvent à leurs voisins les plus proches, ceuxlà mêmes qui, souvent, les livrèrent aux assassins. La réversibilité brutale des liens sociaux
et amicaux permet donc d’approcher l’examen
de la place des enfants pendant le génocide. Là
encore, la question est loin d’être anecdotique.
Elle éclaire en outre avec force la radicalité de
l’entreprise d’extermination dont le principe
est intériorisé aux échelles les plus locales.
Les dessins des enfants survivants forment
un riche corpus frayant une voie d’accès à ce
qu’a pu représenter pour ces derniers l’expérience du génocide. En 1995, les résultats de
l’enquête conduite par l’Unicef fournissent
un premier cliché de la violence à laquelle ils
furent confrontés : 80 % d’entre eux déplorent
au moins un décès dans leur famille ; 70 % ont
été témoins de meurtre ou d’atteinte physique
grave ; 88 % ont vu des cadavres ou des morceaux de corps ; 31 % ont assisté à des viols
ou à des agressions sexuelles ; 90 % ont pensé
qu’ils allaient mourir 2. La violence de ces
(1) Il s’agit d’extraits de reportages collectés par les soins du
Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), référencées KV0043 (35’15 : on voit les enfants avec les fusils de bois)
et KV00-0069 (8’09 : les enfants entonnent Tuzataha devant
leur instituteur).
(2) Enquête de l’Unicef citée dans Human Rights Watch,
op. cit., p. 9.

chiffres trouve une expression tout aussi brutale dans les dessins 3. Face au mutisme des
enfants, souvent incapables de traduire en mots
le récit de leur expérience, les thérapeutes les
ont alors encouragés à dessiner 4. Source précieuse pour l’historien, ces dessins mettent en
scène les massacres auxquels ils assistèrent. Ils
racontent d’abord la mort des leurs. Ainsi un
garçon de onze ans représente-t-il l’assassinat
de sa mère à coup de gourdin clouté, quand un
autre âgé de dix ans dessine avec le même réalisme le meurtre de son jeune frère, tué d’une
rafale d’AK47 5. Aucune légende n’est nécessaire pour identifier le type de fusil reproduit
ici tant les dessins sont marqués par la minutie
descriptive appliquée aux portraits des tueurs
et de leurs armes. Ces derniers sont représentés avec démesure, sorte de géants très humains
cependant, affublés de tous les traits de la personnalité : visages, uniformes, bras, jambes et
pieds. Les victimes en revanche sont minuscules (parfois placées aux limites de la page),
sans bouche, les yeux exagérément écarquillés, les membres absents. On est frappé également par le souci du détail animant les enfants
lorsqu’ils dessinent les armes, véritables appendices du corps des tueurs 6. Se dévoile par ce
biais toute la variété de l’arsenal mobilisé. Ainsi
un dessin reproduit-il deux scènes de massacre
et, tout à côté, une sorte de glossaire d’armes :
une épée (inkota), une serpette (umuhoro)
et une balle (agasasu) 7. Le soin apporté à la
(3) Une trentaine de dessins réalisés par des enfants survivants ont été publiés dans Serge Baqué, Dessins et destins d’enfants : jours après nuit, Paris, Éd. Hommes et Perspectives,
2000 ; Wiljo Woodi Oosterom (dir.), Inyenyeri z’u Rwanda,
Abana barandika bakanashushanya ibyababayeho mu gihe cy’itsembabwoko ryo muri 1994, Kigali, 2000.
(4) Serge Baqué, op. cit., p. 49-53.
(5) Ibid., p. 79-80.
(6) Comme le remarque très justement Serge Baqué (ibid.,
p. 77). À ce titre, ces dessins correspondent parfaitement aux
descriptions des foules hurlantes et hérissées d’armes fournies
par les survivants dans les procès gacaca.
(7) L’enfant lui-même a pris soin de « légender » son dessin.
Voir Wiljo Woodi Oosterom (dir.), op. cit., p. 36.

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ENFANTS VICTIMES, ENFANTS TUEURS

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représentation des armes, avec leur taille disproportionnée, témoigne de la stupeur et du
désarroi ressentis, du sentiment d’impuissance redoublé par les postures de supplications des victimes, dessinées à genoux, les
mains levées, adressant à la figure colossale du
tueur une ultime prière. De telles scènes traduisent l’incompréhension des enfants face à
un geste dont ils ne perçoivent pas la rationalité. Nombreux sont les témoignages rapportant les propos d’enfants qui demandent pardon d’« être Tutsi » et promettent de ne plus
commettre cette « erreur ». Dans leur économie psychique, la violence de la « punition »
qu’ils s’apprêtent à recevoir sanctionne une
« faute » : ils ne comprennent pas qu’elle ne
leur sera jamais pardonnée 1. Ainsi un enfant
représente-il un dialogue entre un tueur et
sa victime. Cette dernière, agenouillée, lui
adresse la supplique suivante : « Pour que la
grâce de Dieu soit avec toi [wakagira imana, aie
pitié de moi vraiment » ; l’homme, brandissant
une arme tranchante réplique : « Non, je ne te
pardonnerai pas. Tais-toi maintenant ! » 2 La
parole dessinée des enfants est explicite, elle
traduit la violence des tueries dans sa brutale
transparence.
Quelle(s) enfance(s) ?
Pour finir, nous souhaiterions interroger la
catégorie d’« enfant », mobilisée depuis le
début de cette contribution sans qu’elle ait fait
l’objet d’une explicitation. De quels enfants
(1) Les exemples pourraient être multipliés. Dans son
témoignage, l’adolescent mentionné plus haut raconte de
quelle manière les enfants qu’il avait été envoyé chercher
commencèrent à être moqués et battus par les tueurs, ces derniers demandèrent « pardon » et dirent qu’ils ne « seraient
plus jamais Tutsi ». Témoignage d’Étienne Seminega devant
la juridiction gacaca de Kanyinya, 5 octobre 2006.
(2) Ibid., p. 65. Sur la même page, l’enfant a dessiné un militaire armé d’une mitrailleuse et des corps gisants autour de lui.
Il fait dire à ce dernier : « Voici des Tutsi, nous les avons exterminés. Ils sont finis. »

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parlons-nous ? La question traverse les études
consacrées à l’enfance combattante, tentant
de souligner le « caractère inadapté, voire
impropre, de la catégorie “enfant-soldat”
pour désigner un groupe d’acteurs plus complexe 3 ». Parce que ces « enfants » sont en réalité des adolescents, des « juvéniles » (underage), le terme d’« ado-combattants » semble
plus approprié. Au-delà des problèmes posés
par le statut socio-culturel de l’adolescence,
loin d’être universel, « la question du passage entre enfance et âge adulte demeure ici
essentielle », comme le soulignent à juste titre
Manon Pignot et Laure Wolmark 4.
Au Rwanda, la majorité des enfants impliqués dans les massacres (du moins ceux qui
firent l’objet de poursuites judiciaires) étaient
âgés de quatorze ans ou plus, et furent, de ce
fait, considérés comme majeurs sur le plan
pénal. Ils ne furent toutefois pas jugés comme
des adultes, un régime spécial leur ayant été
appliqué. Du point de vue de la loi, ces jeunes
se sont trouvés assignés dans un statut intermédiaire. Pénalement majeurs, ils ont été
jugés responsables de leurs actes sans pour
autant que leur manque de discernement et la
contrainte exercée par les adultes soient complètement ignorés.
Mais les catégories juridiques ne recouvrent
pas les représentations sociales. Les jeunes
engagés dans la violence génocide se voient
exclus de la société enfantine : ils sont considérés comme des adultes. En 1995, l’organisation non gouvernementale Save the Children,
associée à trois autres organisations rwandaises, mène une enquête auprès de la population afin de recueillir les opinions sur les
modalités de poursuites pénales et les peines
applicables aux mineurs reconnus coupables

(3) Manon Pignot (dir.), op. cit., p. 9.
(4) Ibid., p. 12.

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HÉLÈNE DUMAS

ENFANTS VICTIMES, ENFANTS TUEURS

(1) Save the Children (États-Unis), op. cit.
(2) Aucun mineur n’a cependant été condamné à la peine de
mort qui fut abolie en 2007.
(3) Claudine Uwera Kanyamanza et Jean-Luc Brackelaire,
op. cit., p. 18.
(4) Créé en 1998, ce fonds est alimenté par le budget national à hauteur de 5 % du PIB.

d’entendre ces survivants décliner leur âge
à partir de cette date séminale, comme s’ils
étaient nés pendant le génocide. Ainsi, pour
Édith, « tout va commencer avec la disparition de [ses] parents », à dix ans, avec la mort
de sa mère, tuée sous ses yeux 5. Du côté des
adultes, la mort fige pour toujours leurs enfants
dans leur jeune âge. En octobre 2006, devant
la gacaca de Kagarama, Chantal Mukamugisha
poursuit la quête du corps de son fils aîné,
assassiné à vingt et un ans. Et alors qu’il existe
en kinyarwanda une large gamme sémantique
désignant les différentes classes d’âge elle le
désigne sous le terme « umwana wanjye » (mon
enfant) 6.
Cette traversée des expériences enfantines
pendant le génocide des Tutsi pourrait se
prolonger par une étude des lieux de l’enfance atteints par les massacres : écoles,
maternités et orphelinats représentent autant
d’épicentres des tueries. Tout comme elle
devrait amener à questionner quelques-unes
des dimensions les plus troublantes de l’événement, en particulier le rôle de la famille
dans la dynamique de mobilisation meurtrière : pères et fils, mères et filles constituent parfois le premier noyau des expéditions sanglantes. L’autorité de la figure
paternelle relaie ici, dans l’intimité du cercle
familial, l’ordre d’extermination des Tutsi.
Sans doute ces multiples voies de transmissions des injonctions meurtrières, jusqu’aux
échelles les plus réduites, permettraient-elles
de rendre compte de la mobilisation populaire dans les massacres. La radicalité du
génocide se lit aussi à travers le sort réservé
aux enfants au cours de l’événement luimême, puis dans l’« après-coup » qui donne

(5) Ibid., p. 21.
(6) Témoignage de Chantal Mukamugisha devant la juridiction gacaca de Kagarama, 11 novembre 2007.

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d’avoir pris part aux massacres 1. Pour la majorité des personnes interrogées, la « maturité sociale », c’est-à-dire la capacité à assumer certaines responsabilités au sein du foyer
et de formuler ses propres jugements, importe
plus que les définitions légales. La totalité des
enquêtés estiment que les « enfants » ont participé aux atrocités de leur propre chef et qu’ils
devraient, de ce fait, être condamnés à la peine
de mort, comme leurs aînés 2. Cette hypermaturité socialement attribuée aux jeunes tueurs
est circonscrite au seul génocide, les personnes interrogées s’accordant sur un indispensable aménagement pénal pour les mineurs
dans des conditions ordinaires. C’est donc
bien la spécificité de la violence génocide qui
marque le passage de l’enfance à l’âge adulte.
L’événement redéfinit les frontières sociales de
l’enfance.
Si les enfants tueurs sont renvoyés du côté
des adultes, les victimes, au contraire, semblent
comme figées dans l’enfance. La plupart des
orphelins sont devenus « chefs de ménage »
à l’adolescence. En dépit des responsabilités
qu’impliquait leur parentalité, ils ont refusé de
prendre la place des adultes absents et « restent
les enfants de leurs parents disparus 3. » En
outre, même si certains sont âgés d’une vingtaine d’années au moment de la constitution
de leur famille, ils demeurent des enfants aux
yeux de la société et de l’État qui met en place
des structures d’aide spécifique par le biais du
Fonds d’assistance aux rescapés du génocide
(FARG) 4. Eux-mêmes assignent le commencement de leur vie en 1994, lorsqu’ils furent
brutalement séparés de leurs parents. Au cours
des périodes commémoratives, il n’est pas rare

HÉLÈNE DUMAS

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Hélène Dumas est docteur en histoire et ATER à l’École
des hautes études en sciences sociales (EHESS), au Centre
d’études sociologiques et politiques Raymond Aron (CESPRA). Elle a soutenu une thèse de doctorat sur l’histoire du
génocide des Tutsi rwandais de 1994 qui s’appuie sur une
exploitation des sources des procès gacaca. Son travail s’attache à décrire et à analyser l’exécution des massacres à
l’échelle locale, avec un intérêt particulier pour les pratiques
et les imaginaires qui y présidèrent. Elle a récemment publié Le
Génocide au village : le massacre desTutsi rwandais en 1994 (Éd.
du Seuil, 2014). (helenedumas.uw@gmail.com)

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naissance à des formes de parentalités inédites. La question des enfants ne relève donc
pas de la marge du meurtre de masse, mais en
dévoile des dimensions essentielles.
Hélène Dumas, Centre d’études sociologiques
et politiques Raymond Aron (CESPRA), CNRS,
75006, Paris, France.
Haut

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