Citation
Paris, le 10 avril 2018 – Discours du représentant de l’association Ibuka France
Mesdames et Messieurs les représentants de la Présidence de la République et du gouvernement,
Mesdames et Messieurs les représentants de la Mairie de Paris,
Mesdames et Messieurs les ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs les élus,
Monsieur l’ambassadeur du Rwanda en France, cher Jacques Kabale, que nous remercions pour son invitation,
Distingués invités,
Je suis membre du Conseil d’administration de l’association de rescapés Ibuka France. « Ibuka » signifie en kinyarwanda « Souviens-toi ». Je représente aujourd’hui son Président, Monsieur Marcel Kabanda, qui vous prie de bien vouloir l’excuser (car retenu à la dernière minute pour des raisons professionnelles).
Il y a trois jours, le 7 avril dernier, Ibuka France, en partenariat avec la Mairie de Paris, a organisé au Jardin de la Mémoire (dans le treizième arrondissement de la capitale), une cérémonie publique marquant le début de la 24ème commémoration du génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda. Ibuka France remercie toutes les personnes qui, depuis 24 ans, apportent leur soutien aux rescapés par leur accompagnement dans l’hommage aux victimes.
Ibuka France est très honorée de participer à cette journée du souvenir organisée par l’ambassade du Rwanda. A cet égard, notre association tient à féliciter son Excellence Jacques Kabale d’avoir pris l’initiative d’inviter ses homologues pour partager ce moment de recueillement. Par votre présence autour d’eux, les rescapés renouent avec l’humanité dont ils s’étaient crus, un moment, exclus.
Dans l’abandon, les Tutsi rwandais ont été victimes d’un génocide qui avait été maintes fois annoncé.
Au Rwanda, on tue les Tutsi depuis la fin des années 1950. Collectivement, tous les Tutsi sont accusés d’appartenir à « la race des Seigneurs », qui seraient venus d’ailleurs et qui seraient coupables de l’exploitation des Hutu, « le peuple majoritaire », considéré comme le propriétaire naturel du pays.
Suite à ces premiers pogroms, une partie de la population tutsi est alors contrainte à l’exil. Les Tutsi qui restent à l’intérieur du pays sont pour la plupart chassés de leurs terres et déportés dans une région inhospitalière, le Bugesera.
Fin 1963-début 1964, de grands massacres sont commis contre les Tutsi du Rwanda par une population civile encadrée par l’administration territoriale et les leaders locaux du parti unique, le PARMEHUTU. Pour la première fois, on parle de « génocide ». Et ce n’est pas n’importe qui qui le dit : c’est le mathématicien et prix Nobel Bertrand Russel.
Le Président Kayibanda, dans un discours de mise au point qu’il prononce le 11 mars 1964, va nier ces massacres anti-Tutsi. Il déclare que, si les réfugiés tutsi venaient à prendre la capitale Kigali, « ce serait, je le cite, la fin totale et précipitée de la race tutsi ».
Pendant 30 ans, les Tutsi de l’intérieur sont des Rwandais de seconde zone : une minorité discriminée et étroitement surveillée. Une sorte de « cinquième colonne » dans une citadelle assiégée qui tient en otage les alliés de l’agresseur pour le dissuader de toute initiative belliqueuse.
1994 marque un basculement. Mais ce basculement a été préparé par une longue propagande de conditionnement des esprits, par la peur et la haine.
Le 1er octobre 1990, un mouvement d’exilés pénètre avec les armes à la main sur le territoire du Rwanda par la frontière nord. La réaction du gouvernement est immédiate, brutale et ciblée. La violence est déclenchée contre les familles tutsi : incendies des maisons, pillage des biens, meurtres. Dans la capitale, 10 000 Tutsi sont arrêtés sans ménagement.
Toute la population est appelée à dénoncer les « complices » de l’ennemi. Ils sont accusés d’entente avec les Tutsi de l’extérieur pour prendre le pouvoir au Rwanda, conquérir toute la région d’Afrique centrale et y exterminer les Hutu pour mieux assurer leur domination.
Un journal extrémiste publie les « Dix commandements du Hutu », dans lequel on peut lire : « Il faut cesser d’avoir pitié des Batutsi ». Une certaine presse explique que les Tutsi du Rwanda contrôlent tout, l’administration, le commerce, les banques, l’éducation nationale... Bref, qu’ils se sont emparés de l’Etat sans que les Hutu s’en rendent compte, grâce à leur incroyable capacité à mentir, à se dissimuler.
Cette propagande féroce est ponctuée de pogroms anti-tutsi, dont les plus connus sont le massacre des Bagogwe en 1991 ainsi que les tueries du Bugesera en 1992.
La violence est un élément de conditionnement moral. Et pour l’entretenir, une force de frappe est mise en place, les Interahamwe, une milice qui servira de fer de lance du génocide. Cette milice est créée dès 1992.
En juillet de l’année suivante, la mise en place d’une radio, la RTLM (Radio des Mille Collines), relance la campagne de la haine. Elle est un point de rupture entre le processus de paix et l’option de l’affrontement racial.
Lorsque l’avion du Président Habyarimana est abattu le 6 avril 1994 au soir, la machine est prête pour un embrasement général.
Très vite, le pays s’enflamme. Partout les Tutsi sont chassés de chez eux. Ils se réfugient dans des lieux où ils se croient en sécurité – comme les Eglises – mais qui s’avèreront en réalité être des pièges. En effet, de manière systématique, tous ces lieux sont attaqués par une milice encadrée par l’administration locale et appuyée par les forces de l’ordre et l’armée. Les tueurs ne font pas de distinction entre enfants et adultes, hommes et femmes. Aucun témoin ne doit survivre.
En quelques semaines, le génocide est quasiment accompli. En plus de la rapidité qui a été si souvent soulignée, ce génocide porte deux traits distinctifs :
- le premier est la cruauté. L’ordre qui a été donné est de tuer, de tuer tous les Tutsi, mais les milices ont le choix de la méthode. L’humiliation fait partie du programme d’extermination ;
- le second trait est le sentiment d’abandon. C’est un fait : dès les premières heures du génocide, seuls les ressortissants étrangers vivant au Rwanda ont été évacués. Les organisateurs du génocide en ont conclu que même Dieu avait abandonné les Tutsi ! Le 21 avril 1994, soit 15 jours après le début du génocide, le Conseil de sécurité de l’ONU adopte, à l’unanimité, la résolution 912 qui change le mandat de la force de maintien de la paix au Rwanda et la réduit à une présence symbolique : 120 civils et 150 militaires.
Pourquoi se souvenir de cela ?
Le propre de l’homme, c’est d’oublier. Et l’on constate que le devoir de mémoire n’a malheureusement pas empêché la répétition d’autres crimes de masse ou tragédies. Certaines personnes voudraient oublier, tourner la page.
Alors, la mémoire n’est-elle pas la chose la plus difficile à partager ? D’aucuns disent qu’elle réconcilie.
Dans la position qui est celle de notre association, en France, nous constatons que la mémoire du génocide contre les Tutsi est source de malaise, d’inquiétude, de discorde.
Certes, de nombreux Français, simples citoyens ou élus, à l’instar de Madame la Maire de Paris, nous accompagnent autant qu’ils le peuvent.
Mais nous sentons bien qu’il existe une difficulté. Et nous savons pourtant ce dont celle-ci est faite : elle est constituée de ces questions que les témoins posent et du silence que ceux qui devraient répondre leur opposent.
Nous attendons avant tout une parole. Une parole qui répare les blessures et permette de se souvenir, ensemble, sans qu’il y ait souffrance.
Au nom de nos disparus, dont la mémoire est le ressort de notre existence, au nom de l’humanité blessée par l’humiliation de tant d’hommes, femmes et enfants, tués pour le seul fait d’être nés Tutsi :
- Ibuka France s’indigne du scandale de la banalisation du négationnisme, notamment dans certains médias. Il est donc plus que jamais indispensable d’enseigner, mais aussi de se renseigner sur l’histoire du génocide commis contre les Tutsi. C’est un levier à l’initiation aux valeurs qui sont les fondements de notre civilisation.
- Ensuite, notre association souhaite que des moyens humains et matériels suffisants soient consacrés pour que les informations judiciaires visant les suspects de génocide réfugiés en France puissent trouver leur aboutissement, et ce dans des délais raisonnables. Il serait contraire aux lois de la République de faire de la France un havre de paix pour les pires criminels.
- Enfin, nous souhaitons que cessent les polémiques sur l’implication de certains responsables politiques et militaires, dans le génocide perpétré en 1994 contre les Tutsi, et que les questions qui se posent, notamment à la lecture des témoignages récurrents et des archives qui nous parviennent au compte-gouttes, trouvent une réponse.
Je vous remercie.