Diplomatie » Sur une terrasse discrète de la Vieille-Ville de Sion, rien ne laisse deviner que le géant débonnaire qui parle de sa passion – les oiseaux – dirige depuis 2019 la plus importante représentation suisse à l’étranger, celle de Washington. Son regard s’illumine quand il parle du faucon pèlerin, le rapace le plus rapide au monde: « Une pure machine de chasse, capable de plonger en piqué comme un missile et de tuer sa proie d’un coup précis.» Ce vocabulaire trahit l’ancien espion qui a longtemps chassé les génocidaires du Rwanda.
Si Jacques Pitteloud était en Suisse ces derniers jours, c’était un peu pour parler d’ornithologie au Festival du film des Diablerets, et surtout pour participer à la Conférence des ambassadeurs, qui a réuni cette semaine aux Grisons les diplomates suisses. Ces derniers mois, le Valaisan a consacré beaucoup de temps à expliquer la neutralité suisse aux journalistes américains. « Même les médias les plus sérieux ont écrit que nous avions rompu avec notre neutralité, ce qui n’est pas vrai.» La guerre en Ukraine l’inquiète beaucoup, glisse-t-il.
Filant la métaphore fauconnière, il soutient que la nature produit des spécialistes ou des généralistes. Lui se classe dans la seconde catégorie, « capable de passer de la sécurité à la diplomatie. Un ambassadeur parle de politique, de culture ou d’économie et doit s’adapter à ses interlocuteurs.» Un temps. « Ce qui se décide à Washington a des conséquences partout. C’est un peu la capitale du monde, comme Rome dans l’Antiquité.»
L’oreille des ministres
Quand il parle des Etats-Unis, ses mots trahissent un plaisir gourmand. « Le rêve américain n’est pas mort. C’est un pays qui garantit le droit au bonheur dans sa Constitution, pardonne les erreurs et donne une chance à chacun.» Même aux Afro-Américains? « C’est plus compliqué pour eux. Les Etats-Unis n’ont pas encore réglé tous les problèmes de leur passé esclavagiste.» En février dernier, il a organisé des événements culturels pour célébrer le Black History Month, qui rend hommage à la contribution des Afro-Américains à la construction du pays.
Depuis peu, les Etats-Unis sont devenus le principal partenaire économique de la Suisse, devant l’Allemagne. La présidence de Donald Trump a été « une période exceptionnelle » pour les relations entre les deux pays, estime-t-il. « Nous avons eu la chance d’avoir des contacts privilégiés avec des hauts fonctionnaires qui avaient une sympathie particulière pour la Suisse.» Aujourd’hui, il semble peu probable qu’il parvienne à conclure l’accord de libre-échange voulu par le Conseil fédéral: « L’administration de Joe Biden aura d’autres priorités.»
Avec son nez aquilin, hérité d’un arrière-grand-père italien « réfugié de la misère », le diplomate ressemble à ces faucons qu’il aime épier. En 1994, il se trouvait « par hasard » au Rwanda. Témoin du massacre des Tutsis, il consacrera son temps libre à retrouver les coupables. « Le financier du génocide », Félicien Kabuga, lui a échappé. Il coupe: « C’est vrai, mais il a quand même été arrêté il y a deux ans à Paris. Ce sentiment de justice fait beaucoup de bien.» Cinq autres génocidaires ont été condamnés grâce à lui: « C’est sans doute ce dont je suis le plus fier dans ma vie.»
Pendant plus de dix ans, il a été le conseiller personnel de trois ministres de la Défense ou des Affaires étrangères. Le Fribourgeois François Nordmann, qui fut ambassadeur à Paris, se souvient d’un personnage « original et plus sensible qu’il n’y paraît. Jacques Pitteloud défendait des points de vue courageux qui ne le rendaient pas très populaire.»
L’espion qui parlait trop
Bombardé premier coordinateur du renseignement et de la détection précoce des menaces par Adolf Ogi en 2000, il n’a pas encore la quarantaine quand il devient une sorte de superagent très médiatisé. Avec le recul, il regrette d’avoir partagé sa vie privée. « J’ai été trop sensible aux trompettes de la renommée. J’ai contribué à me forger cette réputation de baroudeur, dont mes adversaires se sont servis pour me nuire.»
Son nom apparaît dans des histoires rocambolesques aux airs de romans d’espionnage. Comme l’affaire Tinner, du nom des ingénieurs saint-gallois qui ont collaboré avec le père de la bombe atomique pakistanaise pour développer l’arme nucléaire dans la Libye de Kadhafi et ont vendu leurs informations à la CIA. Après leur condamnation, le Conseil fédéral a ordonné la destruction des documents les plus sensibles. Ça ne le dérange pas: « Cette affaire n’a pas fait honneur à la Suisse.»
En 2010, sur demande de la ministre des Affaires étrangères, il élabore un plan de libération des otages en Libye. « En ultime recours, au cas où les négociations échoueraient.» Max Göldi et Rachid Hamdani sont finalement libérés par la voie diplomatique, mais son projet fuite. Il peste encore contre ces indiscrétions orchestrées par « ceux qui voulaient nuire à Micheline Calmy-Rey ». A-t-il déjà fait usage de la violence? « Oui, mais je n’en dirai pas plus.» Pour lui, « il y a des situations complexes où la violence d’Etat peut être nécessaire en dernier recours ».
« Des méthodes de cow-boy au pays des cow-boys »
Ses détracteurs n’ont pas manqué de dénoncer les méthodes parfois controversées
de Jacques Pitteloud.
« Il a des méthodes de cow-boy et il va au pays des cow-boys », a grincé un diplomate dans la presse quand il a été nommé à Washington. Référence à une affaire survenue alors qu’il était chef de mission à Nairobi: très impliqué dans la lutte contre la corruption qui gangrène le Kenya, il propose un marché à deux hommes d’affaires accusés de blanchiment d’argent en Suisse: s’ils restituent les plus de 50 millions de francs soustraits « aux plus pauvres des plus pauvres », la Confédération abandonnera ses poursuites. La réponse tarde, il les presse par messages: « L’horloge fait tic-tac. Mes partenaires ont accepté de retenir leurs chevaux.»
Les deux hommes l’accuseront de contrainte devant les tribunaux suisses. L’affaire ternit sa réputation. « Ces moments ont sans doute été les plus difficiles de ma vie, mais les blessures ont cicatrisé.» Il préfère se souvenir du soutien inconditionnel des Affaires étrangères, et du fait que l’ancien conseiller fédéral Didier Burkhalter a quitté sa réserve pour plaider sa cause. « Comme tous ceux qui prennent des risques, j’ai reçu des coups. Mais le système sait reconnaître la loyauté. Il ne m’a jamais brisé.»
Ancien chef des renseignements et désormais bras droit du président Ignazio Cassis, Markus Seiler décrit « un collègue indépendant et intelligent, aux intérêts multiples et aux convictions fortes ». Une parole rare, amis et ennemis évitant le plus souvent de s’exprimer publiquement sur lui. Les portraits qu’ils brossent forment un curieux mélange d’homme de terrain aux méthodes parfois expéditives et d’homme cultivé aux réflexions souvent surprenantes.
Quand il est parti en Amérique, certains y ont vu une récompense… ou une consolation. Il proteste. « J’ai postulé comme tout le monde et je me suis préparé aux entretiens comme un jeune étudiant.» En 2024, il quittera Washington pour une dernière affectation. Le faucon ne s’en inquiète pas: « J’ai eu la chance d’avoir eu une vie géniale. On m’a toujours payé pour apprendre.» Le dernier des barbouzes passerait presque pour un vieux hibou, sage et rangé. Il sourit: « J’aime beaucoup les hiboux, et on vieillit pour devenir un peu moins bête. Je me suis assagi, mais mes convictions n’ont jamais faibli.»
Du miel à l’Ambassade
A Washington, le Valaisan observe et photographie les oiseaux tous les matins. Le prestigieux
Washington Post lui a consacré, à sa fierté mal dissimulée, un article remarqué quand il a immortalisé le passerin nonpareil. Pour favoriser la biodiversité, l’ambassade a aménagé une réserve naturelle sur ses terres. Elle accueille déjà un million et demi d’abeilles et produit son propre miel. Les amoureux des oiseaux ont-ils forcément une fibre écologiste? « Naturellement! Nous ne pouvons plus nier l’urgence climatique, qui devient une question de survie. Je ne crois pas à l’apocalypse, mais je pense que nous allons vers une planète de plus en plus triste et de moins en moins habitable, et ce n’est pas celle que je veux léguer à ma fille.»