Fiche du document numéro 30536

Num
30536
Date
1853
Amj
Auteur
Fichier
Taille
3427525
Pages
489
Urlorg
Titre
Essai sur l'inégalité des races humaines [Première partie]
Type
Livre
Langue
FR
Citation
Arthur de GOBINEAU
Diplomate et écrivain français

(1853-1855)

Essai sur l’inégalité
des races humaines
(Livres 1, 2, 3, 4, de 6 )

Un document produit en version numérique par Mme Marcelle Bergeron, bénévole
Professeure à la retraite de l’École Dominique-Racine de Chicoutimi, Québec
et collaboratrice bénévole
Courriel: mailto: mabergeron@videotron.ca
Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"
dirigée et fondée par Jean-Marie Tremblay,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
Site web: http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales
Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque
Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi
Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Un document produit en version numérique par Mme Marcelle Bergeron, bénévole,
professeure à la retraite de l’École Dominique-Racine de Chicoutimi, Québec
courriel : mailto:mabergeron@videotron.ca

Arthur de Gobineau
Diplomate et écrivain français.
Une édition électronique réalisée à partir du texte d’Arthur de Gobineau, Essai sur
l’inégalité des races humaines, présentation de Hubert Juin. Paris : Éditions Pierre Belfond,
1967, 873 pages. (Livres 1, 2, 3, 4, de 6 )

Polices de caractères utilisés :
Pour le texte: Times, 12 points.
Pour les citations : Times 10 points.
Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.
Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2001 pour
Macintosh.
Mise en page sur papier format
LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)
Édition numérique réalisée le 5 décembre 2004 à Chicoutimi, Ville de Saguenay,
province de Québec, Canada.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

Arthur de GOBINEAU
(1816-1882)
Diplomate et écrivain français, fondateur des théories racistes

Essai sur l’inégalité des races humaines
(1853-1855)

Paris : Éditions Pierre Belfond, 1967, 873 pages

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Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Avertissement
à l’édition numérique

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Au 19e siècle, les préjugés contre les différentes races, en particulier contre les
Noirs, prirent de l’ampleur d’autant plus que certains chercheurs tentèrent de conférer
une valeur scientifique à la race. Joseph Arthur (comte de) Gobineau, un théoricien du
racisme, fait partie de ce courant idéologique. Dans son Essai sur l’inégalité des races
humaines, il décrit différentes caractéristiques telles que couleur de la peau, couleur et
texture des cheveux, forme et taille du crâne, qu’il met en concordance avec les
caractères psychiques, intellectuels, moraux, etc.; ces théories conduisent à une
hiérarchisation de valeur des races ou groupements humains.
On rencontre souvent l’expression « grand-père du racisme » en parlant de
Gobineau. Le développement de sa thèse a favorisé la montée du fascisme européen et
a servi de référence afin de justifier des massacres épouvantables et ainsi de déculpabiliser la race « supérieure » blanche.
On souhaiterait que ces théories soient révolues, mais elles refont surface encore de
nos jours. Les théories avancées par Charles Murray et Richard Herrntein (1994) dans
The Bell Curve le démontre 1. Toutes ces thèses racistes sont maintenant démenties par
les nouvelles percées de la génétique : « Le projet du génome humain a révélé que ce
que les gens considèrent comme des différences raciales ne constitue que 0,01 % des

1 Voir aussi Stephen Jay Gould, La mal-mesure de l’homme (1981) ; il fait le lien entre les théories
avancées par les auteurs de The Bell Curve et celles de Gobineau. Le contenu de cet ouvrage est
également analysé par Albert Jacquard et Axel Kahn dans : L'avenir n'est pas écrit, Bayard éditions,
2001.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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35 000 gènes estimés qui constituent le corps 1 ». « En présentant l'évidence de
l'impossibilité de définir les races (...), la génétique a ruiné la justification des nations
cherchant à imposer leur domination 2 »
Le fait de mettre en ligne cet essai ne veut en rien dire que nous appuyons ces
thèses. Nous avons pour but de mettre à la disposition de ceux qui s’intéressent au
racisme la vison d’un homme du 19e siècle, contemporain de Darwin, de H. S.
Chamberlain, Vacher de Lapouge, E. Drumont, P. P. Broca. Les idées exprimées dans
cet essai ne reflètent pas celles des Classiques des sciences sociales et n’engagent pas
notre responsabilité.

(Marcelle Bergeron, bénévole,
Les Classiques des sciences sociales.)

1 Ricki Lewis, « Race et clinique : bonne science ? La découverte du génome humain efface
pratiquement l'idée de la race comme étant un facteur biologique », The Scientist, 18 février 2002.
2 Albert JACQUARD, Les hommes et leurs gènes éd. Flammarion, 1994.

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Texte de la présentation du livre
Couverture au verso.

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Il est très curieux qu'il faille étudier un auteur à partir de sa fortune posthume et
non plus a l'inverse : c'est que Gobineau a été le plus malchanceux des écrivains
romantiques. On dit : Les Pléiades ! – et c'est vraiment comme si l'on avait tout dit.
Il s'est trouvé que les pires imbéciles, les déments et les criminels de notre époque
se sont, sur lui, trompés du tout au tout, prenant son lyrisme pour de la science, ses
aveux personnels pour des démonstrations scientifiques.
Qu'un Hitler recopie d'une plume assez lâche quelques feuillets de l'Essai sur
l'Inégalité dans ce qui va devenir, aux yeux d'une horde d'assassins, quelque chose
comme une bible, et voici que le scrupule détourne les plus objectifs.
Ce « raciste » poursuivait une chimère : lui-même.
Raciste ? D'abord, Gobineau n'a jamais défendu l'aryanisme, puisque, dans le
sombre de son livre, les antiques Aryans (comme il disait) ont disparu à jamais.
Mieux : il écrit à un tournant de page (qu'Hitler n'a pas copié) que même si les Aryans
existaient encore, ils ne pourraient rien faire et disparaîtraient aussitôt.
Mais L’Essai, qu'est-ce donc ? Eh bien, c'est essentiellement une oeuvre de
littérature, un poème à ras bord empli du plus amer des pessimismes. C'est un long cri

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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personnel, au secours duquel, dans des raccourcis qui donnent le vertige, qui étourdissent, toute l'Histoire, rêvée, syncopée, martyrisée, émondée, glorifiée, est – dans des
périodes qui sont parmi les plus belles de la prose française – citée à comparaître. Elle
est sommée de paraître, l'Histoire. Et elle paraît. Avec des traînées de sang. Des houles
que gonflent les étendards militaires et les musiques guerrières. Avec ses cheveux de
louve.
Puis l'Essai constitue aussi, malgré Gobineau, une démonstration par l'absurde.
Rien n'arrête l'homme. L'Histoire a un sens. Elle est irréversible.
Ce passionné sans théorie, peut-être, aujourd'hui, pourrait-il s'en réjouir.

HUBERT JUIN

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TABLE DES MATIÈRES
Un grand poète romantique, par Hubert Juin
Dédicace de la première édition (1854)
Avant-Propos de la deuxième édition
LIVRE PREMIER : Considérations préliminaires; définitions, recherche et exposition des lois
naturelles qui régissent le monde social.
Chapitre I.

La condition mortelle des civilisations et des sociétés résulte d'une cause générale et
commune

Chapitre II.

Le fanatisme, le luxe, les mauvaises mœurs et l'irréligion n'amènent pas nécessairement
la chute des sociétés

Chapitre III.

Le mérite relatif des gouvernements n'a pas d'influence sur la longévité des peuples

Chapitre IV.

De ce qu'on doit entendre par le mot dégénération du mélange des principes ethniques,
et comment les sociétés se forment et se défont

Chapitre V.

Les inégalités ethniques ne sont pas le résultat des institutions

Chapitre VI.

Dans le progrès ou la stagnation, les peuples sont indépendants des lieux qu'ils
habitent

Chapitre VII.

Le christianisme ne crée pas et ne transforme pas l'aptitude civilisatrice

Chapitre VIII.

Définition du mot civilisation ; le développement social résulte d'une double source

Chapitre IX.

Suite de la définition du mot civilisation ; caractères différents des sociétés humaines;
notre civilisation n'est pas supérieure à celles qui ont existé avant elle

Chapitre X.

Certains anatomistes attribuent à l'humanité des origines multiples

Chapitre XI.

Les différences ethniques sont permanentes

Chapitre XII.

Comment les races se sont séparées physiologiquement et quelles variétés elles ont
ensuite formées par leurs mélanges. Elles sont inégales en force et en beauté

Chapitre XIII.

Les races humaines sont intellectuellement inégales; l'humanité n'est pas perfectible à
l'infini

Chapitre XIV.

Suite de la démonstration de l'inégalité intellectuelle des races. Les civilisations
diverses se repoussent mutuellement. Les races métisses ont des civilisations
également métisses

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

Chapitre XV.
Chapitre XVI.

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Les langues, inégales entre elles, sont dans un rapport parfait avec le mérite relatif des
races
Récapitulation ; caractères respectifs des trois grandes races ; effets sociaux des
mélanges ; supériorité du type blanc et, dans ce type, de la famille ariane

LIVRE SECOND : Civilisation antique rayonnant de l'Asie centrale au Sud-Ouest
Chapitre I.
Chapitre II.
Chapitre III.
Chapitre IV.
Chapitre V.
Chapitre VI.
Chapitre VII.

Les Chamites
Les Sémites
Les Chananéens maritimes
Les Assyriens ; les Hébreux ; les Choréens
Les Égyptiens, les Éthiopiens
Les Égyptiens n'ont pas été conquérants ; pourquoi leur civilisation resta stationnaire
Rapport ethnique entre les nations assyriennes et l’Égypte. Les arts et la poésie lyrique
sont produits par le mélange des blancs avec les peuples noirs

LIVRE TROISIÈME : Civilisation rayonnant de l’Asie centrale vers le Sud et le Sud-Est
Chapitre I.
Chapitre II.
Chapitre III.
Chapitre IV.
Chapitre V.
Chapitre VI.

Les Arians ; les Brahmanes et leur système social
Développements du brahmanisme
Le bouddhisme, sa défaite ; l'Inde actuelle
La race jaune
Les Chinois
Les origines de la race blanche

LIVRE QUATRIÈME : Civilisations sémitisées du Sud-Ouest
Chapitre I.
Chapitre II.
Chapitre III.
Chapitre IV.

L'histoire n'existe que chez les nations blanches. Pourquoi presque toutes les
civilisations se sont développées dans l'occident du globe
Les Zoroastriens
Les Grecs autochtones ; les colons sémites ; les Arians Hellènes
Les Grecs sémitiques

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LIVRE CINQUIÈME : Civilisation européenne sémitisée
Chapitre I.
Chapitre II.
Chapitre III.
Chapitre IV.
Chapitre V.
Chapitre VI.
Chapitre VII.

Populations primitives de l'Europe
Les Thraces. – Les Illyriens. – Les Étrusques. – Les Ibères
Les Galls
Les peuplades italiotes aborigènes
Les Étrusques Tyrrhéniens. – Rome étrusque
Rome italiote
Rome sémitique

LIVRE SIXIÈME : La civilisation occidentale
Chapitre I.
Chapitre II.
Chapitre III.
Chapitre IV.
Chapitre V.
Chapitre VI.
Chapitre VII.
Chapitre VIII.

Les Slaves. – Domination de quelques peuples arians antégermaniques
Les Arians Germains
Capacité des races germaniques natives
Rome germanique. – Les armées romano-celtiques et romano-germaniques. -Les
empereurs germains
Dernières migrations arianes-scandinaves
Derniers développements de la société germano-romaine
Les indigènes américains
Les colonisations européennes en Amérique

Conclusion générale

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Un grand poète romantique
par HUBERT JUIN

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Les gobinistes sont des gens qui ont la jalousie facile, et ils ont dressé à leur héros
une statue idéale qu'il ne faut approcher qu'avec respect. Je le tiens pour l'un des plus
grands parmi les écrivains français du XIXe siècle, et aussi pour celui qui, plus que
tout autre, a rêvé sa vie. Cependant, l'histoire n'est pas simple.
D'abord, cette vie, parce qu'elle se confond avec le rêve, est pleine de trous, ce qui
est commode pour les interprètes : rien ne vaut dans une chapelle un saint aux origines
douteuses (s’il cesse d'être un objet du culte, il devient un sujet de querelles, ce qui est
tout bénéfice). Ensuite, l'utilisation à des fins nauséeuses de livres où le racisme est
moins patent qu'on ne croit, fait qu'on « gaze » sur une partie de l'œuvre, attribuant à
un savant qui ne fut guère cultivé ce qui appartient, pour de bon, à l'écrivain, et sans
quoi l'on ne peut rien voir bien clairement dans cet écrivain.
Il y a dans l'Essai un ton de voix à faire frémir les philosophes. Ce n'est pas moi
qui m'en plaindrai. Les poèmes se reconnaissent à ceci : ce sont des chants. Gobineau,
jamais, n'a chanté si haut ni si bien qu'ici.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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1

Essayons de saisir Gobineau en mouvement. Il est très curieux qu'il faille – pour
une fois – étudier un auteur à partir de sa fortune posthume et non plus à l'inverse :
c'est que Gobineau – qui n'eut jamais beaucoup de chance dans sa vie, il faut être juste
– a été le plus malchanceux des écrivains romantiques. On dit ! Les Pléiades ! – et c’est
vraiment comme si l'on avait tout dit. Il s'est trouvé que les pires imbéciles, les déments
et les criminels de notre époque se sont, sur lui, trompés du tout au tout, prenant son
lyrisme pour de la science, ses aveux personnels pour des preuves objectives, ses
tourments intimes pour des démonstrations scientifiques : Gobineau menait toujours
mille tâches de front, c'était un homme d'une nature turbulente, mais qui n'avait dans
la vie qu'un seul point fixe, qui était l'aigreur qui lui montait à la gorge lorsqu'il voyait
défiler devant les yeux de sa mémoire la galerie des hommes célèbres de son temps.
Il est de droite, comme Barbey, par dandysme ; malheureusement, il n'est pas
dandy. Bref ! ce sont là les contraires d'un Maxime Du Camp (qui s'avance pendu aux
basques de Théophile Gautier), d'un Louis Veuillot qui est là, à la porte des églises,
pour quémander de quoi bien vivre au nom du denier de Dieu...
Paradoxe. Qu'un Hitler recopie d'une plume assez lâche quelques feuillets de
l'Essai sur l'Inégalité dans ce qui va devenir, aux yeux d'une horde d'assassins,
quelque chose comme une bible, et voici que le scrupule détourne les plus objectifs de
cet Essai justement. Il faut mieux voir : sans l'Essai, point de Pléiades. Il y a pire :
Gobineau n'arrive pas parce qu'il était trop fier pour vouloir arriver. Il se gardait de
la « canaille » comme de la peste, et refusait de manger son foin aux râteliers qui
n'étaient pas royalistes.
C'est du moins ce qu'il nous laisse entendre. Alexis de Tocqueville, honnête homme,
l'avait déjà repris là-dessus. Jean Gaulmier a fait le net en ce domaine.
Gobineau, c'est l'homme en cage, perdu dans une époque fort manichéenne : on est
du côté du peuple ou de l'autre côté, mais il y a, dans ce tranchement (moins simple
aujourd'hui), mille nuances copiées sur les Traités du beau maintien, sur les
Catéchismes épiscopaux, sur les Blasons des temps anciens. Gobineau ne voit dans
cette cuisine qu'une décadence.
Ce qui était voir juste.
**
*

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

13

Gobineau que j'ai beaucoup lu, ne m'a jamais beaucoup plu.
Je voyais dans l'homme un misérable de peu d'intérêt. C'était une vue fausse. À
l'approcher mieux, on comprend que c'est un malheureux, qui a souffert grandement.
Comme on le sait : il n'est pas donné à tout un chacun de bien souffrir. Et l'on se venge
ainsi qu'on peut.
La vengeance de Gobineau, c'est un poème en trois parties : l'Essai sur l'Inégalité,
l'Histoire des Perses et, enfin, Ottar Jarl. Ce poème-là est certainement l'une des
grandes constructions poétiques à nous léguées par le romantisme. D'abord, cette
vision de l'humanité en marche n'appartient pas qu'au seul Gobineau. C'est un thème
commun à cette époque, où l'on voit Victor Hugo écrire La Légende des Siècles,
Michelet signer La Bible de l'Humanité, Lamartine scander La Chute d'un Ange,
Quinet rédiger Ahasvérus. Le lyrisme de Gobineau, dans l'Essai surtout, est d'une belle
venue : on trouve dans ces pages fiévreuses des éclats de diamant (avec cependant des
lâchers de style qui sont de mauvais aloi). Mais Gobineau est un pessimiste. Alors que
les autres chantent le progrès, l'humanité en route vers le Bien et la Paix, Gobineau,
lui, clame son apocalypse, son désespoir, sa haine. Il hait son siècle, c'est certain.
Mais pourquoi ?
Sa mère ? Une gourgandine qui s'enfuit dans des amours diverses. Son père ? Un
col haut monté, qui ne daigne baisser la tête. Sa femme ? Une amie d'abord, une
ennemie ensuite. Ses filles ? Il s'en détourne. Sa vie ? Un Wagner des lettres, mais sans
Bayreuth... Tout ceci, rapide, ne veut montrer que la vérité de Gobineau : il
s'accommode des accommodements de la terre, s'arrange moins facilement avec Dieu
(ce qui, d'ailleurs, ne le concerne pas), mais tourne la vie en rêve, dans cette baratte
dont nous ne cessons point de nous étonner : son œuvre.
Il a dix lecteurs : il en fait un monde.
Il en a des milliers aujourd'hui : c'est un inconnu.
Pour le cocuage, c'est plus sérieux. Il s'agit, pour employer la langue moderne,
d'un traumatisme. L'enfant a quinze ans, et s'aperçoit brutalement que sa mère couche
avec son précepteur. Le père est un imbécile. La race devient bâtarde. Tout est dit :
jusqu'à son dernier souffle, Gobineau va payer des chercheurs, des archivistes, des
libraires, afin que l'histoire de sa famille lui soit livrée jusque dans les menus détails,
quitte à reprendre le tout, à récrire avec minutie contre les faits, à faire de Gobineau, à
faire d'Arthur, par le truchement de l'imaginaire et fabuleux Ottar Jarl, un fils d'Odin.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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De la même façon, mais avec une vérité plus grande, on verra, dans Les Pléiades,
les « fils de roi » s'opposer aux faquins, aux imbéciles et à la tourbe (toujours
démocrate, d'ailleurs)...
*
**
Cette œuvre qui a l'air, parfois, de tanguer, de se défaire, est, au contraire, d'une
belle unité. Certes ! il y a les récits composés par un Rastignac pour briller dans des
journaux où il ne brillera jamais. Bien entendu, il y a les théories drolatiques du soidisant orientaliste Gobineau, et déjà les érudits de son temps faisaient des gorges
chaudes devant son traité des cunéiformes. Il y a même, mon Dieu oui ! les poèmes
que, paraît-il, les Allemands parviennent à aimer.
Gobineau est un touche-à-tout qui ne perd jamais de vue son véritable but.
Ce but est bien malaisé à saisir : il ne s'exprime vraiment qu'en mélangeant les
circonstances de la vie à la lecture de l'œuvre. Depuis l'âge de quinze ans, Gobineau
est persuadé que le monde va vers sa fin. Au Brésil, où il sera ambassadeur à demi
disgracié, il prophétise le dépeuplement prochain du pays : c'est tout dire.
Il n'a guère de formation scientifique, et il s'en moque bien. Il manque
d'informations ? Il les invente. Lui qui aime tellement la Germanie (mais, de grâce,
qu'on remarque qu'il a ce goût en commun avec ses plus illustres contemporains,
Hugo compris, mais Stendhal et Mérimée exceptés) prévoit la chute de la Prusse et le
renforcement de l'Autriche. Romain Rolland a bien dit il était presbyte, voyant mieux
Sylla que Bismarck !
Malgré tout cela, l' Es sai sur l'Inégalité est l'une des très grandes œuvres lyriques
du XIXe siècle. Il faut être aveugle pour ne pas s'en apercevoir, mais fou pour y aller
chercher autre chose.
*
**
Voyez l'acharnement de la destinée sur ce pauvre Gobineau un cocuage préside à
sa vocation littéraire, un autre cocuage l'enracine désespérément dans son pessimisme.
Gobineau se marie. Mal. Il épouse une créole : belle démonstration ! Sa femme, qui fut
une personne étrange, le persuadera, par méchanceté pure (peut-être) qu'une de ses
filles n'était pas de lui.
Devant tant de malignité, devant une telle combinaison d'événements sordides
(l'épouse après la mère), le « fils de roi », dédaigneux et spleenétique, n'a qu'un

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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recours : pousser dans le sens de l' Es sai, aller au tréfonds, écrire Ot tar Jarl,
l'histoire fastueusement imaginaire d'une imaginaire lignée de Gobineau.
Ot tar Jarl, c'est la fin du poème. Mais il y a aussi cette œuvre tardive : La
Renaiss ance. Le Calender est ici à son affaire : Michel-Ange, Léon X, Savonarole,
César Borgia, Jules II. C'est un couronnement. Un peu indigeste sans doute. Marcel
Brion note : Une œuvre comme La Renaissance ét ait donc celle qui permett ait le
mieux à Gobineau d'ép anouir cett e richess e de sens ations et de pens ées ,
excessive pour un homme seul. Pourquoi pas ? Mais cette lourde machine, c'est
aussi l'envers de Gobineau, grand diplomate, homme d'État d'envergure, savant de
génie, écrivain lauré. Le vieux Gobineau ne rêve plus : La Renaiss ance est une œuvre
dont l'arrière-goût est de tristesse.

2

Chez Gobineau, on le voit en trois lignes, les contradictions ne manquent pas :
comment ? dans un monde qui se dilue parce que les races n'existent plus, il reste une
famille, et, de cette famille, un ultime rejeton (Arthur) qui ne soit point atteint par la
déchéance générale... Ce « raciste » poursuivait une chimère lui-même.
Oh ! la douce musique de la science aux oreilles de cet Ulysse en quête de l'Ithaque
germanique. Il y a quelque chose de semblable dans l'un des tomes de Fantômas,
lorsqu'un roi est prisonnier sous les fontaines de la place de la Concorde et que ces
fontaines chantent. Quel chant peut être plus trompeur que celui des sirènes ? La
Lorelei de Gobineau est dans les bibliothèques. La boulimie joue contre le sérieux.
Raciste ? Entendons-nous.
D'abord, Gobineau n'a jamais défendu l'aryanisme, puisque dans le sombre de son
livre les antiques Aryans (comme il disait) ont disparu à jamais. Mieux : il écrit à un
tournant de page (qu'Hitler n'a pas copié) que même si les Aryans existaient encore,
eh bien ! ils ne pourraient rien faire et disparaîtraient aussitôt. La vérité du racisme de
Gobineau est ailleurs : elle est dans la haine de la démocratie. Où règne la démocratie
règne la tourbe. Il rêve d'un pays solide (ce qui nous vaut de belles pages romantiques
sur le féodalisme) gouverné par une noblesse d'où les bâtards seraient impitoyablement rejetés (Saint-Simon concevait-il autrement les exemples de la monarchie ?) et par
une armée forte. Lui, le royaliste dont les sentiments pour Napoléon sont connus, sera
bientôt rallié au Coup d'État du 2 décembre. Il applaudira sombrement au désastre de
1870, et se saignera d'une brochure : Ce qui es t arrivé à la France en 1870. Jean
Gaulmier a montré comment, s'il critique la philosophie de Napoléon III, il ne cesse
pas pour autant d'admirer cet imbécile de Baroche qui avait, à ses yeux, le mérite

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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d'être un sabre-peuple convaincu. Ce qui vaut son pesant d'or, c'est que Gobineau
n'aura pas de mots durs pour les Communards, sinon qu'il dira qu'ils sont la canaille
(ce qui est un mot quasiment amical chez Gobineau lorsqu'il parle de démocrates ou de
républicains). En 1871, Gobineau regarde brûler Paris, et ricane. C'est un corbeau qui
a tout prévu.
Mais aussi, il se pousse, ce « fils de roi ». Maladroitement, c'est vrai, mais avec
constance. Tocqueville lui met le pied à l'étrier : je mets une sorte d'amour-propre à ce
que vous vous distinguiez dans la carrière dont j'ai été si heureux de vous ouvrir la
porte. J'ai toujours cru que vous possédiez les principales qualités qui y font faire son
chemin d'une manière brillante et que si vous parveniez à mettre un peu plus de liant
avec les hommes (vous pardonnerez cette petite critique à ma sincère amitié), il ne
vous manquerait rien... Charles de Rémusat, l'épais Baroche, et même la princesse
Mathilde (malgré la mine un peu grise que fait Walevski), voilà des utilités. Son
incompétence et son mauvais caractère font le reste : ce sont des brouilles, des
vexations, des querelles. Au moindre revers, Gobineau se drape dignement dans le
manteau du légitimisme, un oripeau qui sert au tout-venant de la politique depuis 1789.
Sa correspondance fourmille de mille traits où l'humeur massacrante du bonhomme
paraît sans cesse. Ce Viking (descendant d'Ottar Jarl, lui-même descendant d'Odin)
n'aime pas qu'on lui marche sur les pieds. Il a l'escarpin délicat. Le malheur est qu'il
pense sans cesse qu'on le piétine, sauf lorsqu'il fait antichambre dans l'espoir... Dans
l'espoir de quoi ? Ne lui lançons pas la pierre. La modestie de son origine lui faisait le
gousset vide. La « carrière » le cahotait assez durement. Ce qui nous agace, c'est qu'il
pose. Ce n'est pas de la modestie.
Aristocrate de terrier plutôt que de terroir, il prend indéfiniment des attitudes
devant la postérité.
*
**
Il a des amies fidèles. Sa vie fleure la jolie femme. On vante son urbanité dans les
compagnies où les femmes sont nombreuses.
Il court le diable à quatre, toujours en retard d'une dette, entretenant une famille qui
le traînera dans la boue. Il se raconte des histoires à ne pas croire, mais auxquelles il
croit, ce qui anime sa correspondance. Il se voit de l'Institut par les soins de Mérimée.
Il n'en sera point. Puis il se voit de l'Académie par mille démarches qu'il fait, et jusque
dans le bureau de Jules Favre (un républicain, mais, pour une fois, Gobineau a
raison : c'est une canaille, – sauf que cette fois il ne le dit pas). Il n'en sera pas.
Le « fils de roi » qui prône l'éthique du dédain courra la poste des cabinets, des
recommandations, des sollicitations. Le confus de son œuvre a deux sources : sa tête

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est dans le genre girouette, et sa conscience doit s'accommoder des accrocs du
quotidien. Il fera même des courbettes à ce chacal de Saint-Arnault après la fusillade
du Tortoni !
*
**
Le comte de Gobineau mentait beaucoup, et affreusement. Il n'en reste pas moins
que s'il transigeait sur presque tout, il lui restait, au fond du cœur, une fidélité terrible
vis-à-vis de ce pessimisme qui est bien à lui et que A. B. Duff qualifie quelque part de
magnifique (ce qui, lyriquement, est vrai). Or, ce pessimisme, l'édification de ce
pessimisme, l'expression de ce pessimisme, c'est justement l'ouvrage de toute sa vie, et
cet ouvrage c'est l'Essai sur l'inégalité des races humaines. Il faut prendre pour argent
comptant, bel et bon, la déclaration qu'il fait dans l'avant-propos de la seconde édition
de son œuvre maîtresse, et qui est celle-ci : Aussi bien ce livre (l'Essai, bien entendu)
est la base de tout ce que j'ai pu faire et ferai par la suite.
Ouvrons, par exemple, les Nouvelles asiatiques. C'est finalement une œuvre
tardive, dont les mérites sont incontestables : L'Illustre magicien et La Guerre des
Turcomans sont parmi les plus belles des nouvelles jamais écrites en langue française.
On sait que Gobineau portait Stendhal aux nues (c'est curieux, mais c'est comme
ça, et je n'y peux rien, les textes de Gobineau sont irréfutables). Il ajoutait que lui aussi
ne serait vraiment lu que passé un siècle, ce qui était bien voir, ainsi que Beyle avait
bien vu. Comme Stendhal, Gobineau se met partout dans son œuvre. Il manque
d'imagination à en pleurer. Il se raconte de biais, indirectement, sous le regard oblique
de l'Essai (nous y voici)...
Gobineau séjourne en Perse à deux reprises. Avant d'y aller, l'Essai est bien
avancé. Il ne se met aux Nouvelles qu'étant revenu de si loin pour la seconde fois.
Au débarqué asiatique de son premier périple, dans la première lettre retrouvée,
que peut-on lire ? Ceci : Ce qui m'a le plus pénétré, c'est la grandeur des choses
accomplies dans toutes ces mers-ci par les Portugais. C'est inimaginable. Leurs œuvres,
leur nom, le souvenir de leur gloire est encore présent sur les rochers et dans toutes les
imaginations. On ne peut se figurer cela quand on ne l'a pas vu. Ça commence à
Gondar, dans l'intérieur de l'Abyssinie et ça finit à Macao. Aujourd'hui, ce sont les
meilleurs domestiques de l'Inde. J'en ai un, là, qui vient de me faire une superbe
casquette d'uniforme. Voilà l'effet des mélanges de race. C'est une lettre du 5 mai 1855.
Gobineau s'est mis à l'Essai en 1850, il en termine le premier volume en avril 1851
et le second en juillet 1852. Le choc initial ? Ne cherchez pas : c'est la révolution de
1848. Gobineau dresse, contre les « blouses sales », une machine de guerre...

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

18

Les deux premiers volumes de l'Essai paraissent en juin-juillet 1853, et Gobineau
entame, dès mars 1854, la rédaction de la seconde partie de son gros ouvrage, glissant
« magnifiquement » vers les grandes orgues du pessimisme, et plongeant dans un
silence rare. Il est en Perse lorsque la seconde partie de l'Essai voit le jour chez Didot
en deux volumes, le 11, décembre 1855...
À partir de 1872, dans les froidures de Stockholm, il songe aux Nouvelles
asiatiques, qu'il termine en 1875. Il ne se déjuge pas. C'est toujours l'Essai qui domine.
Et il terminera une vie beaucoup rêvée, mais pas mal bourlinguée non plus, par
l'Histoire d'Ottar Jarl, le plus romantique des ouvrages secrètement romantiques. Une
pierre tombale pleine de beautés baroques.
Malheureusement, à vouloir trop prouver, on ne prouve rien, et lorsque Gobineau
veut se souvenir trop nettement de l'Essai, c'est la plus mauvaise des Nouvelles
asiatiques qu'alors il écrit Les Amants de Kandahar.
Sa vieillesse est triste à périr : il meurt d'ennui parmi ses sculptures, toujours entre
deux villes, deux espoirs, deux querelles. Il meurt seul, dans une chambre d'hôtel, à
Turin, sans avoir fait beaucoup de bruit dans le monde, et ne se doutant pas qu'un fou
furieux allait en faire le bien involontaire complice de crimes odieux. C'est de ceci,
maintenant, qu'il faudrait laver la mémoire de Gobineau, homme assez vain,
admirable écrivain de tempérament, charlatan de science, mais personnage au cœur
déchiré par la plus triste existence et les plus lamentables aventures.
*
**
Un mot encore sur ce destin bizarre : le château de Chaméane, entre Issoire et
Ambert, dans les monts d'Auvergne, avait été converti, par Mme de La Tour, en un
musée dédié, tout entier, à Gobineau et à son œuvre. Ce château fut détruit totalement
le 30 juillet 1944 par une horde nazie qui en avait truffé les souterrains de dynamite.

3

Ce comte n'était pas comte : c'est un portrait. Il s'abuse sur tout, et, talentueux
comme il sait l'être, il nous abuse. Sa fausse noblesse en fait un véritable féodal : sur
bien des points, nous sommes inférieurs à ce qu'on a été jadis ! s'exclame-t-il au détour
d'une phrase. Et pourquoi ? Parce que la civilisation est immobile. Dès qu'elle bouge,
elle se dégrade. Or, que se passe-t-il dans la carrière enchevêtrée de monsieur le

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

19

« comte » de Gobineau ? Bien du tracas ! Bien du mouvement ! À vous de conclure :
l'univers est dans son tort, Gobineau est dans son droit...
En 1840, Gobineau est un Scelto. Son évangile ? L'ambition, l'indépendance
d'esprit, les idées aristocratiques. Un Condottiere qui se fera taper sur les doigts par
André Suarès, qui – au moins – savait de quoi il parlait. On voit d'ici comment et
combien chez Gobineau s'enracine le thème de la force, et comment et pourquoi les
caricatures qui font 1851 auront, à ses yeux, raison contre les hommes de chair et de
sang qui firent 1848 : honte aux vaincus. D'ailleurs, Gobineau ne doit-il pas prendre
sur la vie une éclatante revanche ? N'est-il pas descendant d'Odin, lui, d'une noblesse
si petite qu'elle se perd et s'égare dans les franges de la petite histoire ? À Stockholm,
dans le salon bleu de Mme de La Tour, Gobineau, avec Zaluski, sera l'un des trois
calenders. Rien n'a changé. L'Essai a couvert toute la vie. La Renaissance fait dodeliner
les têtes les plus à droite d'alors.
Toute la vie ? C'est aller trop vite. D'abord, Gobineau donne toute sa confiance au
sang. Il imagine dans on ne sait trop quelle préhistoire mythique l'Âge d'Or des
hommes véritables : un lieu constant, immobile, grave et féodal à souhait. La vérité,
c'est le clan. Et lorsque tout cela se met en marche, c'est pour descendre. Qu'est-ce que
l'Histoire ? Un ver rongeur. La civilisation qui veut évoluer n'est jamais qu'une
civilisation qui décline. Alors quoi ? L'Impérialisme ?... Pas même. Que gagne-t-on à
mettre la main sur des colonies, sinon de se dégrader soi-même. Le rêve de Gobineau
est impossiblement insulaire.
La race ? Elle n'existe plus. Les gens du Nord ? Si vous saviez combien l'on
s'ennuie à Stockholm. Les Allemands ? Ils gâtent tout bonnement les Anglo-Saxons
d'Amérique : c'est une race métissée à l'extrême. D'ailleurs, Gobineau sait de toute
évidence que l'Autriche sera demain la vraie puissance et que les Prussiens
reviendront à leur juste condition. La Perse ? C'est la déconfiture.
Le mythe de l'Orient ? C'était parfait, vu de loin. Le mythe du féodalisme ?
Toujours utile contre les « blouses sales », mais, malheureusement, on a pas toujours
un Baroche à féliciter. Le mythe des Germains ? C'est plus sérieux parce que plus
vague. Il y a la rencontre, tardive, avec Wagner. Wagner rêve, Gobineau également.
Nietzsche ? Ce que raconte sa sœur est sujet à caution (toujours). Il a lu Gobineau ?
Probablement. Mais Nietzsche était épris de latinité. Il était semblable à Hölderlin : il
allait vers le soleil. Qui croire ? Personne.
*
**
Si, Napoléon III... Arthur, comte de Gobineau, diplomate d'arrière-plan, écrivain
éconduit, mari malheureux, est étroitement contemporain du règne de cet homme.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

20

Napoléon III n'a fait qu'une seule bonne chose dans toute son existence de brigand : il
a fait Victor Hugo. Il est à moitié fils de personne, comme Gobineau : voilà les « fils de
roi ». Ils se sont rencontrés : on imagine les yeux demi-clos de l'un et la morgue de
l'autre. Les chats de gouttière ne s'entendent pas ensemble : ils chassent sur le même
territoire. Gobineau joue au légitimiste. Louis-Bonaparte, à l'Empereur. Ils ne
pouvaient se comprendre que de biais. C'est ce qui arriva.
L'Empereur avait du goût pour le saint-simonisme. Il a cet avantage sur Thiers : il
croit aux chemins de fer. Les chemins de fer, ou le Creusot, le « comte » de Gobineau
s'en détourne : décadence que tout cela. L'Empereur inaugure les bals à l'Élysée ;
Gobineau se ronge les sangs dans des bureaux d'ambassade. Le Quai d'Orsay n'a
jamais été drôle. Gobineau est l'un des rares écrivains qui en soit sorti : voilà du
mérite.
Va-t-il se détourner du Coup d'État du 2 décembre ? Certes, non ! À Tocqueville,
qui est un opposant résolu, il mande : j'aime sincèrement le pouvoir absolu vis-à-vis du
peuple français (4 mars 1859). J'ignore s'il a d'instinct l'amour de la conception
bonapartiste de l'armée (il faut toujours se méfier de ce diable d'homme et de ses
instincts), mais il en dresse un portrait magistral, dont on retrouverait des traces
jusque dans les ouvrages militaires du général de Gaulle. Le passage est un peu long ;
il touche à ce moment de l'histoire où la Rome impériale se laisse dominer par des
éléments sémites ; il souligne – par antiphrase – la justesse de ceux qui, depuis les
combattants de la Commune de Paris, en passant par Jaurès, jusqu'aux hommes de
notre époque, défendent l'armée populaire contre l'armée de métier, l'armée des
citoyens contre l'armée des mercenaires (mais on verra, lisant l'Essai comme il faut,
que même les erreurs de Gobineau, ce génie en creux, sont fertiles) : La nécessité
unique, pour me servir de l'expression d'un antique chant des Celtes, n'admet pour les
armées qu'un seul mode d'organisation, le classement hiérarchique et l'obéissance. Dans
quelque état d'anarchie ethnique que se trouve un corps social, dès qu'une armée existe,
il faut sans biaiser lui laisser cette règle invariable. Pour ce qui concerne le reste de
l'organisme politique, tout peut être en question. On y doutera de tout ; on essayera,
raillera, conspuera tout ; mais quant à l'armée, elle restera isolée au, milieu de l'État,
peut-être mauvaise quant à son but principal, mais toujours plus énergique que son
entourage, immobile, comme un peuple facticement homogène. Un jour, elle sera la
seule partie saine et agissante de la nation. C'est dire qu'après beaucoup de mouvements, de cris, de plaintes, de chants de triomphe étouffés, bientôt sous les débris de
l'édifice légal qui, sans cesse relevé, sans cesse s'écroule, l'armée finit par éclipser le
reste, et que les masses peuvent se croire encore quelquefois aux temps heureux de leur
vigoureuse enfance où les fonctions les plus diverses se réunissaient sur les mêmes
têtes, le peuple étant l'armée, l'armée étant le peuple. Il n'y a pas trop à s'applaudir,
toutefois, de ces faux-semblants d'adolescence au sein de la caducité ; car, parce que
l'armée vaut mieux que le reste, elle a pour premier devoir de contenir, de mater, non
plus les ennemis de la patrie, mais ses membres rebelles, qui sont les masses...

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

21

Les MASSES...
Cela, c'est l'armée de 48, celle qui fusille, qui mitraille, qui cerne les faubourgs, qui
tranche dans le sang des ouvriers. C'est l'armée de 51, qui fait des cartons sur les
grands boulevards (d'alors), et qui traverse Les Châtiments de Victor Hugo avec le
rouge (de la honte) au front. Mais cette armée-là, et lorsqu'il écrit cette page, Gobineau
ne le sait pas encore, c'est aussi l'armée de la démission : l'armée de Sedan, l'armée de
Metz, celle qui rampe, et qui se rend. L'écrivain militaire Charles de Gaulle tente de la
justifier. Soit ! Sa justification, c'est d'être revenue, en avril 1871, dans les fourgons de
l'ennemi, accomplir avec brio cette sale besogne que l'Allemand ne voulait pas
accomplir lui-même : la Semaine Sanglante. Voilà l'armée de Louis-Bonaparte. Voilà
sa police. D'où sans doute le ricanement de Gobineau (en 71), qui était un observateur
soudainement lucide. Par excès de dégoût, il faut croire.
Gobineau croyait à l'armée de métier. Cher presbyte ! Il a vu l'armée de métier à
l'œuvre. Il n'y a pas trouvé de « fils de roi ».
Parmi les nationalistes, non plus. Ce qui explique ce paradoxe superficiel : la droite
française ne s'est jamais réclamée de Gobineau. Voyez Maurras ! Il va de soi que je
parle de ceux qui, à droite, ont quelque culture ou quelque intelligence. Je voyais dans
une revuette extrémiste ce titre en tête d'un article sur l'Essai : Gobineau, un théoricien
sans passion. Double bêtise : Gobineau est un passionné sans théorie réelle. Il n'a
pour théorie que sa passion justement. On n'a qu'un tort : ne pas le lire. J'entends : ne
pas lire l'Essai. Les uns, qui s'en détournent, y découvriraient une œuvre magistrale,
un morceau de littérature qui mérite tous les éloges. Les autres, qui jugent bon de s'y
référer « de chic », y verraient vite des raisons de s'en détourner. Gobineau n'aime que
les « hommes de qualité ».
*
**
Lorsque Alexis de Tocqueville eut achevé la lecture de l'Essai, il y découvrit non pas
le racisme assez simpliste qu'on y trouve généralement mais les sentiments antidémocratiques qui en font l'essentiel. Quelques citations ne seront pas inutiles : Je vous
confesse qu'après vous avoir lu aussi bien qu'avant, je reste placé à l'extrémité opposée
de ces doctrines. Je les crois très vraisemblablement fausses et très certainement
pernicieuses. Ailleurs : Ne voyez-vous pas que de votre doctrine sortent naturellement
tous les maux que l'inégalité permanente enfante, l'orgueil, la violence, le mépris du
semblable, la tyrannie et l'abjection sous toutes ses formes ? Puis enfin, avec une
certaine lassitude et beaucoup de dédain, l'exclamation magnifique : Que voulez-vous ?

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

22

Nous sommes de vieux entêtés qui avons donné dans la liberté humaine, comme Louis
Courier disait qu'il avait donné dans la charte, et qui ne saurions, du tout, en revenir 1...
4
Les voyages forment la jeunesse et déforment les théories. La priorité du sang
devient, chez Gobineau, rapidement mythique. Il n'y croit plus vraiment, et il abandonnerait avec aisance l'échafaudage si laborieusement construit, n'était le torchon qui
brûle dans le sein du couple. Mme Gobineau est une créole, donc M. Gobineau, malgré
tout, a raison.
Si le sang fait défaut, il reste la famille. Alors là, pardon ! Le comte aussitôt se
rétracte. Certes ! il y a Mère Bénédicte, cette sœur tendrement aimée. Fait-elle le
poids ? Il faut avouer que non, et que les caractères acquis ne se transmettent pas. Rien
de plus révélateur, rien de moins « raciste » que le testament de Gobineau : Je donne et
lègue ce que madame de Gobineau, ma femme, ne m'a pas volé ni dépensé de ma
fortune à madame la baronne de Guldencrone, née Diane de Gobineau, et à sa sœur,
mademoiselle Christine de Gobineau, et le fais parce que la loi m'y force, car en justice
et en vérité, je ne leur dois et ne voudrais leur laisser que mon souverain mépris et mon
indignation pour leur lâcheté et leur ingratitude, à l'une comme à l'autre 2. Et voilà !
Pour les races, est-il vrai que Gobineau veuille montrer la priorité de certaines sur
d'autres ? À le lire vite, oui. À le lire mieux, ce n'est pas l'essentiel, ce n'est pas
l'important. Les races « inférieures », après tout, sont des races heureuses. Les races
« supérieures », elles, portent sur leurs épaules le péché du monde : elles sont fautives.
Voilà Gobineau. Les racistes ne se sont jamais aperçus qu'il leur donnait mauvaise
conscience.
Un exemple : l'Amérique.
Certes ! Prokesch-Osten prophétise (sinistrement) : Vous ensemencez la terre de
l'avenir. Tocqueville, toujours si juste, note : Je crois que la chance de votre livre est de
revenir en France par l'étranger, surtout par l'Allemagne (nous y viendrons). Premièrement, l'Amérique. C'est dans ce pays-là qu'on traduit l'Essai d'abord. Gobineau est-il
satisfait ? Écoutez-le : les Américains croient que je les encourage à assommer leurs
nègres, me portent aux nues pour cela, mais ne veulent pas traduire la partie du livre
qui les concerne. Qu'est-ce qu'il aurait pris, l'autre, là, l'auteur de Mon Combat,
architecte en camps de la mort ! ...
La traduction signée Hotz vit le jour chez Lippincott, à Philadelphie, en 1856.
1

2

Le texte de la Correspondance d'Alexis de Tocqueville et d'Arthur de Gobineau a été établi et
annoté par M. Degros. Cette édition est précédée d'une excellente introduction due à J.-J.
Chevallier (Éditions Gallimard).
Cité par Jean Gaulmier dans Spectre de Gobineau. (Éd. Jean-Jacques Pauvert).

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

23

*
**
Un exemple plus sérieux : l'Allemagne.
En 1905, ce très bon esprit qu'était Remy de Gourmont consacrait un article mifigue, mi-raisin à Gobineau. Je ne résiste pas au plaisir de cette citation :
Jamais je n'oublierai ce petit dialogue entre sa mère, qui ne fait rien, et une jeune
fille qui fait de la tapisserie :
« – Maman, ne pensez-vous pas que si je faisais la langue du chien d'un vert plus
clair, cela vaudrait mieux ?
« – Oui, mon enfant ; mais je l'aimerais mieux violette, c'est plus naturel ».
Ainsi M. de Gobineau m'enseigna, dès mon jeune âge, les principes du réalisme...
Admirable Gourmont ! Admirable Gobineau !
Pour moi, je me souviens d'un lit d'hôpital, à Aix-en-Provence, où le reposais entre
des poignets solidement bardés d'un plâtre barbare ; l'un de mes amis, libraire en
cette ville, me fit don d'une édition de demi-luxe de Scaramouche. C'est ainsi que j'ai
pris Gobineau par le début, et comme un vice. Les travaux de Jean Gaulmier me
comblent : je déteste les mythes. Je n'aime pas qu'Aragon dise du bien du snobisme. Le
snobisme, c'est le goût lorsqu'il est émoussé 1. Mais Gaulmier s'emporte sur son sujet.
Gobineau est un maître de l'écriture. Et je ne sais rien de plus extraordinaire que
certaines tournes de pages des Pléiades. Vous avez lu Adélaïde ? Vous avez lu
Mademoiselle Irnois ? Alors, ne nous en faites pas accroire : vous êtes contaminés.
Gobineau, c'est quand même le génie. L'Essai, c'est sinistre, mais c'est génial.
D'ailleurs, Gobineau, c'est une drogue. François-Régis Bastide, qui hante les
moulins, les astrologues et les presbytères, avait annoncé, sur notre auteur, un
ouvrage qui devait avoir pour titre : Gobineau ou la Vie rêvée. Que pensez-vous qu'il
arriva ? François-Régis Bastide écrivit un roman qui avait pour titre La Vie Rêvée.
Gobineau double-face. Devenons graves : La Chasse au Caribou, c'est quand même
mieux qu'Auschwitz ou que Ravensbrück. Alors, qui s'est trompé ? Qui nous a
trompés ?
1

Je vise la préface qu'Aragon a faite au livre de Roger H. Guerrand : L'Art nouveau en Europe (chez
Plon)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Ah oui ! je parlais d'un exemple plus sérieux : l'Allemagne, et, par raccroc, de cet
article de Remy de Gourmont, dans lequel on lisait, dès l'ouverture, qu'il y a en
Allemagne, depuis une dizaine d'années, une « Société Gobineau » (GobineauVereinigung), fondée pour étudier l'œuvre et les idées de l'écrivain méconnu dans sa
patrie. D'abord, Gobineau, la patrie, c'était du vent, du flan et du pas sérieux. Ensuite,
cette très germanique « Société Gobineau » mérite un regard attentif. Si je me borne
uniquement à l'ouvrage après tout insolite de Robert Dreyfus : La vie et les prophéties
du comte de Gobineau, – Messieurs les antisémites, tirez les premiers ! – force m'est de
constater qu'elle est étrange cette Société-là, qu'il y a, par avance, chez les seigneurs de
la sidérurgie, chez les princes du Gott mit uns, chez les barons de la synarchie
rhénane, groupés là-dedans, une curieuse odeur (par avance) de bluff sanglant et de
cadavres réels. Allons-y.
(Une petite remarque : Gourmont semblait regretter que les Allemands en viennent
à faire de Gobineau leur affaire. Il avait raison. On nous a bien eus).
En Allemagne, Gobineau, grâce aux efforts de la dite Vereinigung, ne se nomme pas
Gobineau, il se nomme Houston Stewart Chamberlain. Guillaume II est à ses genoux.
Philippe d'Eulenburg, à sa dévotion. Poursuivons. L'antisémitisme officiel allemand
date de 1880. Cette année-là une pétition est adressée au prince de Bismarck. Elle
dénonce le péril juif (déjà, – et encore). Signatures : le pasteur Stoecker, une utilité ;
Bernhard Foerster, qui deviendra (comme c'est important) le beau-frère de Nietzsche,
dont la sœur, etc., etc. (Rimbaud aussi avait une sœur) ; et encore l'un des membres
influents de la dite Gobineau-Vereinigung, un disciple de Wagner, un Wolzogen, baron
de son état, minable par ailleurs, et pro-nazi par double-vue. Voilà ce qu'on a fait de
Gobineau. Ce n'est pas Gobineau qui est coupable, c'est la Gobineau-Vereinigung.
Wagner ne savait même pas qu'il faisait sa musique pour des analphabètes aux doigts
crochus. Et Gobineau ?
Il n'en serait pas revenu.
En vérité, il n'en est pas revenu. C'est pourquoi il est urgent de rééditer ce livre qui
a fait couler des tonnes d'encre, et puis cette encre a fait couler des tonnes de sang,
alors qu'il s'agissait, initialement, d'une ERREUR.
*
**
Gobineau croyait à l'armée : on s'est servi de lui pour fabriquer du savon à partir
de la graisse d'homme. Nietzsche croyait au surhomme : on s'est servi de lui pour faire
s'entre-tuer un tas de pauvres types (il n'y a que les marchands de canons à connaître
les véritables raisons de la guerre de 1914). Wagner croyait aux walkyries : il n'a –

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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heureusement – pas vu les mégères du paradis fasciste. Le malentendu n'est pas au
niveau de Wagner, de Nietzsche, de Gobineau, il est bien plus bas : au niveau d'une
certaine fange, qui prolifère encore, hélas ! parmi ceux qui sont, au fond, incapables
d'écouter celui-ci ou de lire ceux-là.
Comme ils étaient gentils les Rosny aîné écrivant (dans L'étonnant voyage de
Hareton Ironcastle) cette phrase : Un homme de haute stature, symbole parfait du
type inventé par Gobineau... – et les Jack London, « socialiste » et fonçant dans le
racisme primaire de La Fille des Neiges. Il est vrai qu'ils n'avaient pas besoin de
savon.
En réalité, lorsque Gobineau voit s'évanouir le dogme du sang, puis la révélation
de la famille, il ne lui reste plus que l'individu. Nous voici ramenés aux Pléiades. Cette
histoire de calenders, de « fils de roi », eh bien ! nous n'en sommes pas sortis.
Gobineau donnait tout au sang. D'autres donnèrent tout au milieu. Il ne reste qu'une
énigme, mais elle est capitale, et c'est Gobineau qui en a fixé définitivement les termes :
cette énigme, c'est celle de l'homme de qualité.
Dans un bar de Saint-Germain-des-Prés, au Montana, dans cette époque d'après la
Libération où l'on voyait sortir des gares du Nord, de l'Est ou de Lyon, à chaque heure
du jour et de la nuit, une bonne poignée de Rastignac, c'était une question que nous
agitions beaucoup, Roger Vailland et moi, sous les regards assez narquois de la
blonde Mireille. Puis, les années passant, Roger Vailland écrivit son célèbre Éloge du
Cardinal de Bernis. Je ne vais ni citer ni résumer ce texte. Il est dédié aux « amateurs »
(c'est ainsi, je crois, que Vailland avait fini par désigner les modernes « happy-fews »).
Gobineau y tient sa partie. D'ailleurs, souvenez-vous du début des Pléiades, et vous
comprendrez mieux les grandes orgues qui se déchaînent dans l'Essai : fils de roi, ditil, mais il ne se trouve pas une seule fois sur plus de cent où le personnage ainsi
présenté soit autre chose, quant à son extérieur, qu'un pauvre diable fort maltraité de la
fortune. L'exposition est à l'intérieur. Le fils de roi n'est jamais le fils du Roi. Combien
Vailland avait raison de faire référence au livre de L.E.P. O'Brien : Les chevaux du
département de l'Ain (1891). Vailland disait : Le langage des éleveurs de la fin du XIXe
siècle me fascine.
Ce n'est pas une plaisanterie : si Staline avait lu L.E.P. O'Brien il n'aurait peut-être
pas été Staline. Mais c'est une autre histoire.
5
L'erreur de Gobineau, c'est de croire aux vertus de ce qui est immobile. Écoutez-le :
Un gouvernement, écrit-il, est encore bien mauvais lorsque, par la nature de ses
institutions, il autorise un antagonisme, soit entre le pouvoir suprême et la masse de la
nation, soit entre les différentes classes. Le moteur d'Aristote était un moteur immobile

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

26

qui ne menait nulle part. En 1871, les hommes ont appris que la contradiction était
l'essence même de la société et du progrès. Pas Gobineau. Les classes sociales ?
Baroche est bien. Les riches sont bêtes. Les pauvres sont idiots. Un exemple, celui des
ouvriers. Voici la page de Gobineau qui devrait donner aux racistes germaniques la
honte d'être racistes et même celle d'être germains : Nos départements de l'est et nos
grandes villes manufacturières comptent beaucoup d'ouvriers qui apprennent
volontiers à lire et à écrire. Ils vivent dans un milieu qui leur en démontre l'utilité. Mais
aussitôt que ces hommes possèdent à un degré suffisant les premiers éléments de
l'instruction, qu'en font-ils pour la plupart ? Des moyens d'acquérir telles idées et tels
sentiments non plus instinctivement, mais désormais activement hostiles à l'ordre
social. Voici le plus beau : Je ne fais une exception que pour nos populations agricoles
et même ouvrières du nord-est, où les connaissances élémentaires sont beaucoup plus
répandues que partout ailleurs, conservées une fois acquises, et ne portent généralement que de bons fruits. Il y a bien une raison à cela? Certes ! Devinez ? On
remarquera que ces populations tiennent de beaucoup plus près que toutes les autres à
la race germanique, et je ne m'étonne pas de les voir ce qu'elles sont. Ceci se passe de
commentaires.
Ce bel écrivain (Gobineau) devient bête dès qu'il fait du racisme. Il devient dès lors
semblable aux racistes. Il n'existe pas, en toute objectivité, de discrimination raciale : il
n'existe que des discriminations sociales. Les racistes (comme eux-mêmes se nomment)
lorsqu'ils sont honnêtes, pousseront le cynisme jusqu'à reconnaître que leur seule
théorie valable est celle de l'exploitation de l'homme par l'homme. Ils sont de la race
des seigneurs parce qu'ils sont du côté du manche, ou parce qu'ils veulent y parvenir.
Ils sont les premiers à se moquer des petits imbéciles qui les suivent : des inférieurs
complaisants.
Le racisme entraîne une déformation de la personnalité. C'est une maladie. Elle est
devenue économique : elle a perdu toute dignité.
*
**
Ce qu'il faut bien voir, c'est qu'après tout Gobineau n'est pas « raciste ». C’est un
nostalgique, pour qui l'Âge d'Or est dans le passé, et la catastrophe dans l'avenir. Il a
l'orgueil des parvenus. Il serait méprisable s'il n'était un écrivain aussi grand. La
civilisation, à ses yeux, c'est la stabilité. Rien de plus absurde. Je crois maintenant
pouvoir résumer ma pensée sur la civilisation, en la définissant comme un état de
stabilité relative, où des multitudes s'efforcent de chercher pacifiquement la satisfaction
de leurs besoins, et raffinent leur intelligence et leurs mœurs. Merci pour la stabilité
relative. Pour le reste, je suis comte (ou presque) et je le reste.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Raciste ? Vous voulez rire. Il n'y a pas de races. Il y a, désespérément, les « fils-deroi », et puis les « blouses sales ». Certes ! si les uns et les autres parfois viennent à se
confondre, où allons-nous ? Vive Baroche. Ce que j'entends par société, c'est une
réunion, plus ou moins parfaite au point de vue politique, mais complète au point de
vue social, d'hommes vivants sous la direction d'idées semblables et avec des instincts
identiques. Et Gobineau poursuit sur la lancée de son erreur avec un enthousiasme et
un lyrisme qui nous coupent le souffle.
Il n'a rien compris au dynamisme comme élément civilisateur, à la contradiction
comme nécessité dialectique. Nous venons de vivre l'ère de la décolonisation. Nous
avons vu que cet aveuglement était partagé.
Il faut lire l'Essai sur l'Inégalité des Races humaines. Et cela pour deux raisons.
Contraires.
6

Arthur de Gobineau est un écrivain. Il a tenté mille carrières. Il ne tenait qu'à cellelà. Sa morgue l'empêchait de jeter la science par-dessus bord. Heureusement, nous
pouvons lire Akrivie Phrangopoulo ou La Guerre des Turcomans. Quelle plume ! Mais
L'Essai ? Eh bien, c'est essentiellement une œuvre de littérature, un poème à ras bord
empli du plus amer des pessimismes. C'est un long cri personnel, subjectif, au secours
duquel, dans des raccourcis qui donnent le vertige, qui étourdissent, toute l'Histoire,
rêvée, syncopée, martyrisée, émondée, glorifiée, est – dans des périodes qui sont parmi
les plus belles du romantisme français – citée à comparaître. Elle est sommée de
paraître, l'Histoire. Et elle paraît. Avec des traînées de sang. Des houles que gonflent
les étendards militaires et les musiques guerrières. Avec ses cheveux de louve.
Puis l'Essai, c'est aussi, malgré Gobineau, une démonstration par l'absurde. Rien
n'arrête l'homme. L'Histoire a un sens. Elle est irréversible.
Ce passionné sans théorie, peut-être, aujourd'hui, pourrait-il s'en réjouir.
HUBERT JUIN.

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Dédicace

de la première édition (1854)

À SA MAJESTÉ

GEORGES V.
ROI DE HANOVRE

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SIRE,
J'ai l'honneur d'offrir ici à VOTRE MAJESTÉ le fruit de longues méditations et
d'études favorites, souvent interrompues, toujours reprises.
Les événements considérables, révolutions, guerres sanglantes, renversements de
lois, qui, depuis trop d'années, ont agi sur les États européens, tournent aisément les
imaginations vers l'examen des faits politiques. Tandis que le vulgaire n'en considère
que les résultats immédiats et n'admire ou ne réprouve que l'étincelle électrique dont ils
frappent les intérêts, les penseurs plus graves cherchent à découvrir les causes cachées
de si terribles ébranlements, et, descendant la lampe à la main dans les sentiers obscurs
de la philosophie et de l'histoire, ils vont demander à l'analyse du cœur humain ou à
l'examen attentif des annales le mot d'une énigme qui trouble si fort et les existences et
les consciences.
Comme chacun, j'ai ressenti ce que l'agitation des époques modernes inspire de
soucieuse curiosité. Mais, en appliquant à en comprendre les mobiles toutes les forces

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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de mon intelligence, j'ai vu l'horizon de mes étonnements, déjà si vaste, s'agrandir
encore. Quittant, peu à peu, je l'avoue, l'observation de l'ère actuelle pour celle des
périodes précédentes, puis du passé tout entier, j'ai réuni ces fragments divers dans un
ensemble immense, et, conduit par l'analogie, je me suis tourné, presque malgré moi,
vers la divination de l'avenir le plus lointain. Ce n'a plus été seulement les causes
directes de nos tourmentes soi-disant réformatrices qu'il m'a semblé désirable de
connaître : j'ai aspiré à découvrir les raisons plus hautes de cette identité des maladies
sociales que la connaissance la plus imparfaite des chroniques humaines suffit à faire
remarquer dans toutes les nations qui furent jamais, qui sont, comme, selon toute
vraisemblance, dans celles qui seront un jour.
Je crus, d'ailleurs, apercevoir, pour de tels travaux des facilités particulières à
l'époque présente. Si, par ses agitations, elle pousse à la pratique d'une sorte de chimie
historique, elle en facilite aussi les labeurs. Le brouillard épais, les ténèbres profondes
qui nous cachaient, depuis une date immémoriale, les débuts des civilisations différentes de la nôtre, se lèvent et se dissolvent aujourd'hui au soleil de la science. Une
merveilleuse épuration des méthodes analytiques, après avoir, sous les mains de
Niebuhr, fait apparaître une Rome ignorée de Tite-Live, nous découvre et nous
explique aussi les vérités mêlées aux récits fabuleux de l'enfance hellénique. Vers un
autre point du monde, les peuples germains, longtemps méconnus, se montrent à nous
aussi grands, aussi majestueux que les écrivains du Bas-Empire nous les avaient dits
barbares. L'Égypte ouvre ses hypogées, traduit ses hiéroglyphes, confesse l'âge de ses
pyramides. L'Assyrie dévoile et ses palais et leurs inscriptions sans fin, naguère encore
évanouies sous leurs propres décombres. L'Iran de Zoroastre n'a su rien cacher aux
puissantes investigations de Burnouf, et l'Inde primitive nous raconte, dans les Védas,
des faits bien proches du lendemain de la création. De l'ensemble de ces conquêtes, déjà
si importantes en elles-mêmes, résulte encore une compréhension plus juste et plus
large d'Hérodote, d'Homère et surtout des premiers chapitres du Livre saint, cet abîme
d'assertions dont on n'admire jamais assez la richesse et la rectitude lorsqu'on l'aborde
avec un esprit suffisamment pourvu de lumières.
Tant de découvertes inattendues ou inespérées ne se placent pas, sans doute, audessus des atteintes de toute critique. Elles sont loin de présenter, sans lacunes, les
listes des dynasties, l'enchaînement régulier des règnes et des faits. Cependant, au
milieu de leurs résultats incomplets, il en est d'admirables, pour les travaux qui
m'occupent, il en est de plus fructueux que ne sauraient l'être les tables chronologiques
les mieux suivies. Ce que j'y recueille avec joie, c'est la révélation des usages, des
mœurs, jusqu'aux portraits, jusqu'aux costumes des nations disparues. On connaît
désormais l'état de leurs arts. On aperçoit toute leur vie, physique et morale, publique
et privée, et il nous est devenu possible de reconstruire, au moyen des matériaux les
plus authentiques, ce qui fait la personnalité des races et le principal critérium de leur
valeur.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Devant un tel amoncellement de richesses toutes neuves ou tout nouvellement
comprises, personne n'est plus autorisé à prétendre expliquer le jeu compliqué des
rapports sociaux, les motifs des élévations et des décadences nationales avec l'unique
secours des considérations abstraites et purement hypothétiques qu'une philosophie
sceptique peut fournir. Puisque les faits positifs abondent désormais, qu'ils surgissent
de partout, se relèvent de tous les sépulcres, et se dressent sous la main de qui veut les
interroger, il n'est plus loisible d'aller, avec les théoriciens révolutionnaires, amasser des
nuages pour en former des hommes fantastiques et se donner le plaisir de faire mouvoir
artificiellement des chimères dans des milieux politiques qui leur ressemblent. La
réalité, trop notoire, trop pressante, interdit de tels jeux, souvent impies, toujours
néfastes. Pour décider sainement des caractères de l'humanité, le tribunal de l'histoire
est devenu le seul compétent. C'est d'ailleurs, j'en conviens, un arbitre sévère, un juge
bien redoutable à évoquer à des époques aussi tristes que celle-ci.
Non pas que le passé soit lui-même immaculé. Il contient tout, et, à ce titre, on en
obtient l'aveu de bien des fautes et l'on y découvre plus d'une honteuse défaillance. Les
hommes d'aujourd'hui seraient même en droit de faire, devant lui, trophée de quelques
mérites qui lui manquent. Mais, si, pour repousser leurs accusations, il vient soudain à
évoquer les ombres grandioses des périodes héroïques, que diront-ils ? S'il leur
reproche d'avoir compromis la foi religieuse, la fidélité politique, le culte du devoir, que
répondre ? S'il leur affirme qu'ils ne sont plus aptes qu'à poursuivre le défrichement de
connaissances dont les principes ont été reconnus et exposés par lui ; s'il ajoute que
l'antique vertu est devenue un objet de risée ; que l'énergie a passé de l'homme à la
vapeur ; que la poésie s'est éteinte, que ses grands interprètes ne vivent plus ; que ce
qu'on nomme des intérêts se ravale aux considérations les plus mesquines ; qu'alléguer ?
Rien, sinon que toutes les belles choses, tombées dans le silence, ne sont pas
mortes et qu'elles dorment ; que tous les âges ont vu des périodes de transition,
époques où la souffrance lutte avec la vie et d'où celle-ci se détache, à la fin, victorieuse
et resplendissante, et que, puisque la Chaldée trop vieillie fut remplacée jadis par la
Perse jeune et vigoureuse, la Grèce décrépite par Rome virile et la domination abâtardie
d'Augustule par les royaumes des nobles princes teutoniques, de même les races
modernes obtiendront leur rajeunissement.
C'est là ce que j'ai moi-même espéré un instant, un bien court instant, et j'aurais
voulu répondre immédiatement à l'Histoire pour confondre ses accusations et ses
sombres pronostics, si je n'avais été frappé de cette considération accablante, que je me
hâtais trop d'avancer une proposition dénuée de preuves. Je voulus en chercher, et
ainsi j'étais ramené sans cesse, par ma sympathie pour les manifestations de l'humanité
vivante, à approfondir davantage les secrets de l'humanité morte.
C'est alors que, d'inductions en inductions, j'ai dû me pénétrer de cette évidence,
que la question ethnique domine tous les autres problèmes de l'histoire, en tient la clef,

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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et que l'inégalité des races dont le concours forme une nation, suffit à expliquer tout
l'enchaînement des destinées des peuples. Il n'est personne, d'ailleurs, qui n'ait été
frappé de quelque pressentiment d'une vérité si éclatante. Chacun a pu observer que
certains groupes humains, en s'abattant sur un pays, y ont transformé jadis, par une
action subite, et les habitudes et la vie, et que, là où, avant leur arrivée, régnait la
torpeur, ils se sont montrés habiles à faire jaillir une activité inconnue. C'est ainsi, pour
en citer un exemple, qu'une puissance nouvelle fut préparée à la Grande-Bretagne par
l'invasion anglo-saxonne, au gré d'un arrêt de la Providence qui, en conduisant dans
cette île quelques-uns des peuples gouvernés par le glaive des illustres ancêtres de
VOTRE MAJESTÉ, se réservait, comme le remarquait, un jour, avec profondeur, une
Auguste Personne, de rendre aux deux branches de la même nation cette même maison
souveraine, qui puise ses droits glorieux aux sources lointaines de la plus héroïque
origine.
Après avoir reconnu qu'il est des races fortes et qu'il en est de faibles, je me suis
attaché à observer de préférence les premières, à démêler leurs aptitudes, et surtout à
remonter la chaîne de leurs généalogies. En suivant cette méthode, j'ai fini par me
convaincre que tout ce qu'il y a de grand, de noble, de fécond sur la terre, en fait de
créations humaines, la science, l'art, la civilisation, ramène l'observateur vers un point
unique, n'est issu que d'un même germe, n'a résulté que d'une seule pensée, n'appartient
qu'à une seule famille dont les différentes branches ont régné dans toutes les contrées
policées de l'Univers.
L'exposition de cette synthèse se trouve dans ce livre, dont je viens déposer
l'hommage au pied du trône de VOTRE MAJESTÉ. Il ne m'appartenait pas, et je n'y ai
pas songé, de quitter les régions élevées et pures de la discussion scientifique pour
descendre sur le terrain de la polémique contemporaine. je n'ai cherché à éclaircir ni
l'avenir de demain, ni celui même des années qui vont suivre. Les périodes que je trace
sont amples et larges. Je débute avec les premiers peuples qui furent jadis, pour
chercher jusqu'à ceux qui ne sont pas encore. Je ne calcule que par séries de siècles. Je
fais, en un mot, de la géologie morale. Je parle rarement de l'homme, plus rarement
encore du citoyen ou du sujet, souvent, toujours des différentes fractions ethniques,
car il ne s'agit pour moi, sur les cimes où je me suis placé, ni des nationalités fortuites,
ni même de l'existence des États, mais des races, des sociétés et des civilisations
diverses,
En osant tracer ici ces considérations, je me sens enhardi, SIRE, par la protection
que l'esprit vaste et élevé de VOTRE MAJESTÉ accorde aux efforts de l'intelligence et
par l'intérêt plus particulier dont Elle honore les travaux de l'érudition historique. Je ne
saurais perdre jamais le souvenir des précieux enseignements qu'il m'a été donné de
recueillir de la bouche de VOTRE MAJESTÉ, et j'oserai ajouter que je ne sais
qu'admirer davantage des connaissances si brillantes, si solides, dont le Souverain du

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Hanovre possède les moissons les plus variées, ou du généreux sentiment et des nobles
aspirations qui les fécondent et assurent à ses peuples un règne si prospère.
Plein d'une reconnaissance inaltérable pour les bontés de VOTRE MAJESTÉ, je La
prie de daigner accueillir
L'expression du profond respect avec lequel j'ai l'honneur d'être,
Sire,
De VOTRE MAJESTÉ,

Le très humble et très obéissant serviteur,

A. de GOBINEAU.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Avant-propos
de la deuxième édition

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Ce livre a été publié pour la première fois en 1853 (tome I et tome II) les deux
derniers volumes (tome III et tome IV) sont de 1855. L'édition actuelle n'y a pas changé
une ligne, non pas que, dans l'intervalle, des travaux considérables n'aient déterminé
bien des progrès de détail. Mais aucune des vérités que j'ai émises n'a été ébranlée, et
j'ai trouvé nécessaire de maintenir la vérité telle que je l'ai trouvée. Jadis, on n'avait
sur les Races humaines que des doutes très timides. On sentait vaguement qu'il fallait
fouiller de ce côté si l'on voulait mettre à découvert la base encore inaperçue de
l'histoire et on pressentait que dans cet ordre de notions si peu dégrossies, sous ces
mystères si obscurs, devaient se rencontrer à de certaines profondeurs les vastes
substructions sur lesquelles se sont graduellement élevées les assises, puis les murs,
bref tous les développements sociaux des multitudes si variées dont l'ensemble
compose la marqueterie de nos peuples. Mais on ne voyait pas la marche à suivre
pour rien conclure.
Depuis la seconde moitié du dernier siècle, on raisonnait sur les annales générales
et on prétendait, pourtant, à ramener tous ces phénomènes dont ils présentent les
séries, à des lois fixes. Cette nouvelle manière de tout classer, de tout expliquer, de
louer, de condamner, au moyen de formules abstraites dont on s'efforçait de démontrer

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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la rigueur, conduisait naturellement à soupçonner, sous l'éclosion des faits, une force
dont on n'avait encore jamais reconnu la nature. La prospérité ou l'infortune d'une
nation, sa grandeur et sa décadence, on s'était longtemps contenté de les faire résulter
des vertus et des vices éclatant sur le point spécial qu'on examinait. Un peuple honnête
devait être nécessairement un peuple illustre, et, au rebours, une société qui pratiquait
trop librement le recrutement actif des consciences relâchées, amenait sans merci la
ruine de Suse, d’Athènes, de Rome, tout comme une situation analogue avait attiré le
châtiment final sur les cités décriées de la Mer Morte.
En faisant tourner de pareilles clefs, on avait cru ouvrir tous les mystères ; mais,
en réalité, tout restait clos. Les vertus utiles aux grandes agglomérations doivent avoir
un caractère bien particulier d'égoïsme collectif qui ne les rend pas pareilles à ce qu'on
appelle vertu chez les particuliers. Le bandit spartiate, l'usurier romain ont été des
personnages publics d'une rare efficacité, bien qu'à en juger au point de vue moral, et
Lysandre et Caton fussent d'assez méchantes gens ; il fallut en convenir après réflexion
et, en conséquence, si on s'avisait de louer la vertu chez un peuple et de dénoncer avec
indignation le vice chez un autre, on se vit obligé de reconnaître et d'avouer tout haut
qu'il ne s'agissait pas là de mérites et de démérites intéressant la conscience chrétienne,
mais bien de certaines aptitudes, de certaines puissances actives de l'âme et même du
corps, déterminant ou paralysant le développement de la vie dans les nations, ce qui
conduisit à se demander pourquoi l'une de celles-ci pouvait ce que l'autre ne pouvait
pas, et ainsi on se trouva induit à avouer que c'était un fait résultant de la race.
Pendant quelque temps on se contenta de cette déclaration à laquelle on ne savait
comment donner la précision nécessaire. C'était un mot creux, c'était une phrase, et
aucune époque ne s'est jamais payée de phrases et n'en a eu le goût comme celle d'à
présent. Une sorte d'obscurité translucide qui émane ordinairement des mots
inexpliqués était projetée ici par les études physiologiques et suffisait, ou, du moins, on
voulut quelque temps encore s'en contenter. D'ailleurs, on avait un peu peur de ce qui
allait suivre. On sentait que si la valeur intrinsèque d'un peuple dérive de son origine,
il fallait restreindre, peut-être supprimer tout ce qu'on appelle Égalité et, en outre, un
peuple grand ou misérable ne serait donc ni à louer, ni à blâmer. Il en serait comme de
la valeur relative de l'or et du cuivre. On reculait devant de tels aveux.
Fallait-il admettre, en ces jours de passion enfantine pour l'égalité, qu'une hiérarchie si peu démocratique existât parmi les fils d'Adam ? combien de dogmes, aussi bien
philosophiques que religieux, se déclaraient prêts à réclamer !
Tandis qu'on hésitait, on marchait pourtant ; les découvertes s'accumulaient et
leurs voix se haussaient et exigeaient qu'on parlât raison. La géographie racontait ce
qui s'étalait à sa vue ; les collections regorgeaient de nouveaux types humains.
L'histoire antique mieux étudiée, les secrets asiatiques plus révélés, les traditions
américaines devenues accessibles comme elles ne l'étaient pas auparavant, tout

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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proclamait l'importance de la race. Il fallait se décider à entrer dans la question telle
qu'elle est.
Sur ces entrefaites, se présenta un physiologiste, M. Pritchard, historien médiocre,
théologien plus médiocre encore, qui, voulant surtout prouver que toutes les races se
valaient, soutint qu'on avait tort d'avoir peur et se donna peur à lui-même. Il se
proposa non pas de savoir et de dire la vérité des choses, mais de rassurer la
philanthropie. Dans cette intention, il cousu les uns aux autres un certain nombre de
faits isolés, observés plus ou moins bien et qui ne demandaient pas mieux que de
prouver l'aptitude innée du nègre de Mozambique, et du Malais des îles Mariannes à
devenir de fort grands personnages pour peu que l'occasion s'en présentât. M.
Pritchard fut néanmoins grandement à estimer par cela seul qu'il toucha réellement à
la difficulté. Ce fut, il est vrai, par le petit côté, mais ce fut pourtant et on ne saurait trop
lui en savoir gré.
J'écrivis alors le livre dont je présente ici la seconde édition. Depuis qu'il a paru,
des discussions nombreuses ont eu lieu à son sujet. Les principes en ont été moins
combattus que les applications et surtout que les conclusions. Les partisans du progrès
illimité ne lui ont pas été favorables. Le savant Ewald émettait l'avis que c'était une
inspiration des catholiques extrêmes ; l'école positiviste l'a déclaré dangereux.
Cependant des écrivains qui ne sont ni catholiques ni positivistes, mais qui possèdent
aujourd'hui une grande réputation, en ont fait entrer incognito, sans l'avouer, les
principes et même des parties entières dans leurs œuvres et, en somme, Fallmereyer
n'a pas eu tort de dire qu'on s'en servait plus souvent et plus largement qu'on n'était
disposé à en convenir.
Une des idées maîtresses de cet ouvrage, c'est la grande influence des mélanges
ethniques, autrement dit des mariages entre les races diverses. Ce fut la première fois
qu'on posa cette observation et qu'en en faisant ressortir les résultats au point de vue
social, on présenta cet axiome que tant valait le mélange obtenu, tant valait la variété
humaine produit de ce mélange et que les progrès et les reculs des sociétés ne sont
autre chose que les effets de ce rapprochement. De là fut tirée la théorie de la sélection
devenue si célèbre entre les mains de Darwin et plus encore de ses élèves. Il en est
résulté, entre autres, le système de Buckle, et par l'écart considérable que les opinions
de ce philosophe présentent avec les miennes, on peut mesurer l'éloignement relatif des
routes que savent se frayer deux pensées hostiles parties d'un point commun. Buckle a
été interrompu dans son travail par la mort, mais la saveur démocratique de ses
sentiments lui a assuré, dans ces temps-ci, un succès que la rigueur de ses déductions
ne justifie pas plus que la solidité de ses connaissances.
Darwin et Buckle ont créé ainsi les dérivations principales du ruisseau que j'ai
ouvert. Beaucoup d'autres ont simplement donné comme des vérités trouvées par eux-

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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mêmes ce qu'ils copiaient chez moi en y mêlant tant bien que mal les idées aujourd'hui
de mode.
Je laisse donc mon livre tel que je l'ai fait et je n'y changerai absolument rien. C'est
l'exposé d'un système, c'est l'expression d'une vérité qui m'est aussi claire et aussi
indubitable aujourd'hui qu'elle me l'était au temps où je l'ai professée pour la première
fois. Les progrès des connaissances historiques ne m'ont fait changer d'opinion en
aucune sorte ni dans aucune mesure. Mes convictions d'autrefois sont celles
d'aujourd'hui, qui n'ont incliné ni à droite ni à gauche, mais qui sont restées telles
qu'elles avaient poussé dès le premier moment où je les ai connues. Les acquisitions
survenues dans le domaine des faits ne leur nuisent pas. Les détails se sont multipliés,
j'en suis aise. Ils n'ont rien altéré des constatations acquises. Je suis satisfait que les
témoignages fournis par l'expérience aient encore plus démontré la réalité de l'inégalité
des Races.
J'avoue que j'aurais pu être tenté de joindre ma protestation à tant d'autres qui
s'élèvent contre le darwinisme. Heureusement, je n'ai pu oublier que mon livre n'est
pas une œuvre de polémique. Son but est de professer une vérité et non de faire la
guerre aux erreurs. Je dois donc résister à une tentation belliqueuse. C'est pourquoi je
me garderai également de disputer contre ce prétendu approfondissement de l'érudition
qui, sous le nom d'études préhistoiques, ne laisse pas que d'avoir fait dans le monde un
bruit assez sonore. Se dispenser de connaître et surtout d'examiner les documents les
plus anciens de tous les peuples, c'est comme une règle, toujours facile, de ce prétendu
genre de travaux. C'est une manière de se supposer libre de tous renseignements ; on
déclare ainsi la table rase, et l'on se trouve parfaitement autorisé à l'encombrer à son
choix de telles hypothèses qui peuvent convenir et que l'on peut mettre oit l'on suppose
le vide. Alors, on dispose tout à son gré et, au moyen d'une phraséologie spéciale, en
supputant les temps, par âges de pierre, de bronze, de fer, en substituant le vague
géologique à des approximations de chronologie qui ne seraient pas assez surprenantes, on parvient à se mettre l'esprit dans un état de surexcitation aiguë, qui permet
de tout imaginer et de tout trouver admissible. Alors au milieu des incohérences les
plus fantasques, on ouvre tout à coup, dans tous les coins du globe terrestre, des trous,
des caves, des cavernes de l'aspect le plus sauvage, et on en fait sortir des amoncellements épouvantables de crânes et de tibias fossiles, de détritus comestibles, d'écailles
d'huîtres et d'ossements de tous les animaux possibles et impossibles, taillés, gravés,
éraflés, polis et non polis, de haches, de têtes de flèches, d'outils sans noms ; et le tout
s'écroulant sur les imaginations troublées, aux fanfares retentissantes d'une pédanterie
sans pareille, les ahurit d'une manière si irrésistible que les adeptes peuvent sans
scrupule, avec sir John Lubbock et M. Evans, héros de ces rudes labeurs, assigner à
toutes ces belles choses une antiquité, tantôt de cent mille années, tantôt une autre de
cinq cent mille, et ce sont des différences d'avis dont on ne s'explique pas le moins du
monde le motif.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Il faut savoir respecter les congrès préhistoriques et leurs amusements. Le goût en
passera quand de pareils excès auront été poussés encore un peu plus loin, et que les
esprits rebutés réduiront simplement à rien toutes ces folies. À dater de cette réforme
indispensable on enlèvera enfin les haches de silex et les couteaux d'obsidienne aux
mains des anthropoïdes de M. le professeur Haeckel, gens qui en font un si mauvais
usage.
Ces rêveries, dis-je, passeront d'elles-mêmes. On les voit déjà passer. L'ethnologie
a besoin de jeter ses gourmes avant de se trouver sage. Il fut un temps, et il n'est pas
loin, où les préjugés contre les mariages consanguins étaient devenus tels qu'il fut
question de leur donner la consécration de la loi. Épouser une cousine germaine
équivalait à frapper à l'avance tous ses enfants de surdité et d'autres affections héréditaires. Personne ne semblait réfléchir que les générations qui ont précédé la nôtre, fort
adonnées aux mariages consanguins, n'ont rien connu des conséquences morbides
qu'on prétend leur attribuer ; que les Séleucides, les Ptolémées, les Incas, époux de
leurs sœurs, étaient, les uns et les autres, de très bonne santé et d’intelligence fort
acceptable, sans parler de leur beauté, généralement hors ligne. Des faits si
concluants, si irréfutables, ne pouvaient convaincre personne, parce qu'on prétendait
utiliser, bon gré mal gré, les fantaisies d'un libéralisme qui, n'aimant pas l'exclusivité
chapitrale, était contraire à toute pureté du sang, et l'on voulait autant que possible
célébrer l'union du nègre et du blanc d'où provient le mulâtre. Ce qu'il fallait
démontrer dangereux, inadmissible, c'était une race qui ne s'unissait et ne se perpétuait
qu'avec elle-même. Quand on eut suffisamment déraisonné, les expériences tout à fait
concluantes du docteur Broca ont rejeté pour toujours un paradoxe que les
fantasmagories du même genre iront rejoindre quand leur fin sera arrivée.
Encore une fois, je laisse ces pages telles que je les ai écrites à l'époque où la
doctrine qu'elles contiennent sortait de mon esprit, comme un oiseau met la tête hors du
nid et cherche sa route dans l'espace où il n'y a pas de limites. Ma théorie a été ce
qu'elle était, avec ses faiblesses et sa force, son exactitude et sa part d'erreurs, pareille
à toutes les divinations de l'homme. Elle a pris son essor, elle le continue. Je
n'essaierai ni de raccourcir, ni d'allonger ses ailes, ni moins encore de rectifier son
vol. Qui me prouverait qu'aujourd'hui je le dirigerais mieux et surtout que j'atteindrais
plus haut dans les parages de la vérité ? Ce que je pensais exact, je le pense toujours
tel et n'ai, par conséquent, aucun motif d'y rien changer.
Aussi bien ce livre est la base de tout ce que j'ai pu faire et ferai par la suite. Je l'ai,
en quelque sorte, commencé dès mon enfance. C'est l'expression des instincts apportés
par moi en naissant. J'ai été avide, dès le premier jour où j'ai réfléchi, et j'ai réfléchi de
bonne heure, de me rendre compte de ma propre nature, parce que fortement saisi par
cette maxime : « Connais-toi toi-même », je n'ai pas estimé que je pusse me connaître,
sans savoir ce qu'était le milieu dans lequel je venais vivre et qui, en partie, m'attirait à
lui par la sympathie la plus passionnée et la plus tendre, en partie me dégoûtait et me

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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remplissait de haine, de mépris et d'horreur. J'ai donc fait mon possible pour pénétrer
de mon mieux dans l'analyse de ce qu'on appelle, d'une façon un peu plus générale
qu'il ne faudrait, l'espèce humaine, et c'est cette étude qui m'a appris ce que je raconte
ici.
Peu à peu est sortie, pour moi, de cette théorie, l'observation plus détaillée et plus
minutieuse des lois que j'avais posées. J'ai comparé les races entre elles. J'en ai choisi
une au milieu de ce que je voyais de meilleur et j'ai écrit l'Histoire des Perses, pour
montrer par l'exemple de la nation aryane la plus isolée de toutes ses congénères,
combien sont impuissantes, pour changer ou brider le génie d'une race, les différences
de climat, de voisinage et les circonstances des temps.
C'est après avoir mis fin à cette seconde partie de ma tâche que j'ai pu aborder les
difficultés de la troisième, cause et but de mon intérêt J'ai fait l'histoire d'une famille, de
ses facultés reçues dès soit origine, de ses aptitudes, de ses défauts, des fluctuations qui
ont agi sur ses destinées, et j'ai écrit l'histoire d'Ottar Jarl, pirate norvégien, et de sa
descendance, C'est ainsi qu'après avoir enlevé l'enveloppe verte, épineuse, épaisse de
la noix, puis l'écorce ligneuse, j'ai mis à découvert le noyau. Le chemin que j'ai
parcouru ne mène pas à un de ces promontoires escarpés où la terre s'arrête, mais
bien à une de ces étroites prairies, où la route restant ouverte, l'individu hérite des
résultats suprêmes de la race, de ses instincts bons ou mauvais, forts ou faibles, et se
développe librement dans sa personnalité.
Aujourd'hui on aime les grandes unités, les vastes amas où les entités isolées
disparaissent. C'est ce qu'on suppose être le produit de la science À chaque époque,
celle-ci voudrait dévorer une vérité qui la gêne. Il ne faut pas s'en effrayer. Jupiter
échappe toujours à la voracité de Saturne, et l'époux et le fils de Rhée, dieux, l'un
comme l'autre, règnent, sans pouvoir s'entredétruire, sur la majesté de l'univers.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

LIVRE PREMIER

CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES
DÉFINITIONS, RECHERCHE ET EXPOSITION
DES LOIS NATURELLES
QUI RÉGISSENT LE MONDE SOCIAL.

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39

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

40

Livre premier

Chapitre premier.
La condition mortelle
des civilisations et des sociétés
résulte d'une cause générale et commune.

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La chute des civilisations est le plus frappant et en même temps le plus obscur de
tous les phénomènes de l'histoire. En effrayant l'esprit, ce malheur réserve quelque
chose de si mystérieux et de si grandiose, que le penseur ne se lasse pas de le
considérer, de l'étudier, de tourner autour de son secret. Sans nul doute, la naissance et
la formation des peuples proposent à l'examen des observations très remarquables : le
développement successif des sociétés, leurs succès, leurs conquêtes, leurs triomphes,
ont de quoi frapper bien vivement l'imagination et l'attacher ; mais tous ces faits, si
grands qu'on les suppose, paraissent s'expliquer aisément ; on les accepte comme les
simples conséquences des dons intellectuels de l'homme ; une fois ces dons reconnus,
on ne s'étonne pas de leurs résultats ; ils expliquent, par le fait seul de leur existence,
les grandes choses dont ils sont la source. Ainsi, pas de difficultés, pas d'hésitations de
ce côté. Mais quand, après un temps de force et de gloire, on s'aperçoit que toutes les
sociétés humaines ont leur déclin et leur chute, toutes, dis-je, et non pas telle ou telle ;
quand on remarque avec quelle taciturnité terrible le globe nous montre, épars sur sa
surface, les débris des civilisations qui ont précédé la nôtre, et non seulement des
civilisations connues, mais encore de plusieurs autres dont on ne sait que les noms, et

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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de quelques-unes qui, gisant en squelettes de pierre au fond de forêts presque
contemporaines du monde 1, ne nous ont pas même transmis cette ombre de souvenir ;
lorsque l'esprit, faisant un retour sur nos États modernes, se rend compte de leur
jeunesse extrême, s'avoue qu'ils ont commencé d'hier et que certains d'entre eux sont
déjà caducs : alors on reconnaît, non sans une certaine épouvante philosophique, avec
combien de rigueur la parole des prophètes sur l'instabilité des choses s'applique aux
civilisations comme aux peuples, aux peuples comme aux États, aux États comme aux
individus, et l'on est contraint de constater que toute agglomération humaine, même
protégée par la complication la plus ingénieuse de liens sociaux, contracte, au jour
même où elle se forme, et caché parmi les éléments de sa vie, le principe d'une mort
inévitable.
Mais quel est ce principe ? Est-il uniforme ainsi que le résultat qu'il amène, et
toutes les civilisations périssent-elles par une cause identique ?
Au premier aspect, on est tenté de répondre négativement ; car on a vu tomber bien
des empires, l'Assyrie, l'Égypte, la Grèce, Rome, dans des conflits de circonstances qui
ne se ressemblaient pas. Toutefois, en creusant plus loin que l'écorce, on trouve
bientôt, dans cette nécessité même de finir qui pèse impérieusement sur toutes les
sociétés sans exception, l'existence irrécusable, bien que latente, d'une cause générale,
et, partant de ce principe certain de mort naturelle indépendant de tous les cas de mort
violente, on s'aperçoit que toutes les civilisations, après avoir duré quelque peu,
accusent à l'observation des troubles intimes, difficiles à définir, mais non moins
difficiles à nier, qui portent dans tous les lieux et dans tous les temps un caractère
analogue ; enfin, en relevant une différence évidente entre la ruine des États et celle des
civilisations, en voyant la même espèce de culture tantôt persister dans un pays sous
une domination étrangère, braver les événements les plus calamiteux, et tantôt, au
contraire, en présence de malheurs médiocres, disparaître ou se transformer, on s'arrête
de plus en plus à cette idée, que le principe de mort, visible au fond de toutes les
sociétés, est non seulement adhérent à leur vie, mais encore uniforme et le même pour
toutes.
J'ai consacré les études dont je donne ici les résultats à l'examen de ce grand fait.
C'est nous modernes, nous les premiers, qui savons que toute agglomération
d'hommes et le mode de culture intellectuelle qui en résulte doivent périt. Les époques
précédentes ne le croyaient pas. Dans l'antiquité asiatique, l'esprit religieux, ému comme d'une apparition anormale par le spectacle des grandes catastrophes politiques, les
attribuait à la colère céleste frappant les péchés d'une nation ; c'était là, pensait-on, un
châtiment propre à amener au repentir les coupables encore impunis. Les juifs,
1

M. A. de Humboldt, Examen critique de l’histoire de la géographie du nouveau continent. Paris,
in-8-.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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interprétant mal le sens de la Promesse, supposaient que leur empire ne finirait jamais.
Rome, au moment même où elle commençait à sombrer, ne doutait pas de l'éternité du
sien 1. Mais, pour avoir vu davantage, les générations actuelles savent beaucoup plus
aussi ; et, de même que personne ne doute de la condition universellement mortelle des
hommes, parce que tous les hommes qui nous ont précédés sont morts, de même nous
croyons fermement que les peuples ont des jours comptés, bien que plus nombreux ;
car aucun de ceux qui régnèrent avant nous ne poursuit à nos côtés sa carrière. Il y a
donc, pour l'éclaircissement de notre sujet, peu de choses à prendre dans la sagesse
antique, hormis une seule remarque fondamentale, la reconnaissance du doigt divin dans
la conduite de ce monde, base solide et première dont il ne faut pas se départir,
l'acceptant avec toute l'étendue que lui assigne l'Église catholique. Il est incontestable
que nulle civilisation ne s'éteint sans que Dieu le veuille, et appliquer à la condition
mortelle de toutes les sociétés l'axiome sacré dont les anciens sanctuaires se servaient
pour expliquer quelques destructions remarquables, considérées par eux, mais à tort,
comme des faits isolés, c'est proclamer une vérité de premier ordre, qui doit dominer la
recherche des vérités terrestres. Ajouter que toutes les sociétés périssent parce qu'elles
sont coupables, j'y consens aisément ; ce n'est encore qu'établir un juste parallélisme
avec la condition des individus, en trouvant dans le péché le germe de la destruction.
Sous ce rapport, rien ne s'oppose, à raisonner même suivant les simples lumières de
l'esprit, à ce que les sociétés suivent le sort des êtres qui les composent, et, coupables
par eux, finissent comme eux ; mais, ces deux vérités admises et pesées, je le répète, la
sagesse antique ne nous offre aucun secours.
Elle ne nous dit rien de précis sur les voies que suit la volonté divine pour amener la
mort des peuples ; elle est, au contraire, portée à considérer ces voies comme
essentiellement mystérieuses. Saisie d'une pieuse terreur à l'aspect des ruines, elle
admet trop aisément que les États qui s'écroulent ne peuvent être ainsi frappés,
ébranlés, engloutis, si ce n'est à l'aide de prodiges. Qu'un fait miraculeux se soit produit
dans certaines occurrences, en tant que les livres saints l'affirment, je me soumets sans
peine à le croire ; mais là où les témoignages sacrés ne se prononcent pas d'une manière
formelle, et c'est le plus grand nombre des cas, on peut légitimement considérer
l'opinion des anciens temps comme incomplète, insuffisamment éclairée, et reconnaître,
contrairement au côté où elle penche, que, puisque la sévérité céleste s'exerce sur nos
sociétés constamment et par suite d'une décision antérieure à l'établissement du
premier peuple, l'arrêt s'exécute d'une manière prévue, normale et en vertu de prescriptions définitivement inscrites au code de l'univers, à côté des autres lois qui, dans leur
imperturbable régularité, gouvernent la nature animée tout comme le monde
inorganique.
Si l'on est en droit de reprocher justement à la philosophie sacrée des premiers
temps de s'être, dans son défaut d'expérience, bornée, pour expliquer un mystère, à
1

Amédée Thierry, La Gaule sous l'administration romaine, t. I, p. 244.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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l'exposition d'une vérité théologique indubitable, mais qui elle-même est un autre
mystère, et de n'avoir pas poussé ses recherches jusqu'à l'observation des faits tombant
sous le domaine de la raison, du moins ne peut-on pas l'accuser d'avoir méconnu la
grandeur du problème en cherchant des solutions au ras de terre. Pour bien dire, elle
s'est contentée de poser noblement la question, et, si elle ne l'a point résolue ni même
éclaircie, du moins n'en a-t-elle pas fait un thème d'erreurs. C'est en cela qu'elle se place
bien au-dessus des travaux fournis par les écoles rationalistes.
Les beaux esprits d'Athènes et de Rome ont établi cette doctrine acceptée jusqu'à
nos jours, que les États, les peuples, les civilisations ne périssent que par le luxe, la
mollesse, la mauvaise administration, la corruption des mœurs, le fanatisme. Toutes
ces causes, soit réunies, soit isolées, furent déclarées responsables de la fin des
sociétés ; et la conséquence nécessaire de cette opinion, c'est que là où elles n'agissent
point, aucune force dissolvante ne doit exister non plus. Le résultat final, c'est d'établir
que les sociétés ne meurent que de mort violente, plus heureuses en cela que les
hommes, et que, sauf à éluder les causes de destruction que je viens d'énumérer, on
peut parfaitement se figurer une nationalité aussi durable que le globe lui-même. En
inventant cette thèse, les anciens n'en apercevaient nullement la portée ; ils n'y
voyaient autre chose qu'un moyen d'étayer la doctrine morale, seul but, comme on sait,
de leur système historique. Dans les récits des événements, ils se préoccupaient si fort
de relever avant tout l'influence heureuse de la vertu, les déplorables effets du crime et
du vice, que tout ce qui sortait de ce cadre moral leur important médiocrement, restait
le plus souvent inaperçu ou négligé. Cette méthode était fausse, mesquine, et trop
souvent même marchait contre l'intention de ses auteurs, car elle appliquait, suivant les
besoins du moment, le nom de vertu et de vice d'une façon arbitraire ; mais, jusqu'à un
certain point, le sévère et louable sentiment qui en faisait la base lui sert d'excuse, et, si
le génie de Plutarque et celui de Tacite n'ont tiré de cette théorie que des romans et des
libelles, ce sont de sublimes romans et des libelles généreux.
Je voudrais pouvoir me montrer aussi indulgent pour l'application qu'en ont faite
les auteurs du dix-huitième siècle ; mais il y a entre leurs maîtres et eux une trop grande
différence : les premiers étaient dévoués jusqu'à l'exagération au maintien de
l'établissement social ; les seconds furent avides de nouveautés et acharnés à détruire :
les uns s'efforçaient de faire fructifier noblement leur mensonge ; les autres en ont tiré
d'épouvantables conséquences, en y sachant trouver des armes contre tous les
principes de gouvernement, auxquels tour à tour venait s'appliquer le reproche de
tyrannie, de fanatisme, de corruption. Pour empêcher les sociétés de périr, la façon
voltairienne consiste à détruire la religion, la loi, l'industrie, le commerce, sous prétexte
que la religion, c'est le fanatisme ; la loi, le despotisme ; l'industrie et le commerce, le
luxe et la corruption. À coup sûr, le règne de tant d'abus, c'est le mauvais
gouvernement.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Mon but n'est pas le moins du monde d'entamer une polémique ; je n'ai voulu que
faire remarquer combien l'idée commune à Thucydide et à l'abbé Raynal produit des
résultats divergents ; pour être conservatrice chez l'un, cyniquement agressive chez
l'autre, c'est partout une erreur. Il n'est pas vrai que les causes auxquelles sont buées les
chutes des nations en soient nécessairement coupables, et, tout en reconnaissant
volontiers qu'elles peuvent se faire voir au moment de la mort d'un peuple, je nie
qu'elles aient assez de force, qu'elles soient douées d'une énergie assez sûrement
destructive pour déterminer à elles seules la catastrophe irrémédiable.

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Livre premier

Chapitre II
Le fanatisme, le luxe, les mauvaises mœurs
et l'irréligion n'amènent pas nécessairement
la chute des sociétés.

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Il est nécessaire de bien expliquer d'abord ce que j'entends par une société. Ce n'est
pas le cercle plus ou moins étendu dans lequel s'exerce, sous une forme ou sous une
autre, une souveraineté distincte. La république d'Athènes n'est pas une société, non
plus que le royaume de Magadha, l'empire du Pont ou le califat d'Égypte au temps des
Fatimites. Ce sont des fragments de société qui se transforment sans doute, se
rapprochent ou se subdivisent sous la pression des lois naturelles que je cherche, mais
dont l'existence ou la mort ne constitue pas l'existence ou la mort d'une société. Leur
formation n'est qu'un phénomène le plus souvent transitoire, et qui n'a qu'une action
bornée ou même indirecte sur la civilisation au milieu de laquelle elle éclôt. Ce que
j'entends par société, c'est une réunion, plus ou moins parfaite au point de vue
politique, mais complète au point de vue social, d'hommes vivant sous la direction
d'idées semblables et avec des instincts identiques. Ainsi l'Égypte, l'Assyrie, la Grèce,
l'Inde, la Chine, ont été ou sont encore le théâtre où des sociétés distinctes ont déroulé
leurs destinées, abstraction faite des perturbations survenues dans leurs constitutions
politiques. Comme je ne parlerai des fractions que lorsque mon raisonnement pourra

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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s'appliquer à l'ensemble, j'emploierai le mot de nation ou celui de peuple dans le sens
général ou restreint, sans que nulle amphibologie puisse en résulter. Cette définition
faite, je reviens à l'examen de la question, et je vais démontrer que le fanatisme, le luxe,
les mauvaises mœurs et l'irréligion ne sont pas des instruments de mort certaine pour
les peuples.
Tous ces faits se sont rencontrés, quelquefois isolément, quelquefois simultanément et avec une très grande intensité, chez des nations qui ne s'en portaient que
mieux, ou qui, tout au moins, n'en allaient pas plus mal.
C'était pour la plus grande gloire du fanatisme que l'empire américain des Aztèques
semblait surtout exister. Je n'imagine rien de plus fanatique qu'un état social qui,
comme celui-là, reposait sur une base religieuse, incessamment arrosé du sang des
boucheries humaines 1. On a nié récemment 2, et peut-être avec quelque apparence de
raison, que les anciens peuples européens aient jamais pratiqué le meurtre religieux sur
des victimes considérées comme innocentes, les prisonniers de guerre ou les naufragés
n'étant pas compris dans cette catégorie ; mais, pour les Mexicains, toutes victimes
leur étaient bonnes. Avec cette férocité qu'un physiologiste moderne reconnaît être le
caractère général des races du nouveau monde 3, ils massacraient impitoyablement sur
leurs autels des concitoyens, et sans hésitation comme sans choix, ce qui ne les
empêchait pas d'être un peuple puissant, industrieux, riche, et qui certainement aurait
encore longtemps duré, régné, égorgé, si le génie de Fernand Cortez et le courage de ses
compagnons n'étaient venus mettre fin à la monstrueuse existence d'un tel empire. Le
fanatisme ne fait donc pas mourir les États.
Le luxe et la mollesse ne sont pas des coupables plus avérés ; leurs effets se font
sentir dans les hautes classes, et je doute que chez les Grecs, chez les Perses, chez les
Romains, la mollesse et le luxe, pour avoir d'autres formes, aient eu plus d'intensité
qu'on ne leur en voit aujourd'hui en France, en Allemagne, en Angleterre, en Russie, en
Russie surtout et chez nos voisins d'outre-Manche ; et précisément ces deux derniers
pays semblent doués d'une vitalité toute particulière parmi les États de l'Europe
moderne. Et au moyen âge, les Vénitiens, les Génois, les Pisans, pour accumuler dans
leurs magasins, étaler dans leurs Palais, promener dans leurs vaisseaux, sur toutes les
mers, les trésors du monde entier, n'en étaient certainement pas plus faibles. La
mollesse et le luxe ne sont donc pas pour un peuple des causes nécessaires d'affaiblissement et de mort.

1
2
3

Prescott, History of the conquest of Mejico. In-8°, Paris, 1844.
C. F. Weber, M. A. Lucani Pharsalia. In-8°. Leipzig, 1828, t. I, p. 122-123, note.
Prichard, Histoire naturelle de l'homme (trad. de M. Roulin. In-8°. Paris, 1843). – Le Dr Martius
est encore plus explicite. Voir Martius und Spix, Reise in Brasilien. In-4°. Munich, t. I, p. 379380.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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La corruption des mœurs elle-même, le plus horrible des fléaux, ne joue pas
inévitablement un rôle destructeur. Il faudrait, pour que cela fût, que la prospérité
d'une nation, sa puissance et sa prépondérance se montrassent développées en raison
directe de la pureté de ses coutumes ; et c'est ce qui n'est pas. On est assez
généralement revenu de la fantaisie si bizarre qui attribuait tant de vertus aux premiers
Romains 1. On ne voit rien de bien édifiant, et on a raison, dans ces patriciens de
l'ancienne roche qui traitaient leurs femmes en esclaves, leurs enfants comme du bétail,
et leurs créanciers comme des bêtes fauves ; et, s'il restait à une si mauvaise cause des
défenseurs qui voulussent arguer d'une prétendue variation dans le niveau moral aux
diverses époques, il ne serait pas bien difficile de repousser l'argument et d'en
démontrer le peu de solidité. Dans tous les temps, l'abus de la force a excité une
indignation égale ; si les rois ne furent pas chassés pour le viol de Lucrèce, si le tribunat
ne fut pas établi pour l'attentat d'Appius, du moins les causes plus profondes de ces
deux grandes révolutions, en s'armant de tels prétextes, témoignaient assez des
dispositions contemporaines de la morale publique. Non, ce n'est pas dans la vertu
plus grande qu'il faut chercher la cause de la vigueur des premiers temps chez tous les
peuples ; depuis le commencement des époques historiques, il n'est pas d'agrégation
humaine, fût-elle aussi petite qu'on voudra se la figurer, chez qui toutes les tendances
répréhensibles ne se soient trahies ; et cependant, ployant sous cet odieux bagage, les
États ne s'en maintiennent pas moins, et souvent, au contraire, semblent redevables de
leur splendeur à d'abominables institutions. Les Spartiates n'ont vécu et gagné
l'admiration que par les effets d'une législation de bandits. Les Phéniciens ont-ils dû
leur perte à la corruption qui les rongeait et qu'ils allaient semant partout ? Non ; tout
au contraire, c'est cette corruption qui a été l'instrument principal de leur puissance et
de leur gloire ; depuis le jour où, sur les rivages des îles grecques 2, ils allaient,
trafiquants fripons, hôtes scélérats, séduisant les femmes pour en faire marchandise, et
volant çà et là les denrées qu'ils couraient vendre, leur réputation fut, à coup sûr, bien
et justement flétrissante ; ils n'en ont pas moins grandi et tenu dans les annales du
monde un rang dont leur rapacité et leur mauvaise foi n'ont nullement contribué à les
faire descendre.
Loin de découvrir dans les sociétés jeunes une supériorité de morale, je ne doute
pas que les nations en vieillissant, et par conséquent en approchant de leur chute, ne
présentent aux yeux du censeur un état beaucoup plus satisfaisant. Les usages
s'adoucissent, les hommes s'accordent davantage, chacun trouve à vivre plus aisément,
les droits réciproques ont eu le temps de se mieux définir et comprendre ; si bien que
les théories sur le juste et l'injuste ont acquis peu à peu un plus haut degré de
délicatesse. Il serait difficile de démontrer qu'au temps où les Grecs ont jeté bas
l'empire de Darius, comme à l'époque où les Goths sont entrés dans Rome, il n'y avait

1
2

Balzac, Lettre à madame la duchesse de Montausier.
Odyssée, XV.

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pas à Athènes, à Babylone et dans la grande ville impériale beaucoup plus d'honnêtes
gens qu'aux jours glorieux d'Harmodius, de Cyrus le Grand et de Publicola.
Sans remonter à ces époques éloignées, nous pouvons en juger par nous-mêmes. Un
des points du globe où le siècle est le plus avancé, et présente un plus parfait contraste
avec l'âge naïf, c'est bien certainement Paris ; et cependant grand nombre de personnes
religieuses et savantes avouent que dans aucun lieu, dans aucun temps, on ne trouverait
autant de vertus efficaces, de solide piété, de douce régularité, de finesse de conscience,
qu'il s'en rencontre aujourd'hui dans cette grande ville. L'idéal que l'on s'y fait du bien
est tout aussi élevé qu'il pouvait l'être dans l'âme des plus illustres modèles du dixseptième siècle, et encore a-t-il dépouillé cette amertume, cette sorte de roideur et de
sauvagerie, oserais-je dire cette pédanterie, dont alors il n'était pas toujours exempt ; de
sorte que, pour contre-balancer les épouvantables écarts de l'esprit moderne, on trouve,
sur les lieux mêmes où cet esprit a établi le principal siège de sa puissance, des
contrastes frappants, dont les siècles passés n'ont pas eu, à un aussi haut degré que
nous, le consolant spectacle.
Je ne vois pas même que les grands hommes manquent aux périodes de corruption
et de décadence, je dis les grands hommes les mieux caractérisés par l'énergie du
caractère et les fortes vertus. Si je cherche dans le catalogue des empereurs romains, la
plupart d'ailleurs supérieurs à leurs sujets par le mérite comme par le rang, je relève des
noms comme ceux de Trajan, d'Antonin le Pieux, de Septime Sévère, de Jovien ; et audessous du trône, dans la foule même, j'admire tous les grands docteurs, les grands
martyrs, les apôtres de la primitive Église, sans compter les vertueux païens. J'ajoute
que les esprits actifs, fermes, valeureux, remplissaient les camps et les municipes de
façon à faire douter qu'au temps de Cincinnatus, et proportion gardée, Rome ait possédé autant d'hommes éminents dans tous les genres d'activité. L'examen des faits est
complètement concluant.
Ainsi, gens de vertu, gens d'énergie, gens de talent, loin de faire défaut aux périodes
de décadence et de vieillesse des sociétés, s'y rencontrent au contraire avec plus
d'abondance peut-être qu'au sein des empires qui viennent de naître, et, en outre, le
niveau commun de la moralité y est supérieur. Il n'est donc pas généralement vrai de
prétendre que, dans les États qui tombent, la corruption des mœurs soit plus intense
que dans ceux qui naissent ; que cette même corruption détruise les peuples est
également sujet à contestation, puisque certains États, loin de mourir de leur perversité,
en ont vécu ; mais on peut aller même au delà, et démontrer que l'abaissement moral
n'est pas nécessairement mortel, car, parmi les maladies qui affectent les sociétés, il a
cet avantage de pouvoir se guérir, et quelquefois assez vite.
En effet, les mœurs particulières d'un peuple présentent de très fréquentes
ondulations suivant les périodes que l'histoire de ce peuple traverse. Pour ne s'adresser
qu'à nous, Français, constatons que les Gallo-Romains des cinquième et sixième siècles,

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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race soumise, valaient certainement mieux que leurs héroïques vainqueurs, à tous les
points de vue que la morale embrasse ; ils n'étaient même pas toujours, individuellement pris, leurs inférieurs en courage et en vertu militaire 1. Il semblerait que, dans les
âges qui suivirent, lorsque les deux races eurent commencé à se mêler, tout s'empira, et
que, vers le huitième et le neuvième siècle, le territoire national ne présentait pas un
tableau dont nous ayons à tirer grande vanité. Mais aux onzième, douzième et
treizième siècles, le spectacle s'était totalement transformé, et, tandis que la société
avait réussi à amalgamer ses éléments les plus discords, l'état des mœurs était généralement digne de respect ; il n'y avait pas, dans les notions de ce temps, de ces ambages
qui éloignent du bien celui qui veut y parvenir. Le quatorzième et le quinzième siècles
furent de déplorables moments de perversité et de conflits ; le brigandage prédomina ;
ce fut de mille façons, et dans le sens le plus étendu et le plus rigoureux du mot, une
période de décadence ; on eût dit qu'en face des débauches, des massacres, des
tyrannies, de l'affaiblissement complet de tout sentiment honnête dans les nobles qui
volaient leurs vilains, dans les bourgeois qui vendaient la patrie à l'Angleterre, dans un
clergé sans régularité, dans tous les ordres enfin, la société entière allait s'écrouler, et
sous ses ruines engloutir et cacher tant de hontes. La société ne s'écroula pas, elle
continua de vivre, elle s'ingénia, elle combattit, elle sortit de peine. Le seizième siècle,
malgré ses folies sanglantes, conséquences adoucies de l'âge précédent, fut beaucoup
plus honorable que son prédécesseur ; et, pour l'humanité, la Saint-Barthélemy n'est
pas ignominieuse comme le massacre des Armagnacs. Enfin, de ce temps à demi
corrigé, la société française passa aux lumières vives et pures de l'âge des Fénelon, des
Bossuet et des Montausier. Ainsi, jusqu'à Louis XIV, notre histoire présente des
successions rapides du bien au mal, et la vitalité propre à la nation reste en dehors de
l'état de ses mœurs. J'ai tracé en courant les plus grandes différences ; celles de détail
abondent ; il faudrait bien des pages pour les relever ; mais, à ne parler que de ce que
nous avons presque vu de nos yeux, ne sait on pas que tous les dix ans, depuis 1787, le
niveau de la moralité a énormément varié ? Je conclus que, la corruption des mœurs
étant, en définitive, un fait transitoire et flottant, qui tantôt s'empire et tantôt
s'améliore, on ne saurait la considérer comme une cause nécessaire et déterminante de
ruine pour les États.
Ici je me trouve amené à examiner un argument d'espèce contemporaine qu'il
n'entrait pas dans les idées du dix-huitième siècle de faire valoir ; mais, comme il
s'enchaîne à merveille avec la décadence des mœurs, je ne crois pas pouvoir en parler
plus à propos. Plusieurs personnes sont portées à penser que la fin d'une société est
imminente quand les idées religieuses tendent à s'affaiblir et à disparaître. On observe
une sorte de corrélation à Athènes et à Rome entre la profession publique des doctrines
de Zénon et d'Épicure, l'abandon des cultes nationaux qui s'en est suivi, dit-on, et la fin
des deux républiques. On néglige d'ailleurs de remarquer que ces deux exemples sont à
peu près les seuls que l'on puisse citer d'un pareil synchronisme ; que l'empire des
1

Augustin Thierry, Récits des temps mérovingiens. Voir, entre autres, l'histoire de Mummolus.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Perses était fort dévot au culte des mages lorsqu'il est tombé ; que Tyr, Carthage, la
Judée, les monarchies aztèque et péruvienne ont été frappées de mort en embrassant
leurs autels avec beaucoup d'amour, et que par conséquent il est impossible de
prétendre que tous les peuples qui voient se détruire leur nationalité expient par ce fait
un abandon du culte de leurs pères. Mais ce n'est pas tout : dans les deux seuls
exemples que l'on me paraisse fondé à invoquer, le fait que l'on relève a beaucoup plus
d'apparence que de fond, et je nie tout à fait qu'à Rome comme à Athènes, le culte
antique ait jamais été délaissé, jusqu'au jour où il fut remplacé dans toutes les
consciences par le triomphe complet du christianisme ; en d'autres termes, je crois
qu'en matière de foi religieuse, il n'y a jamais eu chez aucun peuple du monde une
véritable solution de continuité ; que, lorsque la forme ou la nature intime de la
croyance a changé, le Teutatès gaulois a saisi le Jupiter romain, et le Jupiter le
christianisme, absolument comme, en droit, le mort saisit le vif, sans transition d'incrédulité ; et dès lors, s'il ne s'est jamais trouvé une nation dont on fût en droit de dire
qu'elle était sans foi, on est mal fondé à mettre en avant que le manque de foi détruit les
États.
Je vois bien sur quoi le raisonnement s'appuie. On dira que c'est un fait notoire
qu'un peu avant le temps de Périclès, à Athènes, et chez les Romains vers l'époque des
Scipions, l'usage se répandit, dans les classes élevées, de raisonner sur les choses
religieuses d'abord, puis d'en douter, puis décidément de n'y plus croire et de tirer
vanité de l'athéisme. De proche en proche, cette habitude gagna, et il ne resta plus,
ajoute-t-on, personne, ayant quelques prétentions à un jugement sain, qui ne défiât les
augures de s'entre-regarder sans rire.
Cette opinion, dans un peu de vrai, mêle aussi beaucoup de faux. Qu'Aspasie, à la
fin de ses petits soupers, et Lélius, auprès de ses amis, se fissent gloire de bafouer les
dogmes sacrés de leur pays, il n'y a, à le soutenir, rien que de très exact ; mais pourtant,
à ces deux époques, les plus brillantes de l'histoire de la Grèce et de Rome, on ne se
serait pas permis de professer trop publiquement de pareilles idées. Les imprudences
de sa maîtresse faillirent coûter cher à Périclès lui-même ; on se souvient des larmes
qu'il versa en plein tribunal, et qui, seules, n'auraient pas réussi à faire absoudre la belle
incrédule. On n'a pas oublié non plus le langage officiel des poètes du temps, et comme
Aristophane avec Sophocle, après Eschyle, s'établissait le vengeur impitoyable des
divinités outragées. C'est que la nation tout entière croyait à ses dieux, regardait Socrate
comme un novateur coupable, et voulait voir juger et condamner Anaxagore. Mais, plus
tard ?... Plus tard les théories philosophiques et impies réussirent-elles à pénétrer dans
les masses populaires ? Jamais, dans aucun temps, à aucun jour, elles n'y parvinrent.
Le scepticisme resta une habitude des gens élégants, et ne dépassa pas leur sphère. On
va objecter qu'il est bien inutile de parler de ce que pensaient des petits bourgeois, des
populations villageoises, des esclaves, tous sans influence dans la conduite de l'État, et
dont les idées n'avaient pas d'action sur la politique. La preuve qu'elles en avaient, c'est
que, jusqu'au dernier soupir du paganisme, il fallut leur conserver leurs temples et leurs

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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chapelles ; il fallut payer leurs hiérophantes ; il fallut que les hommes les plus
éminents, les plus éclairés, les plus fermes dans la négation religieuse, non seulement
s'honorassent publiquement de porter la robe sacerdotale, mais remplissent euxmêmes, eux, accoutumés à tourner les feuillets du livre de Lucrèce, manu diurna, manu
nocturna, les emplois les plus répugnants du culte, et non seulement s'en acquittassent
aux jours de cérémonie, mais encore employassent leurs rares loisirs, des loisirs
disputés péniblement aux plus terribles jeux de la politique, à écrire des traités
d'aruspicine. Je parle ici du grand Jules 1. Eh quoi ! tous les empereurs après lui furent
et durent être des souverains pontifes, Constantin encore ; et, tandis qu'il avait des
raisons bien plus fortes que tous ses prédécesseurs pour repousser une charge si
odieuse à son honneur de prince chrétien, il dut, contraint par l'opinion publique,
évidemment bien puissante, quoiqu'à la veille de s'éteindre, il dut compter encore avec
l'antique religion nationale. Ainsi, ce n'était pas la foi des petits bourgeois, des
populations villageoises, des esclaves, qui était peu de chose, c'était l'opinion des gens
éclairés. Cette dernière avait beau s'insurger, au nom de la raison et du bon sens, contre
les absurdités du paganisme ; les masses populaires ne voulaient pas, ne pouvaient pas
renoncer à une croyance avant qu'on leur en eût fourni une autre, donnant là une grande
démonstration de cette vérité, que c'est le positif et non le négatif qui est d'emploi dans
les affaires de ce monde ; et la pression de ce sentiment général fut si forte qu'au
troisième siècle il y eut, dans les hautes classes, une réaction religieuse, réaction solide,
sérieuse, et qui dura jusqu'au passage définitif du monde aux bras de l'Église ; de sorte
que le règne du philosophisme aurait atteint son apogée sous les Antonins, et
commencé son déclin peu après leur mort. Mais ce n'est pas le lieu de débattre cette
question, d'ailleurs intéressante pour l'histoire des idées ; qu'il me suffise d'établir que
la rénovation gagna de plus en plus, et d'en faire ressortir la cause la plus apparente.
Plus le monde romain alla vieillissant, plus le rôle des armées fut considérable.
Depuis l'empereur, qui sortait inévitablement des rangs de la milice, jusqu'au dernier
officier de son prétoire, jusqu'au plus mince gouverneur de district, tous les fonctionnaires avaient commencé par tourner sous le cep du centurion. Tous sortaient donc de
ces masses populaires dont j'ai déjà signalé l'indomptable piété, et, en arrivant aux
splendeurs d'un rang élevé, trouvaient pour leur déplaire, les choquer, les blesser,
l'antique éclat des classes municipales, de ces sénateurs des villes, qui les regardaient
volontiers comme des parvenus, et les auraient raillés de grand cœur, n'eût été la
crainte. Il y avait ainsi hostilité entre les maîtres réels de l'État et les familles jadis
supérieures. Les chefs de l'armée étaient croyants et fanatiques, témoin Maximin,
1

César, démocrate et sceptique, savait mettre son langage en désaccord avec ses opinions lorsque la
circonstance le requérait. Rien de curieux comme l'oraison funèbre qu'il prononça pour sa tante :
« L'origine maternelle de ma tante Julia, dit-il, remonte aux rois ; la paternelle se rattache aux dieux
immortels ; car les rois Marciens, dont fut le nom de sa mère, étaient issus d'Ancus Marcius, et
c'est de Vénus que viennent les Jules, race à laquelle appartient notre famille. Ainsi, dans ce sang, il
y avait tout à la fois la sainteté des rois, les plus puissants des hommes, et l'adorable majesté
(cerimonia) des dieux, qui tiennent les rois eux-mêmes en leur pouvoir. » (Suétone, Julius, 5.)
On n'est pas plus monarchique ; mais aussi, pour un athée, on n'est pas plus religieux.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Galère, cent autres ; les sénateurs et les décurions faisaient encore leurs délices de la
littérature sceptique ; mais comme on vivait, en définitive, à la cour, donc parmi les
militaires, on était contraint d'adopter un langage et des opinions officielles qui ne
fussent pas dangereuses. Tout devint, peu à peu, dévot dans l'empire, et ce fut par
dévotion que les philosophes eux-mêmes, conduits par Évhémère, se mirent à inventer
des systèmes pour concilier les théories rationalistes avec le culte de l'État, méthode
dont l'empereur Julien fut le plus puissant coryphée. Il n'y a pas lieu de louer
beaucoup cette renaissance de la piété païenne, puisqu'elle causa la plupart des
persécutions qui ont atteint nos martyrs. Les populations, offensées dans leur culte
par les sectes athées, avaient patienté aussi longtemps que les hautes classes les
avaient dominées ; mais, aussitôt que la démocratie impériale eut réduit ces mêmes
classes au rôle le plus humble, les gens d'en bas se voulurent venger d'elles, et, se
trompant de victimes, égorgèrent les chrétiens, qu'ils appelaient impies et prenaient
pour des philosophes. Quelle différence entre les époques ! Le païen vraiment
sceptique, c'est ce roi Agrippa qui, par curiosité, veut entendre saint Paul 1. Il l'écoute,
discute avec lui, le tient pour un fou, mais ne songe pas à le punir de penser autrement
qu'il ne fait lui-même. C'est l'historien Tacite, plein de mépris pour les nouveaux
religionnaires, mais blâmant Néron de ses cruautés envers eux ; Agrippa et Tacite
étaient des incrédules. Dioclétien était un politique conduit par les clameurs des
gouvernés ; Décius, Aurélien étaient des fanatiques comme leurs peuples.
Et combien de peine n'éprouva-t-on pas encore, lorsque le gouvernement romain
eut définitivement embrassé la cause du christianisme, à conduire les populations dans
le giron de la foi ! En Grèce, de terribles résistances éclatèrent, aussi bien dans la chaire
des écoles que dans les bourgs et les villages et partout les évêques éprouvèrent tant de
difficultés à triompher des petites divinités topiques, que, sur bien des points, la
victoire fut moins l'œuvre de la conversion et de la persuasion que de l'adresse, de la
patience et du temps. Le génie des hommes apostoliques, réduit à user de fraudes
pieuses, substitua aux divinités des bois, des prés, des fontaines, les saints, les martyrs
et les vierges. Ainsi les hommages continuèrent, pendant quelque temps s'adressèrent
mal, et finirent par trouver la bonne voie. Que dis-je ? Est-ce vraiment certain ? Est-il
avéré que, sur quelques points de la France même, il ne se trouve pas telle paroisse où
quelques superstitions aussi tenaces que bizarres, n'inquiètent pas encore la sollicitude
des curés ? Dans la catholique Bretagne, au siècle dernier, un évêque luttait contre des
populations obstinées dans le culte d'une idole de pierre. En vain on jetait à l'eau le
grossier simulacre, ses adorateurs entêtés savaient l'en retirer, et il fallut l'intervention
d'une compagnie d'infanterie pour le mettre en pièces. Voilà quelle fut et quelle est la
longévité du paganisme. Je conclus qu'on est mal fonde à soutenir que Rome et
Athènes se soient trouvées un seul jour sans religion.

1

Act. Apost. XXVI, 24, 28, 31

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Puisque donc il n'est jamais arrivé, ni dans les temps anciens, ni dans les temps
modernes, qu'une nation abandonnât son culte avant d'être bien et dûment pourvue
d'un autre, il est impossible de prétendre que la ruine des peuples soit la conséquence
de leur irréligion.
Après avoir refusé une puissance nécessairement destructive au fanatisme, au luxe,
à la corruption des mœurs, et la réalité politique à l'irréligion, il me reste à traiter de
l'influence d'un mauvais gouvernement ; ce sujet vaut bien qu'on lui ouvre un chapitre à
part.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Livre premier

Chapitre III
Le mérite relatif des gouvernements n'a pas
d'influence sur la longévité des peuples.

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Je comprends quelle difficulté je soulève. Oser seulement l'aborder semblera à
beaucoup de lecteurs une sorte de paradoxe. On est convaincu, et l'on fait très bien de
l'être, que les bonnes lois, la bonne administration, influent d'une manière directe et
puissante sur la santé d'une nation ; mais on l'est si fort, que l'on attribue à ces lois, à
cette administration, le fait même de la durée d'une agrégation sociale, et c'est ici qu'on a
tort.
On aurait raison, sans doute, si les peuples ne pouvaient vivre que dans l'état de
bien-être ; mais nous savons bien qu'ils subsistent pendant longtemps, tout comme
l'individu, en portant dans leurs flancs des affections désorganisatrices, dont les ravages
éclatent souvent avec force au dehors. Si les nations devaient toujours mourir de leurs
maladies, il n'en est pas qui dépasseraient les premières années de formation ; car c'est
précisément alors que l'on peut leur trouver la pire administration, les plus mauvaises
lois et le plus mal observées ; mais elles ont précisément ce point de dissemblance avec
l'organisme humain, que, tandis que celui-ci redoute, surtout dans l'enfance, une série de
fléaux à l'attaque desquels on sait d'avance qu'il ne résisterait pas, la société ne

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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reconnaît pas de tels maux, et des preuves surabondantes sont fournies par l'histoire,
qu'elle échappe sans cesse aux plus redoutables, aux plus longues, aux plus dévastatrices invasions des souffrances politiques, dont les lois mal conçues et l'administration
oppressive ou négligente sont les extrêmes 1.
Essayons d'abord de préciser ce que c'est qu'un mauvais gouvernement.
Les variétés de ce mal paraissent assez nombreuses ; il serait même impossible de
les compter toutes ; elles se multiplient à l'infini suivant la constitution des peuples,
les lieux, les temps. Toutefois, en les groupant sous quatre catégories principales, peu
de variétés échapperont.
Un gouvernement est mauvais lorsqu'il est imposé par l'influence étrangère.
Athènes a connu ce gouvernement sous les Trente Tyrans ; elle s'en est débarrassée, et
l'esprit national, loin de mourir chez elle dans le cours de cette oppression, ne fit que
s'y retremper.
Un gouvernement est mauvais lorsque la conquête pure et simple en est la base. La
France, au quatorzième siècle, a, dans sa presque totalité, subi le joug de l'Angleterre.
Elle en est sortie plus forte et plus brillante. La Chine a été couverte et prise par les
hordes mongoles ; elle a fini par les rejeter hors de ses limites, après leur avoir fait subir
un singulier travail d'énervement. Depuis cette époque, elle est retombée sous un autre
joug ; mais, bien que les Mantchoux comptent déjà un règne plus que séculaire, ils sont
à la veille d'éprouver le même sort que les Mongols, après avoir passé par une
semblable préparation affaiblissante.
Un gouvernement est surtout mauvais lorsque le principe dont il est sorti, se
laissant vicier, cesse d'être sain et vigoureux comme il était d'abord. Ce fut le sort de la
monarchie espagnole. Fondée sur l'esprit militaire et la liberté communale, elle
commença à s'abaisser, vers la fin du règne de Philippe II, par l'oubli de ses origines. Il
est impossible d'imaginer un pays où les bonnes maximes fussent plus tombées en
oubli, où le pouvoir parût plus faible et plus déconsidéré, où l'organisation religieuse
elle-même donnât plus de prise à la critique. L'agriculture et l'industrie, frappées
comme tout le reste, étaient quasi ensevelies dans le marasme national. L'Espagne estelle morte ? Non. Ce pays, dont plusieurs désespéraient, a donné à l'Europe l'exemple
glorieux d'une résistance obstinée à la fortune de nos armes, et c'est peut-être celui de
tous les États modernes dont la nationalité se montre en ce moment la plus vivace.
Un gouvernement est encore bien mauvais lorsque, par la nature de ses institutions,
il autorise un antagonisme, soit entre le pouvoir suprême et la masse de la nation, soit
1

On comprend assez qu'il ne s'agit pas ici de l'existence politique d'un centre de souveraineté, mais
de la vie d'une société entière, de la perpétuité d'une civilisation. C'est ici le lieu d'appliquer la
distinction indiquée plus haut.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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entre les différentes classes. Ainsi l'on a vu, au moyen âge, des rois d'Angleterre et de
France aux prises avec leurs grands vassaux, les paysans en lutte avec leurs seigneurs ;
ainsi, en Allemagne, les premiers effets de la liberté de penser ont amené les guerres
civiles des hussites, des anabaptistes et de tant d'autres sectaires ; et, à une époque un
peu plus éloignée, l'Italie souffrit tellement par le partage d'une autorité tiraillée entre
l'empereur, le pape, les nobles et les communes, que les masses, ne sachant à qui obéir,
finirent souvent par ne plus obéir à personne. La société italienne est-elle morte alors ?
Non. Sa civilisation ne fut jamais plus brillante, son industrie plus productive, son
influence au dehors plus incontestée.
Et je veux bien croire que parfois, au milieu de ces orages, un pouvoir sage et
régulier, semblable à un rayon de soleil, se fit jour quelque temps pour le plus grand
bien des peuples ; mais c'était une fortune courte, et, de même que la situation contraire
ne donnait pas la mort, l'exception, pas davantage, ne donnait la vie. Pour parvenir à un
tel résultat, il s'en manqua de tout que les époques prospères aient été fréquentes et de
durée assez longue. Et si les règnes judicieux furent alors clairsemés, il en fut en tout
temps de même. Pour les meilleurs même, que de contestations et que d'ombres aux
plus heureux tableaux ! Tous les auteurs regardent-ils également le temps du roi
Guillaume d'Orange comme une ère de prospérité pour l'Angleterre ? Tous admirent-ils
Louis XIV, le Grand, sans nulle réserve ? Au contraire. Les détracteurs ne manquent
pas, et les reproches savent où se prendre ; c'est cependant, à peu près, ce que nos
voisins et nous avons, soit de mieux ordonné, soit de plus fécond, dans le passé. Les
bons gouvernements se distribuent d'une manière si parcimonieuse au milieu du cours
des temps, et, lorsqu'ils se produisent, sont tellement contestables encore ; cette
science de la politique, la plus haute, la plus épineuse de toutes, est si disproportionnée à la faiblesse de l'homme, qu'on ne peut pas prétendre, en bonne foi, que, pour
être mal conduits, les peuples périssent. Grâce au ciel, ils ont de quoi s'habituer de
bonne heure à ce mal, qui, même dans sa plus grande intensité, est préférable, de mille
façons, à l'anarchie ; et C'est un fait avéré, et que la plus mince étude de l'histoire
suffira à démontrer, que le gouvernement, si mauvais soit-il, entre les mains duquel un
peuple expire, est souvent meilleur que telle des administrations qui le précédèrent.

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Livre premier

Chapitre IV
De ce qu'on doit entendre par le mot dégénération ;
du mélange des principes ethniques, et comment les
sociétés se forment et se défont.

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Pour peu que l'esprit des pages précédentes ait été compris, on n'en aura pas conclu
que je ne donnais aucune importance aux maladies du corps social, et que le mauvais
gouvernement, le fanatisme, l'irréligion, ne constituaient, à mes yeux, que des accidents
sans portée. Ma pensée est certainement tout autre. Je reconnais, avec l'opinion
générale, qu'il y a bien lieu de gémir lorsque la société souffre du développement de ces
tristes fléaux, et que tous les soins, toutes les peines, tous les efforts que l'on peut
appliquer à y porter remède, ne sauraient être perdus ; ce que j'affirme seulement, c'est
que si ces malheureux éléments de désorganisation ne sont pas entés sur un principe
destructeur plus vigoureux, s'ils ne sont pas les conséquences d'un mal caché plus
terrible, on peut rester assuré que leurs coups ne seront pas mortels, et qu'après une
période de souffrance plus ou moins longue, la ,société sortira de leurs filets peut-être
rajeunie, peut-être plus forte.
Les exemples allégués me semblent concluants ; on pourrait en grossir le nombre à
l'infini ; et c'est pour cette raison sans doute que le sentiment commun a fini par sentir
l'instinct de la vérité. Il a entrevu qu'en définitive il ne fallait pas donner aux fléaux
secondaires une importance disproportionnée, et qu'il convenait de chercher ailleurs et

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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plus profondément les raisons d'exister ou de mourir qui dominent les peuples.
Indépendamment donc des circonstances de bien-être ou de malaise, on a commencé à
envisager la constitution des sociétés en elle-même, et on s'est montré disposé à
admettre que nulle cause extérieure n'avait sur elle une prise mortelle, tant qu'un
principe destructif né d'elle-même et dans son sein, inhérent, attaché à ses entrailles,
n'était pas puissamment développé, et qu'au contraire, aussitôt que ce fait destructeur
existait, le peuple, chez lequel il fallait le constater, ne pouvait manquer de mourir, fûtil le mieux gouverné des peuples, absolument comme un cheval épuisé s'abat sur une
route unie.
En prenant la question sous ce point de vue, on faisait un grand pas, il faut le
reconnaître, et on se plaçait sur un terrain, dans tous les cas, beaucoup plus
philosophique que le premier. En effet, Bichat n'a pas cherché à découvrir le grand
mystère de l'existence en étudiant les dehors ; il a tout demandé à l'intérieur du sujet
humain. En faisant de même, on s'attachait au seul vrai moyen d'arriver à des
découvertes. Malheureusement cette bonne pensée, n'étant que le résultat de l'instinct,
ne poussa pas très loin sa logique, et on la vit se briser sur la première difficulté. On
s'était écrié : Oui, réellement, c'est dans le sein même d'un corps social qu'existe la
cause de sa dissolution ; mais quelle est cette cause ? La dégénération, fut-il répliqué ;
les nations meurent lorsqu'elles sont composées d'éléments dégénérés. La réponse était
fort bonne, étymologiquement et de toute manière ; il ne s'agissait plus que de définir
ce qu'il faut entendre par ces mots : nation dégénérée. C'est là qu'on fit naufrage : on
expliqua un peuple dégénéré par un peuple qui, mal gouverné, abusant de ses richesses,
fanatique ou irréligieux, a perdu les vertus caractéristiques de ses premiers pères. Triste
chute ! Ainsi une nation périt sous les fléaux sociaux parce qu'elle est dégénérée, et elle
est dégénérée parce qu'elle périt. Cet argument circulaire ne prouve que l'enfance de l'art
en matière d'anatomie sociale. Je veux bien que les peuples périssent parce qu'ils sont
dégénérés, et non pour autre cause ; c'est par ce malheur qu'ils sont rendus définitivement incapables de souffrir le choc des désastres ambiants, et qu'alors, ne pouvant plus
supporter les coups de la fortune adverse, ni se relever après les avoir subis, ils
donnent le spectacle de leurs illustres agonies ; s'ils meurent, c'est qu'ils n'ont plus pour
traverser les dangers de la vie la même vigueur que possédaient leurs ancêtres, c'est, en
un mot enfin, qu'ils sont dégénérés. L'expression, encore une fois, est fort bonne ; mais
il faut l'expliquer un peu mieux et lui donner un sens. Comment et pourquoi la vigueur
se perd-elle ? Voilà ce qu'il faut dire. Comment dégénère-t-on ? C'est là ce qu'il s'agit
d'exposer. jusqu'ici on s'est contenté du mot, on n'a pas dévoilé la chose. C'est ce pas
de plus que je vais essayer de faire.
Je pense donc que le mot dégénéré, s'appliquant à un peuple, doit signifier et
signifie que ce peuple n'a plus la valeur intrinsèque qu'autrefois il possédait, parce qu'il
n'a plus dans ses veines le même sang, dont des alliages successifs ont graduellement
modifié la valeur ; autrement dit, qu'avec le même nom, il n'a pas conservé la même race
que ses fondateurs ; enfin, que l'homme de la décadence, celui qu'on appelle l'homme

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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dégénéré, est un produit différent, au point de vue ethnique, du héros des grandes
époques. Je veux bien qu'il possède quelque chose de son essence ; mais, plus il
dégénère, plus ce quelque chose s'atténue. Les éléments hétérogènes qui prédominent
désormais en lui composent une nationalité toute nouvelle et bien malencontreuse dans
son originalité ; il n'appartient à ceux qu'il dit encore être ses pères, qu'en ligne très
collatérale. Il mourra définitivement, et sa civilisation avec lui, le jour où l'élément
ethnique primordial se trouvera tellement subdivisé et noyé dans des apports de races
étrangères, que la virtualité de cet élément n'exercera plus désormais d'action suffisante.
Elle ne disparaîtra pas, sans doute, d'une manière absolue ; mais, dans la pratique, elle
sera tellement combattue, tellement affaiblie, que sa force deviendra de moins en moins
sensible, et c'est à ce moment que la dégénération pourra être considérée comme
complète, et que tous ses effets apparaîtront.
Si je parviens à démontrer ce théorème, j'ai donné un sens au mot de dégénération.
En montrant comment l'essence d'une nation s'altère graduellement, je déplace la
responsabilité de la décadence ; je la rends, en quelque sorte, moins honteuse ; car elle
ne pèse plus sur des fils, mais sur des neveux, puis sur des cousins, puis sur des alliés
de moins en moins proches ; et lorsque je fais toucher au doigt que les grands peuples,
au moment de leur mort, n'ont qu'une bien faible, bien impondérable partie du sang des
fondateurs dont ils ont hérité, j'ai suffisamment expliqué comment il se peut faire que
les civilisations finissent, puisqu'elles ne restent pas dans les mêmes mains. Mais là, en
même temps, je touche à un problème encore bien plus hardi que celui dont j'ai tenté
l'éclaircissement dans les chapitres qui précèdent, puisque la question que j'aborde est
celle-ci :
Y a-t-il entre les races humaines des différences de valeur intrinsèque réellement
sérieuses, et ces différences sont-elles possibles à apprécier ?
Sans tarder davantage, j'entame la série des considérations relatives au premier
point ; le second sera résolu par la discussion même.
Pour faire comprendre ma pensée d'une manière plus claire et plus saisissable, je
commence par comparer une nation, toute nation, au corps humain, à l'égard duquel les
physiologistes professent cette opinion, qu'il se renouvelle constamment, dans toutes
ses parties constituantes, que le travail de transformation qui se fait en lui est
incessant, et qu'au bout de certaines périodes, il renferme bien peu de ce qui en était
d'abord partie intégrante, de telle sorte que le vieillard n'a rien de l'homme fait, l'homme
fait rien de l'adolescent, l'adolescent rien de l'enfant, et que l'individualité matérielle
n'est pas autrement maintenue que par des formes internes et externes qui se sont
succédé les unes aux autres en se copiant à peu près. Une différence que j'admettrai
pourtant entre le corps humain et les nations, c'est que, dans ces dernières, il est très
peu question de la conservation des formes, qui se détruisent et disparaissent avec
infiniment de rapidité. je prends un peuple, ou, pour mieux dire, une tribu, au moment

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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où, cédant à un instinct de vitalité prononcé, elle se donne des lois et commence à jouer
un rôle en ce monde. Par cela même que ses besoins, que ses forces s'accroissent, elle se
trouve en contact inévitable avec d'autres familles, et, par la guerre ou par la paix,
réussit à se les incorporer.
Il n'est pas donné à toutes les familles humaines de se hausser à ce premier degré,
passage nécessaire qu'une tribu doit franchir pour parvenir un jour à l'état de nation. Si
un certain nombre de races, qui même ne sont pas cotées très haut sur l'échelle
civilisatrice, l'ont pourtant traversé, on ne peut pas dire avec vérité que ce soit là une
règle générale ; il semblerait, au contraire, que l'espèce humaine éprouve une assez
grande difficulté à s'élever au-dessus de l'organisation parcellaire, et que c'est seulement
pour des groupes spécialement doués qu'a lieu le passage à une situation plus
complexe. J'invoquerai, en témoignage, l'état actuel d'un grand nombre de groupes
répandus dans toutes les parties du monde. Ces tribus grossières, surtout celles des
nègres pélagiens de la Polynésie, les Samoyèdes et autres familles du monde boréal et la
plus grande partie des nègres africains, n'ont, jamais pu sortir de cette impuissance, et
vivent juxtaposées les unes aux autres et en rapports de complète indépendance. Les
plus forts massacrent les plus faibles, les plus faibles cherchent à mettre une distance
aussi grande que possible entre eux et les plus forts ; là se borne toute la politique de
ces embryons de sociétés qui se perpétuent depuis le commencement de l'espèce
humaine, dans un état si imparfait, sans avoir jamais pu mieux faire. On objectera que
ces misérables hordes forment la moindre partie de la population du globe ; sans doute,
mais il faut tenir compte de toutes leurs pareilles qui ont existé et disparu. Le nombre
en est incalculable, et il compose certainement la grande majorité des races pures dans
les variétés jaune et noire.
Si donc il faut admettre que, pour un nombre très important d'humains, il a été
impossible et l'est à jamais de faire même le premier pas vers la civilisation ; si, en
outre, nous considérons que ces peuplades se trouvent dispersées sur la face entière du
monde, dans les conditions de lieux et de climats les plus diverses, habitant indifféremment les pays glacés, tempérés, torrides, le bord des mers, des lacs et des rivières, le
fond des bois, les prairies herbeuses, ou les déserts arides, nous sommes induits à
conclure qu'une partie de l'humanité est, en elle-même, atteinte d'impuissance à se
civiliser jamais, même au premier degré, puisqu'elle est inhabile à vaincre les répugnances naturelles que l'homme, comme les animaux, éprouve pour le croisement.
Nous laissons donc ces tribus insociables de côté, et nous continuons la marche
ascendante avec celles qui comprennent que, soit par la guerre, soit par la paix, si elles
veulent augmenter leur puissance et leur bien-être, c'est une absolue nécessité que de
forcer leurs voisins d'entrer dans leur cercle d'existence. La guerre est bien incontestablement le plus simple des deux moyens. La guerre se fait donc ; mais, la campagne
finie, quand les passions destructives sont satisfaites, il reste des prisonniers, ces
prisonniers deviennent des esclaves, ces esclaves travaillent ; voilà des rangs, voilà une

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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industrie voilà une tribu devenue peuplade. C'est un degré supérieur qui, à son tour,
n'est pas nécessairement franchi par les agrégations d'hommes qui ont su s'y élever ;
beaucoup s'en contentent et y croupissent.
Mais certaines autres, de beaucoup plus imaginatives et plus énergiques, comprennent quelque chose de mieux que le simple maraudage ; elles font la conquête d'une
vaste terre, et prennent en propriété, non plus les habitants seulement, mais le sol avec
eux. Une véritable nation est dès lors formée. Souvent alors, pendant un temps, les
deux races continuent à vivre côte à côte sans se mêler ; et cependant, comme elles sont
devenues indispensables l'une à l'autre, que la communauté de travaux et d'intérêts s'est
à la longue établie, que les rancunes de la conquête et son orgueil s'émoussent, que,
tandis que ceux qui sont dessous tendent naturellement à monter au niveau de leurs
maîtres, les maîtres rencontrent aussi mille motifs de tolérer et quelquefois de servir
cette tendance, le mélange du sang finit par s'opérer, et les hommes des deux origines,
cessant de se rattacher à des tribus distinctes, se confondent de plus en plus.
L'esprit d'isolement est toutefois tellement inhérent à l'espèce humaine que, même
dans cet état de croisement avancé, il y a encore résistance à un croisement ultérieur. Il
est des peuples dont nous savons d'une manière très positive que leur origine est
multiple, et qui pourtant conservent avec une force extraordinaire l'esprit de clan. Nous
le savons pour les Arabes, qui font plus que de sortir de différents rameaux de la
souche sémitique ; ils appartiennent, tout à la fois, à ce qu'on nomme la famille de Sem
et à celle de Cham, sans parler d'autres parentés locales infinies. Malgré cette diversité
de sources, leur attachement à la séparation par tribu forme un des traits les plus
frappants de leur caractère national et de leur histoire politique ; si bien qu'on a cru
pouvoir attribuer, en grande partie, leur expulsion de l'Espagne, non seulement au
fractionnement de leur puissance dans ce pays, mais encore et surtout au morcellement
plus intime que la distinction continue, et par suite la rivalité des familles, perpétuait
au sein des petites monarchies de Valence, de Tolède, de Cordoue et de Grenade 1.
Pour la plupart des peuples on peut faire la même remarque, en ajoutant que là où la
séparation par tribu s'est effacée, celle par nation la remplace, agissant avec une énergie
presque semblable, et telle que la communauté de religion ne suffit pas à la paralyser.
Elle existe entre les Arabes et les Turks comme entre les Persans et les Juifs, les Parsis
et les Hindous, les Nestoriens Syriens et les Kurdes ; on la retrouve également dans la
Turquie d'Europe ; on suit sa trace en Hongrie, entre les Madjars, les Saxons, les
Valaques, les Croates, et je puis affirmer, pour l'avoir vu, que dans certaines parties de
la France, ce pays où les races sont mélangées plus que partout ailleurs peut-être, il est

1

Cet attachement des nations arabes à l'isolement ethnique se manifeste quelquefois d'une manière
bien bizarre. Un voyageur (M. Fulgence Fresnel, si je ne me trompe) raconte qu'à Djiddah, où les
mœurs sont très relâchées, la même Bédouine qui ne refuse rien à la plus légère séduction d'argent,
se trouverait déshonorée, si elle épousait en légitime mariage soit le Turk, soit l'Européen auquel
elle se prête en le méprisant.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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des populations qui, de village à village, répugnent encore aujourd'hui à contracter
alliance.
Je me crois en droit de conclure, d'après ces exemples qui embrassent tous les pays
et tous les siècles, même notre pays et notre temps, que l'humanité éprouve, dans
toutes ses branches, une répulsion secrète pour les croisements ; que, chez plusieurs de
ces rameaux, cette répulsion est invincible ; que, chez d'autres, elle n'est domptée que
dans une certaine mesure ; que ceux, enfin, qui secouent le plus complètement le joug
de cette idée ne peuvent cependant s'en débarrasser de telle façon qu'il ne leur en reste
au moins quelques traces : ces derniers forment ce qui est civilisable dans notre espèce.
Ainsi le genre humain se trouve soumis à deux lois, l'une de répulsion, l'autre
d'attraction, agissant, à différents degrés, sur ses races diverses ; deux lois, dont la
première n'est respectée, que par celles de ces races qui ne doivent jamais s'élever audessus des perfectionnements tout à fait élémentaires de la vie de tribu, tandis que la
seconde, au contraire, règne avec d'autant plus d'empire, que les familles ethniques sur
lesquelles elle s'exerce sont plus susceptibles de développements.
Mais c'est ici qu'il faut surtout être précis. Je viens de prendre un peuple à l'état de
famille, d'embryon ; je l'ai doué de l'aptitude nécessaire pour passer à l'état de nation ; il
y est ; l'histoire ne m'apprend pas quels étaient les éléments constitutifs du groupe
originaire ; tout ce que je sais, c'est que ces éléments le rendaient apte aux transformations que je lui ai fait subir ; maintenant agrandi, deux possibilités sont seules présentes
pour lui ; entre deux destinées, l'une ou l'autre est inévitable : ou il sera conquérant, ou
il sera conquis.
Je le suppose conquérant ; je lui fais la plus belle part : il domine, gouverne et
civilise tout à la fois ; il n'ira pas, dans les provinces qu'il parcourt, semer inutilement le
meurtre et l'incendie ; les monuments, les institutions, les mœurs, lui seront également
sacrés ; ce qu'il changera, ce qu'il trouvera bon et utile de modifier, sera remplacé par
des créations supérieures ; la faiblesse deviendra force dans ses mains ; il se comportera
de telle façon que, suivant le mot de l'Écriture, il sera grand devant les hommes.
Je ne sais si le lecteur y a déjà pensé, mais, dans le tableau que je trace, et qui n'est
autre, à certains égards, que celui présenté par les Hindous, les Égyptiens, les Perses,
les Macédoniens, deux faits me paraissent bien saillants. Le premier, c'est qu'une
nation, sans force et sans puissance, se trouve tout à coup, par le fait d'être tombée aux
mains de maîtres vigoureux, appelée au partage d'une nouvelle et meilleure destinée,
ainsi qu'il arriva aux Saxons de l'Angleterre, lorsque les Normands les eurent soumis ; la
seconde, c’est qu'un peuple d'élite, un peuple souverain, armé, comme tel, d'une
propension marquée à se mêler à un autre sang, se trouve désormais en contact intime
avec une race dont l'infériorité n'est pas seulement démontrée par la défaite, mais
encore par le défaut des qualités visibles chez les vainqueurs. Voilà donc, à dater

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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précisément du jour où la conquête est accomplie et où la fusion commence, une
modification sensible dans la constitution du sang des maîtres. Si la nouveauté devait
s'arrêter là, on se trouverait, au bout d'un laps de temps d'autant plus considérable que
les nations superposées auraient été originairement plus nombreuses, avoir en face une
race nouvelle, moins puissante, à coup sûr, que le meilleur de ses ancêtres, forte encore
cependant, et faisant preuve de qualités spéciales résultant du mélange même, et
inconnues aux deux familles génératrices. Mais il n'en va pas ainsi d'ordinaire, et l'alliage
n'est pas longtemps borné à la double race nationale seulement.
L'empire que je viens d'imaginer est puissant ; il agit sur ses voisins. Je suppose de
nouvelles conquêtes ; c'est encore un nouveau sang qui, chaque fois, vient se mêler au
courant. Désormais, à mesure que la nation grandit, soit par les armes, soit par les
traités, son caractère ethnique s'altère de plus en plus. Elle est riche, commerçante,
civilisée ; les besoins et les plaisirs des autres peuples trouvent chez elle, dans ses
capitales, dans ses grandes villes, dans ses ports, d'amples satisfactions, et les mille
attraits qu'elle possède fixent au milieu d'elle le séjour de nombreux étrangers. Peu de
temps se passe, et une distinction de castes peut, à bon droit, succéder à la distinction
primitive par nations.
Je veux que le peuple sur lequel je raisonne soit confirmé dans ses idées de
séparation par les prescriptions religieuses les plus formelles, et qu'une pénalité
redoutable veille à l'entour pour épouvanter les délinquants. Parce que ce peuple est
civilisé, ses mœurs sont douces et tolérantes, même au mépris de sa foi ; ses oracles
auront beau parler, il naîtra des gens décastés : il faudra créer tous les jours de
nouvelles distinctions, inventer de nouvelles classifications, multiplier les rangs, rendre
presque impossible de se reconnaître au milieu de subdivisions variant à l'infini,
changeant de province à province, de canton à canton, de village à village ; faire enfin
ce qui a lieu dans les pays hindous. Mais il n'est guère que le brahmane qui ses ait
montré autant de ténacité dans ses idées séparatrices ; les peuples civilisés par lui, en
dehors de son sein, n'ont jamais adopté, ou du moins ont rejeté depuis longtemps, des
entraves gênantes. Dans tous les États avancés en culture intellectuelle, on ne s'est pas
même arrêté un instant aux ressources désespérées que le désir de concilier les
prescriptions du code de Manou avec le courant irrésistible des choses inspira aux
législateurs de l'Aryavarta, Partout ailleurs, les castes, lorsqu'il y en a eu réellement,
ont cessé d'exister au moment où le pouvoir de faire fortune, de s'illustrer par des
découvertes utiles ou des talents agréables, a été acquis à tout le monde, sans distinction d'origine. Mais aussi, à dater du même jour, la nation primitivement conquérante,
agissante, civilisatrice, a commencé à disparaître : son sang était immergé dans celui de
tous les affluents qu'elle avait détournés vers elle.
Le plus souvent, en outre, les peuples dominateurs ont commencé par être infiniment moins nombreux que leurs vaincus, et il semble, d'autre part, que certaines races
qui servent de base à la population de contrées fort étendues, soient singulièrement

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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prolifiques ; je citerai les Celtes, les Slaves. Raison de plus pour que les races
maîtresses disparaissent rapidement. Encore un autre motif, c'est que leur activité plus
grande, le rôle plus direct qu'elles jouent dans les affaires de leur État, les exposent
particulièrement aux funestes résultats des batailles, des proscriptions et des révoltes.
Ainsi, tandis que, d'une part, elles amassent autour d'elles, par le fait même de leur
génie civilisateur, des éléments divers où elles doivent s'absorber, elles sont encore
victimes d'une cause première, leur petit nombre originel, et d'une foule de causes
secondes, qui toutes concourent à les détruire.
Il est assez évident de soi que la disparition de la race victorieuse est soumise,
suivant les différents milieux, à des conditions de temps variant à l'infini. Toutefois elle
s'achève partout, et partout elle est aussi parfaite que de besoin, longtemps avant la fin
de la civilisation qu'elle est censée animer, de sorte qu'un peuple marche, vit, fonctionne, souvent même grandit après que le mobile générateur de sa vie et de sa gloire a
cessé d'être. Croit-on trouver là une contradiction avec ce qui précède ? Nullement ;
car, tandis que l'influence du sang civilisateur va s'épuisant par la division, la force de
propulsion jadis imprimée aux masses soumises ou annexées subsiste encore ; les
institutions que le défunt maître avait inventées, les lois qu'il avait formulées, les
mœurs dont il avait fourni le type se sont maintenues après lui. Sans doute, mœurs,
lois, institutions, ne survivent que fort oublieuses de leur antique esprit, défigurées
tous les jours davantage, caduques et perdant leur sève ; mais, tant qu'il en reste une
ombre, l'édifice se soutient, le corps semble avoir une âme, le cadavre marche. Quand le
dernier effort de cette impulsion antique est achevé, tout est dit ; rien ne reste, la
civilisation est morte.
Je me crois maintenant pourvu de tout le nécessaire pour résoudre le problème de la
vie et de la mort des nations, et je dis qu'un peuple ne mourrait jamais en demeurant
éternellement composé des mêmes éléments nationaux. Si l'empire de Darius avait
encore pu mettre en ligne, à la bataille d'Arbelles, des Perses, des Arians véritables ; si
les Romains du Bas Empire avaient eu un sénat et une milice formés d'éléments
ethniques semblables à ceux qui existaient au temps des Fabius, leurs dominations
n'auraient pas pris fin, et, tant qu'ils auraient conservé la même intégrité de sang, Perses
et Romains auraient vécu et régné. On objectera qu'ils auraient néanmoins, à la longue,
vu venir à eux des vainqueurs plus irrésistibles qu'eux-mêmes et qu'ils auraient succombé sous des assauts bien combinés, sous une longue pression, ou, plus simplement,
sous le hasard d'une bataille perdue. Les États, en effet, auraient pu prendre fin de cette
manière, non pas la civilisation, ni le corps social. L'invasion et la défaite n'auraient
constitué que la triste mais temporaire traversée d'assez mauvais jours. Les exemples à
fournir sont en grand nombre.
Dans les temps modernes, les Chinois ont été conquis à deux reprises toujours ils
ont forcé leurs vainqueurs à s'assimiler à eux ; ils leur ont imposé le respect de leurs
mœurs ; ils leur ont beaucoup donné, et n'en ont presque rien reçu. Une fois ils ont

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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expulsé les premiers envahisseurs, et, dans un temps donné, ils en feront autant des
seconds.
Les Anglais sont les maîtres de l'Inde, et pourtant leur action morale sur leurs sujets
est presque absolument nulle. Ils subissent eux-mêmes, en bien des manières,
l'influence de la civilisation locale, et ne peuvent réussir à faire pénétrer leurs idées dans
les esprits d'une foule qui redoute ses dominateurs, ne plie que physiquement devant
eux, et maintient ses notions debout en face des leurs. C'est que la race hindoue est
devenue étrangère à celle qui la maîtrise aujourd'hui, et sa civilisation échappe à la loi
du plus fort. Les formes extérieures, les royaumes, les empires ont pu varier, et
varieront encore, sans que le fond sur lequel de telles constructions reposent, dont elles
ne sont qu'émanées, soit altéré essentiellement avec elles ; et Haïderabad, Lahore, Dehli
cessant d'être des capitales, la société hindoue n'en subsistera pas moins. Un moment
viendra où, de façon ou d'autre, l'Inde recommencera à vivre publiquement d'après ses
lois propres, comme elle le fait tacitement, et, soit par sa race actuelle, soit par des
métis, reprendra la plénitude de sa personnalité politique.
Le hasard des conquêtes ne saurait trancher la vie d'un peuple. Tout au plus, il en
suspend pour un temps les manifestations, et, en quelque sorte, les honneurs
extérieurs. Tant que le sang de ce peuple et ses institutions conservent encore, dans
une mesure suffisante, l'empreinte de la race initiatrice, ce peuple existe ; et, soit qu'il
ait affaire, comme les Chinois, à des conquérants qui ne sont que matériellement plus
énergiques que lui ; soit, comme les Hindous, qu'il soutienne une lutte de patience, bien
autrement ardue, contre une nation de tous points supérieure, telle qu'on voit les
Anglais, son avenir certain doit le consoler ; il sera libre un jour. Au contraire, ce
peuple, comme les Grecs, comme les Romains du Bas-Empire, a-t-il absolument épuisé
son principe ethnique et les conséquences qui en découlaient, le moment de sa défaite
sera celui de sa mort : il a usé les temps que le ciel lui avait d'avance concédés, car il a
complètement changé de race, donc de nature, et par conséquent il est dégénéré.
En vertu de cette observation, on doit considérer comme résolue la question,
souvent agitée, de savoir ce qui serait advenu, si les Carthaginois, au lieu de succomber
devant la fortune de Rome, étaient devenus maîtres de l'Italie. En tant qu'appartenant à
la souche phénicienne, souche inférieure en vertus politiques aux races d'où sortaient
les soldats de Scipion, l'issue contraire de la bataille de Zama ne pouvait rien changer à
leur sort. Heureux un jour, le lendemain les aurait vus tomber devant une revanche ; ou
bien encore, absorbés dans l'élément italien par la victoire, comme ils le furent par la
défaite, le résultat final aurait été identiquement le même. Le destin des civilisations ne
va pas au hasard, il ne dépend pas d'un coup de dé ; le glaive ne tue que des hommes ;
et les nations les plus belliqueuses, les plus redoutables, les plus triomphantes, quand
elles n'ont eu dans le cœur, dans la tête et dans la main, que bravoure, science
stratégique et succès guerriers, sans autre instinct supérieur, n'ont jamais obtenu une
plus belle fin que d'apprendre de leurs vaincus, et de l'apprendre mal, comment on vit

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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dans la paix. Les Celtes, les hordes nomades de l'Asie, ont des annales pour ne rien
raconter de plus.
Après avoir assigné un sens au mot dégénération, et avoir traité, avec ce secours, le
problème de la vitalité des peuples, il faut prouver maintenant ce que j'ai dû, pour la
clarté de la discussion, avancer a priori : qu'il existe des différences sensibles dans la
valeur relative des races humaines. Les conséquences d'une pareille démonstration sont
considérables ; leur portée va loin. Avant de les aborder, on ne saurait les étayer d'un
ensemble trop complet de faits et de raisons capables de soutenir un aussi grand
édifice. La première question que j'ai résolue n'était que le propylée du temple.

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Livre premier

Chapitre V
Les inégalités ethniques ne sont pas
le résultat des institutions.

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L'idée d'une inégalité native, originelle, tranchée et permanente entre les diverses
races, est, dans le monde, une des opinions le plus anciennement répandues et
adoptées ; et, vu l'isolement primitif des tribus, des peuplades, et ce retirement vers
elles-mêmes que toutes ont pratiqué à une époque plus ou moins lointaine, et d'où un
grand nombre n'est jamais sorti, on n'a pas lieu d'en être étonné. À l'exception de ce qui
s'est passé dans nos temps les plus modernes, cette notion a servi de base à presque
toutes les théories gouvernementales. Pas de peuple, grand ou petit, qui n'ait débuté
par en faire sa première maxime d'État. Le système des castes, des noblesses, celui des
aristocraties, tant qu'on les fonde sur les prérogatives de la naissance, n'ont pas d'autre
origine ; et le droit d'aînesse, en supposant la préexcellence du fils premier-né et de ses
descendants, n'en est aussi qu'un dérivé. Avec cette doctrine concordent la répulsion
pour l'étranger et la supériorité que chaque nation s'adjuge à l'égard de ses voisines. Ce
n'est qu'à mesure que les groupes se mêlent et se fusionnent, que, désormais agrandis,
civilisés et se considérant sous un jour plus bienveillant par suite de l'utilité dont ils se
sont les uns aux autres, l'on voit chez eux cette maxime absolue de l'inégalité, et d'abord
de l'hostilité des races, battue en brèche et discutée. Puis, quand le plus grand nombre
des citoyens de l'État sent couler dans ses veines un sang mélangé, ce plus grand

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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nombre, transformant en vérité universelle et absolue ce qui n'est réel que pour lui, se
sent appelé à affirmer que tous les hommes sont égaux. Une louable répugnance pour
l'oppression, la légitime horreur de l'abus de la force, jettent alors, dans toutes les
intelligences, un assez mauvais vernis sur le souvenir des races jadis dominantes et qui
n'ont jamais manqué, car tel est le train du monde, de légitimer, jusqu'à un certain point,
beaucoup d'accusations. De la déclamation contre la tyrannie, on passe à la négation
des causes naturelles de la supériorité qu'on insulte ; on la déclare non seulement
perverse, mais encore usurpatrice ; on nie, et bien à tort, que certaines aptitudes soient
nécessairement, fatalement, l'héritage exclusif de telles ou telles descendances ; enfin,
plus un peuple est composé d'éléments hétérogènes, plus il se complaît à proclamer
que les facultés les plus diverses sont possédées ou peuvent l'être au même degré par
toutes les fractions de l'espèce humaine sans exclusion. Cette théorie, à peu près
soutenable pour ce qui les concerne, les raisonneurs métis l'appliquent à l'ensemble des
générations qui ont paru, paraissent et paraîtront sur la terre, et ils finissent un jour par
résumer leurs sentiments en ces mots, qui, comme l'outre d'Éole, renferment tant de
tempêtes : « Tous les hommes sont frères ! »
Voilà l'axiome politique. Veut-on l'axiome scientifique ? « Tous les hommes, disent
les défenseurs de l'égalité humaine, sont pourvus d'instruments intellectuels pareils, de
même nature, de même valeur, de même portée. » Ce ne sont pas les paroles expresses,
peut-être, mais du moins c'est le sens. Ainsi, le cervelet du Huron contient en germe un
esprit tout à fait semblable à celui de l'Anglais et du Français ! Pourquoi donc, dans le
cours des siècles, n'a-t-il découvert ni l'imprimerie ni la vapeur ? Je serais en droit de lui
demander, à ce Huron, s'il est égal à nos compatriotes, d'où il vient que les guerriers de
sa tribu n'ont pas fourni de César ni de Charlemagne, et par quelle inexplicable
négligence ses chanteurs et ses sorciers ne sont jamais devenus ni des Homères ni des
Hippocrates ? À cette difficulté on répond, d'ordinaire, en mettant en avant l'influence
souveraine des milieux. Suivant cette doctrine, une île ne verra point, en fait de
prodiges sociaux, ce que connaîtra un continent ; au nord, on ne sera pas ce qu'on est au
midi ; les bois ne permettront pas les développements que favorisera la plaine
découverte ; que sais-je ? L'humidité d'un marais fera pousser une civilisation que la
sécheresse du Sahara aurait infailliblement étouffée. Quelque ingénieuses que soient ces
petites hypothèses, elles ont contre elles la voix des faits. Malgré le vent, la pluie, le
froid, le chaud, la stérilité, la plantureuse abondance, partout le monde a vu fleurir tour
à tour, et sur les mêmes sols, la barbarie et la civilisation. Le fellah abruti se calcine au
même soleil qui brûlait le puissant prêtre de Memphis ; le savant professeur de Berlin
enseigne sous le même ciel inclément qui vit jadis les misères du sauvage finnois.
Le plus curieux, c'est que l'opinion égalitaire, admise par la masse des esprits, d'où
elle a découlé dans nos institutions et dans nos mœurs n'a pas trouvé assez de force
pour détrôner l'évidence, et que les gens les plus convaincus de sa vérité font tous les
jours acte d'hommage au sentiment contraire. Personne ne se refuse à constater, à
chaque instant, de graves différences entre les nations, et le langage usuel même les

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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confesse avec la plus naïve inconséquence. On ne fait, en cela, qu'imiter ce qui s'est
pratiqué à des époques non moins persuadées que nous, et pour les mêmes causes, de
l'égalité absolue des races.
Chaque nation a toujours su, à côté du dogme libéral de la fraternité, maintenir,
auprès des noms des autres peuples, des qualifications et des épithètes qui indiquaient
des dissemblances. Le Romain d'Italie appelait le Romain de la Grèce, Graeculus, et lui
attribuait le monopole de la loquacité vaniteuse et du manque de courage. Il se moquait
du colon de Carthage, et prétendait le reconnaître entre mille à son esprit processif et à
sa mauvaise foi. Les Alexandrins passaient pour spirituels, insolents et séditieux. Au
moyen âge, les monarques anglo-normands taxaient leurs sujets gallois de légèreté et
d'inconsistance d'esprit. Aujourd'hui qui n'a pas entendu relever les traits distinctifs de
l'Allemand, de l'Espagnol, de l'Anglais et du Russe ? Je n'ai pas à me prononcer sur
l'exactitude des jugements. Je note seulement qu'ils existent, et que l'opinion courante
les adopte, Ainsi donc, si, d'une part, les familles humaines sont dites égales, et que, de
l'autre, les unes soient frivoles, les autres posées ; celles-ci âpres au gain, celles-là à la
dépense ; quelques-unes énergiquement amoureuses des combats, plusieurs économes
de leurs peines et de leurs vies, il tombe sous le sens que ces nations si différentes
doivent avoir des destinées bien diverses, bien dissemblables, tranchons le mot, bien
inégales. Les plus fortes joueront dans la tragédie du monde les personnages des rois et
des maîtres. Les plus faibles se contenteront des bas emplois.
Je ne crois pas qu'on ait fait de nos jours le rapprochement entre les idées généralement admises sur l'existence d'un caractère spécial pour chaque peuple et la conviction
non moins répandue que tous les peuples sont égaux. Cependant cette contradiction
frappe bien fort ; elle est flagrante, et d'autant plus grave que les partisans de la
démocratie ne sont pas les derniers à célébrer la supériorité des Saxons de l'Amérique
du Nord sur toutes les nations du même continent. Ils attribuent, à la vérité, les hautes
prérogatives de leurs favoris à la seule influence de la forme gouvernementale. Toutefois ils ne nient pas, que je sache, la disposition particulière et native des compatriotes
de Penn et de Washington à établir dans tous les lieux de leur séjour des institutions
libérales, et, ce qui est plus, à les savoir conserver. Cette force de persistance n'est-elle
pas, je le demande, une bien grande prérogative départie à cette branche de la famille
humaine, prérogative d'autant plus précieuse que la plupart des groupes qui ont peuplé
jadis ou peuplent encore l'univers semblent en être privés ?
Je n'ai pas la prétention de jouir sans combat de la vue de cette inconséquence.
C'est ici, sans doute, que les partisans de l'égalité objecteront bien haut la puissance des
institutions et des mœurs ; c'est ici qu'ils diront, encore une fois, combien l'essence du
gouvernement par sa seule et propre vertu, combien le fait du despotisme ou de la
liberté, influent puissamment sur le mérite et le développement d'une nation : mais
c'est ici que moi, de même, je contesterai la force de l'argument.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Les institutions politiques n'ont à choisir qu'entre deux origines : ou bien elles
dérivent de la nation qui doit vivre sous leur règle, ou bien, inventées chez un peuple
influent, elles sont appliquées par lui à des États tombés dans sa sphère d'action.
Avec la première hypothèse il n'y a pas de difficulté. Le peuple évidemment a
calculé ses institutions sur ses instincts et sur ses besoins ; il s'est gardé de rien statuer
qui pût gêner les uns ou les autres ; et si, par mégarde ou maladresse, il l'a fait, bientôt
le malaise qui en résulte l'amène à corriger ses lois et à les mettre dans une concordance
plus parfaite avec leur but. Dans tout pays autonome, on peut dire que la loi émane
toujours du peuple ; non pas qu'il ait constamment la faculté de la promulguer
directement, mais parce que, pour être bonne, il faut qu'elle soit modelée sur ses vues,
et telle que, bien informé, il l'aurait imaginée lui-même. Si quelque très sage législateur
semble, au premier abord, l'unique source de la loi, qu'on y regarde de bien près, et l'on
se convaincra aussitôt que, par l'effet de sa sagesse même, le vénérable maître se borne
à rendre ses oracles sous la dictée de sa nation. Judicieux comme Lycurgue, il
n'ordonnera rien que le Dorien de Sparte ne puisse admettre, et, théoricien comme
Dracon, il créera un code qui bientôt sera ou modifié ou abrogé par l’Ionien d'Athènes,
incapable, comme tous les enfants d'Adam, de conserver longtemps une législation
étrangère à ses vraies et naturelles tendances. L'intervention d'un génie supérieur dans
cette grande affaire d'une invention de lois n'est jamais qu'une manifestation spéciale de
la volonté éclairée d'un peuple, ou, si ce n'est que le produit isolé des rêveries d'un
individu, nul peuple ne saurait s'en accommoder longtemps. On ne peut donc admettre
que les institutions ainsi trouvées et façonnées par les races fassent les races ce qu'on
les voit être. Ce sont des effets, et non des causes. Leur influence est grande
évidemment : elles conservent le génie national, elles lui frayent des chemins, elles lui
indiquent son but, et même, jusqu'à un certain point, échauffent ses instincts, et lui
mettent à la main les meilleurs instruments d'action ; mais elles ne créent pas leur
créateur, et, pouvant servir puissamment ses succès en l'aidant à développer ses
qualités innées, elles ne sauraient jamais qu'échouer misérablement quand elles prétendent trop agrandir le cercle ou le changer. En un mot, elles ne peuvent pas l'impossible.
Les institutions fausses et leurs effets ont cependant joué un grand rôle dans le
monde. Quand Charles 1er, fâcheusement conseillé par le comte de Strafford, voulait
plier les Anglais au gouvernement absolu, le roi et son ministre marchaient sur le terrain
fangeux et sanglant des théories. Quand les calvinistes rêvaient chez nous une
administration tout à la fois aristocratique et républicaine, et travaillaient à l'implanter
par les armes, ils se mettaient également à côté du vrai.
Quand le régent prétendit donner gain de cause aux courtisans vaincus en 1652, et
essayer du gouvernement d'intrigue qu'avaient souhaité le coadjuteur et ses amis 1, ses
1

M. le comte de Saint-Priest, dans un excellent article de la Revue des Deux Mondes, a très justement
démontré que le parti écrasé par le cardinal de Richelieu n'avait rien de commun avec la féodalité ni
avec les grands systèmes aristocratiques. MM. de Montmorency, de Cinq-Mars, de Marillac, ne

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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efforts ne plurent à personne, et blessèrent également noblesse, clergé, parlement et
tiers état. Quelques traitants seuls se réjouirent. Mais, lorsque Ferdinand le Catholique
institua contre les Maures d'Espagne ses terribles et nécessaires moyens de destruction ; lorsque Napoléon rétablit en France la religion, flatta l'esprit militaire, organisa le
pouvoir d'une manière à la fois protectrice et restrictive, l'un et l'autre de ces potentats
avaient bien écouté et bien compris le génie de leurs sujets, et ils bâtissaient sur le
terrain pratique. En un mot, les fausses institutions, très belles souvent sur le papier,
sont celles qui, n'étant pas conformes aux qualités et aux travers nationaux, ne
conviennent pas à un État, bien que pouvant faire fortune dans le pays voisin. Elles ne
créent que le désordre et l'anarchie, fussent-elles empruntées à la législation des anges.
Les autres, tout au rebours, qu'à tel ou tel point de vue, et même d'une manière absolue,
le théoricien et le moraliste peuvent blâmer, sont bonnes pour les raisons contraires.
Les Spartiates étaient petits de nombre, grands de cœur, ambitieux et violents : de
fausses lois n'en auraient tiré que de pâles coquins ; Lycurgue en fit d'héroïques
brigands.
Qu'on n'en doute pas. Comme la nation est née avant la loi, la loi tient d'elle et
porte son empreinte avant de lui donner la sienne. Les modifications que le temps
amène dans les institutions en sont encore une bien grande preuve.
Il a été dit plus haut qu'à mesure que les peuples se civilisaient, s'agrandissaient,
devenaient plus puissants, leur sang se mélangeait et leurs instincts subissaient des
altérations graduelles. En prenant ainsi des aptitudes différentes, il leur devient
impossible de s'accommoder des lois convenables pour leurs devanciers. Aux générations nouvelles, les mœurs le sont également et les tendances de même, et des
modifications profondes dans les institutions ne tardent pas à suivre. On voit ces
modifications devenir plus fréquentes et plus profondes, à mesure que la race change
davantage, tandis qu'elles restaient plus rares et plus graduées, tant que les populations
elles-mêmes étaient plus proches parentes des premiers inspirateurs de l'État. En
Angleterre, celui de tous les pays de l'Europe où les modifications du sang ont été les
plus lentes et jusqu'ici les moins variées, on voit encore les institutions du quatorzième
et du quinzième siècle subsister dans les bases de l'édifice social. On y retrouve,
presque dans sa vigueur ancienne, l'organisation communale des Plantagenêts et des
Tudors, la même façon de mêler la noblesse au gouvernement et de composer cette
noblesse, le même respect pour l'antiquité des familles uni au même goût pour les
parvenus de mérite 1. Mais cependant, comme, depuis Jacques 1er, et surtout depuis
l'Union de la reine Anne, le sang anglais a tendu de plus en plus à se mélanger avec celui
d'Écosse et d'Irlande, que d'autres nations ont aussi contribué, bien qu'imperceptiblement, à altérer la pureté de la descendance, il en résulte que les innovations, tout en

1

cherchaient à bouleverser l'État que pour obtenir des honneurs et des faveurs. Le grand cardinal est
tout à fait innocent du meurtre de la noblesse française, qu'on lui a tant reproché.
Macaulay, History of England. In-8°. Paris, 1849, t. I

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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restant toujours assez fidèles à l'esprit primitif de la constitution, sont devenues, de
nos jours, plus fréquentes qu'autrefois.
En France, les mariages ethniques ont été bien autrement nombreux et variés. Il est
même arrivé que, par de brusques revirements, le pouvoir a passé d'une race à une
autre. Aussi y a-t-il eu, dans la vie sociale, plutôt des changements que des modifications, et ces changements ont été d'autant plus graves que les groupes qui se
succédaient au pouvoir étaient plus différents. Tant que le nord de la France est resté
prépondérant dans la politique du pays, la féodalité, ou, pour mieux dire, ses restes
informes, se sont défendus avec assez d'avantage, et l'esprit municipal a tenu bon avec
eux. Après l'expulsion des Anglais, au quinzième siècle, les provinces du centre, bien
moins germaniques que les contrées d'outre-Loire, et qui, venant de restaurer l'indépendance nationale sous la conduite de Charles VII, voyaient naturellement leur sang galloromain prédominer dans les conseils et dans les camps, firent régner le goût de la vie
militaire, des conquêtes extérieures, bien particulier à la race celtique, et l'amour de
l'autorité, infus dans le sang romain. Pendant le seizième siècle, elles préparèrent
largement le terrain sur lequel les compagnons aquitains de Henri IV, moins celtiques et
plus romains encore, vinrent, en 1599, placer une autre et plus grosse pierre du
pouvoir absolu. Puis, Paris ayant, à la fin, acquis la domination par suite de la concentration que le génie méridional avait favorisée, Paris, dont la population est assurément
un résumé des spécimens ethniques les plus variés, n'eut plus de motif pour
comprendre, aimer ni respecter aucune tradition, aucune tendance spéciale, et cette
grande capitale, cette tour de Babel, rompant avec le passé, soit de la Flandre, soit du
Poitou, soit du Languedoc, attira la France dans les expérimentations multipliées des
doctrines les plus étrangères à ses coutumes anciennes.
On ne peut donc admettre que les institutions fassent les peuples ce qu'on les voit,
quand ce sont les peuples qui les ont inventées. Mais en est-il de même dans la
seconde hypothèse, c'est-à-dire lorsqu'une nation reçoit son code de mains étrangères
pourvues de la puissance nécessaire pour le lui faire accepter, bon gré mal gré ?
Il y a des exemples de pareilles tentatives. Je n'en trouverai pas, à la vérité, qui
aient été exécutées sur une grande échelle par les gouvernements vraiment politiques de
l'antiquité ou des temps modernes ; leur sagesse ne s'est jamais appliquée à transformer
le fond même de grandes multitudes. Les Romains étaient trop habiles pour se livrer à
d'aussi dangereuses expériences. Alexandre, avant eux, ne les avait pas essayées ; et
convaincus, par l'instinct ou la raison, de l'inanité de pareils efforts, les successeurs
d’Auguste se contentèrent, comme le vainqueur de Darius, de régner sur une vaste
mosaïque de peuples qui tous conservaient leurs habitudes, leurs mœurs, leurs lois,
leurs procédés propres d'administration et de gouvernement, et qui, pour la plupart,
tant que du moins ils restèrent par la race assez identiques à eux-mêmes, n'acceptèrent,
en commun avec leurs co-sujets, que des prescriptions de fiscalité ou de précaution
militaire.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Toutefois il est une circonstance qu'il ne faut pas négliger. Plusieurs des peuples
asservis aux Romains avaient, dans leurs codes, des points tellement en désaccord avec
les sentiments de leurs maîtres, qu'il était impossible à ces derniers d'en tolérer
l'existence : témoins les sacrifices humains des druides, qu'en effet poursuivirent les
défenses les plus sévères. Eh bien, les Romains, avec toute leur puissance, ne réussirent jamais complètement à extirper des rites aussi barbares. Dans la Narbonnaise, la
victoire fut facile : la population gallique avait été presque entièrement remplacée par
des colons romains ; mais, dans le centre, chez les tribus plus intactes, la résistance
s'obstina, et, dans la presqu'île bretonne, où, au quatrième siècle, une colonie rapporta
d'Angleterre les vieilles mœurs avec le vieux sang, les peuplades persistèrent, par
patriotisme, par attachement à leurs traditions, à égorger des hommes sur leurs autels
aussi souvent qu'elles l'osèrent. La surveillance la plus active ne réussissait pas à leur
arracher des mains le couteau et le flambeau sacrés. Toutes les révoltes commençaient
par la restauration de ce terrible trait du culte national, et le christianisme, vainqueur
encore indigné d'un polythéisme sans morale, vint, chez les Armoricains, se heurter
avec épouvante contre des superstitions plus repoussantes encore. Il ne parvint à les
détruire qu'après des efforts bien longs, puisqu'au dix-septième siècle, le massacre des
naufragés et l'exercice du droit de bris subsistaient dans toutes les paroisses maritimes
où le sang kimrique s'était conservé pur. C'est que ces coutumes barbares répondaient
aux instincts et aux sentiments indomptables d'une race qui, n'ayant pas été suffisamment mélangée, n'avait pas eu jusqu'alors de raisons déterminantes pour changer d'avis.
Ce fait est digne de réflexion ; mais les temps modernes présentent surtout des
exemples d'institutions imposées et non subies. Un caractère remarquable de la
civilisation européenne, c'est son intolérance, conséquence de la conscience qu'elle a de
sa valeur et de sa force. Elle se trouve dans le monde, soit en face de barbaries décidées,
soit à côté d'autres civilisations. Elle traite les unes et les autres avec un dédain presque
égal, et, voyant dans tout ce qui n'est pas elle des obstacles à ses conquêtes, elle est
fort disposée à exiger des peuples une complète transformation. Toutefois les
Espagnols, les Anglais et les Hollandais, et nous aussi quelquefois, nous n'avons pas
osé nous abandonner trop complètement aux impulsions du génie novateur, là où nous
avions des masses un peu considérables devant nous, imitant ainsi la discrétion forcée
des conquérants de l'antiquité. L'Orient et l'Afrique, soit septentrionale, soit occidentale, sont des témoins irréfragables que les nations les plus éclairées ne parviennent pas
à donner à des peuples conquis des institutions antipathiques à leur nature. J'ai déjà
rappelé que l'Inde anglaise continue son mode de vie séculaire sous les lois qu'elle s'est
jadis données. Les Javanais, bien que très soumis, sont fort éloignés de se sentir
entraînés vers des institutions approchant de celles de la Néerlande. Ils continuent à
vivre en face de leurs maîtres comme ils vivaient libres, et, depuis le seizième siècle, où
l'action européenne dans le monde oriental a commencé, on ne s'aperçoit pas qu'elle ait
le moindrement influé sur les mœurs des tributaires les mieux domptés.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Mais tous les peuples vaincus ne sont pas assez forts par le nombre pour que le
maître européen soit disposé à se contraindre. Il en est sur lesquels on a pesé avec
toute la puissance du sabre pour aider à celle de la persuasion. On a résolument voulu
changer leur mode d'existence, leur donner des institutions que nous savons bonnes et
utiles. A-t-on réussi ?
L'Amérique nous offre à ce sujet le champ d'expériences le plus riche. Dans tout le
sud, où la puissance espagnole a régné sans contrainte, à quoi a-t-elle abouti ? À
déraciner les anciens empires, sans doute, non pas à éclairer les populations ; elle n'a
pas créé des hommes semblables à leurs précepteurs.
Dans le nord, avec des procédés différents, les résultats ont été aussi négatifs ; que
dis-je ? ils ont été plus nuls quant à la bienfaisante influence, plus calamiteux au point
de vue de l'humanité, car, du moins, les Indiens espagnols multiplient d'une manière
remarquable 1 ; ils ont même transformé le sang de leurs vainqueurs, qui ainsi sont
descendus à leur niveau, tandis que les hommes à peaux rouges des États-Unis, saisis
par l'énergie anglo-saxonne, sont morts du contact. Le peu qui en reste encore disparaît
chaque jour, et disparaît tout aussi incivilisé, tout aussi incivilisable que ses pères.
Dans l'Océanie, les observations concluent de même : les peuplades aborigènes vont
partout s'éteignant. On réussit quelquefois à leur arracher leurs armes, à les empêcher
de nuire ; on ne les change pas. Partout où l'Européen est le maître, elles ne s'entremangent plus, elles se gorgent d'eau-de-vie, et cet abrutissement nouveau est tout ce
que notre esprit initiateur réussit à leur faire aimer. Enfin il est au monde deux
gouvernements formés par des peuples étrangers à nos races sur des modèles fournis
par nous : l'un fonctionne aux Îles Sandwich, l'autre à Saint-Domingue. L'appréciation
de ces deux États achèvera de démontrer l'impuissance de toutes tentatives pour
donner à un peuple des institutions qui ne lui sont pas suggérées par son propre génie.
Aux îles Sandwich, le système représentatif brille de tout son éclat. On y trouve
une chambre haute, une chambre basse, un ministère qui gouverne, un roi qui règne ;
rien n'y manque. Mais tout cela n'est que décoration. Le rouage indispensable de la
machine, celui qui la met en branle, c'est le corps des missionnaires protestants. Sans
eux, roi, pairs et députés, ignorant la route à suivre, cesseraient bientôt de fonctionner.
Aux missionnaires seuls revient l'honneur de trouver les idées, de les présenter, de les
faire accepter, soit par le crédit dont ils jouissent sur leurs néophytes, soit, au besoin,
par la menace. Je doute cependant que, si les missionnaires n'avaient pour instruments
de leur volonté que le roi et les chambres, ils ne se vissent obligés, après avoir lutté
quelque temps contre l'inaptitude de leurs écoliers, de prendre dans le maniement des
affaires une part très grande, très directe, et par conséquent trop apparente. Ils ont
paré à cet inconvénient au moyen d'un ministère qui est tout simplement composé
1

M. Al. de Humboldt, Examen critique de l'histoire de la géogr. du N. C., t. II, p. 129-130.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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d'hommes de race européenne. Ainsi, les affaires se traitent et se décident, en fait, entre
la mission protestante et ses agents ; le reste n'est là que pour la montre.
Quant au toi Kamehameha III, c'est, paraît-il, un prince de mérite. Il a, pour son
compte, renoncé à se tatouer la figure, et, bien que n'ayant pas encore converti tous ses
courtisans, il éprouve déjà la juste satisfaction de ne les plus voir tracer sur leurs fronts
et leurs joues que d'assez légers dessins. Le gros de la nation, nobles de campagne et
gens du peuple, persiste sur ce point, comme sur les autres, dans les vieilles idées.
Toutefois des causes très nombreuses amènent chaque jour aux îles Sandwich un
surcroît de population européenne. Le voisinage de la Californie fait du royaume
hawaïen un point très intéressant pour la clairvoyante énergie de nos nations. Les
baleiniers déserteurs et les matelots réfractaires de la marine militaire n'y sont plus les
seuls colons de race blanche : des marchands, des spéculateurs, des aventuriers de toute
espèce, accourent, y bâtissent des maisons et s'y fixent. La race indigène, envahie, va
peu à peu se mélanger et disparaître. Je ne sais si le gouvernement représentatif et
indépendant ne fera pas bientôt place à une simple administration déléguée, relevant de
quelque grande puissance étrangère ; ce dont je ne doute pas, c'est que les institutions
importées finiront par s'établir solidement dans ce pays, et le jour de leur triomphe
verra, synchronisme nécessaire, la ruine totale des naturels.
À Saint-Domingue, l'indépendance est complète. Là, point de missionnaires
exerçant une autorité voilée et absolue ; point de ministère étranger fonctionnant avec
l'esprit européen : tout est abandonné aux inspirations de la population elle-même.
Cette population, dans la partie espagnole, est composée de mulâtres. Je n'en parlerai
pas. Ces gens paraissent imiter, tant bien que mal, ce que notre civilisation a de plus
facile : ils tendent comme tous les métis, à se fondre dans la branche de leur généalogie
qui leur fait le plus d'honneur ; ils sont donc susceptibles, jusqu'à un certain point, de
mettre en pratique nos usages. Ce n'est pas chez eux qu'il faut étudier la question
absolue. Passons donc les montagnes qui séparent la république dominicaine de l'État
d'Haïti.
Nous nous trouvons là en face d'une société dont les institutions sont non
seulement pareilles aux nôtres, mais encore dérivent des maximes les plus récentes de
notre sagesse politique. Tout ce que, depuis soixante ans, le libéralisme le plus raffiné a
fait proclamer dans les assemblées délibérantes de l'Europe, tout ce que les penseurs
les plus amis de l'indépendance et de la dignité de l'homme ont pu écrire, toutes les
déclarations de droits et de principes, ont trouvé leur écho sur les rives de l'Artibonite.
Rien d'africain n'a survécu dans les lois écrites ; les souvenirs de la terre chamitique ont
officiellement disparu des esprits ; jamais le langage officiel n'en a montre la trace ; les
institutions, je le répète, sont complètement européennes. Voyons maintenant comment elles s'adaptent avec les mœurs.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Quel contraste ! Les mœurs ? on les voit aussi dépravées, aussi brutales, aussi
féroces que dans le Dahomey ou le pays des Fellatahs. Le même amour barbare de la
parure s'allie à la même indifférence pour le mérite de la forme ; le beau réside dans la
couleur, et, pourvu qu'un vêtement soit d'un rouge éclatant et garni de faux or, le goût
ne s'occupe guère des solutions de continuité de l'étoffe ; et, quant à la propreté,
personne ne s'en soucie. Veut-on, dans ce pays-là, s'approcher d'un haut fonctionnaire ? on est introduit près d'un grand nègre étendu à la renverse sur un banc de bois,
la tête enveloppée d'un mauvais mouchoir déchiré et couverte d'un chapeau à cornes
largement galonné d'or. Un sabre immense pend à côté de cet amas de membres ; l'habit
brodé n'est pas accompagné d'un gilet ; le général a des pantoufles. L'interrogez-vous,
cherchez-vous à pénétrer dans son esprit pour y apprécier la nature des idées qui
l'occupent ? vous trouvez l'intelligence la plus inculte unie à l'orgueil le plus sauvage,
qui n'a d'égal qu'une aussi profonde et incurable nonchalance. Si cet homme ouvre la
bouche, il va vous débiter tous les lieux communs dont les journaux nous ont fatigués
depuis un demi-siècle. Ce barbare les sait par cœur ; il a d'autres intérêts, des instincts
très différents ; il n'a pas d'autres notions acquises. Il parle comme le baron d'Holbach,
raisonne comme M. de Grimm, et, au fond, il n'a de sérieux souci que de mâcher du
tabac, boire de l'alcool, éventrer ses ennemis et se concilier les sorciers. Le reste du
temps, il dort.
L'État est partagé en deux fractions, que ne séparent pas des incompatibilités de
doctrines, mais de peaux : les mulâtres se tiennent d'un côté, les nègres de l'autre. Aux
mulâtres appartient, sans aucun doute, plus d'intelligence, un esprit plus ouvert à la
conception. Je l'ai déjà fait remarquer pour les Dominicains : le sang européen a modifié
la nature africaine, et ces hommes pourraient, fondus dans une masse blanche, et avec
de bons modèles constamment sous les yeux, devenir ailleurs des citoyens utiles. Par
malheur la suprématie du nombre et de la force appartient, pour le moment, aux nègres.
Ceux-là, bien que leurs grands-pères, tout au plus, aient connu la terre d'Afrique, en
subissent encore l'influence entière ; leur suprême joie, c'est la paresse ; leur suprême
raison, c'est le meurtre. Entre les deux partis qui divisent l'île, la haine la plus intense
n'a jamais cessé de régner. L'histoire d'Haïti, de la démocratique Haïti, n'est qu'une
longue relation de massacres : massacres des mulâtres par les nègres, lorsque ceux-ci
sont les plus forts, des nègres par les mulâtres, quand le pouvoir est aux mains de ces
derniers. Les institutions, pour philanthropiques qu'elles se donnent, n'y peuvent rien ;
elles dorment impuissantes sur le papier où l'on les a écrites ; ce qui règne sans frein,
c'est le véritable esprit des populations. Conformément à une loi naturelle indiquée
plus haut, la variété noire, appartenant à ces tribus humaines qui ne sont pas aptes à se
civiliser, nourrit l'horreur la plus profonde pour toutes les autres races ; aussi voit-on
les nègres d'Haïti repousser énergiquement les blancs et leur défendre l'entrée de leur
territoire ; ils voudraient de même exclure les mulâtres, et visent à leur extermination.
La haine de l'étranger est le principal mobile de la politique locale. Puis, en conséquence
de la paresse organique de l'espèce, l'agriculture est annulée, l'industrie n'existe pas
même de nom, le commerce se réduit de jour en jour, la misère, dans ses déplorables

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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progrès, empêche la population de se reproduire, tandis que les guerres continuelles,
les révoltes, les exécutions militaires, réussissent constamment à la diminuer. Le
résultat inévitable et peu éloigné d'une telle situation sera de rendre désert un pays
dont la fertilité et les ressources naturelles ont jadis enrichi des générations de planteurs, et d'abandonner aux chèvres sauvages les plaines fécondes, les magnifiques
vallées, les mornes grandioses de la reine des Antilles 1.
Je suppose le cas où les populations de ce malheureux pays auraient pu agir
conformément à l'esprit des races dont elles sont issues, où, ne se trouvant pas sous le
protectorat inévitable et l'impulsion de doctrines étrangères, elles auraient formé leur
société tout à fait librement et en suivant leurs seuls instincts. Alors, il se serait fait,
plus ou moins spontanément, mais jamais sans quelques violences, une séparation
entre les gens des deux couleurs.
Les mulâtres auraient habité les bords de la mer, afin de se tenir toujours avec les
Européens dans des rapports qu'ils recherchent. Sous la direction de ceux-ci, on les
aurait vus marchands, courtiers surtout, avocats, médecins, resserrer des liens qui les
flattent, se mélanger de plus en plus, s'améliorer graduellement, perdre, dans des
proportions données, le caractère avec le sang africain.
Les nègres se seraient retirés dans l'intérieur, et ils y auraient formé de petites
sociétés analogues à celles que créaient jadis les esclaves marrons à Saint-Domingue
même, à la Martinique, à la Jamaïque et surtout à Cuba, dont le territoire étendu et les
forêts profondes offrent des abris plus sûrs. Là, au milieu des productions si variées et
si brillantes de la végétation antillienne, le noir américain, abondamment pourvu des
moyens d'existence que prodigue, à si peu de frais, une terre opulente, serait revenu en
toute liberté à cette organisation despotiquement patriarcale si naturelle à ceux de ses
congénères que les vainqueurs musulmans de l'Afrique n'ont pas encore contraints.
L'amour de l'isolement aurait été tout à la fois la cause et le résultat de ces institutions.
Des tribus se formant seraient, au bout de peu de temps, devenues étrangères et
hostiles les unes aux autres. Des guerres locales auraient été le seul événement politique
des différents cantons, et l'île, sauvage, médiocrement peuplée, fort mal cultivée, aurait
cependant conservé une double population, maintenant condamnée à disparaître, par
suite de la funeste influence de lois et d'institutions sans rapports avec la structure de
l'intelligence des nègres, avec leurs intérêts, avec leurs besoins.
Ces exemples de Saint-Domingue et des îles Sandwich sont assez concluants. Je ne
puis cependant résister au désir de toucher encore, avant de quitter définitivement ce
sujet, à un autre fait analogue et dont le caractère particulier prête une bien grande force
1

La colonie de Saint-Domingue, avant son émancipation, était un des lieux de la terre où la richesse
et l'élégance des mœurs avaient poussé le plus loin leurs raffinements. Ce que la Havane est devenue
en fait d'activité commerciale, Saint-Domingue le montrait avec surcroît. Les esclaves affranchis y
ont mis bon ordre.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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à mon opinion. J'ai appelé en témoignage un État où les institutions, imposées par des
prédicateurs protestants, ne sont qu'un calque assez puéril de l'organisation britannique ; ensuite j'ai parlé d'un gouvernement matériellement libre, mais intellectuellement
lié à des théories européennes, et qui a dû mettre en pratique l'application de ces
théories, d'où la mort s'ensuit pour les malheureuses populations haïtiennes. Voici
maintenant un exemple d'une tout autre nature, qui m'est offert par les tentatives des
pères jésuites pour civiliser les indigènes du Paraguay 1.
Ces missionnaires, par l'élévation de leur intelligence et la beauté de leur courage,
ont excité l'admiration universelle ; et les ennemis les plus déclarés de leur ordre n'ont
pas cru pouvoir leur refuser un ample tribut d'éloges. En effet, si des institutions issues
d'un esprit étranger à une nation ont eu jamais quelques chances de succès, c'étaient
assurément celles-là, fondées sur la puissance du sentiment religieux et appuyées de ce
qu'un génie d'observation, aussi juste que fin, avait pu trouver d'idées d'appropriation.
Les Pères s'étaient persuadés, opinion du reste fort répandue, que la barbarie est à la
vie des peuples ce que l'enfance est à celle des individus, et que plus une nation se
montre sauvage et inculte, plus elle est jeune.
Pour mener leurs néophytes à l'adolescence, ils les traitèrent donc comme des
enfants, et leur firent un gouvernement despotique aussi ferme dans ses vues et
volontés, que doux et affectueux dans ses formes. Les peuplades américaines ont, en
général, des tendances républicaines, et la monarchie ou l'aristocratie, rares chez elles,
ne s'y montrent jamais que très limitées. Les dispositions natives des Guaranis,
auxquelles les jésuites venaient s'adresser, ne contrastaient pas, sur ce point, avec celles
des autres indigènes. Toutefois, par une circonstance heureuse, ces peuples témoignaient d'une intelligence relativement développée, d'un peu moins de férocité peut-être
que certains de leurs voisins, et de quelque facilité à concevoir des besoins nouveaux.
Cent vingt mille âmes environ furent réunies dans les villages des missions sous la
conduite des Pères. Tout ce que l'expérience, l'étude journalière, la vive charité, apprenaient aux jésuites, portait profit ; on faisait d'incessants efforts pour hâter le succès
sans le compromettre. Malgré tant de soins, on sentait cependant que ce n'était pas
trop du pouvoir absolu pour contraindre les néophytes à persister dans la bonne voie,
et l'on pouvait se convaincre, en maintes occasions, du peu de solidité réelle de l'édifice.
Quand les mesures du comte d'Aranda vinrent enlever au Paraguay ses pieux et
habiles civilisateurs, on en reçut la plus triste et la plus complète démonstration. Les
Guaranis, privés de leurs guides spirituels, refusèrent toute confiance aux chefs laïques
envoyés par la couronne d'Espagne. Ils ne montrèrent aucune attache à leurs nouvelles
institutions. Le goût de la vie sauvage les reprit, et aujourd'hui, à l'exception de trentesept petits villages qui végètent encore sur les bords du Parana, du Paraguay et de
l'Uruguay, villages qui contiennent certainement un noyau de population métisse, tout
1

Voir, à ce sujet, Prichard, d'Orbigny, A. de Hurnboldt, etc.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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le reste est retourné aux forêts et y vit dans un état aussi sauvage que le sont à
l'occident les tribus de même souche, Guaranis et Cirionos. Les fuyards ont repris, je
ne dis pas leurs vieilles coutumes dans toute leur pureté, mais du moins des coutumes
à peine rajeunies et qui en découlent directement, et cela parce qu'il n'est donné à
aucune race humaine d'être infidèle à ses instincts, ni d'abandonner le sentier sur lequel
Dieu l'a mise. On peut croire que, si les jésuites avaient continué à régir leurs missions
du Paraguay, leurs efforts, servis par le temps, auraient amené des succès meilleurs je
l'admets ; mais à cette condition unique, toujours la même, que des groupes de
population européenne seraient venus peu à peu, sous la protection de leur dictature,
s'établir dans le pays, se seraient mêlés avec les natifs, auraient d'abord modifié, puis
complètement changé le sang, et, à ces conditions, il se serait formé dans ces contrées
un État portant peut-être un nom aborigène, se glorifiant peut-être de descendre d'ancêtres autochtones, mais par le fait, mais dans la vérité, aussi européen que les
institutions qui l'auraient régi.
Voilà ce que j'avais à dire sur les rapports des institutions avec les races.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

80

Livre premier

Chapitre VI
Dans le progrès ou la stagnation, les peuples
sont indépendants des lieux qu’ils habitent.

Retour à la table des matières

Il est impossible de ne pas tenir quelque compte de l'influence accordée par
plusieurs savants aux climats, à la nature du soi, à la disposition topographique sur le
développement des peuples ; et, bien qu'à propos de la doctrine des milieux, j'y aie
touché en passant, ce serait laisser une véritable lacune que de ne pas en parler à fond.
On est généralement porté à croire qu'une nation établie sous un ciel tempéré, non
pas assez brûlant pour énerver les hommes, non pas assez froid pour rendre le sol
improductif, au bord de grands fleuves, routes larges et mobiles, dans des plaines et des
vallées propres à plusieurs genres de culture, au pied de montagnes dont le sein
opulent est gorgé de métaux, que cette nation, ainsi aidée par la nature, sera bien
promptement amenée à quitter la barbarie, et, sans faute, se civilisera. D'autre part, et
par une conséquence de ce raisonnement, on admet sans peine que des tribus brûlées
par le soleil ou engourdies sur les glaces éternelles, n'ayant d'autre territoire que des
rochers stériles, seront beaucoup plus exposées à rester dans l'état de barbarie. Alors il
va sans dire que, dans cette hypothèse, l'humanité ne serait perfectible qu'à l'aide du
secours de la nature matérielle, et que toute sa valeur et sa grandeur existeraient en

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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germe hors d'elle-même. Pour assez spécieuse, au premier aspect, que semble cette
opinion, elle ne concorde sur aucun point avec les réalités nombreuses que l'observation procure.
Nuls pays certainement ne sont plus fertiles, nuls climats plus doux que ceux des
différentes contrées de l'Amérique. Les grands fleuves y abondent, les golfes, les baies,
les havres y sont vastes, profonds, magnifiques, multipliés ; les métaux précieux s'y
trouvent à fleur de terre ; la nature végétale y prodigue presque spontanément les
moyens d'existence les plus abondants et les plus variés, tandis que la faune, riche en
espèces alimentaires, présente des ressources plus substantielles encore. Et pourtant la
plus grande partie de ces heureuses contrées est parcourue, depuis des séries de siècles,
par des peuplades restées étrangères à la plus médiocre exploitation de tant de trésors.
Plusieurs ont été sur la voie de mieux faire. Une maigre culture, un travail barbare
du minerai, sont des faits qu'on observe dans plus d'un endroit. Quelques arts utiles,
exercés avec une sorte de talent, surprennent encore le voyageur. Mais tout cela, en
définitive, est très humble et ne forme pas un ensemble, un faisceau dont une
civilisation quelconque soit jamais sortie. Certainement il a existé, à des époques fort
lointaines, dans la contrée étendue entre le lac Érié et le golfe du Mexique, depuis le
Missouri jusqu'aux Montagnes Rocheuses, une nation qui a laissé des traces remarquables de sa présence. Les restes de constructions, les inscriptions gravées sur des
rochers, les tumulus 1, les momies indiquent une culture intellectuelle avancée. Mais
rien ne prouve qu'entre cette mystérieuse nation et les peuplades errant aujourd'hui sur
ses tombes, il y ait une parenté bien proche. Dans tous les cas, si, par suite d'un lien
naturel quelconque, ou d'une initiation d'esclaves, les aborigènes actuels tiennent des
anciens maîtres du pays la première notion de ces arts qu'ils pratiquent à l'état
élémentaire, on ne pourrait qu'être frappé davantage de l'impossibilité où ils se sont
trouvés de perfectionner ce qu'on leur avait appris, et je verrais là un motif de plus

1

La construction très particulière de ces tumulus, et les nombreux ustensiles et instruments qu'ils
recèlent, occupent beaucoup, en ce moment, la perspicacité et le talent des antiquaires américains.
J'aurai occasion, dans le quatrième volume de cet ouvrage, d'exprimer une opinion sur la valeur de
ces reliques, au point de vue de la civilisation ; pour le moment, je me bornerai à en dire que leur
excessive antiquité est impossible à révoquer en doute. M. Squier est parfaitement fondé à en
trouver une preuve dans ce fait seul, que les squelettes découverts dans les tumulus tombent en
poussière au moindre contact de l'air, bien que les conditions, quant à la qualité du sol, soient des
meilleures, tandis que les corps enterrés sous les cromlechs bretons, et qui ont au moins 1 800 ans
de sépulture, sont parfaitement solides. On peut donc concevoir aisément qu'entre ces très anciens
possesseurs du sol de l'Amérique et les tribus Lenni-Lénapés et autres, il n'y ait pas de rapports.
Avant de clore cette note, je ne puis me dispenser de louer l'industrieuse habileté que déploient les
savants américains dans l'étude des antiquités de leur grand continent. Fort embarrassés par
l'excessive fragilité des crânes exhumés, ils ont imaginé, après plusieurs autres essais infructueux,
de couler dans les cadavres, avec des précautions inouïes, une préparation bitumineuse qui, en se
solidifiant aussitôt, préserve les ossements de la dissolution. Il paraît que ce procédé, fort délicat à
employer et qui demande autant d'adresse que de promptitude, obtient généralement un entier
succès.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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pour rester persuadé que le premier peuple venu, placé dans les circonstances
géographiques les plus favorables, n'est pas destiné par cela même à se civiliser.
Au contraire, il y a, entre l'aptitude d'un climat et d'un pays à servir les besoins de
l'homme et le fait même de la civilisation, une indépendance complète. L'Inde est une
contrée qu'il a fallu fertiliser, l'Égypte de même. Voilà deux centres bien célèbres de la
culture et du perfectionnement humains. La Chine, à côté de la fécondité de certaines
de ses parties, a présenté, dans d'autres, des difficultés très laborieuses à vaincre. Les
premiers événements y sont des combats contre les fleuves ; les premiers bienfaits des
antiques empereurs consistent en ouvertures de canaux, en dessèchements de marais.
Dans la contrée mésopotamique de l'Euphrate et du Tigre, théâtre de la splendeur des
premiers États assyriens, territoire sanctifié par la majesté des plus sacrés souvenirs,
dans ces régions où le froment, dit-on, croît spontanément, le sol est cependant si peu
productif par lui-même, que de vastes et courageux travaux d'irrigation ont pu seuls le
rendre propre à nourrit les hommes. Maintenant que les canaux sont détruits, comblés
ou encombrés, la stérilité a repris ses droits. Je suis donc très porté à croire que la
nature n'avait pas autant favorisé ces régions qu'on le pense d'ordinaire. Toutefois je ne
discuterai pas sur ce point. J'admets que la Chine, l'Égypte, l'Inde et l'Assyrie aient été
des lieux complètement appropriés à l'établissement de grands empires et au développement de puissantes civilisations ; j'accorde que ces lieux aient réuni les meilleures
conditions de prospérité. On l'avouera aussi ces conditions étaient de telle nature, que,
pour en profiter, il était indispensable d'avoir atteint préalablement, par d'autres voies,
un haut degré de perfectionnement social. Ainsi, pour que le commerce pût s'emparer
des grands cours d'eau, il fallait que l'industrie, ou pour le moins l’agriculture,
existassent déjà, et l'attrait sur les peuples voisins n'aurait pas eu lieu avant que des
villes et des marchés ne fussent bâtis et enrichis de longue main. Les grands avantages
départis à la Chine, à l'Inde et à l'Assyrie supposent donc, chez les peuples qui en ont
tiré bon parti, une véritable vocation intellectuelle et même une civilisation antérieure
au jour où l'exploitation de ces avantages put commencer. Mais quittons les régions
spécialement favorisées, et regardons ailleurs.
Lorsque les Phéniciens, dans leur migration, vinrent de Tylos, ou de quelque autre
endroit du sud-est que l'on voudra, que trouvèrent-ils dans le canton de Syrie où ils se
fixèrent ? Une côte aride, rocailleuse, serrée étroitement entre la mer et des chaînes de
rochers qui semblaient devoir rester à tout jamais stériles. Un territoire si misérable
contraignait la nation à ne jamais s'étendre, car, de tous côtés, elle se trouvait enserrée
dans une ceinture de montagnes. Et cependant ce lieu, qui devait être une prison,
devint, grâce au génie industrieux du peuple qui l'habita, un nid de temples et de palais.
Les Phéniciens, condamnés pour toujours à n'être que de grossiers ichtyophages, ou
tout au plus de misérables pirates, furent pirates à la vérité, mais grandement, et, de
plus, marchands hardis et habiles, spéculateurs audacieux et heureux. Bon ! dira
quelque contradicteur, nécessité est mère d'invention ; si les fondateurs de Tyr et de
Sidon avaient habité les plaines de Damas, contents des produits de l'agriculture, ils

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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n'auraient peut-être jamais été un peuple illustre. La misère les a aiguillonnés, la misère
a éveillé leur génie.
Et pourquoi donc n'éveille-t-elle pas celui de tant de tribus africaines, américaines,
océaniennes, placées dans des circonstances analogues ? Pourquoi voyons-nous les
Kabyles du Maroc, race ancienne et qui a eu, bien certainement, tout le temps nécessaire pour la réflexion, et, chose plus surprenante encore, toutes les incitations
possibles à la simple imitation, n'avoir jamais conçu une idée plus féconde, pour
adoucir son sort malheureux, que le pur et simple brigandage maritime ? Pourquoi, dans
cet archipel des Indes, qui semble créé pour le commerce, dans ces îles océaniennes, qui
peuvent si aisément communiquer l'une avec l'autre, les relations pacifiquement fructueuses sont-elles presque absolument dans les mains des races étrangères, chinoise,
malaise et arabe ? et là où des peuples à demi indigènes, où des nations métisses ont pu
s'en emparer, pourquoi l'activité diminue-t-elle ? Pourquoi la circulation n'a-t-elle lieu
que d'après des données de plus en plus élémentaires ? C'est qu'en vérité, pour qu'un
État commercial s'établisse sur une côte ou sur une île quelconque, il faut quelque chose
de plus que la mer ouverte, que les excitations nées de la stérilité du sol, que même les
leçons de l'expérience d'autrui : il faut, dans l'esprit du naturel de cette côte ou de cette
île, l'aptitude spéciale qui seule l'amènera à profiter des instruments de travail et de
succès placés à sa portée.
Mais je ne me bornerai pas à montrer qu'une situation géographique, déclarée
convenable parce qu'elle est fertile, ou, précisément encore, parce qu'elle ne l'est pas, ne
donne pas aux nations leur valeur sociale : il faut encore bien établir que cette valeur
sociale est tout à fait indépendante des circonstances matérielles environnantes. Je
citerai les Arméniens, renfermés dans leurs montagnes, dans ces mêmes montagnes où
tant d'autres peuples vivent et meurent barbares de génération en génération, parvenant, dès une antiquité très reculée, à une civilisation assez haute. Ces régions pourtant
étaient presque closes, sans fertilité remarquable, sans communication avec la mer.
Les Juifs se trouvaient dans une position analogue, entourés de tribus parlant des
dialectes d'une langue patente de la leur, et dont la plupart leur tenaient d'assez près
par le sang ; ils devancèrent pourtant tous ces groupes. On les vit guerriers, agriculteurs, commerçants ; on les vit, sous ce gouvernement singulièrement compliqué, où la
monarchie, la théocratie, le pouvoir patriarcal des chefs de famille et la puissance
démocratique du peuple, représentée par les assemblées et les prophètes, s'équilibraient d'une manière bien bizarre, traverser de longs siècles de prospérité et de gloire,
et vaincre, par un système d'émigration des plus intelligents, les difficultés qu'opposaient à leur expansion les limites étroites de leur domaine. Et qu'était-ce encore que ce
domaine ? Les voyageurs modernes savent au prix de quels efforts savants les
agronomes israélites en entretenaient la factice fécondité. Depuis que cette race choisie
n'habite plus ses montagnes et ses plaines, le puits où buvaient les troupeaux de Jacob
est comblé par les sables, la vigne de Naboth a été envahie par le désert, tout comme

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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l'emplacement du palais d'Achab par les ronces. Et dans ce misérable coin du monde,
que furent les Juifs ? Je le répète, un peuple habile en tout ce qu'il entreprit, un peuple
libre, un peuple fort, un peuple intelligent, et qui, avant de perdre bravement, les armes
à la main, le titre de nation indépendante, avait fourni au monde presque autant de
docteurs que de marchands 1.
Les Grecs, les Grecs eux-mêmes, étaient loin d'avoir à se louer en tout des circonstances géographiques. Leur pays n'était, en bien des parties, qu'une terre misérable. Si
l'Arcadie fut un pays aimé des pasteurs, si la Béotie se déclara chère à Cérès et à
Triptolème, l'Arcadie et la Béotie jouent un rôle bien mince dans l'histoire hellénique.
La riche Corinthe elle-même, la ville favorite de Plutus et de Vénus Mélanis, ne brille
ici qu'au second rang. À qui revient la gloire ? à Athènes, dont une poussière blanchâtre
couvrait la campagne et les maigres oliviers ; à Athènes, qui, pour commerce principal,
vendait des statues et des livres ; puis à Sparte, enterrée dans une vallée étroite, au
fond des entassements de rocs où la victoire allait la chercher.
Et Rome, dans le pauvre canton du Latium où la mirent ses fondateurs, au bord de
ce petit Tibre, qui venait déboucher sur une côte presque inconnue, que jamais vaisseau
phénicien ou grec ne touchait que par hasard, est-ce par sa disposition topographique
qu'elle est devenue la maîtresse du monde ? Mais, aussitôt que le monde obéit aux
enseignes romaines, la politique trouva sa métropole mal placée, et la ville éternelle
commença la longue série de ses affronts. Les premiers empereurs, ayant surtout les
yeux tournés vers la Grèce, y résidèrent presque toujours. Tibère, en Italie, se tenait à
Captée, entre les deux moitiés de son univers. Ses successeurs allaient à Antioche.
Quelques-uns, préoccupés des affaires gauloises, montèrent jusqu'à Trèves. Enfin un
décret final enleva à Rome le titre même de capitale pour le donner à Milan. Que si les
Romains ont fait parler d'eux dans le monde, c'est bien certainement malgré la position
du district d'où sortaient leurs premières armées, et non pas à cause de cette position.
En descendant aux temps modernes, la multitude des faits dont je puis m'étayer
m'embarrasse. Je vois la prospérité quitter tout à fait les côtes méditerranéennes,
preuve sans réplique qu'elle ne leur était pas attachée. Les grandes cités commerçantes
du moyen âge naissent là où nul théoricien des époques précédentes n'auraient été les
bâtir. Novogorod s'élève dans un pays glacé ; Brême sur une côte presque aussi froide.
Les villes hanséatiques du centre de l'Allemagne se fondent au milieu de pays qui
s'éveillent à peine ; Venise apparaît au fond d'un golfe profond. La prépondérance
politique brille dans des lieux à peine aperçus jadis. En France, c'est au nord de la Loire
et presque au delà de la Seine que réside la force. Lyon, Toulouse, Narbonne,
Marseille, Bordeaux, tombent du haut rang où les avait portées le choix des Romains.
C'est Paris qui devient la cité importante, Paris, une bourgade trop éloignée de la mer
quand il s'agit du commerce, et qui en sera trop près quand viendront les barques
1

Salvador, Histoire des juifs. In-8°. Paris.

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normandes. En Italie, des villes, jadis du dernier ordre, priment la cité des papes ;
Ravenne s'éveille au fond de ses marais, Amalfi est longtemps puissante. Je note, en
passant, que le hasard n'a eu aucune part à tous ces revirements, que tous s'expliquent
par la présence sur le point donné d'une race victorieuse ou prépondérante. Je veux dire
que ce n'était pas le lieu qui faisait la valeur de la nation, qui jamais l'a faite, qui la fera
jamais : au contraire, c'était la nation qui donnait, a donné et donnera au territoire sa
valeur économique, morale et politique.
Afin d'être aussi clair que possible, j'ajouterai cependant que ma pensée n'est pas de
nier l'importance de la situation pour certaines villes, soit entrepôts, soit ports de mer,
soit capitales. Les observations que l'on a faites, au sujet de Constantinople et
d'Alexandrie notamment, sont incontestables. Il est certain qu'il existe sur le globe
différents points qu'on peut appeler les clefs du monde, et ainsi l'on conçoit que, dans
le cas du percement de l'isthme de Panama, la puissance qui posséderait la ville encore
à construire sur ce canal hypothétique aurait un grand rôle à jouer dans les affaires de
l'univers. Mais ce rôle, une nation le joue bien, le joue mal, ou même ne le joue pas du
tout, suivant ce qu'elle vaut. Agrandissez Chagres, et faites que les deux mers
s'unissent sous ses murs ; puis soyez libre de peupler la ville d'une colonie à votre gré :
le choix auquel vous vous arrêterez déterminera l'avenir de la cité nouvelle. Que la race
soit vraiment digne de la haute fortune à laquelle elle aura été appelée, si l'emplacement
de Chagres n'est pas précisément le plus propre à développer tous les avantages de
l'union des deux Océans, cette population le quittera et ira ailleurs déployer en toute
liberté les splendeurs de son sort 1.

1

Voici, sur le sujet débattu dans ce chapitre, l'opinion, un peu durement exprimée, d'un savant
historien et philologue :
« Un assez grand nombre d'écrivains s'est laissé persuader que le pays faisait le peuple ; que « les
Bavarois ou les Saxons avaient été prédestinés par la nature de leur sol à devenir ce « qu'ils sont
aujourd'hui ; que le christianisme protestant ne convenait pas aux régions du « sud ; que le
catholicisme n'allait pas à celles du nord, et autres choses semblables. Des « hommes qui
interprètent l'histoire d'après leurs maigres connaissances, ou même leurs « cœurs étroits et leurs
esprits myopes, voudraient bien aussi établir que la nation qui fait « l'objet de nos récits (les juifs) a
possédé telle ou telle qualité, bien ou mal comprise, pour « avoir habité la Palestine et non pas
l'Inde ou la Grèce. Mais si ces grands docteurs, habiles « à tout prouver, voulaient réfléchir que le
sol de la terre sainte a porté dans son espace « resserré les religions et les idées des peuples les plus
différents, et qu'entre ces peuples si « variés et leurs héritiers actuels, il existe encore des nuances à
l'infini, bien que la contrée « soit restée la même, ils verraient alors combien peu le territoire
matériel a d'influence sur « le caractère et la civilisation d'un peuple. »
(Ewald, Geschichte des Volkes Israël, t. I, p. 259)

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86

Livre premier

Chapitre VII
Le christianisme ne crée pas
et ne transforme pas l'aptitude civilisatrice.

Retour à la table des matières

Après les objections tirées des institutions, des climats, il en vient une qu'à vrai
dire, j'aurais dû placer avant toutes les autres, non pas que je la juge plus forte, mais
pour la révérence naturellement inspirée par le fait sur lequel elle s'appuie. En adoptant
comme justes les conclusions qui précèdent, deux affirmations deviennent de plus en
plus évidentes : c'est, d'abord, que la plupart des races humaines sont inaptes à se
civiliser jamais, à moins qu'elles ne se mélangent ; c'est, ensuite, que non seulement ces
races ne possèdent pas le ressort intérieur déclaré nécessaire pour les pousser en avant
sur l'échelle du perfectionnement, mais encore que tout agent extérieur est impuissant à
féconder leur stérilité organique, bien que cet agent puisse être d'ailleurs très énergique.
Ici l'on demandera, sans doute, si le christianisme doit briller en vain pour des nations
entières ? s'il est des peuples condamnés à ne jamais le connaître ?
Certains auteurs ont répondu affirmativement. Se mettant sans scrupule en
contradiction avec la promesse évangélique, ils ont nié le caractère le plus spécial de la
loi nouvelle, qui est précisément d'être accessible à l'universalité des hommes. Une telle
opinion reproduisait la formule étroite des Hébreux. C'était y rentrer par une porte un
peu plus large que celle de l'ancienne Alliance ; néanmoins c'était y rentrer. Je ne sens
nulle disposition à suivre les partisans de cette idée condamnée par l'Église, et

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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n'éprouve pas la moindre difficulté à reconnaître pleinement que toutes les races
humaines sont douées d'une égale capacité à entrer dans le sein de la communion
chrétienne. Sur ce point-là, pas d'empêchement originel, pas d'entraves dans la nature
des races ; leurs inégalités n'y font rien. Les religions ne sont pas, comme on a voulu le
prétendre, parquées par zones sur la surface du globe avec leurs sectateurs. Il n'est pas
vrai que, de tel degré du méridien à tel autre, le christianisme doive dominer, tandis qu'à
dater de telle limite, l'islamisme prendra l'empire pour le garder jusqu'à la frontière
infranchissable où il devra le remettre au bouddhisme ou au brahmanisme, tandis que
les chamanistes, les fétichistes se partageront ce qui restera du monde.
Les chrétiens sont répandus dans toutes les latitudes et sous tous les climats. La
statistique, imparfaite sans doute, mais probable en ses données, nous les montre en
grand nombre, Mongols errant dans les plaines de la haute Asie, sauvages chassant sur
les plateaux des Cordillères, Esquimaux pêchant dans les glaces du pôle arctique, enfin
Chinois et japonais mourant sous le fouet des persécuteurs. L'observation ne permet
plus sur cette question le plus léger doute. Mais la même observation ne permet pas
non plus de confondre, comme on le fait journellement, le christianisme, l'aptitude
universelle des hommes à en reconnaître les vérités, à en pratiquer les préceptes, avec
la faculté, toute différente, d'un tout autre ordre, d'une tout autre nature, qui porte telle
famille humaine, à l'exclusion de telles autres, à comprendre les nécessités purement
terrestres du perfectionnement social, et à savoir en préparer et en traverser les phases,
pour s'élever à l'état que nous appelons civilisation, état dont les degrés marquent les
rapports d'inégalité des races entre elles.
On a prétendu, à tort bien certainement, dans le dernier siècle, que la doctrine du
renoncement, qui constitue une partie capitale du christianisme, était, de sa nature, très
opposée au développement social, et que des gens dont le suprême mérite doit être de
ne rien estimer ici-bas, et d'avoir toujours les yeux fixés et les désirs tendus vers la
Jérusalem céleste, ne sont guère propres à faire progresser les intérêts de ce monde.
L'imperfection humaine se charge de rétorquer l'argument. Il n'a jamais été sérieusement
à craindre que l'humanité renonçât aux choses du siècle, et, si expresses que fussent à
cet égard les recommandations et les conseils, on peut dire que, luttant contre un
courant reconnu irrésistible, on demandait beaucoup à cette seule fin d'obtenir un peu.
En outre, les préceptes chrétiens sont un grand véhicule social, en ce sens qu'ils
adoucissent les mœurs, facilitent les rapports par la charité, condamnent toute
violence, forcent d'en appeler à la seule puissance du raisonnement, et réclament ainsi
pour l'âme une plénitude d'autorité qui, dans mille applications, tourne au bénéfice bien
entendu de la chair. Puis, par la nature toute métaphysique et intellectuelle de ses
dogmes, la religion appelle l'esprit à s'élever, tandis que, par la pureté de sa morale, elle
tend à le détacher d'une foule de faiblesses et de vices corrosifs, dangereux pour le
progrès des intérêts matériels. Contrairement donc aux philosophes du dix-huitième
siècle, on est fondé à accorder au christianisme l'épithète de civilisateur : mais il y faut
de la mesure, et cette donnée trop amplifiée conduirait à des erreurs profondes.

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Le christianisme est civilisateur en tant qu'il rend l'homme plus réfléchi et plus
doux ; toutefois il ne l'est qu'indirectement, car cette douceur et ce développement de
l'intelligence, il n'a pas pour but de les appliquer aux choses périssables, et partout on
le voit se contenter de l'état social où il trouve ses néophytes, quelque imparfait que
soit cet état. Pourvu qu'il en puisse élaguer ce qui nuit à la santé de l'âme, le reste ne lui
importe en rien. Il laisse les Chinois avec leurs robes, les Esquimaux avec leurs
fourrures, les premiers mangeant du riz, les seconds du lard de baleine, absolument
comme il les a trouvés, et il n'attache aucune importance à ce qu'ils adoptent un autre
genre d'existence. Si l'état de ces gens comporte une amélioration conséquente à luimême, le christianisme tendra certainement à l'amener ; mais il ne changera pas du tout
au tout les habitudes qu'il aura d'abord rencontrées et ne forcera pas le passage d'une
civilisation à une autre, car il n'en a adopté aucune ; il se sert de toutes, et est au-dessus
de toutes. Les faits et les preuves abondent : je vais en parler ; mais, auparavant, qu'il
me soit permis de le confesser, je n'ai jamais compris cette doctrine toute moderne qui
consiste à identifier tellement la loi du Christ avec les intérêts de ce monde, qu'on en
fasse sortir un prétendu ordre de choses appelé la civilisation chrétienne.
Il y a indubitablement une civilisation païenne, une civilisation brahmanique,
bouddhique, judaïque. Il a existé, il existe des sociétés dont la religion est la base, a
donné la forme, composé les lois, réglé les devoirs civils, marqué les limites, indiqué les
hostilités ; des sociétés qui ne subsistent que sur les prescriptions plus ou moins larges
d'une formule théocratique, et qu'on ne peut pas imaginer vivantes sans leur foi et leurs
rites, comme les rites et la foi ne sont pas possibles non plus sans le peuple qu'ils ont
formé. Toute l'antiquité a plus ou moins vécu sur cette règle. La tolérance légale,
invention de la politique romaine, et le vaste système d'assimilation et de fusion des
cultes, œuvre d'une théologie de décadence, furent, pour le paganisme, les fruits des
époques dernières. Mais, tant qu'il fut jeune et fort, autant de villes, autant de Jupiters,
de Mercures, de Vénus différents, et le dieu, jaloux, bien autrement que celui des Juifs
et plus exclusif encore, ne reconnaissait, dans ce monde et dans l'autre, que ses
concitoyens. Ainsi chaque civilisation de ce genre se forme et grandit sous l'égide d'une
divinité, d'une religion particulière. Le culte et l'État s'y sont unis d'une façon si étroite
et si inséparable, qu'ils se trouvent également responsables du mal et du bien. Que l'on
reconnaisse donc à Carthage les traces politiques du culte de l'Hercule tyrien, je crois
qu'avec vérité l'on pourra confondre l'action de la doctrine prêchée par les prêtres avec
la politique des suffètes et la direction du développement social. Je ne doute pas non
plus que l'Anubis à tête de chien, l'Isis Neith et les Ibis n'aient appris aux hommes de la
vallée du Nil tout ce qu'ils ont su et pratiqué ; mais la plus grande nouveauté que le
christianisme ait apportée dans le monde, c'est précisément d'agir d'une manière tout
opposée aux religions précédentes. Elles avaient leurs peuples, il n'eut pas le sien : il ne
choisit personne, il s'adressa à tout le monde, et non seulement aux riches comme aux

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pauvres, mais tout d'abord il reçut de l'Esprit-Saint la langue de chacun 1, afin de parler
à chacun l'idiome de son pays et d'annoncer la foi avec les idées et au moyen des
images les plus compréhensibles pour chaque nation. Il ne venait pas changer l'extérieur
de l'homme, le monde matériel, il venait apprendre à le mépriser. Il ne prétendait
toucher qu'à l'être intérieur. Un livre apocryphe, vénérable par son antiquité, a dit :
« Que le fort ne tire point vanité de sa force, ni le riche de ses richesses ; mais celui qui
veut être glorifié se glorifie dans le Seigneur 2. » Force, richesse, puissance mondaine,
moyens de l'acquérir, tout cela ne compte pas pour notre loi. Aucune civilisation, de
quelque genre qu'elle soit, n'appela jamais son amour ni n'excita ses dédains, et c'est
pour cette rare impartialité, et uniquement par les effets qui en devaient sortir, que
cette loi put s'appeler avec raison catholique, universelle, car elle n'appartient en
propre à aucune civilisation, elle n'est venue préconiser exclusivement aucune forme
d'existence terrestre, elle n'en repousse aucune et veut les épurer toutes.
Les preuves de cette indifférence pour les formes extérieures de la vie sociale, pour
la vie sociale elle-même, remplissent les livres canoniques d'abord, puis les écrits des
Pères, puis les relations des missionnaires, depuis l'époque la plus reculée jusqu'au jour
présent. Pourvu que, dans un homme quelconque, la croyance pénètre, et que, dans les
actions de sa vie, cette créature tende à ne rien faire qui puisse transgresser les
prescriptions religieuses, tout le reste est indifférent aux yeux de la foi. Qu'importent,
dans un converti, la forme de sa maison, la coupe et la matière de ses vêtements, les
règles de son gouvernement, la mesure de despotisme ou de liberté qui anime ses
institutions publiques ? Pêcheur, chasseur, laboureur, navigateur, guerrier, qu'importe ?
Est-il, dans ces modes divers de l'existence matérielle, rien qui puisse empêcher
l'homme, je dis l'homme de quelque race qu'il soit issu, Anglais, Turc, Sibérien,
Américain, Hottentot, rien qui puisse l'empêcher d'ouvrir les yeux à la lumière
chrétienne ? Absolument quoi que ce soit ; et, ce résultat une fois obtenu, tout le reste
compte peu. Le sauvage Galla est susceptible de devenir, en restant Galla, un croyant
aussi parfait, un élu aussi pur que le plus saint prélat d'Europe. Voilà la supériorité
saillante du christianisme, ce qui lui donne son principal caractère de grâce. Il ne faut
pas le lui ôter simplement pour complaire à une idée favorite de notre temps et de nos
pays, qui est de chercher partout, même dans les choses les plus saintes, un côté
matériellement utile.
Depuis dix-huit cents ans qu'existe l'Église, elle a converti bien des nations, et chez
toutes elle a laissé régner, sans l'attaquer jamais, l'état politique qu'elle avait trouvé. Son
début, vis-à-vis du monde antique, fut de protester qu'elle ne voulait toucher en rien à
la forme extérieure de la société. On lui a même reproché, à l'occasion, un excès de
tolérance à cet égard. J'en veux pour preuve l'affaire des jésuites dans la question des
cérémonies chinoises. Ce qu'on ne voit pas, c'est qu'elle ait jamais fourni au monde un
1
2

Act. Apost., II, 4, 8, 9, 10, 11.
Évangiles apocryphes. Histoire de joseph le Charpentier, chap. I. In-12. Paris, 1849.

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type unique de civilisation auquel elle ait prétendu que ses croyants dussent se
rattacher. Elle s'accommode de tout, même de la hutte la plus grossière, et là où il se
rencontre un sauvage assez stupide pour ne pas vouloir comprendre l'utilité d'un abri, il
se trouve également un missionnaire assez dévoué pour s'asseoir à côté de lui sur la
roche dure, et ne penser qu'à faire pénétrer dans son âme les notions essentielles du
salut. Le christianisme n'est donc pas civilisateur comme nous l'entendons d'ordinaire ;
il peut donc être adopté par les races les plus diverses sans heurter leurs aptitudes
spéciales, ni leur demander rien qui dépasse la limite de leurs facultés.
Je viens de dire plus haut qu'il élevait l'âme par la sublimité de ses dogmes, et qu'il
agrandissait l'esprit par leur subtilité. Oui, dans la mesure où l'âme et l'esprit auxquels il
s'adresse sont susceptibles de s'élever et de s'agrandir. Sa mission n'est pas de répandre
le don du génie ni de fournir des idées à qui en manque. Ni le génie ni les idées ne sont
nécessaires pour le salut. Le christianisme a déclaré, au contraire, qu'il préférait aux
forts les petits et les humbles. Il ne donne que ce qu'il veut qu'on lui rende. Il féconde,
il ne crée pas ; il soutient, il appuie, il n'enlève pas ; il prend l'homme comme il est, et
seulement l'aide à marcher : si l'homme est boiteux, il ne lui demande pas de courir.
Ainsi, j'ouvrirai la vie des saints : y trouverai-je surtout des savants ? Non, certes. La
foule des bienheureux dont l'Église honore le nom et la mémoire se compose surtout
d'individualités précieuses par leurs vertus ou leur dévouement, mais qui, pleines de
génie dans les choses du ciel, en manquaient pour celles de la terre; et quand on me
montre sainte Rose de Lima vénérée comme saint Bernard, sainte Zite implorée comme
sainte Thérèse, et tous les saints anglo-saxons, la plupart des moines irlandais, et les
solitaires grossiers de la Thébaïde d'Égypte, et ces légions de martyrs qui, du sein de la
populace terrestre, ont dû à un éclair de courage et de dévouement de briller éternellement dans la gloire, respectés à l'égal des plus habiles défenseurs du dogme, des plus
savants panégyristes de la foi, je me trouve autorisé à répéter que le christianisme n'est
pas civilisateur dans le sens étroit et mondain que nous devons attacher à ce mot, et
que, puisqu'il ne demande à chaque homme que ce que chacun a reçu, il ne demande
aussi à chaque race que ce dont elle est capable, et ne se charge pas de lui assigner, dans
l'assemblée politique des peuples de l'univers, un rang plus élevé que celui où ses
facultés lui donnent le droit de s'asseoir. Par conséquent, je n'admets pas du tout
l'argument égalitaire qui confond la possibilité d'adopter la foi chrétienne avec l'aptitude
à un développement intellectuel indéfini. Je vois la plus grande partie des tribus de
l'Amérique méridionale amenées depuis des siècles au giron de l'Église, et cependant
toujours sauvages, toujours inintelligentes de la civilisation européenne qui se pratique
sous leurs yeux. Je ne suis pas surpris que, dans le nord du nouveau continent, les
Cherokees aient été en grande partie convertis par des ministres méthodistes ; mais je
le serais beaucoup si cette peuplade venait jamais à former, en restant pure, bien
entendu, un des États de la confédération américaine, et à exercer quelque influence
dans le congrès. Je trouve encore tout naturel que les luthériens danois et les Moraves
aient ouvert les yeux des Esquimaux à la lumière religieuse ; mais je ne le trouve pas
moins que leurs néophytes soient restés d'ailleurs absolument dans le même état social

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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où ils végétaient auparavant. Enfin, pour terminer, c'est, à mes yeux, un fait simple et
naturel que de savoir les Lapons suédois dans l'état de barbarie de leurs ancêtres, bien
que, depuis des siècles, les doctrines salutaires de l'Évangile leur aient été apportées. Je
crois sincèrement que tous ces peuples pourront produire, ont produit peut-être déjà,
des personnes remarquables par leur piété et la pureté de leurs mœurs, mais je ne
m'attends pas à en voir sortir jamais de savants théologiens, des militaires intelligents,
des mathématiciens habiles, des artistes de mérite, en un mot cette élite d'esprits
raffinés dont le nombre et la succession perpétuelle font la force et la fécondité des
races dominatrices, bien plus encore que la rare apparition de ces génies hors ligne qui
ne sont suivis par les peuples, dans les voies où ils s'engagent, que si ces peuples sont
eux-mêmes conformés de manière à pouvoir les comprendre et avancer sous leur
conduite. Il est donc nécessaire et juste de désintéresser entièrement le christianisme
dans la question. Si toutes les races sont également capables de le reconnaître et de
goûter ses bienfaits, il ne s'est pas donné la mission de les rendre pareilles entre elles :
son royaume, on peut le dire hardiment, dans le sens dont il s'agit ici, n'est pas de ce
monde.
Malgré ce qui précède, je crains que quelques personnes, trop accoutumées, par une
participation naturelle aux idées du temps, à juger les mérites du christianisme à travers
les préjugés de notre époque, n'aient quelque peine à se détacher de notions inexactes,
et, tout en acceptant en gros les observations que je viens d'exposer, ne se sentent
portées à donner à l'action indirecte de la religion sur les mœurs, et des mœurs sur les
institutions, et des institutions sur l'ensemble de l'ordre social, une puissance
déterminante que je conclus à ne pas lui reconnaître. Ces contradicteurs penseront que,
ne fût-ce que par l'influence personnelle des propagateurs de la foi, il y a, dans leur
seule fréquentation, de quoi modifier sensiblement la situation politique des convertis
et leurs notions de bien-être matériel. Ils diront, par exemple, que ces apôtres, sortis
presque constamment, bien que non pas nécessairement, d'une nation plus avancée que
celle à laquelle ils apportent la foi, vont se trouver portés d'eux-mêmes, et comme par
instinct, à réformer les habitudes purement humaines de leurs néophytes, en même
temps qu'ils redresseront leurs voies morales. Ont-ils affaire à des sauvages, à des
peuples réduits, par leur ignorance, à supporter de grandes misères ? ils s'efforceront
de leur apprendre les arts utiles et de leur montrer comment on échappe à la famine par
des travaux de campagne, dont ils voudront leur fournir les instruments. Puis ces
missionnaires, allant plus loin encore, leur apprendront à construire de meilleurs abris,
à élever du bétail, à diriger le cours des eaux, soit pour aménager les irrigations, soit
pour prévenir les inondations. De proche en proche, ils en viendront à leur donner
assez de goût des choses purement intellectuelles pour leur apprendre à se servir d'un
alphabet, et peut-être encore, comme cela est arrivé chez les Cherokees 1, à en inventer
un eux-mêmes. Enfin, s'ils obtiennent des succès vraiment hors ligne, ils amèneront leur
peuplade bien élevée à imiter de si près les mœurs qu'ils lui auront prêchées, que
1

Prichard, Histoire naturelle de 1’homme, t. II, p. 120.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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désormais, complètement façonnée à l'exploitation des terres, elle possédera, comme
ces mêmes Cherokees dont je parle, et comme les Creeks de la rive sud de l'Arkansas,
des troupeaux bien entretenus et même de nombreux esclaves noirs pour travailler aux
plantations.
J'ai choisi exprès les deux peuples sauvages que l'on cite comme les plus avancés ;
et, loin de me rendre à l'avis des égalitaires, je n'imagine pas, en observant ces exemples,
qu'il puisse s’en trouver de plus frappants de l'incapacité générale des races à entrer
dans une voie que leur nature propre n'a pas suffi à leur faire trouver.
Voilà deux peuplades, restes isolés de nombreuses nations détruites ou expulsées
par les blancs, et d'ailleurs deux peuplades qui se trouvent naturellement hors de pair
avec les autres, puisqu'on les dit descendues de la race alléghanienne, à laquelle sont
attribués les grands vestiges d'anciens monuments découverts au nord du Mississipi 1.
Il y a là déjà, dans l'esprit de ceux qui prétendent constater l'égalité entre les Cherokees
et les races européennes, une grande déviation à l'ensemble de leur système, puisque le
premier mot de leur démonstration consiste à établir que les nations alléghaniennes ne
se rapprochent des Anglo-Saxons que parce qu'elles sont supérieures elles-mêmes aux
autres races de l'Amérique septentrionale. En outre, qu'est-il arrivé à ces deux tribus
d'élite ? Le gouvernement américain leur a pris les territoires sur lesquels elles vivaient
anciennement, et, au moyen d'un traité de transplantation, il les a fait émigrer l'une et
l'autre sur un terrain choisi, où il leur a marqué à chacune leur place. Là, sous la
surveillance du ministère de la guerre et sous la conduite des missionnaires protestants,
ces indigènes ont dû embrasser, bon gré mal gré, le genre de vie qu'ils pratiquent
aujourd'hui. L'auteur où je puise ces détails, et qui les tire lui-même du grand ouvrage
de M. Gallatin 2, assure que le nombre des Cherokees va augmentant. Il allègue pour
preuve qu'au temps où Adair les visita, le nombre de leurs guerriers était estimé à
2 300, et qu'aujourd'hui le chiffre total de leur population est porté à 15 000 âmes, y
compris, à la vérité, 1 200 nègres esclaves, devenus leur propriété ; et, comme il ajoute
aussi que leurs écoles sont, ainsi que leurs églises, dirigées par les missionnaires ; que
ces missionnaires, en leur qualité de protestants, sont mariés, sinon tous, au moins
pour la plupart, ont des enfants ou des domestiques de race blanche, et probablement
aussi une sorte d'état-major de commis et d'employés européens de tous métiers, il
devient très difficile d'apprécier si réellement il y a eu accroissement dans le nombre
des indigènes, tandis qu'il est très facile de constater la pression vigoureuse que la race
européenne exerce ici sur ses élèves 3.
1
2
3

Id., ibid., t. II, p. 119 et pass.
Gallatin, Synopsis of the Indian tribes of North-America.
Je n'ai pas voulu taquiner M. Prichard sur la valeur de ses assertions, et je les discute sans les
contredire. J'aurais pu cependant me borner à les nier complètement, et j'aurais eu pour moi
l'imposante autorité de M. A. de Tocqueville, qui, dans son admirable ouvrage De la Démocratie en
Amérique, s'exprime ainsi au sujet des Cherokees : « Ce qui a « singulièrement favorisé le
développement rapide des habitudes européennes chez ces « Indiens, a été la présence des métis.
Participant aux lumières de son père, sans « abandonner entièrement les coutumes sauvages de sa

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Placés dans une impossibilité reconnue de faire la guerre, dépaysés, entourés de
tous côtés par la puissance américaine incommensurable pour leur imagination, et,
d'autre part, convertis à la religion de leurs dominateurs, et l'ayant adoptée, je pense,
sincèrement ; traités avec douceur par leurs instituteurs spirituels et bien convaincus de
la nécessité de travailler comme ces maîtres-là l'entendent et le leur indiquent, à moins
de vouloir mourir de faim, je comprends qu'on réussisse à en faire des agriculteurs. On
doit finir par leur inculquer la pratique de ces idées que tous les jours, et constamment,
et sans relâche, on leur représente.
Ce serait ravaler bien bas l'intelligence même du dernier rameau, du plus humble
rejeton de l'espèce humaine, que de se déclarer surpris, lorsque nous voyons qu'avec
certains procédés de patience, et en mettant habilement en jeu la gourmandise et
l'abstinence, on parvient à apprendre à des animaux ce que leur instinct ne les portait
pas le moins du monde à savoir. Quand les foires de village ne sont remplies que de
bêtes savantes auxquelles on fait exécuter les tours les plus bizarres, faudrait-il se
récrier de ce que les hommes soumis à une éducation rigoureuse, et éloignés de tout
moyen de s'y soustraire comme de s'en distraire, parviennent à remplir celles des
fonctions de la vie civilisée qu'en définitive, dans l'état sauvage, ils pourraient encore
comprendre, même avec la volonté de ne pas les pratiquer ? Ce serait mettre ces
hommes au-dessous, bien au-dessous du chien qui joue aux cartes et du cheval gastronome ! À force de vouloir tirer à soi tous les faits pour les transformer en arguments
démonstratifs de l'intelligence de certains groupes humains, on finit par se montrer par
trop facile à satisfaire, et par ressentir des enthousiasmes peu flatteurs pour ceux-là
mêmes qui les excitent.
Je sais que des hommes très érudits, très savants, ont donné lieu à ces réhabilitations un peu grossières, en prétendant qu'entre certaines races humaines et les grandes
espèces de singes il n'y avait que des nuances pour toute séparation. Comme je
repousse sans réserve une telle injure, il m'est également permis de ne pas tenir compte
de l'exagération par laquelle on y répond. Sans doute, à mes yeux, les races humaines
sont inégales ; mais je ne crois d'aucune qu'elle ait la brute à côté d'elle et semblable à
elle. La dernière tribu, la plus grossière variété, le sous-genre le plus misérable de notre
espèce est au moins susceptible d'imitation, et je ne doute pas qu'en prenant un sujet
quelconque parmi les plus hideux Boschimens, on ne puisse obtenir, non pas de ce
sujet même, s'il est déjà adulte, mais de son fils, à tout le moins de son petit-fils, assez
de conception pour apprendre et exercer un état, voire même un état qui demande un
race maternelle, le métis forme le « lien naturel entre la civilisation et la barbarie. Partout où les
métis se sont multipliés, on a « vu les sauvages modifier peu à peu leur état social et changer leurs
mœurs. » (De la Démocratie en Amérique, in-12 ; Bruxelles, 1837 ; t. III, p. 142.) M. A. de
Tocqueville termine en présageant que, tout métis qu'ils sont, et non aborigènes, comme l'affirme
M. Prichard, les Cherokees et les Creeks n'en disparaîtront pas moins, avant peu, devant les
envahissements des blancs.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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certain degré d'étude. En conclura-t-on que la nation à laquelle appartient cet individu
pourra être civilisée à notre manière ? C'est raisonner légèrement et conclure vite. Il y a
loin entre la pratique des métiers et des arts, produits d'une civilisation avancée, et
cette civilisation elle-même. Et d'ailleurs les missionnaires protestants, chaînon indispensable qui rattache la tribu sauvage à convertir au centre initiateur, est-on bien
certain qu'ils soient suffisants pour la tâche qu'on leur impose ? Sont-ils donc les
dépositaires d'une science sociale bien complète ? J'en doute ; et si la communication
venait soudain à se rompre entre le gouvernement américain et les mandataires spirituels qu'il entretient chez les Cherokees, le voyageur, au bout de quelques années,
retrouverait dans les fermes des indigènes des institutions bien inattendues, bien
nouvelles, résultat du mélange de quelques blancs avec ces peaux rouges, et il ne
reconnaîtrait plus qu'un bien pâle reflet de ce qui s'enseigne à New York.
On parle souvent de nègres qui ont appris la musique, de nègres qui sont commis
dans des maisons de banque, de nègres qui savent lire, écrire, compter, danser, parler
comme des blancs; et l'on admire, et l'on conclut que ces gens-là sont propres à tout !
Et à côté de ces admirations et de ces conclusions hâtives, les mêmes personnes
s’étonneront du contraste que présente la civilisation des nations slaves avec la nôtre.
Elles diront que les peuples russe, polonais, serbe, cependant bien autrement parents à
nous que les nègres, ne sont civilisés qu'à la surface ; elles prétendront que, seules, les
hautes classes s'y trouvent en possession de nos idées, grâce encore à ces incessants
mouvements de fusion avec les familles anglaise, française, allemande ; et elles feront
remarquer une invincible inaptitude des masses à se confondre dans le mouvement du
monde occidental, bien que ces masses soient chrétiennes depuis tant de siècles, et que
plusieurs même l'aient été avant nous ! Il y a donc une grande différence entre l'imitation et la conviction. L'imitation n'indique pas nécessairement une rupture sérieuse
avec les tendances héréditaires, et l'on n'est vraiment entré dans le sein d'une civilisation que lorsqu'on se trouve en état d'y progresser soi-même, par soi-même et sans
guide 1. Au lieu de nous vanter l'habileté des sauvages, de quelque partie du monde que
ce soit, à guider la charrue quand on le leur a enseigné, ou à épeler ou lire quand on le
leur a appris, qu'on nous montre, sur un des points de la terre en contact séculaire avec
les Européens, et il en est certainement beaucoup, un seul lieu où les idées, les
institutions, les mœurs d'une de nos nations aient été si bien adoptées avec nos
doctrines religieuses, que tout y progresse par un mouvement aussi propre, aussi franc,
aussi naturel qu'on le voit dans nos États ; un seul lieu où l'imprimerie produise des
effets analogues à ce qui est chez nous, où nos sciences se perfectionnent, où des
1

Carus, en raisonnant sur les listes de nègres remarquables données primitivement par Blumenbach et
qu'on peut enrichir, fait très bien remarquer qu'il n'y a jamais eu ni politique, ni littérature, ni
conception supérieure de l'art chez les peuples noirs ; que lorsque des individus de cette variété se
sont signalés d'une manière quelconque, ce n'a jamais été que sous l'influence des blancs, et qu'il
n'est pas un seul d'entre eux que l'on puisse comparer, je ne dirai pas à un de nos hommes de génie,
mais aux héros des peuples jaunes, à Confucius, par exemple.
Carus, Ueber die ungleiche Befæhigung der Menscheitsstæmmen zur geistigen Entwickelung, p. 2425.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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applications nouvelles de nos découvertes s'essayent, où nos philosophies enfantent
d'autres philosophies, des systèmes politiques, une littérature, des arts, des livres, des
statues et des tableaux !
Non ! je ne suis pas si exigeant, si exclusif. Je ne demande plus qu'avec notre foi un
peuple embrasse tout ce qui fait notre individualité ; je supporte qu'il la repousse ;
j'admets qu'il en choisisse une toute différente. Eh bien ! que je le voie du moins, au
moment où il ouvre les yeux aux clartés de l'Évangile, comprendre subitement combien
sa marche terrestre est aussi embarrassée et misérable que l'était naguère sa vie
spirituelle ; que je le voie se créer à lui-même un nouvel ordre social à sa guise, rassemblant des idées jusqu'alors restées infécondes, admettant des notions étrangères qu'il
transforme. Je l'attends à l'œuvre ; je lui demande seulement de s'y mettre. Aucun ne
commence. Aucun n'a jamais essayé. On ne m'indiquera pas, en compulsant tous les
registres de l'histoire, une seule nation venue à la civilisation européenne par suite de
l'adoption du christianisme, pas une seule que le même grand fait ait portée à se
civiliser d'elle-même lorsqu'elle ne l'était pas déjà.
Mais, en revanche, je découvrirai dans les vastes régions de l'Asie méridionale et
dans certaines parties de l'Europe, des États formés de plusieurs masses superposées
de religionnaires différents. Les hostilités des races se maintiendront inébranlablement à
côté, au milieu des hostilités des cultes, et l'on distinguera le Patan devenu chrétien de
l'Hindou converti, avec autant de facilité que l'on peut séparer aujourd'hui le Russe
d'Orenbourg des tribus nomades christianisées au milieu desquelles il vit. Encore une
fois, le christianisme n'est pas civilisateur, et il a grandement raison de ne pas l'être.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Livre premier

Chapitre VIII
Définition du mot civilisation ; le développement
social résulte d'une double source.

Retour à la table des matières

Ici trouvera sa place une digression indispensable. Je me sers à chaque instant d'un
mot qui enferme dans sa signification un ensemble d'idées important à définir. Je parle
souvent de la civilisation, et, à bon droit sans doute, car c'est par l'existence relative ou
l'absence absolue de cette grande particularité que je puis seulement graduer le mérite
respectif des races. Je parle de la civilisation européenne, et je la distingue de civilisations que je dis être différentes. Je ne dois pas laisser subsister le moindre vague, et
d'autant moins que je ne me trouve pas d'accord avec l'écrivain célèbre qui, en France,
s'est spécialement occupé de fixer le caractère et la portée de l'expression que j'emploie.
M. Guizot, si j'ose me permettre de combattre sa grande autorité, débute, dans son
livre sur la Civilisation en Europe, par une confusion de mots d'où découlent d'assez
graves erreurs positives. Il énonce cette pensée que la civilisation est un fait.
Ou le mot fait doit être entendu ici dans un sens beaucoup moins précis et positif
que le commun usage ne l'exige, dans un sens large et un peu flottant, j'oserais presque
dire élastique et qui ne lui a jamais appartenu, ou bien, il ne convient pas pour

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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caractériser la notion comprise dans le mot civilisation. La civilisation n'est pas un fait,
c'est une série, un enchaînement de faits plus ou moins logiquement unis les uns aux
autres, et engendrés par un concours d'idées souvent assez multiples ; idées et faits se
fécondant sans cesse. Un roulement incessant est quelquefois la conséquence des
premiers principes ; quelquefois aussi cette conséquence est la stagnation ; dans tous
les cas, la civilisation n'est pas un fait, c'est un faisceau de faits et d'idées, c'est un état
dans lequel une société humaine se trouve placée, un milieu dans lequel elle a réussi à se
mettre, qu'elle a créé, qui émane d'elle, et qui à son tour réagit sur elle.
Cet état a un grand caractère de généralité qu'un fait ne possède jamais ; il se prête à
beaucoup de variations qu'un fait ne saurait pas subir sans disparaître, et, entre autres,
il est complètement indépendant des formes gouvernementales, se développant aussi
bien sous le despotisme que sous le régime de la liberté, et ne cessant pas même
d'exister lorsque des commotions civiles modifient ou même transforment absolument
les conditions de la vie politique.
Ce n'est pas à dire cependant qu'il faille estimer peu de chose les formes
gouvernementales. Leur choix est intimement lié à la prospérité du corps social : faux, il
l'entrave ou la détruit ; judicieux, il la sert et la développe. Seulement, il ne s'agit pas ici
de prospérité ; la question est plus grave : il s'agit de l'existence même des peuples et
de la civilisation, phénomène intimement lié à certaines conditions élémentaires,
indépendantes de l'état politique, et qui puisent leur raison d'être, les motifs de leur
direction, de leur expansion, de leur fécondité ou de leur faiblesse, tout enfin ce qui les
constitue, dans des racines bien autrement profondes. Il va donc sans dire que, devant
des considérations aussi capitales, les questions de conformation politique, de prospérité ou de misère se trouvent rejetées à la seconde place ; car, partout et toujours, ce
qui prend la première, c'est cette question fameuse d'Hamlet : être ou ne pas être. Pour
les peuples aussi bien que pour les individus, elle plane au-dessus de tout. Comme M .
Guizot ne paraît pas s'être mis en face de cette vérité, la civilisation est pour lui, non
pas un état, non pas un milieu, mais un fait ; et le principe générateur dont il le tire est
un autre fait d'un caractère exclusivement politique.
Ouvrons le livre de l'éloquent et illustre professeur : nous y trouvons un faisceau
d'hypothèses choisies pour mettre la pensée dominante en relief. Après avoir indiqué
un certain nombre de situations dans lesquelles peuvent se trouver les sociétés, l'auteur
se demande « si l'instinct général y reconnaîtrait « l'état d'un peuple qui se civilise ; si
c'est là le sens que le genre humain « attache naturellement au mot civilisation 1. »
La première hypothèse est celle-ci : « Voici un peuple dont la vie extérieure est
« douce, commode : il paye peu d'impôt, il ne souffre point ; la justice lui est bien
« rendue dans les relations privées ; en un mot, l'existence matérielle et « morale de ce
1

M. Guizot, Histoire de la civilisation en Europe, p. 11 et passim.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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peuple est tenue avec grand soin dans un état « d'engourdissement, d'inertie, je ne veux
pas dire d'oppression, parce qu'il « n'en a pas le sentiment, mais de compression. Ceci
n'est pas sans exemple. « Il y a un grand nombre de petites républiques aristocratiques,
où les sujets « ont été ainsi traités comme des troupeaux, bien tenus et matériellement
« heureux, mais sans activité intellectuelle et morale. Est-ce là la « civilisation ? Est-ce
là un peuple qui se civilise ? »
Je ne sais pas si c'est là un peuple qui se civilise, mais certainement ce peut être un
peuple très civilisé, sans quoi il faudrait repousser parmi les hordes sauvages ou
barbares toutes ces républiques aristocratiques de l'antiquité et des temps modernes
qui se trouvent, ainsi que M. Guizot le remarque lui-même, comprises dans les limites
de son hypothèse ; et l'instinct public, le sens général, ne peuvent manquer d'être
blessés d'une méthode qui rejette les Phéniciens, les Carthaginois, les Lacédémoniens,
du sanctuaire de la civilisation, pour en faire de même ensuite des Vénitiens, des
Génois, des Pisans, de toutes les villes libres impériales de l'Allemagne, en un mot, de
toutes les municipalités puissantes des derniers siècles. Outre que cette conclusion
paraît en elle-même trop violemment paradoxale pour que le sentiment commun auquel
il est fait appel soit disposé à l'admettre, elle me semble affronter encore une difficulté
plus grande. Ces petits États aristocratiques auxquels, en vertu de leur forme de
gouvernement, M. Guizot refuse l'aptitude à la civilisation, ne se sont jamais trouvés,
pour la plupart en possession d'une culture spéciale et qui n'appartînt qu'à eux. Tout
puissants qu'on en ait vu plusieurs, ils se confondaient, sous ce rapport, avec des
peuples différemment gouvernés, mais de race très parente, et ne faisaient que participer à un ensemble de civilisation, Ainsi, les Carthaginois et les Phéniciens, éloignés les
uns des autres, n'en étaient pas moins unis dans un mode de culture semblable et qui
avait son type en Assyrie. Les républiques italiennes s'unissaient dans le mouvement
d'idées et d'opinions dominant au sein des monarchies voisines. Les villes impériales
souabes et thuringiennes, fort indépendantes au point de vue politique, étaient tout à
fait annexées au progrès ou à la décadence générale de la race allemande. Il résulte de ces
observations que M. Guizot, en distribuant ainsi aux peuples des numéros de mérite
calculés sur le degré et la forme de leurs libertés, crée dans les races des disjonctions
injustifiables et des différences qui n'existent pas. Une discussion poussée trop loin ne
serait pas à sa place ici, et je passe rapidement ; si pourtant il y avait lieu d'entamer la
controverse, ne devrait-on pas se refuser à admettre pour Pise, pour Gênes, pour
Venise et les autres, une infériorité vis-à-vis de pays tels que Milan, Naples et Rome ?
Mais M. Guizot va lui-même au-devant de cette objection. S'il ne reconnaît pas la
civilisation chez un peuple « doucement gouverné, mais retenu dans une « situation de
compression », il ne l'admet pas davantage chez un autre peuple « dont l'existence
matérielle est moins douce, moins commode, supportable « cependant dont, en revanche, on n'a point négligé les besoins moraux, « intellectuels... ; dont on cultive les
sentiments élevés, purs ; dont les « croyances religieuses, morales, ont atteint un
certain degré de développement, « mais chez qui le principe de la liberté est étouffé ;

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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où l'on mesure à chacun sa « part de vérité ; où l'on ne permet à personne de la chercher
à lui tout seul. « C'est l'état où sont tombées la plupart des populations de l'Asie, où
les « dominations théocratiques retiennent l'humanité ; c'est l'état des Hindous, par
« exemple 1 ».
Ainsi, dans la même exclusion que les peuples aristocratiques, il faut repousser
encore les Hindous, les Égyptiens, les Étrusques, les Péruviens, les Thibétains, les
Japonais, et même la moderne Rome et ses territoires.
Je ne touche pas à deux dernières hypothèses, par la raison que, grâce aux deux
premières, voilà l'état de civilisation déjà tellement restreint que, sur le globe, presque
aucune nation ne se trouve plus autorisée à s'en prévaloir légitimement. Du moment
que, pour posséder le droit d'y prétendre, il faut jouir d'institutions également
modératrices du pouvoir et de la liberté, et dans lesquelles le développement matériel et
le progrès moral se coordonnent de telle façon et non de telle autre ; où le gouvernement, comme la religion, se confine dans des limites tracées avec précision ; où les
sujets, enfin, doivent de toute nécessité posséder des droits d'une nature définie, je
m'aperçois qu'il n'y a de peuples civilisés que ceux dont les institutions politiques sont
constitutionnelles et représentatives. Dès lors, je ne pourrai pas même sauver tous les
peuples européens de l'injure d'être repoussés dans la barbarie, et si, de proche en
proche, et mesurant toujours le degré de civilisation à la perfection d'une seule et
unique forme politique, je dédaigne ceux des États constitutionnels qui usent mal de
l'instrument parlementaire, pour réserver le prix exclusivement à ceux-là qui s'en
servent bien, je me trouverai amené à ne considérer comme vraiment civilisée, dans le
passé et dans le présent, que la seule nation anglaise.
Certainement je suis plein de respect et d'admiration pour le grand peuple dont la
victoire, l'industrie, le commerce racontent en tous lieux la puissance et les prodiges.
Mais je ne me sens pas disposé pourtant à ne respecter et à n'admirer que lui seul : il
me semblerait trop humiliant et trop cruel pour l'humanité d'avouer que, depuis le
commencement des siècles, elle n'a réussi à faire fleurir la civilisation que sur une petite
île de l'Océan occidental, et n'a trouvé ses véritables lois que depuis le règne de
Guillaume et de Marie. Cette conception, on l'avouera, peut sembler un peu étroite.
Puis voyez le danger ! Si l'on veut attacher l'idée de civilisation à une forme politique,
le raisonnement, l'observation, la science vont bientôt perdre toute chance de décider
dans cette question, et la passion seule des partis en décidera. Il se trouvera des esprits
qui, au gré de leurs préférences, refuseront intrépidement aux institutions britanniques
l'honneur d'être l'idéal du perfectionnement humain : leur enthousiasme sera pour
l'ordre établi à Saint-Pétersbourg ou à Vienne. Beaucoup enfin, et peut-être le plus
grand nombre, entre le Rhin et les monts Pyrénées, soutiendront que, malgré quelques
taches, le pays le plus policé du monde c'est encore la France. Du moment que
1

M. Guizot, Histoire de la civilisation en Europe, p. 11 et passim.

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déterminer le degré de culture devient une affaire de préférence, une question de
sentiment, s'entendre est impossible. L'homme le plus noblement développé sera, pour
chacun, celui-là qui pensera comme lui sur les devoirs respectifs des gouvernants et des
sujets, tandis que les malheureux doués de visées différentes seront les barbares et les
sauvages. Je crois que personne n'osera affronter cette logique, et l'on avouera, d'un
commun accord, que le système où elle prend sa source est, à tout le moins, bien
incomplet.
Pour moi, je ne le trouve pas supérieur, il me semble inférieur même à la définition
donnée par le baron Guillaume de Humboldt : « La civilisation est « l'humanisation des
peuples dans leurs institutions extérieures, dans leurs « mœurs et dans le sentiment
intérieur qui s'y rapporte ».
Je rencontre là un défaut précisément opposé à celui que je me suis permis de
relever dans la formule de M. Guizot. Le lien est trop lâche, le terrain indiqué trop
large. Du moment que la civilisation s'acquiert au moyen d'un simple adoucissement
des mœurs, plus d'une peuplade sauvage, et très sauvage, aura le droit de réclamer le
pas sur telle nation d'Europe dont le caractère offrira tant soit peu d'âpreté. Il est dans
les îles de la mer du Sud, et ailleurs, plus d'une tribu fort inoffensive, d'habitudes très
douces, d'humeur très accorte, que cependant on n'a jamais songé, tout en la louant, à
mettre au-dessus des Norvégiens assez durs, ni même à côté des Malais féroces qui,
vêtus de brillantes étoffes fabriquées par eux-mêmes, et parcourant les flots sur des
barques habilement construites de leurs propres mains, sont tout à la fois la terreur du
commerce maritime et ses plus intelligents courtiers dans les parages orientaux de
l'océan Indien. Cette observation ne pouvait pas échapper à un esprit aussi éminent
que celui de M. Guillaume de Humboldt ; aussi, à côté de la civilisation et sur un degré
supérieur, il imagine la culture, et il déclare que, par elle, les peuples, adoucis déjà,
gagnent la science et l'art.
D'après cette hiérarchie, nous trouvons le monde peuplé, au second âge, d'êtres
affectueux et sympathiques, de plus érudits, poètes et artistes, mais, par l'effet de
toutes ces qualités réunies, étrangers aux grossières besognes, aux nécessités de la
guerre, comme à celles du labourage et des métiers.
En réfléchissant au petit nombre des loisirs que l'existence perfectionnée et assurée
des époques les plus heureuses donne à leurs contemporains pour se livrer aux pures
occupations de l'esprit, en regardant combien est incessant le combat qu'il faut livrer à
la nature et aux lois de l'univers pour seulement parvenir à subsister, on s'aperçoit vite
que le philosophe berlinois a moins prétendu à dépeindre les réalités qu'à tirer du sein
des abstractions certaines entités qui lui paraissaient belles et grandes, qui le sont en
effet, et à les faire agir et se mouvoir dans une sphère idéale comme elles-mêmes. Les
doutes qui pourraient rester à cet égard disparaissent bientôt quand on parvient au
point culminant du système, consistant en un troisième et dernier degré supérieur aux

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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deux autres. Ce point suprême est celui où se place l'homme formé, c'est-à-dire
l'homme qui, dans sa nature, possède « quelque chose de plus haut, de plus « intime à
la fois, c'est-à-dire une façon, de comprendre qui répand « harmonieusement sur la
sensibilité et le caractère les impressions qu'elle « reçoit de l'activité intellectuelle et
morale dans son ensemble ».
Cet enchaînement, un peu laborieux, va donc de l'homme civilisé ou adouci,
humanisé, à l'homme cultivé, savant, poète et artiste, pour arriver enfin au plus haut
développement où notre espèce puisse parvenir, à l'homme formé, qui, si je comprends
bien à mon tour, sera représenté avec justesse par ce qu'on nous dit qu'était Gœthe
dans sa sérénité olympienne. L'idée d'où sort cette théorie n'est rien autre que la
profonde différence remarquée par M. Guillaume de Humboldt entre la civilisation d'un
peuple et la hauteur relative du perfectionnement des grandes individualités ; différence
telle que les civilisations étrangères à la nôtre ont pu, de toute évidence, posséder des
hommes très supérieurs sous certains rapports à ceux que nous admirons le plus : la
civilisation brahmanique, par exemple.
Je partage sans réserve l'avis du savant dont j'expose ici les idées. Rien n'est plus
exact : notre état social européen ne produit ni les meilleurs ni les plus sublimes
penseurs, ni les plus grands poètes, ni les plus habiles artistes. Néanmoins je me
permets de croire, contrairement à l'opinion de l'illustre philologue, que, pour juger et
définir la civilisation en général, il faut se débarrasser avec soin, ne fût-ce que pour un
moment, des préventions et des jugements de détail concernant telle ou telle civilisation
en particulier. Il ne faut être ni trop large, comme pour l'homme du premier degré, que
je persiste à ne pas trouver civilisé, uniquement parce qu'il est adouci ; ni trop étroit,
comme pour le sage du troisième. Le travail améliorateur de l'espèce humaine est ainsi
trop réduit. Il n'aboutit qu'à des résultats purement isolés et typiques.
Le système de M. Guillaume de Humboldt fait, du reste, le plus grand honneur à la
délicatesse grandiose qui était le trait dominant de cette généreuse intelligence, et on
peut le comparer, dans sa nature essentiellement abstraite, à ces mondes fragiles imaginés par la philosophie hindoue. Nés du cerveau d'un Dieu endormi, ils s'élèvent dans
l'atmosphère pareils aux bulles irisées que souffle dans le savon le chalumeau d'un
enfant, et se brisent et se succèdent au gré des rêves dont s'amuse le céleste sommeil.
Placé par le caractère de mes recherches sur un terrain plus rudement positif, j'ai
besoin d'arriver à des résultats que la pratique et l'expérience puissent palper un peu
mieux. Ce que l'angle de mon rayon visuel s'efforce d'embrasser, ce n'est pas, avec M .
Guizot, l'état plus ou moins prospère des sociétés ; ce n'est pas non plus, avec M. G.
de Humboldt, l'élévation isolée des intelligences individuelles : c'est l'ensemble de la
puissance, aussi bien matérielle que morale, développée dans les masses. Troublé, je
l'avoue, par le spectacle des déviations où se sont égarés deux des hommes les plus
admirés de ce siècle, j'ai besoin, pour suivre librement une route écartée de la leur, de

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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me recorder avec moi-même et de prendre du plus haut possible les déductions indispensables afin d'arriver d'un pas ferme à mon but. Je prie donc le lecteur de me suivre
avec patience et attention dans les méandres où je dois m'engager, et je vais m'efforcer
d'éclairer de mon mieux l'obscurité naturelle de mon sujet.
Il n'y a pas de peuplade si abrutie chez laquelle ne se démêle un double instinct :
celui des besoins matériels, et celui de la vie morale. La mesure d'intensité des uns et de
l'autre donne naissance à la première et la plus sensible des différences entre les races.
Nulle part, voire dans les tribus les plus grossières, les deux instincts ne se balancent à
forces égales. Chez les unes, le besoin physique domine de beaucoup ; chez les autres,
les tendances contemplatives l'emportent au contraire. Ainsi les basses hordes de la
race jaune nous apparaissent dominées par la sensation matérielle, sans cependant être
absolument privées de toute lueur portée sur les choses surhumaines. Au contraire,
chez la plupart des tribus nègres du degré correspondant, les habitudes sont agissantes
moins que pensives, et l'imagination y donne plus de prix aux choses qui ne se voient
pas qu'à celles qui se touchent. Je n'en tirerai pas la conséquence d'une supériorité de
ces dernières races sauvages sur les premières, au point de vue de la civilisation, car
elles ne sont pas, l'expérience des siècles le prouve, plus susceptibles d'y atteindre les
unes que les autres. Les temps ont passé et ne les ont vues rien faire pour améliorer
leur sort, enfermées qu'elles sont toutes dans une égale incapacité de combiner assez
d'idées avec assez de faits pour sortir de leur abaissement. Je me borne à remarquer
que, dans le plus bas degré des peuplades humaines, je trouve ce double courant,
diversement constitué, dont je vais avoir à suivre la marche à mesure que je monterai.
Au-dessus des Samoyèdes, comme des nègres Fidas et Pélagiens, il faut placer ces
tribus qui ne se contentent pas tout à fait d'une cabane de branchages et de rapports
sociaux basés sur la force seule, mais qui comprennent et désirent un état meilleur.
Elles sont élevées d'un degré au-dessus des plus barbares. Appartiennent-elles à la série
des races plus actives que pensantes, on les verra perfectionner leurs instruments de
travail, leurs armes, leur parure ; avoir un gouvernement où les guerriers domineront sur
les prêtres, où la science des échanges acquerra un certain développement, où l'esprit
mercantile paraîtra déjà assez accusé. Les guerres, toujours cruelles, auront cependant
une tendance caractérisée vers le pillage ; en un mot, le bien-être, les jouissances physiques, seront le but principal des individus. Je trouve la réalisation de ce tableau dans
plusieurs des nations mongoles ; je la découvre encore, bien qu'avec des différences
honorables, chez les Quichuas et les Aymaras du Pérou ; et j'en rencontrerai l'antithèse,
c'est-à-dire plus de détachement des intérêts matériels, chez les Dahomeys de l'Afrique
occidentale et chez les Cafres.
Maintenant je poursuis la marche ascendante. J'abandonne ces groupes dont le
système social n'est pas assez vigoureux pour savoir s'imposer, avec la fusion du sang,
à des multitudes bien grandes. J'arrive à celles dont le principe constitutif possède une
virtualité si forte, qu'il relie et enserre tout ce qui avoisine son centre d'action, se

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l'incorpore et élève sur d'immenses contrées la domination incontestée d'un ensemble
d'idées et de faits plus ou moins bien coordonné, en un mot ce qui peut s'appeler une
civilisation. La même différence, la même classification que j'ai fait ressortir pour les
deux premiers cas, se retrouve ici tout entière, bien plus reconnaissable encore ; et
même ce n'est qu'ici qu'elle porte des fruits véritables, et que ses conséquences ont de
la portée. Du moment où, de l'état de peuplade, une agglomération d'hommes étend
assez ses relations, son horizon, pour passer à celui de peuple, on remarque chez elle
que les deux courants, matériel et intellectuel, ont augmenté de force, suivant que les
groupes qui sont entrés dans son sein et qui s'y fusionnent appartiennent en plus
grande quantité à l'un ou à l'autre. Ainsi, quand la faculté pensive domine, il arrive tels
résultats ; quand c'est la faculté active, il s'en produit tels autres, La nation déploie des
qualités de nature différente, suivant que règne celui-ci ou celui-là des deux éléments.
On pourrait ici appliquer le symbolisme hindou, en représentant ce que j'ai appelé le
courant intellectuel par Prakriti, principe femelle, et le courant matériel par Pouroucha,
principe mâle, à condition toutefois, bien entendu, de ne comprendre sous ces mots
qu'une idée de fécondation réciproque, sans mettre d'un côté un éloge et de l'autre un
blâme 1.
On remarquera, en outre, qu'aux différentes époques de la vie d'un peuple et dans
une stricte dépendance avec les inévitables mélanges du sang, l'oscillation devient plus
forte entre les deux principes, et il arrive que l'un l'emporte alternativement sur l'autre,
Les faits qui résultent de cette mobilité sont très importants, et modifient d'une
manière sensible le caractère d'une civilisation en agissant sur sa stabilité.
Je partagerai donc, pour les placer plus particulièrement, mais jamais absolument,
qu'on s'en souvienne, sous l'action d'un des courants, tous les peuples en deux classes.
À la tête de la catégorie mâle, j'inscrirai les Chinois ; et comme prototype de la classe
adverse, je choisirai les Hindous.
À la suite des Chinois, il faudra inscrire la plupart des peuples de l'Italie ancienne,
les premiers Romains de la république, les tribus germaniques. Dans le camp contraire,
je vois les nations de l'Égypte, celles de l'Assyrie. Elles prennent place derrière les
hommes de l'Hindoustan.
En suivant le cours des siècles, on s'aperçoit que presque tous les peuples ont
transformé leur civilisation par suite des oscillations des deux principes. Les Chinois
du nord, population d'abord presque absolument matérialiste, se sont alliés peu à peu à
des tribus d'un autre sang, dans le Yunnan surtout, et ce mélange a rendu leur génie
moins exclusivement utilitaire. Si ce développement est resté stationnaire, ou du moins
1

M. Klemm (Allgemeine Kulturgeschichte der Menschheit, Leipzig, 1849) imagine une distinction
de l'humanité en races actives et races passives. Je n’ai pas eu ce livre entre les mains, et ne puis
savoir si l'idée de son auteur est en rapport avec la mienne. Il serait naturel qu'en battant les mêmes
sentiers, nous fussions tombés sur la même vérité.

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fort lent depuis des siècles, c'est que la masse des populations mâles dépassait de
beaucoup le faible appoint de sang contraire qu'elles se sont partagé.
Pour nos groupes européens, l'élément utilitaire qu'apportaient les meilleures des
tribus germaniques s'est fortifié sans cesse dans le nord, par l'accession des Celtes et
des Slaves. Mais, à mesure que les peuples blancs sont descendus davantage vers le
sud, les influences mâles se sont trouvées moins en force, se sont perdues dans un
élément trop féminin (il faut faire quelques exceptions comme, par exemple, pour le
Piémont et le nord de l'Espagne), et cet élément féminin a triomphé.
Passons maintenant de l'autre côté. Nous voyons les Hindous pourvus à un haut
degré du sentiment des choses supernaturelles, et plus méditatifs qu'agissants. Comme
leurs plus anciennes conquêtes les ont mis surtout en contact avec des races pourvues
d'une organisation de même ordre, le principe mâle n'a pu se développer suffisamment.
La civilisation n'a pas pris dans ces milieux un essor utilitaire proportionné à ses
succès de l'autre genre. Au contraire, Rome antique, naturellement utilitaire, n'abonde
dans le sens opposé que lorsqu'une fusion complète avec les Grecs, les Africains et les
Orientaux, transforme sa première nature et lui crée un tempérament tout nouveau.
Pour les Grecs, le travail intérieur fut encore plus comparable à celui des Hindous.
De l'ensemble de tels faits, je tire cette conclusion, que toute activité humaine, soit
intellectuelle, soit morale, prend primitivement sa source dans l'un des deux courants,
mâle ou femelle, et que c'est seulement chez les races assez abondamment pourvues
d'un de ces deux éléments, sans qu'aucun soit jamais complètement dépourvu de l'autre,
que l'état social peut parvenir à un degré satisfaisant de culture, et par conséquent à la
civilisation.
Je passe maintenant à d'autres points qui sont encore dignes de remarque.

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105

Livre premier

Chapitre IX
Suite de la définition du mot civilisation ; caractères
différents des sociétés humaines ; notre civilisation
n'est pas supérieure à celles qui ont existé avant elle.

Retour à la table des matières

Lorsqu'une nation, appartenant à la série féminine ou masculine, possède un
instinct civilisateur assez fort pour imposer sa loi à des multitudes, assez heureux
surtout pour cadrer avec leurs besoins et leurs sentiments en s'emparant de leurs
convictions, la culture qui doit en résulter existe de ce moment même. C'est là, pour cet
instinct, le plus essentiel, le plus pratique des mérites, et ce qui seulement le rend usuel
et peut lui donner la vie ; car les intérêts individuels sont, de leur nature, portés à
s'isoler. L'association ne manque jamais de les léser partiellement ; ainsi, pour qu'une
conviction puisse avoir lieu d'une manière intime et féconde, il faut qu'elle s'accorde
dans ses vues avec la logique particulière et les sentiments du peuple qu'elle sollicite.
Quand une façon de comprendre le droit est acceptée par des masses, c'est qu'en
réalité elle donne satisfaction, sur les points principaux, aux besoins considérés comme
les plus chers. Les nations mâles voudront surtout du bien-être les nations féminines se
préoccuperont davantage des exigences d'imagination mais, du moment, je le répète,
que des multitudes s'enrôlent sous une bannière, ou, ce qui est plus exact ici, du

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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moment qu'un régime particulier parvient à se faire accepter, il y a civilisation
naissante.
Un second caractère indélébile de cet état, c'est le besoin de la stabilité, et il découle
directement de ce qui précède ; car, aussitôt que les hommes ont admis, en commun,
que tel principe doit les réunir, et ont consenti à des sacrifices individuels pour faire
régner ce principe, leur premier sentiment est de le respecter, pour ce qu'il leur
rapporte comme pour ce qu'il leur coûte, et de le déclarer inamovible. Plus une race se
maintient pure, moins sa base sociale est attaquée, parce que la logique de la race
demeure la même. Cependant il s'en faut que ce besoin de stabilité ait longtemps
satisfaction. Avec les mélanges de sang, viennent les modifications dans les idées
nationales ; avec ces modifications, un malaise qui exige des changements corrélatifs
dans l'édifice. Quelquefois ces changements amènent des progrès véritables, et surtout
à l'aurore des sociétés où le principe constitutif est, en général, absolu, rigoureux, par
suite de la prédominance trop complète d'une seule race. Ensuite, quand les variations
se multiplient au gré de multitudes hétérogènes et sans convictions communes, l'intérêt
général n'a plus toujours à s'applaudir des transformations. Toutefois, aussi longtemps
que le groupe aggloméré subsiste sous la direction des impressions premières, il ne
cesse pas de poursuivre, à travers l'idée du mieux-être qui l'emporte, une chimère de
stabilité. Varié, inconstant, changeant à chaque heure, il se croit éternel et en marche
vers une sorte de but paradisiaque. Il conserve, même en la démentant à chaque heure
par ses actes, cette doctrine, que l'un des traits principaux de la civilisation, c'est
d'emprunter à Dieu, en faveur des intérêts humains, quelque chose de son immutabilité;
et si cette ressemblance visiblement n'existe pas, il se rassure et se console en se
persuadant que demain il va y atteindre.
À côté de la stabilité et du concours des intérêts individuels se touchant sans se
détruire, il faut placer un troisième et un quatrième caractère, l'anathème de la violence,
puis la sociabilité.
Enfin, de la sociabilité et du besoin de se défendre moins avec le poing qu'avec la
tête, naissent les perfectionnements de l'intelligence, qui, à leur tour, amènent les
perfectionnements matériels, et c'est à ces deux derniers traits que l'œil reconnaît
surtout un état social avancé 1.
Je crois maintenant pouvoir résumer ma pensée sur la civilisation, en la définissant
comme Un état de stabilité relative, où des multitudes s'efforcent de chercher

1

C’est là aussi que se trouve la source principale des faux jugements sur l'état des peuples étrangers.
De ce que l'extérieur de leur civilisation ne ressemble pas à la partie correspondante de la nôtre, nous
sommes souvent portés à conclure hâtivement, ou qu'ils sont barbares ou qu'ils sont nos inférieurs
en mérite. Rien n'est plus superficiel, et partant ne doit être plus suspect, qu'une conclusion tirée de
pareilles prémisses.

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pacifiquement la satisfaction de leurs besoins, et raffinent leur intelligence et leurs
mœurs.
Dans cette formule tous les peuples que j'ai cités jusqu'ici comme civilisés entrent
les uns aussi bien que les autres. Il s'agit maintenant de savoir si, les conditions
indiquées étant remplies, toutes les civilisations sont égales. C'est ce que je ne pense
pas ; car, les besoins et la sociabilité de toutes les nations d'élite n'ayant pas la même
intensité ni la même direction, leur intelligence et leurs mœurs prennent, dans leur
qualité, des degrés très divers. De quoi l'Hindou a-t-il besoin matériellement ? de riz et
de beurre pour sa nourriture, d'une toile de coton pour son vêtement. On sera tenté,
sans doute, d'attribuer cette sobriété extrême aux conditions climatériques. Mais les
Thibétains habitent un climat rigoureux ; cependant leur sobriété est encore très
notable. Ce qui domine pour l'un et l'autre de ces peuples, c'est le développement
philosophique et religieux chargé de donner un aliment aux exigences, bien autrement
inquiètes, de l'âme et de l'esprit. Ainsi, là, aucun équilibre entre les deux principes mâle
et femelle ; la prédominance étant du côté de la partie intellectuelle, lui donne trop de
poids, et il en résulte que tous les travaux de cette civilisation sont presque uniquement
portés vers un résultat au détriment de l'autre. Des monuments immenses, des
montagnes de pierre, seront sculptés au prix d'efforts et de peines qui épouvantent
l'imagination. Des constructions gigantesques couvriront la terre : dans quel but ? celui
d'honorer les dieux, et on ne fera rien pour l'homme, à moins que ce ne soient des
tombes. À côté des merveilles produites par le ciseau du sculpteur, la littérature, non
moins puissante, créera d'admirables chefs-d'œuvre. Dans la théologie, dans la métaphysique, elle sera aussi ingénieuse, aussi subtile que variée, et la pensée humaine
descendra, sans s'effrayer, jusqu'à d'incommensurables profondeurs. Dans la poésie
lyrique, la civilisation féminine sera l'orgueil de l'humanité.
Mais si du domaine de la rêverie idéaliste je passe aux inventions matériellement
utiles et aux sciences qui en sont la théorie génératrice, d'un sommet je tombe dans un
abîme, et le jour éclatant fait place à la nuit. Les inventions utiles demeurent rares,
mesquines, stériles ; le talent d'observation n'existe pour ainsi dire pas. Tandis que les
Chinois trouvaient beaucoup, les Hindous n'imaginaient qu'assez peu, et n'en prenaient
guère souci ; les Grecs, de même, nous transmettaient des connaissances souvent
indignes d'eux, et les Romains, une fois arrivés au point culminant de leur histoire, tout
en faisant plus, ne purent aller bien loin, car le mélange asiatique, dans lequel ils
s'absorbaient avec une rapidité effrayante, leur refusait les qualités indispensables pour
une patiente investigation des réalités. Ce qu'on peut dire d'eux toutefois, c'est que leur
génie administratif, leur législation et les monuments utiles dont ils pourvoyaient le sol
de leurs territoires, attestent suffisamment le caractère positif que revêtit leur pensée
sociale à un certain moment, et prouve que si le midi de l'Europe n'avait pas été si
promptement couvert par les colonisations incessantes de l’Asie et de l'Afrique, la
science positive y aurait gagné, et l'initiative germanique aurait, par la suite, récolté
moins de gloire.

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Les vainqueurs du Ve siècle apportèrent en Europe un esprit de la même catégorie
que l'esprit chinois, mais bien autrement doué. On le vit armé, dans une plus grande
mesure, de facultés féminines. Il réalisa un plus heureux accord des deux mobiles.
Partout où domina cette branche de peuples, les tendances utilitaires, ennoblies, sont
imméconnaissables. En Angleterre, dans l'Amérique du Nord, en Hollande, en Hanovre,
ces dispositions dominent les autres instincts nationaux. Il en est de même en Belgique,
et encore dans le nord de la France, où tout ce qui est d'application positive a
constamment trouvé des facilités merveilleuses à se faire comprendre. À mesure qu'on
avance vers le sud, ces prédispositions s'affaiblissent. Ce n'est pas à l'action plus vive
du soleil qu'il faut l'attribuer, car certes les Catalans, les Piémontais habitent des
régions plus chaudes que les Provençaux et les habitants du bas Languedoc ; c'est à
l'influence du sang.
La série des races féminines ou féminisées tient la plus grande place sur le globe ;
cette observation s'applique à l'Europe en particulier. Qu'on en excepte la famille
teutonique et une partie des Slaves, on ne trouve, dans notre partie du monde, que des
groupes faiblement pourvus du sens utilitaire, et qui, ayant déjà joué leur rôle dans les
époques antérieures, ne pourraient plus le recommencer. Les masses, nuancées dans
leurs variétés, présentent, du Gaulois au Celtibérien, du Celtibérien au mélange sans
nom des nations italiennes et romanes, une échelle descendante non pas quant à toutes
les aptitudes du principe mâle, du moins quant aux principales.
Le mélange des tribus germaniques avec les races de l'ancien monde, cette union de
groupes mâles à un si haut degré avec des races et des débris de races consommés dans
les détritus d'anciennes idées, a créé notre civilisation ; la richesse, la diversité, la
fécondité, dont nous faisons honneur à nos sociétés, est un résultat naturel des
éléments tronqués et disparates qu'il était dans le propre de nos tribus paternelles de
savoir, jusqu'à un certain point, mêler, travestir et utiliser.
Partout où s'étend notre mode de culture, il porte deux caractères communs : l'un,
c'est d'avoir été au moins touché par le contact germanique ; l'autre, d'être chrétien.
Mais, je le dis encore, ce second trait, bien que le plus apparent et celui qui d'abord
saute aux yeux, parce qu'il se produit à l'extérieur de nos États, dont il semble en
quelque sorte le vernis, n'est pas absolument essentiel, attendu que beaucoup de
nations sont chrétiennes, et un plus grand nombre encore pourra le devenir, sans faire
partie de notre cercle de civilisation. Le premier caractère est, au contraire, positif,
décisif. Là où l'élément germanique n'a jamais pénétré, il n'y a pas de civilisation à notre
manière.
Ceci m'amène naturellement à traiter cette question : Peut-on affirmer que les
sociétés européennes soient entièrement civilisées ? que les idées, les faits qui se
produisent à leurs surfaces, aient leur raison d'être bien profondément enracinée dans

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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les masses, et que les conséquences de ces idées et de ces principes répondent aux
instincts du plus grand nombre ? On y doit encore ajouter cette demande, qui en est le
corollaire : Les dernières couches de nos populations pensent-elles et agissent-elles
dans le sens de ce qu'on appelle la civilisation européenne ?
On a admiré avec raison l'extrême homogénéité d'idées et de vues qui, dans les États
grecs de la belle époque, dirigeait le corps entier des citoyens. Sur chaque point essentiel, les données, souvent hostiles, partaient pourtant de la même source : on voulait
plus ou moins de démocratie, plus ou moins d'oligarchie en politique ; en religion, on
adorait de préférence ou la Cérès Éleusinienne ou la Minerve du Parthénon ; en matière
de goût littéraire, on pouvait préférer Eschyle à Sophocle, Alcée à Pindare ; au fond, les
idées sur lesquelles on disputait étaient toutes ce qu'on pourrait appeler nationales ; la
discussion n'en attaquait que la mesure. À Rome, avant les guerres puniques, il en était
de même, et la civilisation du pays était uniforme, incontestée. Dans sa façon de
procéder, elle s'étendait du maître à l'esclave ; tout le monde y participait à des degrés
divers, mais ne participait qu'à elle.
Depuis les guerres puniques chez les successeurs de Romulus, et chez tous les
Grecs depuis Périclès et surtout depuis Philippe, ce caractère d'homogénéité tendit de
plus en plus à s'altérer. Le mélange plus grand des nations amena le mélange des
civilisations, et il en résulta un produit extrêmement multiple, très savant, beaucoup
plus raffiné que l’antique culture, qui avait cet inconvénient capital, en Italie comme
dans l'Hellade, de n'exister que pour les classes supérieures, et de laisser les couches du
dessous tout à fait ignorantes de sa nature, de ses mérites et de ses voies. La civilisation romaine, après les grandes guerres d'Asie, fut sans doute une manifestation
puissante du génie humain ; cependant, à l'exception des rhéteurs grecs, qui en
fournissaient la partie transcendantale, des jurisconsultes syriens, qui vinrent lui composer un système de lois athée, égalitaire et monarchique, des hommes riches, engagés
dans l'administration publique ou dans les entreprises d'argent, et enfin des gens de
loisir et de plaisir, elle eut ce malheur de ne jamais être que subie par les masses,
attendu que les peuples d'Europe ne comprenaient rien à ses éléments asiatiques et
africains, que ceux de l’Égypte n'avaient pas davantage l'intelligence de ce qu'elle leur
apportait de la Gaule et de l'Espagne, et que ceux de Numidie n'appréciaient pas plus
ce qui leur venait du reste du monde. De sorte qu'au-dessous de ce qu'on pourrait
appeler les classes sociales, vivaient des multitudes innombrables, civilisées autrement
que le monde officiel, ou n'ayant pas du tout de civilisation. C'était donc la minorité du
peuple romain qui, en possession du secret, y attachait quelque prix. Voilà un exemple
d'une civilisation acceptée et régnante, non plus par la conviction des peuples qu'elle
couvre, mais par leur épuisement, leur faiblesse, leur abandon.
En Chine, un tout autre spectacle se présente. Le territoire est sans doute
immense ; mais, d'un bout à l'autre de cette vaste étendue, circule, chez la race nationale
(je laisse les autres à l'écart), un même esprit, une même intelligence de la civilisation

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possédée. Quels qu'en puissent être les principes, soit qu'on en approuve ou blâme les
fins, il faut avouer que les multitudes y prennent une part démonstrative de l'intelligence qu'elles en ont. Et ce n'est pas que ce pays soit libre dans le sens où nous
l'entendons, qu'une émulation démocratique pousse tout le monde à bien faire, afin de
parvenir à la place que les lois lui garantissent. Non ; j'éloigne tout tableau idéal. Les
paysans comme les bourgeois sont fort peu assurés, dans l'empire du Milieu, de sortir
de leur position par la seule puissance du mérite. À cette extrémité du monde, et malgré
les promesses officielles du système des examens appliqué au recrutement des emplois
publics, il n'est personne qui ne se doute que les familles de fonctionnaires absorbent
les places, et que les suffrages scolaires coûtent souvent plus d'argent que d'efforts de
science 1 ; mais les ambitions lésées, en gémissant sur les torts de cette organisation,
n'en imaginent pas de meilleure, et l'ensemble de la civilisation existante est pour le
peuple entier l'objet d'une imperturbable admiration.
Chose assez remarquable, l'instruction est en Chine très répandue, générale ; elle
atteint et dépasse des classes dont on ne se figure pas aisément, chez nous, qu'elles
puissent même sentir des besoins de ce genre. Le bon marché des livres, la multiplicité
et le bas prix des écoles, mettent les gens qui le veulent en état de s'instruire, au moins
dans une mesure suffisante. Les lois, leur esprit, leurs tendances, sont très bien
connues, et même le gouvernement se pique d'ouvrir à tous l'entendement sur cette
science utile. L'instinct commun a la plus profonde horreur des bouleversements politiques. Un juge fort compétent en cette matière, qui non seulement a habité Canton, mais
y a étudié les affaires avec l'attention d'un homme intéressé à les connaître, M. John
Francis Davis, commissaire de S. M. Britannique en Chine, affirme qu'il a vu là une
nation dont l'histoire ne présente pas une seule tentative de révolution sociale, ni de
changement dans les formes du pouvoir. À son avis, on ne peut mieux la définir qu'en
la déclarant composée tout entière de conservateurs déterminés.
C'est là un contraste bien frappant avec la civilisation du monde romain, où les
modifications gouvernementales se suivirent dans une si effrayante rapidité jusqu'à
l'arrivée des nations du Nord. Sur tous les points de cette grande société on trouvait
toujours et facilement des populations assez désintéressées de l'ordre existant pour se
montrer prêtes à servir les plus folles tentatives. Il n'y eut rien d'inessayé pendant
cette longue période de plusieurs siècles, pas de principe respecté. La propriété, la
religion, la famille soulevèrent, là comme ailleurs, des doutes considérables sur leur
légitimité et des masses nombreuses se trouvèrent disposées, soit au nord, soit au sud,
à appliquer de force les théories des novateurs. Rien, non rien, ne reposa, dans le
1

« Il n'y a encore que la Chine où un pauvre étudiant puisse se présenter au concours « impérial et en
sortir grand personnage. C'est le côté brillant de l'organisation sociale des « Chinois, et leur théorie
est incontestablement la meilleure de toutes ; malheureusement « l'application est loin d'être
parfaite. Je ne parle pas ici des erreurs de jugement et de la « corruption des examinateurs, ni même
de la vente des titres littéraires, expédient auquel « le gouvernement a quelquefois recours en temps
de détresse financière... » (F. J. Mohl, Rapport annuel fait à la Société asiatique, 1846, p. 49.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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monde gréco-romain, sur une base solide, pas même l'unité impériale, si indispensable
pourtant, ce semble, au salut commun, et ce ne furent pas seulement les armées, avec
leurs nuées d'Augustes improvisés, qui se chargèrent d'ébranler constamment ce
palladium de la société ; les empereurs eux-mêmes, à commencer par Dioclétien,
croyaient si faiblement à la monarchie, qu'ils essayèrent volontairement le dualisme
dans le pouvoir, puis se mirent à quatre pour gouverner. Je le répète, pas une institution, pas un principe ne fut stable dans cette misérable société, qui ne possédait pas
de meilleure raison d'être que l'impossibilité physique d'échouer d'un côté ou de l'autre,
jusqu'au moment où des bras vigoureux vinrent, en la démantelant, la forcer de devenir
quelque chose de défini.
Ainsi nous trouvons chez deux grands êtres sociaux, l'Empire Céleste et le monde
romain, une parfaite opposition. À la civilisation de l'Asie orientale j'ajouterai la
civilisation brahmanique, dont il faut en même temps admirer l'intensité et la diffusion.
Si, en Chine, un certain niveau de connaissances atteint tout le monde, ou presque tout
le monde, il en est de même parmi les Hindous : chacun, dans sa caste, est animé d'un
esprit séculaire, et connaît nettement ce qu'il doit apprendre, penser et croire. Chez les
bouddhistes du Thibet et des autres parties de la haute Asie, rien de plus rare que de
rencontrer un paysan ne sachant pas lire. Tout le monde y a des convictions pareilles
sur les sujets importants.
Trouvons-nous la même homogénéité dans nos nations européennes ? La question
ne vaut pas la peine d'être posée. À peine l'empire gréco-romain nous offre-t-il des
nuances, des couleurs aussi tranchées, non pas entre les différents peuples, mais je dis
dans le sein des mêmes nationalités. Je glisserai sur ce qui concerne la Russie et une
grande partie des États autrichiens ; ma démonstration y serait trop facile. Voyons
l'Allemagne, ou bien l'Italie, l'Italie méridionale surtout ; l'Espagne, bien qu'à un
moindre degré, présenterait un pareil tableau ; la France, de même.
Prenons la France : je ne dirai pas seulement que la différence des manières y
frappe si bien les observateurs les plus superficiels, que l'on s'est aperçu depuis
longtemps qu'entre Paris et le reste du territoire il y a un abîme, et qu'aux portes
mêmes de la capitale, commence une nation tout autre que celle qui est dans les murs.
Rien de plus vrai ; les gens qui se fient à l'unité politique établie chez nous pour en
conclure l'unité des idées et la fusion du sang, se livrent à une grande illusion.
Pas une loi sociale, pas un principe générateur de la civilisation compris de la même
manière dans tous nos départements. Il est inutile de faire comparaître ici le Normand,
le Breton, l'Angevin, le Limousin, le Gascon, le Provençal ; tout le monde doit savoir
combien ces peuples se ressemblent peu et varient dans leurs jugements. Ce qu'il faut
signaler, c'est que, tandis qu'en Chine, au Thibet et dans l'Inde, les notions les plus
essentielles au maintien de la civilisation sont familières à toutes les classes, il n'en est
aucunement de même chez nous. La première, la plus élémentaire de nos

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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connaissances, la plus abordable, reste un mystère fort négligé par la masse de nos
populations rurales : car très généralement on n'y sait ni lire ni écrire, et on n'attache
aucune importance à l'apprendre, parce qu'on n'en voit pas l'utilité, parce qu'on n'en
trouve pas l'application. Sur ce point-là, je crois peu aux promesses des lois, aux beaux
semblants des institutions, beaucoup à ce que j'ai vu moi-même, et aux faits constatés
par de bons observateurs. Les gouvernements ont épuisé les efforts les plus louables
pour tirer les paysans de leur ignorance ; non seulement les enfants trouvent, dans
leurs villages, toutes facilités pour s'instruire, mais les adultes même, saisis, à l'âge de
vingt ans, par la conscription, rencontrent, dans les écoles régimentaires, les meilleurs
moyens d'acquérir les connaissances les plus indispensables. Malgré ces précautions,
malgré cette paternelle sollicitude et ce perpétuel compelle intrare dont, tous les jours,
l'administration répète l'avis à ses agents, les classes agricoles n'apprennent rien. J'ai
vu, et toutes les personnes qui ont habité la province l'ont vu comme moi, les parents
n'envoyer leurs enfants à l'école qu'avec une répugnance marquée, et taxer de temps
perdu les heures qui s'y passent ; les en retirer en hâte, sous le plus léger prétexte, ne
jamais permettre que les premières années de force s'y prolongent ; et quand une fois
l'école est quittée, le jeune homme n'a rien de plus pressé que d'oublier ce qu'il y a
appris. Il s'en fait, en quelque sorte, un point d'honneur, ce en quoi il est imité par les
soldats congédiés, qui, dans plus d'une partie de la France, non seulement ne veulent
plus avoir su lire et écrire, mais, affectant même d'oublier le français, y parviennent
souvent. J'approuverais donc, avec plus de tranquillité d'âme, tant d'efforts généreux
vainement dépensés pour instruire nos populations rurales, si je n'étais convaincu que
la science qu'on veut leur donner ne leur convient pas, et qu'il y a, au fond de leur
nonchalance apparente, un sentiment invinciblement hostile à notre civilisation. J'en
trouve une preuve dans cette résistance passive ; mais ce n'est pas la seule, et là où on
parvient, avec l'aide de circonstances qui semblent favorables, à faire céder cette
obstination, une autre preuve plus convaincante encore m'apparaît et me poursuit. Sur
quelques points, on réussit mieux dans les tentatives d'instruction. Nos départements
de l'est et nos grandes villes manufacturières comptent beaucoup d'ouvriers qui
apprennent volontiers à lire et à écrire. Ils vivent dans un milieu qui leur en démontre
l'utilité. Mais aussitôt que ces hommes possèdent à un degré suffisant les premiers
éléments de l'instruction, qu'en font-ils pour la plupart ? Des moyens d'acquérir telles
idées et tels sentiments non plus instinctivement, mais désormais activement hostiles à
l'ordre social. Je ne fais une exception que pour nos populations agricoles et même
ouvrières du nord-est, où les connaissances élémentaires sont beaucoup plus répandues
que partout ailleurs, conservées une fois acquises, et ne portent généralement que de
bons fruits. On remarquera que ces populations tiennent de beaucoup plus près que
toutes les autres à la race germanique, et je ne m'étonne pas de les voir ce qu'elles sont.
Ce que je dis ici de nos départements du nord-est s'applique à la Belgique et à la
Néerlande.
Si, après avoir constaté le peu de goût pour notre civilisation, nous considérons le
fond des croyances et des opinions, l'éloignement devient encore plus remarquable.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Quant aux croyances, c'est encore là qu'il faut remercier la foi chrétienne de n'être pas
exclusive et de n'avoir pas voulu imposer un formulaire trop étroit. Elle aurait
rencontré des écueils bien dangereux. Les évêques et les curés ont à lutter, non moins
aujourd'hui qu'il y a un siècle, qu'il y en a cinq, qu'il y en a quinze, contre des
préventions et des tendances transmises héréditairement, et d'autant plus à redouter
que, ne s'avouant presque jamais, elles ne se laissent ni combattre ni vaincre. Il n'est
pas de prêtre éclairé, ayant évangélisé des villages, qui ne sache avec quelle astuce
profonde le paysan, même dévot, continue à cacher, à caresser au fond de son esprit,
quelque idée traditionnelle dont l'existence ne se révèle que malgré lui et dans de rares
instants. Lui en parle-t-on ? il nie, n'accepte jamais la discussion et demeure inébranlablement convaincu. Il a dans son pasteur toute confiance, toute, jusqu'à ce qu'on
pourrait appeler sa religion secrète exclusivement, et de là cette taciturnité qui, dans
toutes nos provinces, est le caractère le plus marqué du paysan vis-à-vis de ce qu'il
appelle le bourgeois, et cette ligne de démarcation si infranchissable entre lui et les
propriétaires les plus aimés de son canton. Voilà, à l'encontre de la civilisation,
l'attitude de la majorité de ce peuple qui passe pour y être le plus attaché ; je serais
porté à croire que si, dressant une sorte de statistique approximative, on disait qu'en
France 10 millions d'âmes agissent dans notre sphère de sociabilité, et que 26 millions
restent en dehors, on serait au-dessous de la vérité.
Et encore si nos populations rurales n'étaient que grossières et ignorantes, on
pourrait se préoccuper médiocrement de cette séparation, et se consoler par l'espoir
vulgaire de les conquérir peu à peu et de les fondre dans les multitudes déjà éclairées.
Mais il en est de ces masses absolument comme de certains sauvages : au premier
abord, on les juge irréfléchissantes et à demi brutes, parce que l'extérieur est humble et
effacé ; puis à mesure qu'on pénètre, si peu que ce soit, au sein de leur vie particulière,
on s'aperçoit qu'elles n'obéissent pas, dans leur isolement volontaire, à un sentiment
d'impuissance. Leurs affections et leurs antipathies ne vont pas au hasard, et tout, chez
elles, concorde dans un enchaînement logique d'idées fort arrêtées. En parlant tout à
l'heure de la religion, j'aurais pu faire remarquer aussi quelle distance immense sépare
nos doctrines morales de celles des paysans, 1 combien ce qu'ils appelleraient
délicatesse est différent de ce que nous entendons sous ce nom ; et, enfin, avec quelle
ténacité ils continuent à regarder tout ce qui n'est pas, comme eux, paysan, sous le
même aspect que les hommes de la plus lointaine antiquité considéraient l'étranger. À la
vérité, ils ne le tuent pas, grâce à la terreur, même singulière et mystérieuse, que leur
inspirent des lois qu'ils n'ont point faites ; mais ils le haïssent franchement, s'en
défient, et, quant à ce qui est de le rançonner, s'en donnent à cœur joie, lorsqu'ils le
peuvent sans trop de risques. Sont-ils donc méchants ? Non, pas entre eux ; on les voit
échanger de bons procédés et des complaisances. Seulement ils se regardent comme une
1

Une nourrice tourangelle avait mis un oiseau dans les mains de son nourrisson, enfant de trois ans,
et l'excitait à lui arracher plumes et ailes. Comme les parents lui reprochaient cette leçon de
méchanceté : « C'est pour le rendre fier, » répliqua-t-elle. Cette réponse de 1847 descend des
maximes d'éducation en vigueur au temps de Vercingétorix.

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autre espèce, espèce, à les en croire, opprimée, faible, qui doit avoir son recours à la
ruse, mais qui garde aussi son orgueil très tenace, très méprisant. Dans quelques-unes
de nos provinces, le laboureur s'estime de beaucoup meilleur sang et de plus vieille
souche que son ancien seigneur. L'orgueil de famille, chez certains paysans, égale
aujourd'hui, pour le moins, ce qu'on observait dans la noblesse du moyen âge 1.
Qu'on n'en doute pas, le fond de la population française n'a que peu de points
communs avec sa surface ; c'est un abîme au-dessus duquel la civilisation est suspendue, et les eaux profondes et immobiles, dormant au fond du gouffre, se montreront,
quelque jour, irrésistiblement dissolvantes. Les événements les plus tragiques ont
ensanglanté le pays, sans que la nation agricole y ait cherché une autre part que celle
qu'on la forçait d'y prendre. Là où son intérêt personnel et direct ne s'est pas trouvé en
jeu, elle a laissé passer les orages sans s'y mêler, même par la sympathie. Effrayées et
scandalisées à ce spectacle, beaucoup de personnes ont prononcé que les paysans
étaient essentiellement pervers ; c'est tout à la fois une injustice et une très fausse
appréciation. Les paysans nous regardent presque comme des ennemis. Ils n'entendent
rien à notre civilisation, ils n'y contribuent pas de leur gré, et, en tant qu'ils le peuvent,
ils se croient autorisés à profiter de ses désastres. Si on les considère en dehors de cet
antagonisme, quelquefois actif, le plus souvent inerte, on ne révoque plus en doute que
de hautes qualités morales, quoique souvent très singulièrement appliquées, ne résident
chez eux.
J'applique à toute l'Europe ce que je viens de dire de la France, et j'en infère que,
pareil en ceci à l'empire romain, le monde moderne embrasse infiniment plus qu'il
n'étreint. On ne peut donc accorder beaucoup de confiance à la durée de notre état
social, et le peu d'attachement qu'il inspire, même dans des couches de population
supérieures aux classes rurales, m'en paraît une démonstration patente. Notre civilisation est comparable à ces îlots temporaires poussés au-dessus des mers par la
puissance des volcans sous-marins. Livrés à l'action destructive des courants et
abandonnés de la force qui les avait d'abord soutenus, ils fléchissent un jour, et vont
engloutir leurs débris dans les domaines des flots conquérants. Triste fin, et que bien
des races généreuses ont dû subir avant nous ! Il n'y a pas à détourner le mal, il est
inévitable. La sagesse ne peut que prévoir, et rien davantage. La prudence la plus

1

Il s'agissait, il y a très peu d'années, d'élire un marguillier dans une très petite et très obscure
paroisse de la Bretagne française, cette partie de l'ancienne province que les vrais Bretons appellent
le pays gallais. Le conseil de fabrique, composé de paysans, délibéra pendant deux jours sans
pouvoir se décider à faire un choix, attendu que le candidat présenté, fort honnête homme, très bon
chrétien, riche et considéré, était pourtant étranger. On. n'en démordait pas, et pourtant cet étranger
était né dans le pays, son père également ; mais on se souvenait encore que son grand-père, mort
depuis longues années et que personne de l'assemblée n'avait connu, était venu d'ailleurs. – Une fille
de cultivateur-propriétaire se mésallie quand elle épouse un tailleur, un meunier eu même un fermier
à gages, fût-il plus riche qu'elle, et la malédiction paternelle punit souvent ce crime-là. Ne sont-ce
pas des opinions bien chapitrales ?

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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consommée n'est pas capable de contrarier un seul instant les lois immuables du
monde.
Ainsi, inconnue, dédaignée ou haïe du plus grand nombre des hommes assemblés
sous son ombre, notre civilisation est pourtant un des monuments les plus glorieux que
le génie de l'espèce ait jamais édifié. Ce n'est pas, à la vérité, par l'invention qu'elle se
signale. Cette qualité mise à part, disons qu'elle a poussé loin l'esprit compréhensif et
la puissance de la conquête, qui en est une conséquence. Comprendre tout, c'est tout
prendre. Si elle n'a pas créé les sciences exactes, elle leur a donné du moins leur
exactitude et les a débarrassées des divagations dont, par un singulier phénomène, elles
étaient peut-être encore plus mêlées que toutes les autres connaissances. Grâce à ses
découvertes, elle connaît mieux le monde matériel que ne faisaient les sociétés précédentes. Elle a deviné une partie de ses lois principales, elle sait les exposer, les décrire
et leur emprunter des forces vraiment merveilleuses pour centupler celles de l'homme.
De proche en proche et par la rectitude avec laquelle elle manie l'induction, elle a
reconstruit d'immenses fragments de l'histoire, dont les anciens ne s'étaient jamais
doutés, et, plus elle s'éloigne des époques primitives, plus elle les voit et pénètre leurs
mystères. Ce sont là de grandes supériorités, et qu'on ne saurait lui disputer sans
injustice.
Ceci admis, est-on bien en droit d'en conclure, comme on le fait généralement avec
trop de facilité, que notre civilisation ait la préexcellence sur toutes celles qui ont existé
et existent en dehors d'elle ? Oui et non. Oui, parce qu'elle doit à la prodigieuse
diversité des éléments qui la composent, de reposer sur un esprit puissant de comparaison et d'analyse, qui lui rend plus facile l'appropriation de presque tout ; oui, parce
que cet éclectisme favorise ses développements dans les sens les plus divers ; oui,
encore, parce que, grâce aux conseils du génie germanique, trop utilitaire pour être
destructeur, elle s'est fait une moralité dont les sages exigences étaient inconnues
généralement jusqu'à elle. Mais, si l'on pousse cette idée de son mérite jusqu'à la
déclarer supérieure absolument et sans réserve, je dis non, car précisément elle n'excelle
en presque rien.
Dans l'art du gouvernement, on la voit soumise, en esclave, aux oscillations incessantes amenées par les exigences des races si tranchées qu'elle renferme. En Angleterre,
en Hollande, à Naples, en Russie, les principes sont encore assez stables, parce que les
populations sont plus homogènes, ou du moins appartiennent à des groupes de la
même catégorie et ont des instincts similaires. Mais, partout ailleurs, surtout en
France, dans l'Italie centrale, en Allemagne, où la diversité ethnique est sans bornes, les
théories gouvernementales ne peuvent jamais s'élever à l'état de vérités, et la science
politique est en perpétuelle expérimentation. Notre civilisation, rendue ainsi incapable
de prendre une croyance ferme en elle-même, manque donc de cette stabilité qui est un
des principaux caractères que j'ai dû comprendre plus haut dans la formule de
définition. Comme on ne trouve pas cette triste impuissance au milieu des sociétés

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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bouddhiques et brahmaniques, comme le Céleste Empire ne la connaît pas non plus,
c'est un avantage que ces civilisations ont sur la nôtre. Là, tout le monde est d'accord
quant à ce qu'il faut croire en matière politique. Sous une sage administration, quand les
institutions séculaires portent de bons fruits, on se réjouit. Lorsque, entre des mains
maladroites, elles nuisent au bien-être public, on les plaint comme on se plaint soimême. Mais, en aucun temps, le respect ne cesse de les entourer. On veut quelquefois
les épurer, jamais les mettre à néant ni les remplacer par d'autres. Il faudrait être
aveugle pour ne pas voir là une garantie de longévité que notre civilisation est bien loin
de comporter.
Au point de vue des arts, notre infériorité vis-à-vis de l'Inde est marquée, tout
autant qu'en face de l'Égypte, de la Grèce et de l'Amérique. Ni dans le grandiose, ni
dans le beau, nous n'avons rien de comparable aux chefs-d'œuvre des races antiques, et
lorsque, nos jours étant consommés, les ruines de nos monuments et de nos villes
couvriront la face de nos contrées, certainement le voyageur ne découvrira rien, dans les
forêts et les marécages des bords de la Tamise, de la Seine et du Rhin, qui rivalise avec
les somptueuses ruines de Philæ, de Ninive, du Parthénon, de Salsette, de la vallée de
Tenochtitlan. Si, dans le domaine des sciences positives, les siècles futurs ont à
apprendre de nous, il n'en est pas ainsi pour la poésie. L'admiration désespérée que
nous avons vouée, avec tant de justice, aux merveilles intellectuelles des civilisations
étrangères, en est une preuve surabondante.
Parlant maintenant du raffinement des mœurs, il est de toute évidence que nous y
sommes primés de tous côtés. Nous le sommes par notre propre passé, où il se trouve
des moments pendant lesquels le luxe, la délicatesse des habitudes et la somptuosité de
la vie étaient compris d'une manière infiniment plus dispendieuse, plus exigeante et
plus large que de nos jours, À la vérité, les jouissances étaient moins généralisées. Ce
qu'on appelle bien-être n'appartenait comparativement qu'à peu de monde. Je le crois :
mais, s'il faut admettre, fait incontestable, que l'élégance des mœurs élève autant l'esprit
des multitudes spectatrices qu'elle ennoblit l'existence des individus favorisés, et qu'elle
répand sur tout le pays dans lequel elle s'exerce un vernis de grandeur et de beauté,
devenu le patrimoine commun, notre civilisation, essentiellement mesquine dans ses
manifestations extérieures, n'est pas comparable à ses rivales.
Je terminerai ce chapitre en faisant observer que le caractère primitivement
organisateur de toute civilisation est identique avec le trait le plus saillant de l'esprit de
la race dominatrice ; que la civilisation s'altère, change, se transforme à mesure que cette
race subit elle-même de tels effets ; que c'est dans la civilisation que se continue, pendant une durée plus ou moins longue, l'impulsion donnée par une race qui cependant a
disparu, et, par conséquent, que le genre d'ordre établi dans une société est le fait qui
accuse le mieux les aptitudes particulières et le degré d'élévation des peuples ; c'est le
miroir le plus clair où ils puissent refléter leur individualité.

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Je m'aperçois que j'ai fait une digression bien longue, et dont les ramifications se
sont étendues plus loin que je ne comptais. Je ne le regrette pas trop. J'ai pu émettre, à
cette occasion, certaines idées qui devaient nécessairement passer sous les yeux du
lecteur. Cependant il est temps que je rentre dans le courant naturel de mes déductions.
La série est encore loin d'être complète.
J'ai posé d'abord cette vérité, que la vie ou la mort des sociétés résultait de causes
internes. J'ai dit quelles étaient ces causes. Je me suis adressé à leur nature intime pour
les pouvoir reconnaître. J'ai démontré la fausseté des origines qu'on leur attribue
généralement. En cherchant un signe qui pût les dénoncer constamment, et servir à
constater, dans tous les cas, leur existence, j'ai trouvé l'aptitude à créer la civilisation,
mise en regard de l'impossibilité de concevoir cet état. C'est de cette recherche que je
sors en ce moment. Maintenant quel est le premier point dont je dois m'occuper ? C'est
incontestablement, après avoir reconnu en elle-même la cause latente de la vie ou de la
mort des sociétés à un signe naturel et constant, d'étudier la nature intime de cette
cause. J'ai dit qu'elle dérivait du mérite relatif des races. La logique exige donc que je
précise immédiatement ce que j'entends par le mot race, et c'est ce qui fera l'objet du
chapitre suivant.

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118

Livre premier

Chapitre X
Certains anatomistes attribuent à l'humanité
des origines multiples.

Retour à la table des matières

Il faut interroger, d'abord, le mot race dans sa portée physiologique.
L'opinion d'un grand nombre d'observateurs, procédant de la première impression
et jugeant sur les extrêmes 1, déclare que les familles humaines sont marquées de
différences tellement radicales, tellement essentielles, qu'on ne peut faire moins que de
leur refuser l'identité d'origine. À côté de la descendance adamique, les érudits ralliés à
ce système supposent plusieurs autres généalogies. Pour eux l'unité primordiale
n'existe pas dans l'espèce, ou, pour mieux dire, il n'y a pas une seule espèce ; il y en a
trois, quatre, et davantage, d'où sont issues des générations parfaitement distinctes,
qui, par leurs mélanges, ont formé des hybrides.
Pour appuyer cette théorie, on s'empare assez aisément de la conviction commune
en plaçant sous les yeux du critique les dissemblances évidentes, claires, frappantes
des groupes humains. Lorsque l'observateur se voit mettre en face d'un sujet à
carnation jaunâtre, à barbe et cheveux rares, à masque large, à crâne pyramidal, aux
1

M. Flourens, Éloge de Blumenbach, Mémoires de l'Académie des sciences, Paris, 1847, in-4°, p.
XIII. Ce savant se prononce, avec raison, contre cette méthode.

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yeux fortement obliques, à la peau des paupières si étroitement tendue vers l'angle
externe que l'œil s'ouvre à peine, à la stature assez humble et aux membres lourds 1, cet
observateur reconnaît un type bien caractérisé, bien marqué, et dont il est certainement
facile de garder les principaux traits dans la mémoire.
Un autre individu paraît : c'est un nègre de la côte occidentale d'Afrique, grand,
d'aspect vigoureux, aux membres lourds, avec une tendance marquée à l'obésité 2. La
couleur n'est plus jaunâtre, mais entièrement noire ; les cheveux ne sont plus rares et
effilés, mais, au contraire, épais, grossiers, laineux et poussant avec exubérance ; la
mâchoire inférieure avance en saillie, le crâne affecte cette forme que l'on a appelée
prognathe, et quant à la stature, elle n'est pas moins particulière. « Les os longs sont
déjetés en dehors, le tibia et le « péroné sont, en avant, plus convexes que chez les
Européens, les mollets sont « très hauts et atteignent jusqu'au jarret ; les pieds sont
très plats, et le « calcanéum, au lieu d'être arqué, se continue presque en ligne droite
avec les « autres os du pied, qui est remarquablement large. La main présente aussi,
« dans sa disposition générale, quelque chose d'analogue 3. »
Quand l'œil s'est fixé un instant sur un individu ainsi conformé, l'esprit se rappelle
involontairement la structure du singe et se sent enclin à admettre que les races nègres
de l'Afrique occidentale sont sorties d'une souche qui n'a rien de commun, sinon
certains rapports généraux dans les formes, avec la famille mongole.
Viennent ensuite des tribus dont l'aspect flatte moins encore que celui du nègre
congo l'amour-propre de l'humanité. C'est un mérite particulier de l'Océanie que de
fournir les spécimens à peu près les plus dégradés, les plus hideux, les plus repoussants de ces êtres misérables, formés, en apparence, pour servir de transition entre
l'homme et la brute pure et simple. Vis-à-vis de plusieurs tribus australiennes, le nègre
africain, lui-même, se rehausse, prend de la valeur, semble trahir une meilleure
descendance. Chez beaucoup des malheureuses populations de ce monde dernier
trouvé, la grosseur de la tête, l'excessive maigreur des membres, la forme famélique du
corps, présentent un aspect hideux. Les cheveux sont plats ou ondulés, plus souvent
laineux, la carnation est noire, sur un fond gris 4.
Enfin, si, après avoir examiné ces types pris dans tous les coins du globe, on
revient aux habitants de l'Europe, du sud et de l'ouest de l'Asie, on leur trouve une telle
supériorité de beauté, de justesse dans la proportion des membres, de régularité dans
les traits du visage, que, tout de suite, on est tenté d'accepter la conclusion des
partisans de la multiplicité des races. Non seulement, les derniers peuples que je viens
de nommer sont plus beaux que le reste de l'humanité, compendium assez triste, il faut
1
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3
4

Prichard, Histoire nat. de l'homme, t. I, p. 133, 146, 162.
Id., ibid., t. I, p. 108, 134, 174.
Id., ibid., passim.
Prichard, ouvrage cité, t. II, p. 71.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

120

en convenir, de bien des laideurs 1 ; non seulement ces peuples ont eu la gloire de
fournir les modèles admirables de la Vénus, de l'Apollon et de l'Hercule Farnèse ; mais,
de plus, entre eux, une hiérarchie visible est établie de toute antiquité, et, dans cette
noblesse humaine, les Européens sont les plus éminents par la beauté des formes et la
vigueur du développement musculaire. Rien donc qui semble plus raisonnable que de
déclarer les familles dont l'humanité se compose aussi étrangères, l'une à l'autre, que le
sont, entre eux, les animaux d'espèces différentes.
Telle fut aussi la conclusion tirée des premières remarques, et, tant que l'on ne
prononça que sur des faits généraux, il ne sembla pas que rien pût l'infirmer.
Camper, un des premiers, systématisa ces études. Il ne se contenta plus de décider
uniquement d'après des témoignages superficiels ; il voulut asseoir ses démonstrations
d'une manière mathématique, et chercha à préciser, anatomiquement, les différences
caractéristiques des catégories humaines. En réussissant, il établissait une méthode
stricte qui ne laissait plus de place aux doutes, et ses opinions acquéraient cette rigueur
sans laquelle il n'y a point véritablement de science. Il imagina donc de prendre la face
latérale de la tête osseuse, et de mesurer l'ouverture du profil au moyen de deux lignes
appelées, par lui, lignes faciales. Leur intersection formait un angle, qui, par sa plus ou
moins grande ouverture, devait donner la mesure du degré d'élévation de la race. L'une
de ces lignes allait de la base du nez au méat auditif ; l'autre était tangente à la saillie du
front par le haut, et par en bas à la partie la plus proéminente de la mâchoire inférieure.
Au moyen de l'angle ainsi formé, on établissait, non seulement pour l'homme, mais
pour toutes les classes d'animaux, une échelle dont l'Européen formait le sommet ; et
plus l'angle était aigu, plus les sujets s'éloignaient du type qui, dans la pensée de
Camper, résumait le plus de perfection. Ainsi, les oiseaux formaient avec les poissons,
le plus petit angle. Les mammifères des différentes classes l'agrandissaient. Une
certaine espèce de singe montait jusqu'à 42 degrés, même jusqu'à 50. Puis venait la tête
du nègre d'Afrique, qui, ainsi que celle du Kalmouk, en présentait 70. L'Européen
atteignait 80, et, pour citer les paroles mêmes de l'inventeur, paroles si flatteuses pour
notre congénère : « C'est, dit-il, de cette différence de « 10 degrés que dépend sa beauté
plus grande, ce qu'on peut appeler sa beauté « comparative. Quant à cette beauté
absolue qui nous frappe à un si haut degré « dans quelques œuvres de la statuaire
antique, comme dans la tête de l'Apollon « et dans la Méduse de Sosiclès, elle résulte
d'une ouverture encore plus grande « de l'angle, qui, dans ce cas, atteint jusqu'à 100
degrés 2. »

1

2

C'est parce que Meiners était extrêmement frappé de cet aspect repoussant de la plus grande partie
des variétés humaines, qu'il avait imaginé une classification des plus simples ; elle n'était composée
que de deux catégories : la belle, c'est-à-dire la race blanche, et la laide, qui renfermait toutes les
autres. (Meiners, Grundriss der Geschichte der Menschheit.) On s'apercevra que je n'ai pas cru
devoir passer en revue tous les systèmes ethnologiques. Je ne me suis arrêté qu'aux plus importants.
Prichard, ouvrage cité, t. I, p. 152.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

121

Cette méthode était séduisante par sa simplicité. Malheureusement, elle eut contre
elle les faits, accident arrivé à bien des systèmes. Owen établit, par une série
d'observations sans réplique, que Camper n'avait étudié la conformation de la tête
osseuse des singes que sur de jeunes sujets, et que, chez les individus parvenus à l'âge
adulte, la croissance des dents, l'élargissement des mâchoires et le développement de
l'arcade zygomatique n'étant pas accompagnés d'un agrandissement correspondant du
cerveau, les différences avec la tête humaine sont tout autres que celles dont Camper
avait établi les chiffres, puisque l'angle facial de l'orang noir ou du chimpanzé le plus
favorisé de la nature ne dépasse par 30 et 35 degrés au plus. De ce chiffre aux 70 degrés
du nègre et du Kalmouk, il y a trop loin pour que la série imaginée par Camper
demeure admissible.
La phrénologie avait marié beaucoup de ses démonstrations à la théorie du savant
hollandais. On aimait à reconnaître, dans la série ascendante des animaux vers l'homme,
des développements correspondants dans les instincts. Cependant les faits furent
encore contraires à ce point de vue. On objecta, entre autres que l'éléphant, dont
l'intelligence est incontestablement supérieure à celle des orangs-outangs, présente un
angle facial beaucoup plus aigu que le leur, et, parmi les singes eux-mêmes, il s'en faut
que les plus intelligents, les plus susceptibles de recevoir une sorte d'éducation
domestique, appartiennent aux plus grandes espèces.
Outre ces deux graves défauts, la méthode de Camper présentait encore un côté très
attaquable. Elle ne s'appliquait pas à toutes les variétés de la race humaine. Elle laissait
en dehors de ses catégories les tribus à tête pyramidale, et c'est là cependant un
caractère assez frappant.
Blumenbach, ayant beau jeu contre son prédécesseur, proposa, à son tour, un
système : c'était d'étudier la tête de l'homme par en haut. Il appela son invention,
norma verticalis, la méthode verticale. Il assurait que la comparaison de la largeur
supérieure des têtes faisait ressortir les principales différences dans la configuration
générale du crâne. Suivant lui, l'étude de cette partie du corps soulève tant de remarques, surtout quant aux points déterminant le caractère national, qu'il est impossible de
soumettre toutes ces diversités à une mesure unique de lignes et d'angles, et que, pour
parvenir à une classification satisfaisante, il faut considérer les têtes sous l'aspect qui
peut embrasser, d'un seul coup d'œil, le plus grand nombre de variétés. Or, son idée
devait présenter cet avantage. Elle se résumait ainsi : « Placer la série des « crânes que
l'on veut comparer de manière à ce que les os malaires se trouvent « sur une même ligne
horizontale, comme cela a lieu quand ces crânes reposent « sur la mâchoire inférieure ;
puis se placer derrière en amenant l'œil « successivement au-dessus du vertex de
chacun ; de ce point, en effet, on « saisira les variétés dans la forme des parties qui
contribuent le plus au « caractère national, soit qu'elles consistent dans la direction des
os maxillaires « et malaires, soit qu'elles dépendent de la largeur ou de l'étroitesse du

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

122

contour « ovale présenté par le vertex ; soit, enfin, qu'elles se trouvent dans la « configuration aplatie ou bombée de l'os frontal 1. »
La conséquence de ce système fut, pour Blumenbach, une division de l'humanité en
cinq grandes catégories, partagées à leur tour en un certain nombre de genres et de
types.
Plusieurs doutes s'attachèrent à cette classification. On put lui reprocher, avec
raison, comme à celle de Camper, de négliger plusieurs caractères importants, et ce fut,
en partie, pour en éviter les objections principales qu'Owen proposa d'examiner les
crânes non plus par leur sommet, mais par leur base. Un des résultats principaux de
cette nouvelle façon de procéder était de trouver définitivement une ligne de démarcation si nette et si forte ,entre l'homme et l'orang, qu'il devenait à jamais impossible de
retrouver entre les deux espèces le lien imaginé par Camper. En effet, le premier coup
d'œil jeté sur deux crânes, l'un d'orang, l'autre d'homme, examinés par leurs bases, suffit
pour faire apercevoir des différences capitales. Le diamètre antéro-postérieur est plus
allongé chez l’orang que chez l'homme ; l'arcade zygomatique, au lieu de se trouver
comprise dans la moitié antérieure de la base crânienne, forme, dans la région moyenne,
juste un tiers de la longueur totale du diamètre ; enfin, la position du trou occipital, si
intéressante par ses rapports avec le caractère général des formes de l'individu, et
surtout par l'influence qu'elle exerce sur les habitudes, n'est nullement la même. Chez
l'homme, elle occupe presque le milieu de la base du crâne ; chez l’orang, elle se trouve
repoussée au milieu du tiers postérieur 2.
Le mérite des observations d'Owen est grand, sans doute ; je préférerais cependant
le plus récent des systèmes cranioscopiques, qui en est, en même temps, le plus
ingénieux, à bien des égards, celui du savant américain M. Morton, adopté par M .
Carus 3. Voici en quoi il consiste :
Pour démontrer la différence des races, les deux savants que je cite sont partis de
cette idée, que plus les crânes sont vastes, plus, en thèse générale, les individus auxquels appartiennent ces crânes se montrent supérieurs 4. La question posée est donc
celle-ci : Le développement du crâne est-il égal chez toutes les catégories humaines ?
Pour obtenir la solution voulue, M. Morton a pris un certain nombre de têtes
appartenant à des blancs, à des Mongols, à des nègres, à des Peaux-Rouges de
l'Amérique du Nord, et, bouchant avec du coton toutes les ouvertures, sauf le foramen
magnum, il a rempli complètement l'intérieur de grains de poivre soigneusement

1
2
3
4

Prichard, ouvrage cité, t. I, p. 157.
Prichard, ouvrage cité, t. I, p. 60.
Carus, Ueber ungleiche Befæhigung, etc., p. 19.
Id., ibid., p. 20.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

123

séchés ; puis il a comparé les quantités ainsi contenues. Cet examen lui a fourni le
tableau suivant 1 :

1

3

4

Nombre
des crânes
mesurés

Moyenne
du chiffre
de capacité

Maximum
de
capacité

Minimum
de
capacité

52

87

109

75

Mongols

10

83

93

69

Malais

18

81

89

64

147
29

82
78

100
94

60
65

Peuples blancs
Peuples jaunes

2

Peaux-Rouges

Nègres

Les résultats inscrits dans les deux premières colonnes sont certainement très
curieux. En revanche, j'attache peu de prix à ceux des deux dernières ; car pour que la
violente perturbation qu'elles semblent apporter dans les observations de la seconde
colonne fût réelle, il faudrait, d'abord, que M. Morton eût opéré sur un nombre beaucoup plus considérable de crânes, et, ensuite, qu'il eût spécifié la position sociale des
personnes auxquelles les crânes auraient appartenu. Ainsi il a pu avoir d'assez beaux
sujets pour les blancs et les Peaux-Rouges : il s'est procuré là des têtes ayant appartenu à des hommes au-dessus du niveau tout à fait vulgaire ; tandis que, pour les noirs,
il n'est pas probable qu'il ait eu à sa disposition des crânes de chefs de peuplades, et,
pour les jaunes, des têtes de mandarins. C'est ce qui m'explique comment il a pu
attribuer le chiffre 100 à un indigène américain, tandis que le Mongol le plus intelligent
qu'il ait examiné ne dépasse pas 93, et se laisse ainsi primer par le nègre même, qui
atteint 94. De tels résultats sont tout à fait incomplets, fortuits et sans valeur scientifique et, dans de telles questions, on ne saurait éviter avec trop de soin des jugements
fondés sur l'examen des individualités. Je serais donc porté à rejeter tout à fait la
seconde moitié des calculs de M. Morton.
Je me sens également disposé à contester un détail des autres. Ainsi, dans la seconde colonne, entre les chiffres 87, indicatif de la capacité du crâne blanc, 83 du jaune et
78 du noir, il y a gradation claire et évidente. Mais les mesures de 83, 81 et 82, données
pour les Mongols, les Malais et les Peaux-Rouges, sont des moyennes qui, évidemment, se confondent, et d'autant mieux que M. Carus n'hésite pas à comprendre les
Mongols et les Malais dans une seule et même race, c'est-à-dire, à réunir les chiffres 83
1

Ouvrage cité, p. 19.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

124

et 81. Pourquoi, dès lors, prendre 82 pour caractéristique d'une race distincte, et créer
ainsi tout à fait arbitrairement, une quatrième grande subdivision humaine ?
Cette anomalie soutient d'ailleurs la partie faible du système de M. Carus. Le
savant saxon aime à supposer que, ainsi que l'on voit notre planète passer par les
quatre états de jour, de nuit, de crépuscule du soir et de crépuscule du matin, de même,
il faut qu'il y ait dans l'espèce humaine, quatre subdivisions correspondantes à ces
variations de la lumière. Il aperçoit là un symbole 1, tentation toujours bien dangereuse
pour un esprit raffiné M. Carus y a cédé, comme beaucoup de ses savants compatriotes l'eussent fait à sa place. Les peuples blancs sont les peuples du jour ; les noirs,
ceux de la nuit ; les jaunes, ceux du matin ou du crépuscule d'orient ; les rouges, ceux du
soir ou du crépuscule d'occident. On devine assez tous les rapprochements ingénieux
qui viennent se rattacher à ce tableau. Ainsi, les nations européennes, par l'éclat de
leurs sciences et la netteté de leur civilisation, ont les rapports les plus évidents avec
l'état lumineux, et, tandis que les noirs dorment dans les ténèbres de l'ignorance, les
Chinois vivent dans un demi-jour qui leur donne une existence sociale incomplète,
cependant puissante. Pour les Peaux-Rouges, disparaissant peu à peu de ce monde, où
trouver une plus belle image de leur sort que le soleil qui se couche !
Malheureusement, comparaison n'est pas raison, et, pour s'être abandonné indûment à ce courant poétique, M. Carus a gâté quelque peu sa belle théorie. Du reste, il
faut avouer encore ici ce que j'ai dit pour toutes les autres doctrines ethnologiques,
celles de Camper, de Blumenbach, d'Owen : M. Carus ne parvient pas à systématiser
régulièrement l'ensemble des diversités physiologiques remarquées dans les races 2.
Les partisans de l'unité ethnique n'ont pas manqué de s'emparer de cette impuissance, et de prétendre que, du moment où les observations sur la conformation de la
tête osseuse semblent ne pouvoir être classées de manière à formuler un système
démonstratif de la séparation originelle des types, il faut en considérer les divergences,
non plus comme de grands traits radicalement distinctifs, mais comme les simples
résultats de causes secondes indépendantes, tout à fait destituées du caractère
spécifique.
C'est chanter victoire un peu vite. La difficulté de trouver une méthode n'autorise
pas toujours à conclure à l'impossibilité de la découvrir. Les unitaires cependant n'ont
pas admis cette réserve. Pour étayer leur opinion, ils ont fait remarquer que certaines
tribus appartenant à une même race, loin de présenter le même type physique, s'en
1
2

Carus, ouvrage cité, p. 12.
Il en est de légères qui sont pourtant fort caractéristiques. Je mettrais de ce nombre un certain
renflement des chairs aux côtés de la lèvre inférieure qui se rencontre chez les Allemands et les
Anglais, je retrouve aussi cet indice d'une origine germanique dans quelques figures de l'école
flamande, dans la Madone de Rubens du musée de Dresde, dans les Satyres et Nymphes de la même
collection, dans une joueuse de luth de Miéris, etc. Aucune méthode craniascopique n'est en état de
relever de tels détails, qui ont cependant leur valeur dans nos races si mélangées.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

125

écartent, au contraire, assez notablement. Pour exemple, sans tenir compte de la
quotité des éléments dans chaque mélange, ils ont cité les différentes branches de la
famille métisse malayo-polynésienne, et ils ont ajouté que, si des groupes dont l'origine
est commune 1 peuvent cependant revêtir des formes crâniennes et faciales totalement
différentes, il en résulte que les plus grandes diversités dans ce genre ne prouvent pas
la multiplicité première des origines ; que, dès lors, si étranges que puissent paraître, à
des yeux européens, les types nègres ou mongols, ce n'est pas une démonstration de
cette multiplicité d'origines, et que les causes de la séparation des familles humaines
devant être cherchées moins haut et moins loin, on peut considérer les déviations
physiologiques comme les simples résultats de certaines causes locales agissant
pendant un laps de temps plus ou moins long 2.
Poursuivis par tant d'objections bonnes et mauvaises, les partisans de la multiplicité des races ont cherché à agrandir le cercle de leurs arguments ; et, cessant de s'en
tenir à la seule étude des crânes, ils ont passé à celle de l'individu humain tout entier.
Pour montrer, ce qui est vrai, que les différences n'existent pas uniquement dans
l'aspect de la face et dans la construction osseuse des têtes, ils ont allégué des faits non
moins graves, comme la forme du bassin, la proportion relative des membres, la couleur
de la peau, la nature du système pileux.
Camper et d'autres anatomistes avaient reconnu, depuis longtemps, que le bassin
du nègre présentait quelques particularités. Le docteur Vrolik, étendant plus loin ses
recherches, a observé que, pour les Européens, les différences entre le bassin de
l'homme et celui de la femme sont beaucoup moins marquées, et dans la race nègre il
voit, chez les deux sexes, un caractère très saillant d'animalité. Le savant d'Amsterdam,

1
2

Prichard, ouvrage cité, t. II, p. 35.
Job Ludolf, dont les données sur cette matière étaient nécessairement fort incomplètes et inférieures
à celles que nous possédons aujourd'hui, n'en combat pas moins, en termes très piquants, et avec
des raisons sans réplique pour ce qui concerne les nègres, l'opinion acceptée par M. Prichard. Je ne
résiste pas au plaisir de citer : « De nigredine Ethiopum hic agere nostri non est instituti, plerique
ardoribus solis atque zonæ torridæ id tribuant. Verum etiam intra solis orbitam populi dantur, si
non plane albi, saltem non prorsus nigri. Multi extra utrumque tropicum a media mundi linea
longius obsunt quam Persæ aut Syri, veluti promontorii Bonæ Spei habitantes, et tamen isti surit
nigerrimi. Si Africæ tantum et Chami posteris id inspectare velis, Malabares et Ceilonii aliique
remotiores Asiæ populi æque nigri excipiendi erunt. Quod si causam ad cœli solique naturam
referas, non homines albi in illis regionibus renascentes non nigrescunt ? Aut qui ad occultas
qualitates confugiunt, melius fecerint si sese nescire, fateantur. – Jobus Ludolfus, Commentarium
ad Historiam Æthiopicam, in-fol., Norimb., p. 56. – J'ajouterai encore un passage de M.
Pickering ; ce passage est court et concluant. Parlant des séjours de la race noire, le voyageur
américain s'exprime ainsi : « Excluding the northern and southern extremes with the tableland of
Abyssinia, it holds all the more temperate, and fertile parts of the Continent. » Ainsi, là où il se
trouve moins de noirs purs, c'est là qu'il fait le moins chaud...
Pickering, The Races of Man, and their geographical distribution, dans l'ouvrage intitulé : United
States exploring Expedition during the years 1838, 1839, 1840, 1841 and 1842, under the
command of Charles Wilkes, U. S. N. ; Philadelphia, 1848, in-4°, vol. IX.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

126

partant de l'idée que la conformation du bassin influe nécessairement sur celle du
fœtus, conclut à des différences originelles 1.
M. Weber est venu attaquer cette théorie ; toutefois, avec peu d'avantages. Il lui a
fallu reconnaître que certaines formes de bassin se rencontraient plus fréquemment
dans une race que dans une autre, et tout ce qu'il a pu faire, c'est de montrer que la règle
n'est pas sans exception, et que tels sujets américains, africains, mongols, présentent
des formes ordinaires aux Européens. Ce n'est pas là prouver beaucoup, d'autant que
M. Weber, en parlant de ces exceptions, ne paraît pas avoir été préoccupé de l'idée que
leur conformation particulière pouvait n'être que le résultat d'un mélange de sang.
Pour ce qui est de la dimension des membres, les adversaires de l'unité de l'espèce
prétendent que l'Européen est mieux proportionné. On leur répond que la maigreur des
extrémités, chez les nations qui se nourrissent particulièrement de végétaux, ou dont
l'alimentation est imparfaite, n'a rien qui doive surprendre ; et cette réplique est bonne
assurément. Mais lorsqu'on objecte, en outre, le développement extraordinaire du buste
chez les Quichuas, les critiques, décidés à ne pas le reconnaître comme caractère spécifique, réfutent l'argument d'une manière moins concluante : car prétendre, ainsi qu'ils le
font, que cette ampleur de la poitrine s'explique, chez les montagnards du Pérou, par
l'élévation de la chaîne des Andes, ce n'est pas donner une raison bien sérieuse 2. Il est
dans le monde nombre de populations de montagnes, et qui sont constituées tout
différemment que les Quichuas 3.
Viennent ensuite les observations sur la couleur de la peau. Les Unitaires soutiennent que là ne peut se trouver aucun caractère spécifique : d'abord, parce que cette
coloration tient à des circonstances climatériques, et n'est pas permanente, assertion
plus que hardie ; ensuite, parce que la couleur se prête à l'établissement de gradations
infinies, par lesquelles on passe insensiblement du blanc au jaune, du jaune au noir,
sans pouvoir découvrir une ligne de démarcation suffisamment tranchée. Ce fait prouve
simplement l'existence d'innombrables hybrides, observation à laquelle les Unitaires
ont le tort fondamental d'être constamment inattentifs. Sur le caractère spécifique des
cheveux, M. Flourens apporte sa grande autorité en faveur de l'unité originelle des
races.
Après avoir passé rapidement en revue les arguments inconsistants, j’arrive à la
véritable citadelle scientifique des Unitaires. Ils possèdent un argument d'une grande
force, et je l'ai réservé pour le dernier : je veux dire la facilité avec laquelle les différents
rameaux de l'espèce humaine produisent des hybrides, et la fécondité de ces mêmes
hybrides.
1
2
3

Prichard, Histoire natur. de l'homme, t. I, p. 168.
Prichard, Id., ibid., t. II, p. 180 et passim.
Ni les Suisses ni les Tyroliens, ni les Highlanders de l'Écosse, ni les Slaves des Balkans, ni les
tribus de l'Hymalaya n'offrent l'aspect monstrueux des Quichuas.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

127

Les observations des naturalistes semblent avoir démontré que, dans le monde
animal ou végétal, les métis ne peuvent naître que d'espèces assez parentes, et que,
même dans ce cas, leurs produits sont condamnés d'avance à la stérilité. On a observé,
en outre, qu'entre les espèces rapprochées, bien que la fécondation soit possible,
l'accouplement est répugnant et ne s'obtient, en général, que par la ruse ou la force ; ce
qui indiquerait que, dans l'état libre, le nombre des hybrides est encore plus limité que
l'intervention de l'homme n'est parvenue à le faire. On en a conclu qu'il fallait mettre au
nombre des caractères spécifiques la faculté de produire des individus féconds.
Comme rien n'autorise à croire que l'espèce humaine soit exempte de cette règle,
rien non plus, jusqu'ici, n'a pu ébranler la force de l'objection qui, plus que toutes les
autres, tient en échec le système des adversaires de l'unité. On affirme, il est vrai, que,
dans certaines parties de l'Océanie, les femmes indigènes, devenues mères de métis
européens, ne sont plus aptes à être fécondées par leurs compatriotes. En admettant ce
renseignement comme exact il serait digne de servir de point de départ à des investigations plus approfondies ; mais, quant à présent, on ne saurait encore s'en servir pour
infirmer les principes admis sur la génération des hybrides. Il ne prouve rien contre les
déductions qu'on en tire.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

128

Livre premier

Chapitre XI
Les différences ethniques
sont permanentes.

Retour à la table des matières

Les Unitaires affirment que la séparation des races est apparente, et due uniquement à des circonstances locales telles que celles dont nous éprouvons aujourd'hui
l'influence, ou à des déviations accidentelles de conformation dans l'auteur d'une
branche. Toute l'humanité est, pour eux, accessible aux mêmes perfectionnements ;
partout le type originel commun, plus ou moins voilé, persiste avec une égale force, et
le nègre, le sauvage américain, le Tongouse du nord de la Sibérie peuvent et doivent,
sous l'empire d'une éducation similaire, parvenir à rivaliser avec l'Européen pour la
beauté des formes. Cette théorie est inadmissible.
On a vu plus haut quel était le plus solide rempart scientifique des Unitaires : c'est
la fécondité des croisements humains. Cette observation, qui paraît présenter jusqu'ici
à la réfutation de grandes difficultés, ne sera peut-être pas toujours aussi invincible, et
elle ne suffirait pas à m'arrêter si je ne la voyais appuyée par un autre argument, d'une
nature bien différente, qui, je l'avoue, me touche davantage : on dit que la Genèse
n'admet pas, pour notre espèce, plusieurs origines.
Si le texte est positif, péremptoire, clair, incontestable, il faut baisser la tête : les
plus grands doutes doivent céder, la raison n'a qu'à se déclarer imparfaite et vaincue,

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

129

l'origine de l'humanité est une, et tout ce qui semble démontrer le contraire n'est qu'une
apparence à laquelle on ne doit pas s'arrêter. Car mieux vaut laisser l'obscurité
s'épaissir sur un point d'érudition que de se hasarder contre une autorité pareille. Mais
si la Bible n'est pas explicite ? Si les livres saints, consacrés à tout autre chose qu'à
l'éclaircissement de questions ethniques, ont été mal compris, et que, sans leur faire
violence, on puisse en extraire un autre sens, alors je n'hésiterai pas à passer outre.
Qu'Adam soit l'auteur de notre espèce blanche, il faut l'admettre certainement. Il est
bien clair que les Écritures veulent qu'on l'entende ainsi, puisque de lui descendent des
générations qui incontestablement ont été blanches. Ceci posé, rien ne prouve que,
dans la pensée des premiers rédacteurs des généalogies adamites, les créatures qui
n'appartenaient pas à la race blanche aient passé pour faire partie de l'espèce. Il n'est
pas dit un mot des nations jaunes, et ce n'est que par une interprétation dont je
réussirai, je pense, dans le livre suivant, à faire ressortir le caractère arbitraire, que l'on
attribue au patriarche Cham la couleur noire. Sans doute, les traducteurs, les commentateurs, en affirmant qu'Adam a été l'auteur de tout ce qui porte le nom d'homme, ont
fait entrer dans les familles de ses fils l'ensemble des peuples venus depuis. Suivant
eux, les Japhétides sont la souche des nations européennes, les Sémites occupent l'Asie
antérieure, les Chamites, dont on fait, sans bonnes raisons, je le répète, une race
originairement mélanienne, occupent les régions africaines. Voilà pour une partie du
globe : c'est à merveille ; et la population du reste du monde, qu'en fait-on ? Elle
demeure en dehors de cette classification.
Je n'insiste pas, en ce moment, sur cette idée. Je ne veux pas entrer en lutte
apparente, même avec de simples interprétations, du moment qu'elles sont accréditées.
Je me contente d'indiquer qu'on pourrait peut-être, sans sortir des limites imposées par
l'Église, en contester la valeur ; puis je me rabats à chercher si, en admettant, telle
quelle, la partie fondamentale de l'opinion des Unitaires, il n'y aurait pas encore moyen
d'expliquer les faits autrement qu'ils ne font, et d'examiner si les différences physiques
et morales les plus essentielles ne peuvent pas exister entre les races humaines et avoir
toutes leurs conséquences, indépendamment de l'unité ou de la multiplicité d'origine
première ?
On admet l'identité ethnique pour toutes les variétés canines 1 ; qui donc, cependant, ira entreprendre la thèse difficile de constater chez tous ces animaux, sans
distinction de genres, les mêmes formes, les mêmes tendances, les mêmes habitudes, les
mêmes qualités ? Il en est de même pour d'autres espèces, telles que les chevaux, la race
bovine, les ours, etc. Partout : identité quant à l'origine, diversité pour tout le reste, et
diversité si profondément établie qu'elle ne peut se perdre que par les croisements, et
même alors les types ne reviennent pas à une identité réelle de caractère. Tandis que,

1

M. Frédéric Cuvier, entre autres, Annales du Muséum, t. XI, p. 458.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

130

tant que la pureté de race se maintient, les traits spéciaux restent permanents et se
reproduisent, de génération en génération, sans offrir de déviations sensibles.
Ce fait, qui est incontestable, a conduit à se demander si, dans les espèces animales
soumises à la domesticité et en ayant contracté les habitudes, on pouvait reconnaître
les formes et les instincts de la souche primitive. La question paraît devoir demeurer
insoluble. Il est impossible de déterminer quelles devaient être les formes et le naturel
de l'individu primitif, et de combien s'en éloignent ou s'en rapprochent les déviations
placées aujourd'hui sous nos yeux, Un très grand nombre de végétaux offrent le même
problème. L'homme surtout, la créature la plus intéressante à connaître dans ses
origines, semble se refuser à tout déchiffrement, sous ce rapport.
Les différentes races n'ont pas douté que l'auteur antique de l'espèce n'eût précisément leurs caractères. Sur ce point, sur celui-là seul, leurs traditions sont unanimes. Les
blancs se sont fait un Adam et une Ève que Blumenbach aurait déclarés caucasiques ; et
un livre, frivole en apparence, mais rempli d'observations justes et de faits exacts, les
Mille et une Nuits, raconte que certains nègres donnent pour noirs Adam et sa femme ;
que, ces auteurs de l'humanité ayant été créés à l'image de Dieu, Dieu est noir aussi, et
les anges de même, et que le prophète de Dieu était naturellement trop favorisé pour
montrer une peau blanche à ses disciples.
Malheureusement, la science moderne n'a pu rien faire pour simplifier le dédale de
ces opinions. Aucune hypothèse vraisemblable n'a réussi à éclairer cette obscurité, et,
en toute vraisemblance, les races humaines diffèrent autant de leur générateur commun,
si en effet elles en ont eu un, qu'elles le font entre elles. Reste à expliquer, sur le terrain
modeste et étroit où je me confine, en admettant l'opinion des Unitaires, cette déviation
du type primitif.
Les causes en sont fort difficiles à démêler. L'opinion des Unitaires l'attribue, je l'ai
dit, à l'influence du climat, de la position topographique et des habitudes. Il est impossible de se ranger à un pareil avis 1, attendu que les modifications dans la constitution
1

Les Unitaires se servent constamment, pour appuyer cette thèse, de la comparaison de l'homme avec
les animaux. Je viens de me prêter à ce mode de raisonnement. Cependant, je n'en voudrais pas
abuser, et je ne le saurais faire, en conscience, lorsqu'il s'agit d'expliquer les modifications des
espèces au moyen de l'influence des climats ; car, sur ce point, la différence entre les animaux et
l'homme est radicale, et on pourrait dire spécifique. Il y a une géographie des animaux, comme une
géographie des plantes ; il n'y a pas de géographie des hommes. Il est telle latitude où tels
végétaux, tels quadrupèdes, tels reptiles, tels poissons, tels mollusques peuvent vivre ; et l'homme,
de toutes les variétés existe également partout. C'est plus qu'il n'en faut pour expliquer une
immense diversité d’organisation. Je conçois, sans nulle difficulté, que les espèces qui ne peuvent
franchir tel degré du méridien ou telle élévation du relief de la terre sans mourir, subissent avec
soumission l'influence des climats et en ressentent rapidement les effets dans leurs formes et leurs
instincts ; mais c'est précisément parce que l'homme échappe complètement à cet esclavage, que je
refuse de comparer perpétuellement sa position, vis-à-vis des forces de la nature, à celle des
animaux.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

131

des races, depuis le commencement des temps historiques, sous l'empire des circonstances ici indiquées, ne paraissent pas avoir eu l'importance qu'il faudrait leur prêter
pour expliquer suffisamment tant et de si profondes dissemblances. On va le
comprendre à l'instant.
Je suppose que deux tribus, pareilles encore au type primitif, se trouvent habiter,
l'une une contrée alpestre, située dans l'intérieur d'un continent, l'autre une île de la
région maritime. La condition de l'air ambiant sera toute différente pour les deux
populations, la nourriture le sera de même. Si, de plus, j'attribue des moyens d'alimentation abondants à l'une, précaires à l'autre ; qu'en outre, je place la première sous
l'action d'un climat froid, la seconde sous celle d'un soleil tropical, il est bien certain que
j'aurai accumulé les contrastes locaux les plus essentiels. Le cours du temps venant
ajouter ce qu'on lui suppose de forces à l'activité naturelle des agents physiques, peu à
peu les deux groupes finiront certainement par revêtir quelques caractères propres qui
aideront à les distinguer. Mais, fût-ce au bout d'une série de siècles, rien d'essentiel,
rien d'organique n'aura changé dans leurs conformation ; et la preuve, c'est qu'on
rencontre des populations séparées par le monde entier, placées dans des conditions de
climat et d'existence très disparates, dont les types offrent cependant la ressemblance
la plus parfaite. Tous les ethnologistes en conviennent. On a même voulu que les
Hottentots fussent une colonie chinoise, tant ils ressemblent aux habitants du Céleste
Empire, supposition d'ailleurs inacceptable 1. On découvre, de même, une grande
similitude entre le portrait qui nous est resté des anciens Étrusques et le type des
Araucans de l'Amérique méridionale. La figure, les formes corporelles des Cherokees
semblent se confondre tout à fait avec celles de plusieurs populations italiennes, telles
que les Calabrais. La physionomie accusée des habitants de l'Auvergne, surtout chez
les femmes, est bien plus éloignée du caractère commun des nations européennes que
celui de plusieurs tribus indiennes de l'Amérique du Nord. Ainsi, du moment que, sous
des climats éloignés et différents, et dans des conditions de vie si peu pareilles, la
nature peut produire des types qui se ressemblent, il est bien clair que ce ne sont pas
les agents extérieurs aujourd'hui agissants qui imposent aux types humains leurs
caractères.
Néanmoins, on ne saurait méconnaître que les circonstances locales peuvent au
moins favoriser l'intensité plus ou moins grande de certaines nuances de carnation, la
tendance à l'obésité, le développement relatif des muscles de la poitrine, l'allongement
des membres inférieurs ou des bras, la mesure de la force physique. Mais, encore une
fois, il n'y a rien là d'essentiel, et à juger d'après les très faibles modifications que ces
causes, lorsqu'elles changent de nature, apportent dans la conformation des individus, il

1

C'est Barrow qui a émis cette idée, se fondant sur quelques ressemblances dans les formes de la tête
et sur la carnation, en effet jaunâtre, des indigènes du Cap de Bonne-Espérance. Un voyageur dont le
nom m'échappe a même corroboré cette opinion de la remarque que les Hottentots portent, en
général, une coiffure qui ressemble au chapeau conique des Chinois.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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n'y a pas à croire non plus, et c'est encore une preuve qui a du poids, qu'elles aient
exercé jamais beaucoup d'action.
Si nous ne savons pas quelles révolutions ont pu survenir dans l'organisation
physique des peuples jusqu'à l'aurore des temps historiques, nous pouvons du moins
remarquer que cette période ne comprend environ que la moitié de l'âge attribué à notre
espèce ; et si donc, pendant trois ou quatre mille ans, l'obscurité est impénétrable, il
nous reste trois mille autres années, jusqu'au début desquelles nous pouvons remonter
pour quelques nations, et tout prouve que les races alors connues, et restées, depuis ce
temps, dans un état de pureté relative, n'ont pas notablement changé d'aspect, bien que
quelques-unes aient cessé d'habiter les mêmes lieux, d'être soumises, par conséquent,
aux mêmes causes extérieures. Je citerai les Arabes. Comme les monuments égyptiens
nous les représentent, ainsi les trouvons-nous encore, non seulement dans les déserts
arides de leur pays, mais dans les contrées fertiles, souvent humides, du Malabar et de
la côte de Coromandel, dans les îles de la mer des Indes, sur plusieurs points de la côte
septentrionale de l'Afrique, où ils sont, à la vérité, plus mélangés que partout ailleurs ;
et leur trace se rencontre encore dans quelques parties du Roussillon, du Languedoc et
de la plage espagnole, bien que deux siècles, à peu près, se soient écoulés depuis leur
invasion, La seule influence des milieux, si elle avait la puissance, comme on le
suppose, de faire et de défaire les démarcations organiques, n'aurait pas laissé subsister
une telle longévité de types. En changeant de lieux, les descendants de la souche
ismaélite auraient également changé de conformation.
Après les Arabes, je citerai les juifs, plus remarquables encore en cette affaire,
parce qu'ils ont émigré dans des climats extrêmement différents, de toute façon, de celui
de la Palestine, et qu'ils n'ont pas conservé davantage leur ancien genre de vie. Leur
type est pourtant resté semblable à lui-même, n'offrant que des altérations tout à fait
insignifiantes, et qui n'ont suffi, sous aucune latitude, dans aucune condition de pays, à
altérer le caractère général de la race. Tels on voit les belliqueux Réchabites des déserts
arabes, tels nous apparaissent aussi les pacifiques Israélites portugais, français,
allemands et polonais. J'ai eu l'occasion d'examiner un homme appartenant à cette
dernière catégorie. La coupe de son visage trahissait parfaitement son origine. Ses yeux
surtout étaient inoubliables. Cet habitant du Nord, dont les ancêtres directs vivaient,
depuis plusieurs générations, dans la neige, semblait avoir été bruni, de la veille, par les
rayons du soleil syrien. Ainsi, force est d'admettre que le visage du Sémite a conservé,
dans ses traits principaux et vraiment caractéristiques, l'aspect qu'on lui voit sur les
peintures égyptiennes exécutées il y a trois ou quatre mille ans et plus ; et cet aspect se
retrouve dans les circonstances climatériques les plus multiples, les mieux tranchées,
également frappant, également reconnaissable. L'identité des descendants avec les
ancêtres ne s'arrête pas aux traits du visage : elle persiste, de même, dans la conformation des membres et dans la nature du tempérament. Les juifs allemands sont, en
général, plus petits, et présentent une structure plus grêle que les hommes de race

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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européenne, parmi lesquels ils vivent depuis des siècles. En outre, l'âge de la nubilité
est, pour eux, beaucoup plus précoce que pour leurs compatriotes d'une autre race 1.
Voilà, du reste, une assertion diamétralement opposée au sentiment de M. Prichard.
Ce physiologiste, dans son zèle à prouver l'unité de l'espèce, cherche à démontrer que
l'époque de la puberté, dans les deux sexes, est la même partout et pour toutes les
races 2. Les raisons qu'il met en avant sont tirées de l'Ancien Testament pour les Juifs,
et, pour les Arabes, de la loi religieuse du Coran par laquelle l'âge du mariage des
femmes est fixé à 15 ans et même à 18, dans l'opinion d'Abou-Hanifah.
Ces deux arguments paraissent fort discutables. D'abord, les témoignages bibliques
ne sont guère recevables en cette matière, puisqu'ils émettent souvent des faits en
dehors de la marche habituelle des choses, et que, pour en citer un, l'enfantement de
Sarah, arrivé dans son extrême vieillesse, et quand Abraham lui-même comptait 100
ans, est un événement sur lequel ne peut s'appuyer un raisonnement ordinaire 3.
Passant à l'opinion et aux prescriptions de la loi musulmane, je remarque que le Coran
n'a pas eu uniquement l'intention de constater l'aptitude physique avant d'autoriser le
mariage : il a voulu aussi que la femme fût assez avancée d'intelligence et d'éducation
pour être en état de comprendre les devoirs d'un état si sérieux. La preuve en est que le
Prophète met beaucoup de soin à ordonner, à l'égard des jeunes filles, la continuation
de l'enseignement religieux jusqu'à l'époque des noces. À un tel point de vue, il était
tout simple que ce moment fût retardé autant que possible, et que le législateur trouvât
très important de développer la raison avant de se montrer aussi hâtif, dans ses
autorisations, que la nature l'était dans les siennes. Ce n'est pas tout. Contre les graves
témoignages qu'invoque M. Prichard, il en est d'autres plus concluants, quoique plus
légers, et qui tranchent la question en faveur de mon opinion.
Les poètes, attachés seulement, dans leurs récits d'amour, à montrer leurs héroïnes
à la fleur de leur beauté, sans se soucier du développement moral, les poètes orientaux
ont toujours fait leurs amantes bien plus jeunes que l'âge indiqué par le Coran. Zélika
Leïla n'ont certes pas quatorze ans. Dans l'Inde, la différence est plus marquée encore.
Sakontala serait en Europe une toute jeune fille, une enfant. Le bel âge de l'amour pour
une femme de ce pays-là, c'est de neuf à douze ans. Voilà donc une opinion très
générale, bien établie, bien admise dans les races indiennes, persanes et arabes, que le
printemps de la vie, chez les femmes, éclôt à une époque un peu précoce pour nous.
Longtemps nos écrivains ont pris l'avis, en cette matière, des anciens modèles de
Rome. Ceux-ci, d'accord avec leurs instituteurs de la Grèce, acceptaient quinze ans
pour le bel âge. Depuis que les idées du Nord ont influé sur notre littérature, nous
n'avons plus vu dans les romans que des adolescentes de dix-huit ans, et même au delà.
1
2
3

Müller, Handbuch der Physiologie des Menschen, t. II, p. 639.
Prichard, Histoire naturelle de l'homme, t. II, p. 249, et passim.
Gen., XXI, 5.

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134

Si, maintenant, on retourne à des arguments moins gais, on ne les trouvera pas en
moindre abondance. Outre ce qui a déjà été dit, plus haut, sur les juifs allemands, on
pourra relever que, dans plusieurs parties de la Suisse, le développement physique de
la population est tellement tardif, que, pour les hommes, il n'est pas toujours achevé à
la vingtième année. Une autre série d'observations, très facile à aborder, serait offerte
par les Bohémiens ou Zingaris 1. Les individus de cette race présentent exactement la
même précocité physique que les Hindous, leurs parents ; et sous les cieux les plus
âpres, en Russie, en Moldavie, on les voit conserver, avec leurs notions et leurs
habitudes anciennes, l'aspect, la forme des visages et les proportions corporelles des
parias. Je ne prétends cependant pas combattre M. Prichard sur tous les points. Il est
une de ses observations que j'adopte avec empressement : c'est que « la différence du
climat n'a que peu ou point d'effet pour produire des diversités importantes dans les
époques des changements physiques auxquels la constitution humaine est
assujettie 2 ». Cette remarque est très fondée, et je ne chercherais pas à l'infirmer, me
bornant à ajouter seulement qu'elle semble contredire un peu les principes défendus par
le savant physiologiste et antiquaire américain.
On n'aura pas manqué de s'apercevoir que la question de permanence dans les
types est, ici, la clef de la discussion. S'il est démontré que les races humaines sont,
chacune, enfermées dans une sorte d'individualité d'où rien ne les peut faire sortir que le
mélange, alors la doctrine des Unitaires se trouve bien pressée et ne peut se soustraire à
reconnaître que, du moment où les types sont si complètement héréditaires, si
constants, si permanents, en un mot, malgré les climats et le temps, l'humanité n'est
pas moins complètement et inébranlablement partagée, que si les distinctions spécifiques prenaient leur source dans une diversité primitive d'origine.
Cette assertion, si importante, nous est devenue facile à soutenir désormais. On l'a
vue appuyée par le témoignage des sculptures égyptiennes, au sujet des Arabes, et par
l'observation des Juifs et des Zingaris. Ce serait se priver, sans nul motif, d'un précieux
secours que de ne pas rappeler, en même temps, que les peintures des temples et des
hypogées de la vallée du Nil attestent également la permanence du type nègre à
chevelure crépue, à tête prognathe, à grosses lèvres, et que la récente découverte des
bas-reliefs de Khorsabad 3, venant confirmer ce que proclamaient déjà les monuments
figurés de Persépolis, établit, à son tour, d'une manière incontestable, l'identité
1

2
3

D'après M. Krapff, missionnaire protestant dans l'Afrique orientale, les Wanikas se marient à douze
ans avec des filles du même âge. (Zeitschrift der deutschen morgenlændischen Gesellschaft, t. III,
p. 317.) Au Paraguay, les jésuites avaient établi la coutume, qui s'est conservée, de marier leurs
néophytes, à 10 ans les filles, à 13 ans les garçons. On voit, dans ce pays, des veuves et des veufs
de 11 et 12 ans. (A. d'Orbigny l'Homme américain, t. I, p. 40.) – Dans le Brésil méridional, les
femmes se marient vers 10 à 11 ans. La menstruation paraît de très bonne heure et passe de même.
(Martius et Spix, Reise in Brasilien, t. I , p. 382.) On pourrait multiplier ces citations à l'infini ; je
n'en ajouterai qu'une : c'est que, dans le roman d'Yo-Kiao-li, l'héroïne chinoise a 16 ans, et que son
père est désolé qu'à un tel âge, elle ne soit pas encore mariée.
Prichard, ouvrage cité, t. II, p. 253.
Botta, Monuments de Ninive ; Paris, 1850.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

135

physiologique des populations assyriennes avec telles nations qui occupent
aujourd'hui le même territoire.
Si l'on possédait, sur un plus grand nombre de races encore vivantes, des documents semblables, les résultats demeureraient les mêmes. La permanence des types
n'en serait que plus démontrée. Il suffit cependant d'avoir établi le fait pour tous les cas
où l'étude en est possible. C'est maintenant aux adversaires à proposer leurs objections.
Les ressources leur manquent, et dans la défense qu'ils essayent, ils se démentent
eux-mêmes, dès le premier mot, ou se mettent en contradiction avec les réalités les plus
palpables. Ainsi, ils allèguent que les Juifs ont changé de type suivant les climats, et
les faits démontrent le contraire. Leur raison, c'est qu'il y a en Allemagne beaucoup
d'Israélites blonds avec des yeux bleus. Pour que cette allégation ait de la valeur, au
point de vue où se placent les Unitaires, il faut que le climat soit reconnu comme étant
la cause unique ou du moins principale de ce phénomène, et précisément les savants de
cette école assurent, d'autre part, que la couleur de la peau, des yeux et des cheveux ne
dépend, en aucune façon, de la situation géographique, ni des influences du froid ou du
chaud 1. Ils trouvent et signalent, avec raison, des yeux bleus et des cheveux blonds
chez les Cinghalais ; ils y observent même une grande variété de teint passant du brun
clair au noir. D'autre part encore, ils avouent que les Samoyèdes et les Tongouses, bien
que vivant sur les bords de la mer Glaciale, sont extrêmement basanés. Le climat n'est
donc pour rien dans la carnation fixe, non plus que dans la couleur des cheveux et des
yeux. Il faut dès lors laisser ces marques ou comme indifférentes en elles-mêmes, ou
comme annexées à la race, et puisqu'on sait d'une manière très précise que les cheveux
rouges ne sont pas rares en Orient et ne l'ont jamais été, personne, non plus, ne peut
être surpris d'en voir aujourd'hui à des Juifs allemands. Il n'y a là de quoi rien établir, ni
la permanence des types ni le contraire.
Les Unitaires ne sont pas plus heureux lorsqu'ils appellent à leur aide les preuves
historiques. Ils n'en fournissent que deux : l'une s'applique aux Turcs, l'autre aux
Madjars. Pour les premiers, l'origine asiatique est considérée comme hors de question.
On croit pouvoir en dire autant de leur étroite parenté avec les rameaux finniques des
Ostiaks et des Lapons. Dès lors ils ont eu primitivement la face jaune, les pommettes
saillantes, la taille petite des Mongols. Ce point établi, on se tourne vers leurs descendants actuels, et, voyant ceux-ci pourvus du type européen, avec la barbe épaisse et
longue, les yeux coupés en amande et non plus bridés, on conclut victorieusement que
les races ne sont pas permanentes, puisque les Turcs se sont ainsi transformés 2. « À la
vérité, disent « les Unitaires, quelques personnes ont prétendu qu'il y avait eu des
mélanges « avec les familles grecque, géorgienne et circassienne. Mais, ajoutent-ils
« aussitôt, ces mélanges n'ont pu être que très partiels : tous les Turcs n'étaient « pas
1
2

Edinburgh Review, Ethnology or the Science of Races, 1848, p. 444 et passim.
Ethnology, p. 439.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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assez riches pour acheter leurs femmes dans le Caucase ; tous n'avaient « pas des
harems peuplés d'esclaves blanches, et, d'autre part, la haine des « Grecs pour leurs
conquérants et les antipathies religieuses n'ont pas favorisé « les alliances, puisque les
deux peuples, bien que vivant ensemble, sont encore « aujourd'hui aussi séparés qu'au
premier jour de la conquête 1 ».
Ces raisons sont plus spécieuses que solides. On ne saurait admettre que sous
bénéfice d'inventaire l'origine finnique de la race turque. Cette origine n'a été démontrée,
jusqu'ici, qu'au moyen d'un seul et unique argument : la parenté des langues, J'établirai
plus bas combien cet argument, lorsqu'il se présente isolé, laisse de prise à la critique et
de place au doute. En supposant, toutefois, que les premiers auteurs de la nation aient
appartenu au type jaune, les moyens abondent d'établir qu'ils ont eu les meilleures
raisons de s'en éloigner.
Entre le moment où les premières hordes touraniennes descendirent vers le sudouest et le jour où elles s'emparèrent de la cité de Constantin, entre ces deux dates que
tant de siècles séparent, il s'est passé bien des événements ; les Turcs occidentaux ont
eu bien des fortunes diverses. Tour à tour, vainqueurs et vaincus, esclaves ou maîtres,
ils se sont installés au milieu de nationalités très diverses. Suivant les annalistes 2, leurs
ancêtres Oghouzes, descendus de l'Altaï, habitaient, au temps d'Abraham, ces steppes
immenses de la haute Asie qui s'étendent du Kataï au lac Aral, de la Sibérie au Thibet,
précisément l'ancien et mystérieux domaine où vivaient encore à cette époque, de
nombreuses nations germaniques 3. Circonstance assez singulière : aussitôt que les
écrivains de l'Orient commencent à parler des peuples du Turkestan, c'est pour vanter
la beauté de leur taille et de leur visage 4. Toutes les hyperboles leur sont, à ce sujet,
familières, et comme ces écrivains avaient, sous les yeux, pour leur servir de point de
comparaison, les plus beaux types de l'ancien monde, il n'est pas très probable qu'ils se
soient enthousiasmés à l'aspect de créatures aussi incontestablement laides et
repoussantes que le sont d'ordinaire les individus de sang mongol. Ainsi, malgré la
linguistique, peut-être mal appliquée 5, il y aurait là quelque chose à dire. Admettons
1
2
3

4

5

Ibid., p. 439.
Hammer, Geschichte des Osmanischen Reichs, t. I, p. 2.
Ritter, Erdkunde, Asien, t. I, p. 433 et passim., p. 1115, etc. Tassen Zeitschrift für die Kunde des
Morgenlandes, t, II, p. 65 ; Benfey Encyclopædie de Etsch et Gruber. Indien, p. 12. M. le baron
Alexandre de Humboldt, en parlant de ce fait, le signale comme une des découvertes les plus
importantes de nos temps. (Asie centrale, t. II, p, 639.) Au point de vue des sciences historiques,
rien n'est plus vrai.
Nouschirwan, dont le règne tombe dans la première moitié du sixième siècle de notre ère, épousa
Schahrouz, fille du Khakan des Turcs. C'était la plus belle personne de son temps. (Haneberg,
Zeitsch f. d. K. des Morgenl., t. I, p. 187.) Le Schahnameh fournit beaucoup de faits du même
genre.
De même que les Scythes, peuples mongols, avaient accepté une langue ariane, il n'y aurait rien de
surprenant à ce que les Oghouzes fussent une nation ariane, tout en parlant un idiome finnois ; et
cette hypothèse est singulièrement appuyée par une phrase naïve du voyageur Rubruquis, envoyé par
saint Louis auprès du souverain des Mongols : « Je fus « frappé, dit ce bon moine, de la
ressemblance du prince avec feu M. Jean de Beaumont, « dont le teint coloré avait la même

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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pourtant que les Oghouzes de l'Altaï aient été, comme on le suppose, un peuple finnois, et descendons à l'époque musulmane où les tribus turques se trouvaient établies
dans la Perse et l'Asie Mineure sous différentes dénominations et dans des situations
non moins variées.
Les Osmanlis n’existaient pas encore, et les Seldjoukis, d'où ils devaient sortir,
étaient fortement mélangés déjà avec les races de l'islamisme. Les princes de cette
nation, tels que Ghaïaseddin-Keïkosrew, en 1237, épousaient librement des femmes
arabes. Ils faisaient mieux encore, puisque la mère d'un autre dynaste seldjouki,
Aseddin, était chrétienne ; et, du moment que les chefs, en tous pays, plus jaloux que
le vulgaire de garder la pureté généalogique, se montraient si dégagés de préjugés, il est,
au moins, permis de supposer que les sujets n'étaient pas plus scrupuleux. Comme
leurs courses perpétuelles leur donnaient tous les moyens d'enlever des esclaves sur le
vaste territoire qu'ils parcouraient, nul doute que dès le XIIIe siècle l'ancien rameau
oghouze, auquel appartenaient de loin les Seldjoukis du Roum, ne fût extrêmement
imprégné de sang sémitique.
Ce fut de ce rameau que sortit Osman, fils d'Ortoghroul et père des Osmanlis. Les
familles ralliées autour de sa tente étaient peu nombreuses. Son armée ne valait guère
mieux qu'une bande, et si les premiers successeurs de ce Romulus errant purent réussir
à l'augmenter, ce ne fut qu'en usant du procédé pratiqué par le frère de Rémus, c'est-àdire, en ouvrant leurs tentes à tous ceux qui en souhaitèrent l'entrée.
Je veux supposer que la ruine de l'empire seldjouki contribua à leur envoyer des
recrues de leur race. Cette race était bien altérée, on le voit, et d'ailleurs la ressource fut
insuffisante, puisqu'à dater de ce moment les Turcs firent la chasse aux esclaves dans le
but avoué d'épaissir leurs rangs. Au commencement du XIVe siècle, Ourkan, conseillé
par Khalil Tjendereli le Noir, instituait la milice des janissaires. D'abord, il n'y en eut
que mille. Mais, sous Mahomet IV, les nouvelles milices comptaient cent quarante
mille soldats, et, comme jusqu'à cette époque, on fut soigneux de ne remplir les compagnies que d'enfants chrétiens enlevés en Pologne, en Allemagne et en Italie, ou recrutés
dans la Turquie d'Europe, puis convertis à l'islamisme, ce furent au moins cinq cent
mille chefs de famille qui, dans une période de quatre siècles, vinrent infuser un sang
européen dans les veines de la nation turque.
Là ne se bornèrent pas les adjonctions ethniques. La piraterie, pratiquée sur une si
grande échelle dans tout le bassin de la Méditerranée, avait surtout pour but de recruter
fraîcheur. » M. le baron Alexandre de Humboldt, intéressé, à bon droit, par cette remarque, ajoute
avec non moins de sens : « Cette « observation physionomique mérite quelque attention, si l'on se
rappelle que la famille de « Tchinguiz était vraisemblablement de race turque non mongole. » Et
poursuivant cette donnée, le judicieux érudit corrobore le résultat par ces mots : « L'absence des
traits « mongols frappe aussi dans les portraits que nous possédons des Baburides, dominateurs de
l'Inde. » (Asie centrale, t. I, p. 248 et note.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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les harems, et, ce qui est plus concluant encore, pas de bataille n'était livrée et gagnée
qui n'augmentât de même le peuple croyant. Une bonne partie des captifs mâles
abjurait, et dès lors comptait parmi les Turcs. Puis les environs du champ de combat
parcourus par les troupes livraient toutes les femmes que les vainqueurs pouvaient
saisir. Souvent ce butin se trouva tellement abondant, qu'il ne se plaçait qu'avec peine ;
on échangeait la plus belle fille pour une botte 1. En rapprochant ces observations du
chiffre bien connu de la population turque, tant d'Asie que d'Europe, et qui n'a jamais
dépassé 12 millions, on restera convaincu que la question de la permanence du type n'a
rien absolument à emprunter, en fait d'arguments pour ou contre, à l'histoire d'un
peuple aussi mélangé que les Turcs. Et cette vérité est si claire, qu'en retrouvant, ce qui
arrive quelquefois, dans des individus osmanlis, quelques traits assez reconnaissables
de la race jaune, ce n'est pas à une origine finnique directe qu'il faut attribuer cette
rencontre ; c'est simplement aux effets d'une alliance slave ou tatare, livrant, de seconde
main ce qu'elle avait reçu elle-même d'étranger. Voilà ce qu'on peut observer sur
l’ethnologie des Ottomans. Je passe maintenant aux Madjars.
La prétention des Unitaires est fondée sur le raisonnement que voici : « Les
« Madjars sont d'origine finnoise, parents des Lapons, des Samoyèdes, des « Esquimaux, tous gens de petite taille, à faces larges et à pommettes saillantes, « à teints
jaunâtres ou bruns sales. Cependant les Madjars ont une stature « élevée et bien prise,
des membres longs, souples et vigoureux, des traits « pareils à ceux des nations
blanches et d'une évidente beauté. Les Finnois ont « toujours été faibles, inintelligents,
opprimés. Les Madjars tiennent parmi les « conquérants du monde un rang illustre. Ils
ont fait des esclaves et ne l'ont pas « été ; donc... puisque les Madjars sont Finnois, et,
au physique comme au « moral, diffèrent de si loin de tous les autres rameaux de leur
souche « primitive, c'est qu'ils ont énormément « changé 2 ».
Le changement serait tellement extraordinaire, s'il avait eu lieu, qu'il serait
inexplicable, même pour les Unitaires, en supposant, d'ailleurs, les types doués de la
mobilité la plus excessive ; car la métamorphose se serait opérée entre la fin du IXe
siècle et notre époque, c'est-à-dire dans un espace de 800 ans seulement, pendant
lequel on sait que les compatriotes de saint Étienne se sont assez peu mêlés aux
nations au milieu desquelles ils vivent. Heureusement pour le sens commun, il n'y a
pas lieu à s'étonner, puisque le raisonnement que je vais combattre, parfait d'ailleurs,
pèche dans l'essentiel ; les Hongrois ne sont certainement pas des Finnois.
Dans une notice fort bien écrite, M. A. de Gérando 3 a désormais réduit à rien les
théories de Schlotzer et de ses partisans, et prouvé, par les raisons les plus solides,
tirées des historiens grecs et arabes, par l'opinion des annalistes hongrois, par des faits
constatés et des dates qui bravent toute critique, par des raisons philologiques enfin, la
1
2
3

Hammer, ouvrage cité, t. I, p. 448.–
Ethnology, p. 439. –
Essai historique sur l'origine des Hongrois, Paris, in-8°, 1844.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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parenté des Sicules avec les Huns et l'identité primitive de la tribu transylvaine avec les
derniers envahisseurs de la Pannonie. Les Hongrois sont donc des Huns.
Ici se produira sans doute une objection nouvelle. On dira qu'il en résulte seulement
pour les Madjars une parenté différente, mais non moins intime avec la race jaune.
C'est une erreur. Si la dénomination de Huns est un nom de nation, c'est aussi,
historiquement parlant, un mot collectif, et qui ne désigne pas une masse homogène.
Dans la foule des tribus enrôlées sous la bannière des ancêtres d'Attila, on a distingué,
entre autres, de tout temps, certaines bandes appelées les Huns blancs, où l'élément
germanique dominait 1.
À la vérité, le contact avec les groupes jaunes avait altéré la pureté du sang : mais
c'est aussi ce que le faciès un peu anguleux et osseux du Madjar confesse avec une
remarquable sincérité. La langue est très voisine, dans ses affinités, des dialectes turcs :
les Madjars sont donc des Huns blancs, et cette nation, dont on a fait improprement
un peuple jaune, parce qu'elle était confondue, par des alliances volontaires ou forcées,
avec cette race, se trouve ainsi composée de métis à base germanique. La langue a des
racines et une terminologie tout étrangères à leur espèce dominante, absolument comme
il en était pour les Scythes jaunes, qui parlaient un dialecte arian 2, et pour les
Scandinaves de la Neustrie, gagnés, après quelques années de conquête, au dialecte
celto-latin de leurs sujets 3. Rien, dans tout cela, n'autorise à supposer que le temps,
l'effet des climats divers et du changement d'habitudes aient, d'un Lapon ou d'un
Ostiak, d'un Tongouse ou d'un Permien, fait un saint Étienne. En vertu de cette
réfutation des seuls arguments présentés par les Unitaires, je conclus que la permanence des types chez les races est au-dessus de toute contestation, et si forte, si
inébranlable, que le changement de milieu le plus complet ne peut rien pour la détruire,
tant qu'il n'y a pas mélange d'une branche humaine avec quelque autre.
Ainsi, quelque parti qu'on veuille prendre sur l'unité ou la multiplicité des origines
de l'espèce, les différentes familles sont aujourd'hui parfaitement séparées les unes des
autres, puisque aucune influence extérieure ne saurait les amener à se ressembler, à
s'assimiler, à se confondre.
1

2
3

Il semblerait qu'il y a beaucoup à modifier, désormais, dans les opinions reçues au sujet des peuples
de l'Asie centrale. Maintenant que l'on ne peut plus nier que le sang des nations jaunes s'y trouve
affecté par des mélanges plus ou moins considérables avec celui de peuples blancs, fait dont on ne
se doutait pas autrefois, toutes les notions anciennes se trouvent atteintes et sujettes à révision. M.
Alexandre de Humboldt fait une remarque très importante, à ce sujet, en parlant des KirghizKasakes, cités par Ménandre de Byzance et par Constantin Porphyrogénète, et il montre, très
justement, que, lorsque le premier de ces écrivains parle d'une concubine kirghize (mot grec),
présent du chagan turc Dithouboul à l'ambassadeur Zémarch, envoyé par l'empereur Justin II, en
569, il s'agit d'une fille métisse. C'est le pendant exact des belles filles turques si vantées par les
Persans et qui n'avaient pas, plus que celle-là, le type mongol. (Voir Asie centrale, t. I, p. 237 et
passim., et t, II, p. 130-131)
Schaffarik, Slawische Alterthümer, t. I, p. 279 et passim.
Aug. Thierry, Histoire de la Conquête de l'Angleterre ; Paris, in-12, 1846 ; t. I, p. 155.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

140

Les races actuelles sont donc des branches bien distinctes d'une ou de plusieurs
souches primitives perdues, que les temps historiques n'ont jamais connues, dont nous
ne sommes nullement en état de nous figurer les caractères même les plus généraux ; et
ces races, différant entre elles par les formes extérieures et les proportions des
membres, par la structure de la tête osseuse, par la conformation interne du corps, par
la nature du système pileux, par la carnation, etc., ne réussissent à perdre leurs traits
principaux qu'à la suite et par la puissance des croisements.
Cette permanence des caractères génériques suffit pleinement à produire les effets
de dissemblance radicale et d'inégalité, à leur donner la portée de lois naturelles, et à
appliquer à la vie physiologique des peuples les mêmes distinctions que j'appliquerai
plus tard à leur vie morale.
Puisque je me suis résigné, par respect pour un agent scientifique que je ne puis
détruire, et, plus encore, par une interprétation religieuse que je n'oserais attaquer, à
laisser de côté les doutes véhéments qui m'assiègent au sujet de la question d'unité primordiale, je vais maintenant tâcher d'exposer, autant que faire se peut, par les moyens
qui me restent, les causes probables de divergences physiologiques si indélébiles.
Personne ne sera tenté de le nier, il plane au-dessus d'une question de cette gravité
une mystérieuse obscurité, grosse de causes à la fois physiques et immatérielles.
Certaines raisons relevant du domaine divin, et dont l'esprit effrayé sent le voisinage
sans en deviner la nature, dominent au fond des plus épaisses ténèbres du problème, et
il est bien vraisemblable que les agents terrestres, auxquels on demande la clef du
secret, ne sont eux-mêmes que des instruments, des ressorts inférieurs de la grande
œuvre. Les origines de toutes choses, de tous les mouvements, de tous les faits, sont,
non pas des infiniment petits, comme on s'amuse souvent à le dire, mais tellement
immenses, au contraire, tellement vastes et démesurées vis-à-vis de notre faiblesse, que
nous pouvons les soupçonner et indiquer que peut-être elles existent, sans jamais
pouvoir espérer les toucher du doigt ni les révéler d'une manière sûre. De même que,
dans une chaîne de fer destinée à supporter un grand poids, il arrive fréquemment que
l'anneau le plus rapproché de l'objet est le plus petit, de même la cause dernière peut
sembler souvent presque insignifiante, et si on s'arrête à la considérer isolément, on
oublie la longue série qui la précède et la soutient, et qui, forte et puissante, prend son
attache hors de la vue. Il ne faut donc pas, avec l'anecdote antique, s'émerveiller de la
puissance de la feuille de rose qui fit déborder l'eau : il est plus juste de considérer que
l'accident gisait au fond du liquide surabondamment renfermé dans les flancs du vase.
Rendons tout respect aux causes premières, génératrices, célestes et lointaines, sans
lesquelles rien n'existerait, et qui, confidentes du motif divin, ont droit à une part de la
vénération rendue à leur auteur omnipotent ; cependant, abstenons-nous d'en parler ici.
Il n'est pas à propos de sortir de la sphère humaine où seulement on peut espérer de
rencontrer des certitudes, et il convient de se borner à saisir la chaîne, sinon par son

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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dernier et moindre anneau, du moins par sa partie visible et tangible, sans avoir la
prétention, trop difficile à soutenir, de remonter au delà de la portée du bras. Ce n'est
pas de l'irrévérence ; c'est, au contraire, le sentiment sincère d'une faiblesse insurmontable.
L'homme est un nouveau venu dans le monde. La géologie, ne procédant que par
inductions, il est vrai, toutefois avec une persistance bien remarquable, constate son
absence dans toutes les formations antérieures du globe ; et, parmi les fossiles, elle ne
le rencontre pas. Lorsque, pour la première fois, nos parents apparurent sur la terre
déjà vieille, Dieu, suivant les livres saints, leur apprit qu'ils en seraient les maîtres, et
que tout plierait sous leur autorité. Cette promesse de domination s'adressait moins
aux individus qu'à leur descendance ; car ces faibles créatures semblaient pourvues de
bien peu de ressources, je ne dirai pas pour dompter toute la nature, mais seulement
pour résister à ses moindres forces 1. Les cieux éthérés avaient vu, dans les périodes
précédentes, sortir, du limon terrestre et des eaux profondes, des êtres bien autrement
imposants que l'homme. Sans doute, la plupart des races gigantesques avaient disparu
dans les révolutions terribles où le monde inorganique témoigna d'une puissance si fort
éloignée de toute proportion avec celle de la nature animée. Pourtant un grand nombre
de ces bêtes monstrueuses vivaient encore. Les éléphants et les rhinocéros hantaient
par troupeaux tous les climats, et le mastodonte même laisse encore les traces de son
existence dans les traditions américaines 2.
Ces monstres attardés devaient suffire et au delà pour imprimer aux premiers
individus de notre espèce, avec un sentiment craintif de leur infériorité, des pensées
bien modestes sur leur royauté problématique. Et ce n'étaient pas les animaux seuls
auxquels il £allait disputer et enlever l'empire. On pouvait, à la rigueur, les combattre,
employer contre eux la ruse, à défaut de la force, et, sinon les vaincre, du moins les
éviter et les fuir. Il n'en était pas de même de cette immense nature qui, de toutes parts,
embrassait, enfermait les familles primitives et leur faisait sentir lourdement son
effrayante domination 3. Les causes cosmiques auxquelles on doit attribuer les antiques
bouleversements agissaient toujours, bien qu'affaiblies. Des cataclysmes partiels dérangeaient encore les positions relatives des terres et des océans. Tantôt le niveau des
mers s'élevait et engloutissait de vastes plages ; tantôt une terrible éruption volcanique
soulevait du sein des flots quelque contrée montagneuse qui venait s'annexer à un
continent. Le monde était encore en travail, et Jéhovah ne l'avait pas calmé en lui
disant : Tout est bien !
Dans cette situation, les conditions atmosphériques se ressentaient nécessairement
du manque général d'équilibre. Les luttes entre la terre, l'eau, le feu, amenaient des
variations rapides et tranchées d'humidité, de sécheresse, de froid, de chaud, et les
1
2
3

Lyell's, Principles of Geology, t. I, p. 178.
Link, die Urwelt und das Alterthum, t. I, p. 84.
Link, ouvrage cité, t. I, p. 91.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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exhalaisons d'un sol encore tout frémissant exerçaient sur les êtres une action irrésistible. Toutes ces causes enveloppant le globe d'un souffle de combats, de souffrances,
de peines, redoublaient nécessairement la pression que la nature exerçait sur l'homme,
et l'influence des milieux et les différences climatériques ont alors possédé, pour réagir
sur nos premiers parents, une tout autre efficacité qu'aujourd'hui. Cuvier affirme dans
son Discours sur les Révolutions du Globe, que l'état actuel des forces inorganiques ne
pourrait, en aucune façon, déterminer des convulsions terrestres, des soulèvements, des
formations semblables à celles dont la géologie constate les effets. Ce que cette nature,
si terriblement douée, exerçait alors sur elle-même de modifications devenues aujourd'hui impossibles, elle le pouvait aussi sur l'espèce humaine, et ne le peut plus
désormais. Son omnipotence s'est tellement perdue, ou du moins tellement amoindrie
et rapetissée, que dans une série d'années équivalant à peu près à la moitié du temps
que notre espèce a passé sur la terre, elle n'a produit aucun changement de quelque
importance, encore bien moins rien de comparable à ces traits arrêtés qui ont séparé à
jamais les différentes races 1.
Deux points ne sont pas douteux : c'est que les principales différences qui séparent
les branches de notre espèce ont été fixées dans la première moitié de notre existence
terrestre, et, ensuite que, pour concevoir un moment où, dans cette première moitié,
ces séparations physiologiques aient pu s'effectuer, il faut remonter aux temps où
l'influence des agents extérieurs a été plus active que nous ne la voyons être dans l'état
ordinaire du monde, dans sa santé normale. Cette époque ne saurait être autre que celle
qui a immédiatement entouré la création, alors qu'émue encore par les dernières catastrophes, elle était soumise sans réserve aux influences horribles de leurs derniers
tressaillements.
En s'en tenant à la doctrine des Unitaires, il est impossible d'assigner à la séparation
des types une date postérieure.
Il n'y a pas à tirer parti de ces déviations fortuites qui se produisent quelquefois
dans certains individus, et qui, si elles se perpétuaient, créeraient, incontestablement,
des variétés très dignes d'attention. Sans parler de plusieurs affections, comme la
gibbosité, on a relevé des faits curieux qui semblent, au premier abord, propres à
expliquer la diversité des races. Pour n'en citer qu'un seul, M. Prichard parle, d'après
1

Cuvier, Discours sur les Révolutions du Globe. – Voici, également, sur ces matières, l'opinion
exprimée par M. le baron Alexandre de Humboldt : « Dans les temps qui ont « précédé l'existence
de la race humaine, l'action de l'intérieur du globe sur la croûte « solide, augmentant d'épaisseur, a
dû modifier la température de l'atmosphère et rendre le « globe entier habitable aux productions que
l'on regarde comme exclusivement « tropicales ; depuis que, par l'effet du rayonnement et du refroidissement, les rapports de « position de notre planète avec un corps central (le soleil) ont commencé
à déterminer « presque exclusivement les climats à diverses latitudes. C'est dans ces temps primitifs
« aussi que les fluides élastiques, ou forces volcaniques de l'intérieur, plus puissantes
« qu'aujourd'hui, se sont fait jour à travers la croûte oxydée et peu solidifiée de la « planète. » (Asie
centrale, t. I, p. 47.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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M. Baker 1, d'un homme couvert sur tout le corps, à l'exception de la face, d'une sorte
de carapace de couleur obscure, analogue à une immense verrue fort dure, insensible et
calleuse, et qui, lorsqu'on l'entamait, ne donnait point de sang. À différentes époques,
ce tégument singulier, ayant atteint une épaisseur de trois quarts de pouce, se
détachait, tombait, et était remplacé par un autre tout pareil. Quatre fils naquirent de
cet homme. Ils étaient semblables à leur père. Un seul survécut : mais M. Baker, qui le
vit dans son enfance, ne dit pas s'il est parvenu à l'âge adulte. Il conclut seulement que,
puisque le père avait produit de tels rejetons, une famille particulière aurait pu se
former, qui aurait conservé un type spécial, et que, le temps et l'oubli aidant, on se
serait cru autorisé, plus tard, à considérer cette variété d'hommes comme présentant
des caractères spécifiques particuliers.
La conclusion est admissible. Seulement, les individus, si différents de l'espèce en
général, ne se perpétuent pas. Leur postérité rentre dans la règle commune ou s'éteint
bientôt. Tout ce qui dévie de l'ordre naturel et normal ne peut qu'emprunter la vie et
n'est pas apte à la conserver. Sans quoi, les accidents les plus étranges auraient écarté,
depuis longtemps, l'humanité des conditions physiologiques observées de tous temps
chez elle. Il faut en inférer qu'une des conditions essentielles, constitutives, de ces
anomalies est précisément d'être transitoires, et on ne saurait dès lors faire rentrer dans
de telles catégories la chevelure du nègre, sa peau noire, la couleur jaune du Chinois, sa
face large, ses yeux bridés. Ce sont autant de caractères permanents qui n'ont rien
d'anormal et qui, en conséquence, ne proviennent pas d'une déviation accidentelle.
Résumons ici tout ce qui précède.
Devant les difficultés que présentent l'interprétation la plus répandue du texte
biblique et l'objection tirée de la loi qui régit la génération des hybrides, il est impossible de se prononcer catégoriquement et d'affirmer, pour l'espèce, la multiplicité
d'origines.
Il faut donc se contenter d'assigner des causes inférieures à ces variétés si tranchées
dont la permanence est incontestablement le caractère principal, permanence qui ne
peut se perdre que par l'effet des croisements. Ces causes, on peut les apercevoir dans
l'énergie climatérique que possédait notre globe aux premiers temps où parut la race
humaine. Il n'y a pas de doute que les conditions de force de la nature inorganique
étaient, alors, tout autrement puissantes qu'on ne les a connues depuis, et il a pu
s'accomplir, sous leur pression, des modifications ethniques devenues impossibles.
Probablement aussi, les êtres exposés à cette action redoutable s'y prêtaient beaucoup
mieux que ne le pourraient les types actuels. L'homme, étant nouvellement créé, présentait des formes encore incertaines, peut-être même n'appartenait d'une manière bien
tranchée ni à la variété blanche, ni à la noire, ni à la jaune. Dans ce cas, les déviations
1

Prichard, ouvrage cité, t. I, p. 124.

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qui portèrent les caractères primitifs de l'espèce vers les variétés aujourd'hui établies,
eurent beaucoup moins de chemin à faire que n'en aurait maintenant la race noire, par
exemple, pour être ramenée au type blanc, ou la jaune pour être confondue avec la
noire. Dans cette supposition, on devrait se représenter l'individu adamite comme
également étranger à tous les groupes humains actuels ; ceux-ci auraient rayonné autour
de lui et se seraient éloignés, les uns des autres, du double de la distance existant entre
lui et chacun d'eux. Qu'auraient dès lors conservé les individus de toutes races du
spécimen primitif ? Uniquement les caractères les plus généraux qui constituent notre
espèce : la vague ressemblance de formes que les groupes les plus distants ont en
commun ; la possibilité d'exprimer leurs besoins au moyen de sons articulés par la
voix ; mais rien davantage. Quant au surplus des traits les plus spéciaux de ce premier
type, nous les aurions tous perdus, aussi bien les peuples noirs que les peuples non
noirs ; et, quoique descendus primitivement de lui, nous aurions reçu d'influences
étrangères tout ce qui constitue désormais notre nature propre et distincte. Dès lors,
produits tout à la fois de la race adamique primitive et des milieux cosmogoniques, les
races humaines n'auraient entre elles que des rapports très faibles et presque nuls. Le
témoignage persistant de cette fraternité primordiale serait la possibilité de donner
naissance à des hybrides féconds, et il serait unique. Il n'y aurait rien de plus, et en
même temps que les différences des milieux primordiaux auraient distribué à chaque
groupe son caractère isolé, ses formes, ses traits, sa couleur d'une manière permanente,
elles auraient brisé décidément l'unité primitive, demeurée à l'état de fait stérile quant à
son influence sur le développement ethnique. La permanence rigoureuse, indélébile des
traits et des formes, cette permanence que les plus lointains documents historiques
affirment et garantissent, serait le cachet, la confirmation de cette éternelle séparation
des races.

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145

Livre premier

Chapitre XII
Comment les races se sont séparées
physiologiquement, et quelles variétés elles ont
ensuite formées par leurs mélanges. Elles sont
inégales en force et en beauté.

Retour à la table des matières

Il est bon d'éclairer complètement la question des influences cosmogoniques,
puisque les arguments qui en sortent sont ceux dont je me contente ici. Le premier
doute à écarter est le suivant : Comment les hommes, réunis sur un seul point par suite
d'une origine commune, ont-ils pu être exposés à des actions physiques totalement
diverses ? Et si leurs groupes, quand les différences de races ont commencé, étaient
déjà assez nombreux pour se répandre dans des climats distincts, comment se fait-il
qu'ayant à lutter contre des difficultés immenses, telles que traversées de forêts profondes et de contrées marécageuses, de déserts de sable ou de neige, passages de
fleuves, rencontres de lacs et d'océans, ils soient parvenus à réaliser des voyages que
l'homme civilisé, avec toute sa puissance, n'accomplit encore qu'avec grand-peine ?
Pour répondre à ces objections, il faut examiner quelle a pu être la première station de
l'espèce.
C'est une notion fort ancienne, et adoptée par de grands esprits des temps
modernes, tels que Georges Cuvier, que les différents systèmes de montagnes ont dû
servir de points de départ à certaines catégories de races. Ainsi les blancs, et même

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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quelques variétés africaines, qui, par la forme de la tête osseuse, se rapprochent des
proportions de nos familles, auraient eu leur première résidence dans le Caucase. La
race jaune serait descendue des hauteurs glacées de l'Altaï. À leur tour, les tribus de
nègres prognathes auraient, sur les versants méridionaux de l'Atlas, construit leurs
premières cabanes, tenté leurs premières migrations ; et, de cette façon, ce que les
temps originels auraient le mieux connu, ce seraient précisément ces lieux redoutables,
de difficile accès, pleins de sombres horreurs, torrents, cavernes, glaces, neiges éternelles, infranchissables abîmes ; tandis que toutes les terreurs de l'inconnu se seraient
trouvées, pour nos plus antiques parents, dans les plaines découvertes, sur les grandes
rives des fleuves, des lacs et des mers.
Le motif premier qui semble avoir conduit les philosophes anciens à émettre cette
théorie, et les modernes à la renouveler, c'est l'idée que, pour traverser les grandes
crises physiques de notre globe, l'espèce humaine a dû se rallier sur des sommets où les
flots des déluges ne pouvaient l'atteindre. Mais cette application agrandie et généralisée
de la tradition de l'Ararat, bien que convenant peut-être à des époques postérieures aux
temps primitifs, à des temps où les populations avaient déjà couvert la face du monde,
devient tout à fait inadmissible pour les temps où précisément l'espèce a dû naître dans
le calme au moins relatif de la nature, et, soit dit en passant, elle est tout à fait contraire
aux notions d'unité de l'espèce. De plus, les montagnes ont toujours été, dès les temps
les plus reculés, l'objet d'une profonde crainte, d'un respect superstitieux. C'est là que
toutes les mythologies ont placé le séjour des dieux. C'est sur la cime nuageuse de
l'Olympe, c'est sur le mont Mérou que les Grecs et les Brahmes ont rêvé leurs
assemblées divines ; c'est sur le haut du Caucase que Prométhée souffrait le châtiment
mystérieux d'un crime plus mystérieux encore ; et, si les hommes avaient commencé
par habiter ces hautes retraites, il est peu probable que leur imagination les eût ainsi
relevées si fort que de les porter jusque dans le ciel. On vénère médiocrement ce que
l'on a vu, connu, foulé aux pieds : il n'y aurait eu de divinités que dans les eaux et les
plaines. Je suis donc induit à admettre l'idée contraire, et à supposer que les terrains
découverts et plats ont été les témoins des premiers pas de l'homme. Du reste, c'est la
notion biblique 1, et du moment où le premier séjour se trouve ainsi établi, les difficultés des migrations sont sensiblement diminuées ; car les terrains plats, généralement
coupés par des fleuves, aboutissent à des mers, et il n'est plus besoin de se préoccuper
de la traversée bien autrement difficile des forêts, des déserts et des grands marécages.
Il y a deux genres de migrations : les unes volontaires ; de celles-là il ne saurait être
question dans les âges tout à fait génésiaques. Les autres sont imprévues et plus possibles et plus probables encore chez des sauvages imprudents, maladroits, que chez des
nations perfectionnées. Il suffit d'une famille embarquée sur un radeau qui dérive, de
quelques malheureux surpris par une irruption de la mer, cramponnés à des troncs
d'arbres et saisis par les courants, pour donner la raison d'une transplantation lointaine.
1

Gen. II, 8 et passim.

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Plus l'homme est faible, plus il est le jouet des forces inorganiques. Moins il a
d'expérience, plus il obéit en esclave à des accidents qu'il n'a pas su prévoir et qu'il ne
peut éviter. On connaît des exemples frappants de la facilité avec laquelle des êtres de
notre espèce peuvent être transportés, malgré eux, à des distances considérables. Ainsi
l'on raconte qu'en 1696, deux pirogues d'Ancorso, montées d'une trentaine de sauvages,
hommes et femmes, furent saisies par le mauvais temps, et, après avoir vogué quelque
temps à la dérive, arrivèrent enfin à l'une des îles Philippines, Samal, distante de trois
cents lieues du point d'où les pirogues étaient parties. Autre exemple : Quatre naturels
d'Ulea, se trouvant dans un canot, furent emportés par un coup de vent, errèrent
pendant huit mois en mer, et finirent par arriver à l'une des îles de Radack, à l'extrémité
orientale de l'archipel des Carolines, ayant ainsi fait involontairement une traversée de
550 lieues. Ces malheureux vivaient uniquement de poisson ; ils recueillaient les
gouttes de pluie avec le plus grand soin. Cette ressource venait-elle à leur manquer, ils
plongeaient au fond de la mer et buvaient de cette eau, qui, dit-on, est moins salée. Il va
sans dire qu'en arrivant à Radack, les navigateurs étaient dans l'état le plus déplorable ;
cependant ils se remirent assez promptement, et recouvrèrent la santé 1.
Ces deux citations suffisent pour rendre admissible l'idée d'une rapide diffusion de
certains groupes humains dans des climats très différents, et sous l'empire des
circonstances locales les plus opposées. Si, cependant, il fallait encore d'autres
preuves, on pourrait parler de la facilité avec laquelle les insectes, les testacés, les
plantes, se répandent partout, et certainement il n'est pas nécessaire de démontrer que
ce qui arrive pour les catégories d'êtres que je viens de nommer est, à plus forte raison,
moins difficile pour l'homme 2. Les testacés terrestres sont entraînés dans la mer par la
destruction des falaises, puis emportés jusqu'à des plages lointaines au moyen des
courants. Les zoophytes, attachés à la coquille des mollusques, ou laissant flotter leurs
bourgeons sur la surface de l'Océan, vont, où les vents les emportent, établir de
lointaines colonies ; et ces mêmes arbres d'espèces inconnues, ces mêmes poutres
sculptées qui, dans le XVe siècle, vinrent s'échouer, après tant d'autres inobservées, sur
les côtes des Canaries, et servant de texte aux méditations de Christophe Colomb,
contribuèrent à la découverte du nouveau monde, portaient probablement aussi, sur
leurs surfaces, des œufs d'insectes, que la chaleur d'une sève nouvelle devait faire éclore
bien loin du lieu de leur origine et du terrain où vivaient leurs congénères.
Ainsi nulle difficulté à ce que les premières familles humaines aient pu habiter
promptement des climats très divers, des lieux très éloignés les uns des autres. Mais,
pour que la température et les circonstances locales qui en résultent soient diverses, il
1
2

Lyell's, Principles of Geology, t. II, p. 119.
M. Alexandre de Humboldt ne pense pas que cette hypothèse puisse s'appliquer à la migration des
plantes. « Ce que nous savons, dit cet érudit, de l'action délétère qu'exerce « l'eau de mer dans un
trajet de 500 à 600 lieues sur l'excitabilité germinative de la plupart « des grains, n'est d'ailleurs pas
en faveur du système trop généralisé sur la migration des « végétaux au moyen des « courants
pélagiques. » (Examen critique de l'Histoire de la géographie du nouveau continent, t. II, p. 78.)

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n'est pas nécessaire, même dans l'état actuel du globe, que les lieux se trouvent à de
longues distances. Sans parler des pays de montagnes, comme la Suisse, où, dans
l'espace d'une à deux lieues de terrain, les conditions de l'atmosphère et du sol varient
tellement que l'on y trouve confondues, en quelque sorte, la flore de la Laponie et celle
de l'Italie méridionale ; sans rappeler que l'Isola Madre, sur le lac Majeur, nourrit des
orangers en pleine terre, de grands cactus et des palmiers nains à la vue du Simplon,
personne n'ignore combien la température de la Normandie est plus rude que celle de
l'île de jersey. Dans un triangle étroit, et sans qu'il soit besoin de faire appel aux
déductions de l'orographie, nos côtes de l'ouest présentent le spectacle le plus varié en
fait d'existences végétales 1.
Quelle ne devait pas être la valeur des contrastes, sur l'espace le plus resserré, dans
les époques redoutables au lendemain desquelles se reporte la naissance de notre
espèce! Un seul et même lieu devenait aisément le théâtre des plus grandes révolutions
atmosphériques, lorsque la mer s'en éloignait ou s'en approchait par l'inondation ou la
mise à sec des régions voisines ; lorsque des montagnes s'élevaient, tout à coup, en
masses énormes, ou s'abaissaient au niveau commun du globe, de manière à laisser des
plaines remplacer leurs crêtes ; lorsque, enfin, des tressaillements dans l'axe de la terre
et, par suite, dans l'équilibre général et dans l'inclinaison des pôles sur l'écliptique,
venaient troubler l'économie générale de la planète.
On doit ainsi considérer comme écartée toute objection tirée de la difficulté du
changement de lieux et de température aux premiers âges du monde, et rien ne s'oppose
à ce que la famille humaine ait pu, soit étendre fort loin quelques-uns de ses groupes,
soit, en les conservant réunis tous dans un espace assez resserré, les voir subir des
influences très multiples. C'est de cette manière que purent se former les types
secondaires dont sont descendues les branches actuelles de l'espèce. Quant à l'homme
de la création première, quant à l'Adamite, puisqu'il est impossible de rien savoir de ses
caractères spécifiques, ni combien chacune des familles nouvelles a conservé ou perdu
1

M. Alexandre de Humboldt expose la loi déterminante de cette vérité lorsqu'il dit (Asie centrale, t.
III, p. 23) : « La première base de la climatologie est la connaissance précise des « inégalités de la
surface d'un continent. Sans cette connaissance hypsométrique, on « attribuerait à l'élévation du sol
ce qui est l'effet d'autres causes, qui influent, dans les « basses régions, dans une surface qui a une
même courbure avec la surface de l'océan, sur « l'inflexion des lignes isothermes (ou d'égale chaleur
d'été). » En appelant l'attention sur cette grande multiplicité d'influences qui agissent sur la
température d'un point géographique indiqué, le grand érudit berlinois conduit l'esprit à concevoir
sans peine que, dans des lieux très voisins, et indépendamment de l'élévation du sol, il se forme des
phénomènes climatériques très divers. Ainsi, il est un point de l'Irlande, dans le nord-est de l'île,
sur la côte de Glenarn, qui, contrastant avec ce qui est possible aux environs, nourrit des myrtes en
pleine terre, et aussi vigoureux que ceux du Portugal, sous le parallèle de Kœnigsberg en Prusse.
« Il y gèle à peine en hiver, et cependant les chaleurs de l'été ne « suffisent pas pour mûrir le raisin.
Les mares et les petits lacs des îles Fœroë ne se « couvrent pas de glace pendant l'hiver, malgré leur
latitude de 62°... En Angleterre, sur les « côtes du Devonshire, les myrtes, le camelia japonica, le
fuchsia coccinea et le boddleya « globosa passent l'hiver sans abri en pleine terre... À Salcombe, les
hivers sont tellement « doux, qu'on y a vu des orangers en espaliers portant du fruit et à peine
abrités par le « moyen des estères (p. 147-148). »

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

149

de sa ressemblance, laissons-le, tout à fait, en dehors de la controverse. De cette façon,
nous ne remontons pas plus haut dans notre examen que les races de seconde
formation.
Je rencontre ces races bien caractérisées au nombre de trois seulement : la blanche,
la noire et la jaune 1. Si je me sers de dénominations empruntées à la couleur de la peau,
ce n'est pas que je trouve l'expression juste ni heureuse, car les trois catégories dont je
parle n'ont pas précisément pour trait distinctif la carnation, toujours très multiple
dans ses nuances, et on a vu plus haut qu'il s'y joignait des faits de conformation plus
importants encore. Mais, à moins d'inventer moi-même des noms nouveaux, ce que je
ne me crois pas en droit de faire, il faut bien me résoudre à choisir, dans la terminologie
en usage, des désignations non pas absolument bonnes, mais moins défectueuses que
les autres, et je préfère décidément celles que j'emploie ici et qui, après avertissement
préalable, sont assez inoffensives, à tous ces appellatifs tirés de la géographie ou de
l'histoire, qui ont jeté tant de désordre sur un terrain déjà assez embarrassé par luimême. Ainsi, j'avertis, une fois pour toutes, que j'entends par blancs ces hommes que
l'on désigne aussi sous le nom de race caucasique, sémitique, japhétide. J'appelle noirs,
les Chamites, et jaunes, le rameau altaïque, mongol, finnois, tatare. Tels sont les trois
éléments purs et primitifs de l'humanité. Il n'y a pas plus de raisons d'admettre les
vingt-huit variétés de Blumenbach que les sept de M. Prichard, l'un et l'autre classant
dans leurs séries des hybrides notoires. Chacun des trois types originaux, en son
particulier, ne présenta probablement jamais une unité parfaite. Les grandes causes
cosmogoniques n'avaient pas seulement créé dans l'espèce des variétés tranchées : elles
avaient aussi, sur les points où leur action s'était exercée, déterminé, dans le sens de
chacune des trois variétés principales, l'apparition de plusieurs genres qui possédèrent,
outre les caractères généraux de leur branche, des traits distinctifs particuliers. Il n'y eut
pas besoin de croisements ethniques pour amener ces modifications spéciales ; elles
préexistèrent à tous les alliages. C'est vainement qu'on chercherait aujourd'hui à les
constater dans l'agglomération métisse qui constitue ce qu'on nomme la race blanche.
Cette impossibilité doit exister aussi pour la jaune. Peut-être le type mélanien s'est-il
conservé pur quelque part ; du moins, il est certainement resté plus original, et il
démontre ainsi, sur le vu même, ce que nous pouvons, pour les deux autres catégories
humaines, admettre, non pas d'après le témoignage de nos sens, mais d'après les
inductions fournies par l'histoire.
Les nègres ont continué d'offrir différentes variétés originelles, telles que le type
prognathe à chevelure laineuse, celui du nègre hindou du Kamaoun et du Dekkhan, celui
du Pélagien de la Polynésie. Très certainement des variétés se sont formées entre ces

1

J'expliquerai en leur lieu les motifs qui me portent à ne pas compter les sauvages peaux-rouges de
l'Amérique au nombre des types purs et primitifs. J'ai déjà laissé entrevoir mon opinion, à ce sujet,
au chapitre X de ce volume. D'ailleurs, je ne fais ici que me rallier à l'avis de M. Flourens, qui ne
reconnaît aussi que trois grandes subdivisions dans l'espèce : celles d'Europe, d'Asie et d'Afrique.
Ces dénominations me semblent prêter le flanc à la critique, mais le fond est juste.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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genres au moyen de mélanges, et c'est de là que dérivent, tant pour les noirs que pour
les blancs et les jaunes, ce qu'on peut appeler les types tertiaires.
On a relevé un fait bien digne de remarque, dont on prétend se servir aujourd'hui
comme d'un critérium sûr pour reconnaître le degré de pureté ethnique d'une population. C'est la ressemblance des visages, des formes, de la constitution et, partant, des
gestes et du maintien. Plus une nation serait exempte d'alliage et plus tous ses membres
auraient en commun ces similitudes que j'énumère. Plus au contraire elle se serait
croisée, et plus on trouverait de différences dans la physionomie, la taille, le port,
l'apparence enfin des individualités. Le fait est incontestable, et le parti à en tirer est
précieux ; mais ce n'est pas tout à fait celui que l'on pense.
La première observation qui a fait découvrir ce fait, a eu lieu sur des Polynésiens ;
or, les Polynésiens ne sont pas une race pure, tant s'en faut, puisqu'ils sont issus de
mélanges différemment gradués entre les noirs et les jaunes. La transmission intégrale
du type dans les différents individus n'indique donc pas la pureté de la race, mais
seulement ceci : que les éléments, plus ou moins nombreux, dont cette race est composée, sont arrivés à se fondre parfaitement ensemble, de manière à ce que la combinaison
en est, à la fin, devenue homogène, et que chaque individu de l'espèce n'ayant pas, dans
les veines, d'autre sang que son voisin, il n'y a pas moyen qu'il en diffère physiquement. De même que les frères et sœurs se ressemblent souvent, comme provenant
d'éléments semblables, ainsi, lorsque deux races productrices sont parvenues à
s'amalgamer si complètement qu'il n'y a plus dans la nation de groupes ayant plus de
l'essence de l'une que de l'autre, il s'établit, par équilibre, une sorte de pureté fictive, un
type artificiel, et tous les nouveau-nés en apportent l'empreinte.
De cette façon, le type tertiaire, dont j'ai défini le mode de formation, put avoir de
bonne heure le cachet faussement attribué à la pureté absolue et vraie de race, c'est-àdire la ressemblance de ses individualités, et cela fut possible dans un délai d'autant
plus court que deux variétés d'un même type furent relativement peu différentes entre
elles. C'est pour ce motif que, dans une famille, si le père appartient à une nation autre
que celle de la mère, les enfants ressembleront soit à l'un, soit à l'autre de leurs auteurs,
et auront peine à établir une identité de caractères physiques entre eux ; tandis que, si
les parents sont issus tous deux d'une même souche nationale, cette identité se
produira sans aucune peine.
Il est encore une loi à signaler avant d'aller plus loin : les croisements n'amènent pas
seulement la fusion de deux variétés. Ils déterminent la création de caractères nouveaux,
qui deviennent dès lors le côté le plus important par lequel on puisse envisager un
sous-genre. On va en voir bientôt des exemples. Je n'ai pas besoin d'ajouter, ce qui
s'entend assez de soi, que le développement de cette originalité nouvelle ne peut être
complet sans cette condition que la fusion des types générateurs sera préalablement
parfaite, sans quoi la race tertiaire ne pourrait passer pour véritablement fondée. On

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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devine donc qu'il faut ici des conditions de temps d'autant plus considérables, que les
deux nations fusionnées seront plus nombreuses. Jusqu’à ce que le mélange soit
complet et que la ressemblance et l'identité physiologique des individualités aient été
établies, il n'y a pas sous-genre nouveau, il n'y a pas développement normal d'une
originalité propre, bien que composite ; il n'existe que la confusion et le désordre qui
naissent toujours de la combinaison inachevée d'éléments naturellement étrangers l'un à
l'autre.
Nous n'avons qu'une très faible connaissance historique des races tertiaires. Ce n'est
qu'aux débuts les plus brumeux des chroniques humaines que nous pouvons entrevoir,
sur certains points, l'espèce blanche dans cet état qui ne paraît, nulle part, avoir duré
longtemps. Les penchants essentiellement civilisateurs de cette race d'élite la
poussaient constamment à se mélanger avec les autres peuples. Quant aux deux types
jaune et noir, là où on les trouve à cet état tertiaire, ils n'ont pas d'histoire, car ce sont
des sauvages 1.
Aux races tertiaires en succèdent d'autres que j'appellerai quartenaires. Elles
proviennent de l'hymen de deux grandes variétés. Les Polynésiens nés du mélange du
type jaune avec le type noir 2, les mulâtres, produits par les blancs et les noirs, voilà
des générations qui appartiennent au type quartenaire. Inutile de faire remarquer, une
fois de plus, que le nouveau type unit d'une manière plus ou moins parfaite des
caractères spéciaux aux traits qui rappellent sa double descendance.
Du moment qu'une race quartenaire est encore modifiée par l'intervention d'un type
nouveau, le mélange ne se pondère plus que difficilement, ne se combine plus que
lentement et a grand-peine à se régulariser. Les caractères originels entrés dans sa composition, déjà considérablement affaiblis, sont de plus en plus neutralisés. Ils tendent à
disparaître dans une confusion qui devient le principal cachet du nouveau produit. Plus
ce produit se multiplie et se croise, plus cette disposition augmente. Elle arrive à
l'infini. La population où on la voit s'accomplir est trop nombreuse pour que l'équilibre
ait quelque chance de s'établir avant des séries de siècles. Elle ne présente qu'un
1

2

M. Carus donne son puissant appui à la loi que j'ai établie au sujet de l'aptitude particulière des
races civilisatrices à se mélanger, lorsqu'il fait ressortir la variété extrême de l'organisme humain
perfectionné et la simplicité des corpuscules microscopiques qui occupent le plus bas degré de
l'échelle des êtres. Il tire de cette remarque ingénieuse l'axiome suivant : « Toutes les fois qu'entre
les éléments d'un tout organique, il y a la plus « grande similitude possible, leur état ne peut être
considéré comme l'expression haute et « parfaite d'un développement complet. Ce n'est qu'un
développement primitif et « élémentaire. » (Ueber die ungl. B. d. versch. Menschheitst f. bœb.
geist. Entwick., p. 4.) Ailleurs, il ajoute : « La plus grande diversité, c'est-à-dire inégalité possible
des parties, « jointe à l'unité la plus complète de l'ensemble, apparaît partout comme la mesure de la
« plus haute perfection d'un organisme. » C'est, dans l'ordre politique, l'état d'une société où les
classes gouvernantes, habilement hiérarchisées, sont strictement distinctes, ethniquement parlant,
des classes populaires.
C'est probablement par suite d'une faute de typographie que M. Flourens (Éloge de Blumenbach, p.
XI) donne la race polynésienne comme « un mélange de deux autres, la caucasique et la mongolique. » C'est la noire et la mongolique que le savant académicien a certainement voulu dire.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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spectacle effrayant d'anarchie ethnique. Dans les individualités, on retrouve, çà et là, tel
trait dominant qui rappelle d'une manière sûre que cette population a dans les veines
du sang de toute provenance. Tel homme aura la chevelure du nègre, tel autre le faciès
mongol ; celui-ci les yeux du Germain, celui-là la taille du Sémite, et ce seront tous des
parents ! Voilà le phénomène offert par les grandes nations civilisées, et on l'observe
surtout dans leurs ports de mer, leurs capitales et leurs colonies, lieux où les fusions
s'accomplissent avec le plus de facilité. À Paris, à Londres, à Cadix, à Constantinople,
on trouvera, sans sortir de l'enceinte des murs, et en se bornant à l'observation de la
population qui se dit indigène, des caractères appartenant à toutes les branches de
l'humanité. Dans les basses classes, depuis la tête prognathe du nègre jusqu'à la face
triangulaire et aux yeux bridés du Chinois, on verra tout ; car, depuis la domination des
Romains principalement, les races les plus lointaines et les plus disparates ont fourni
leur contingent au sang des habitants de nos grandes villes. Les invasions successives,
le commerce, les colonies implantées, la paix et la guerre ont contribué, à tour de rôle, à
augmenter le désordre, et si l'on pouvait remonter un peu haut sur l'arbre généalogique
du premier homme venu, on aurait chance d'être étonné de l'étrangeté de ses aïeux 1.
Après avoir établi la différence physique des races, il reste encore à décider si ce
fait est accompagné d'inégalité, soit dans la beauté des formes soit dans les mesures de
la force musculaire. La question ne saurait rester longtemps douteuse.
J'ai déjà constaté que, de tous les groupes humains, ceux qui appartiennent aux
nations européennes et à leur descendance sont les plus beaux. Pour en être pleinement
convaincu, il suffit de comparer les types variés répandus sur le globe, et l'on voit que
depuis la construction et le visage, en quelque sorte, rudimentaire du Pélagien et du
Pécherai jusqu'à la taille élevée, aux nobles proportions de Charlemagne, jusqu'à
l'intelligente régularité des traits de Napoléon, jusqu'à l'imposante majesté qui respire
sur le visage royal de Louis XIV, il y a une série de gradations par laquelle les peuples
qui ne sont pas du sang des blancs approchent de la beauté, mais ne l'atteignent pas.
Ceux qui y touchent de plus près sont nos plus proches parents : telles la famille
ariane dégénérée de l'Inde et de la Perse, et les populations sémitiques les moins
rabaissées par le contact noir 2. À mesure que toutes ces races s'éloignent trop du type
blanc, leurs traits et leurs membres subissent des incorrections de formes, des défauts
1

2

Les caractères physiologiques des différents ancêtres se représentent dans les descendants suivant des
règles fixes. Ainsi l'on observe dans l'Amérique du Sud que les produits d'un blanc et d'une
négresse peuvent, à la première génération, avoir les cheveux plats et souples ; mais, invariablement, à la seconde, le lainage crépu apparaît. (A. d'Orbigny, l'Homme américain, t. I, p. 143.)
Il est à remarquer que les mélanges les plus heureux, au point de vue de la beauté, sont ceux qui
sont formés par l'hymen des blancs et des noirs. On n'a qu'à mettre en parallèle le charme souvent
puissant des mulâtresses, des capresses, des quarteronnes avec les produits des jaunes et des blancs,
comme les femmes russes et hongroises. La comparaison ne tourne pas à l'avantage de ces dernières.
Il n'est pas moins certain qu'un beau Radjepout est plus idéalement beau que le Slave le plus
accompli.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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de proportion qui, en s'amplifiant, de plus en plus, chez celles qui nous sont devenues
étrangères, finissent par produire cette excessive laideur, partage antique, caractère
ineffaçable du plus grand nombre des branches humaines. On n'en est plus à écouter la
doctrine reproduite par Helvétius dans son livre de l’Esprit, et qui consiste à faire de la
notion du beau une idée purement factice et variable. Que tous ceux qui pourraient
conserver encore quelques scrupules à cet égard consultent l'admirable essai de M .
Gioberti 1, il ne leur restera rien à contester. Nulle part on n'a mieux démontré que le
beau est une idée absolue et nécessaire, qui ne saurait avoir une application facultative,
et c'est en vertu des principes solides établis par le philosophe piémontais que je
n'hésite pas à reconnaître la race blanche pour supérieure en beauté à toutes les autres,
qui, entre elles, diffèrent encore dans la mesure où elles se rapprochent ou s'éloignent
du modèle qui leur est offert. Il y a donc inégalité de beauté dans les groupes humains,
inégalité logique, expliquée, permanente et indélébile.
Y a-t-il aussi inégalité de forces ? Sans contredit, les sauvages de l'Amérique,
comme les Hindous, sont de beaucoup nos inférieurs sur ce point. Les Australiens se
trouvent dans le même cas. Les nègres ont également moins de vigueur musculaire 2.
Tous ces peuples supportent infiniment moins les fatigues. Mais il y a lieu de distinguer entre la force purement musculaire, celle qui n'a besoin pour vaincre que de se
déployer à un seul moment donné, et cette puissance de résistance dont le caractère le
plus remarquable est la durée. Cette dernière est plus typique que la première, qui
rencontrerait au besoin des rivales, même dans les races les plus notoirement faibles. La
pesanteur du poing, si on voulait la prendre comme unique critérium de la force, trouve
chez des peuplades nègres fort abruties, chez des Nouveaux-Zélandais très débilement
constitués, chez des Lascars, chez des Malais, quelques individus qui peuvent l'exercer
de manière à contre-balancer les exploits de la populace anglaise ; tandis qu'à prendre
les nations en masse, et en les jugeant d'après la somme de travaux qu'elles endurent
sans fléchir, la palme appartient à nos peuples de race blanche.
Parmi ces peuples même, pour la force comme pour la beauté, l'inégalité se rencontre encore dans les différents groupes tout aussi bien, quoiqu'à un degré inférieur. Les
Italiens sont plus beaux que les Allemands et que les Suisses, plus beaux que les
Français et que les Espagnols. De même les Anglais présentent un caractère de beauté
corporelle supérieur à celui des nations slaves.
Quant à la force du poing, les Anglais priment toutes les autres races européennes ;
tandis que les Français et les Espagnols possèdent une puissance supérieure de résistance à la fatigue, aux privations, aux intempéries des climats les plus durs. La question
1
2

Gioberti, Essai sur le Beau, traduction de M. Bertinatti, p. 6 et 25.
Voir, entre autres, pour les indigènes américains, Martius et Spix, Reise in Brasilien, t. I, p. 259 ;
pour les nègres, Pruner, der Neger, eine aphoristische Skizze aus der medicinischen Topographie
von Cairo, dans la Zeitsch.dl. deutsch. morgenl. Gesellsch., t. I, p. 131 ; pour la supériorité
musculaire des blancs sur toutes les autres races, Carus, Ueber die hungl. Befæhigung, etc., p. 84.

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a été mise hors de doute pour les Français, lors de la funeste campagne de Russie. Là
où les Allemands et les troupes du Nord, habituées cependant aux rigueurs de la
température, s'affaissèrent, presque en totalité, sous la neige, nos régiments, tout en
payant un horrible tribut aux rigueurs de la retraite, purent cependant sauver le plus de
monde. On a voulu attribuer cette prérogative à la supériorité de l'éducation morale et
du sentiment guerrier. L'explication est peu satisfaisante. Les officiers allemands, qui
périrent par centaines, avaient tout autant d'honneur et une conception aussi élevée du
devoir que nos soldats, et ils n'en succombèrent pas moins. Concluons donc que les
populations françaises possèdent certaines qualités physiques supérieures à celles de
la famille allemande et qui leur permettent de braver, sans mourir, les neiges de la
Russie comme les sables brûlants de l'Égypte.

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155

Livre premier

Chapitre XIII
Les races humaines sont intellectuellement inégales ;
l'humanité n'est pas perfectible à l'infini.

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Pour bien apprécier les différences intellectuelles des races, le premier soin doit être
de constater jusqu'à quel degré de stupidité l'humanité peut descendre. Nous connaissons déjà le plus bel effort qu'elle puisse produire : c'est la civilisation.
La plupart des observateurs scientifiques ont eu jusqu'ici une tendance marquée à
rabaisser, au delà de la vérité, les types les plus infimes.
Presque tous les premiers renseignements sur une tribu sauvage la dépeignent sous
des couleurs faussement horribles, et lui assignent une telle impuissance d'intelligence
et de raisonnement, qu'elle tombe au niveau du singe et au-dessous de l'éléphant. Ce
jugement, il est vrai, a ses contrastes. Un navigateur est-il bien reçu dans une île, croit-il
trouver, chez les habitants, de la douceur et un accueil hospitalier, réussit-il à en
déterminer quelques-uns à travailler, un tant soit peu, avec les matelots, aussitôt les
éloges s'accumulent sur l'heureuse peuplade ; elle est déclarée bonne à tout, propre à
tout, capable de tout, et quelquefois l'enthousiasme, franchissant toutes limites, jure
avoir trouvé chez elle des esprits supérieurs.

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Il faut en appeler du jugement trop favorable comme du trop sévère. Parce que
certains Taïtiens auront contribué au radoubage d'un baleinier, leur nation n'est pas
pour cela civilisable. Parce que tel homme de Tonga-Tabou aura montré de la bienveillance à des étrangers, il n'est pas nécessairement accessible à tous les progrès, et, de
même, on n'est pas autorisé à ravaler jusqu'à la brute tel indigène d'une côte longtemps
inconnue, parce qu'il aura reçu les premiers visiteurs à coups de flèche, ou même parce
qu'on l'aura trouvé mangeant des lézards crus et des boules de terre. Ce genre de repas
n'annonce pas, sans doute, une intelligence bien relevée ni des mœurs bien cultivées.
Mais, qu'on en soit certain toutefois, chez le cannibale le plus répugnant, il reste une
étincelle du feu divin, et la compréhension peut s'allumer chez lui au moins jusqu'à un
certain degré. Pas de tribus si humbles qui ne portent, sur les choses dont elles sont
entourées, des jugements quelconques, vrais ou faux, justes ou erronés, qui, par le fait
seul qu'ils existent, prouvent suffisamment la persistance d'un rayon intellectuel dans
toutes les branches de l'humanité. C'est par là que les sauvages les plus dégradés sont
accessibles aux enseignements de la religion et qu'ils se distinguent, d'une manière toute
particulière et toujours reconnaissable, des brutes les plus intelligentes.
Cependant, cette vie morale, placée au fond de la conscience de chaque individu de
notre espèce, est-elle capable de se dilater à l'infini ? Tous les hommes ont-ils, à un
degré égal, le pouvoir illimité de progresser dans leur développement intellectuel ?
Autrement dit, les différentes races humaines sont-elles douées de la puissance de
s'égaler les unes les autres ? Cette question est, au fond, celle de la perfectibilité
indéfinie de l'espèce et de l'égalité des races entre elles. Sur les deux points, je réponds
non.
L'idée de la perfectibilité à l'infini séduit beaucoup les modernes et ils s'appuient
sur cette remarque que notre mode de civilisation possède des avantages et des mérites
que nos prédécesseurs, différemment cultivés, n'avaient pas. On cite tous les faits qui
distinguent nos sociétés. J'en ai parlé déjà ; je me prête volontiers à les énumérer de
nouveau.
On assure donc que nous possédons, sur tout ce qui relève du domaine de la
science, des opinions plus vraies ; que nos mœurs sont, en général, douces, et notre
morale préférable à celles des Grecs et des Romains. Nous avons aussi, ajoute-t-on, au
sujet de la liberté politique, des idées et des sentiments, des opinions, des croyances,
des tolérances qui prouvent mieux que tout le reste notre supériorité. Il ne manque pas
de théoriciens à belles espérances pour soutenir que les conséquences de nos institutions doivent nous conduire tout droit à ce jardin des Hespérides, si cherché et si peu
trouvé depuis que les plus anciens navigateurs en ont constaté l'absence aux îles
Canaries.
Un examen un peu plus sérieux de l'histoire fait justice de ces hautes prétentions.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Nous sommes, à la vérité, plus savants que les anciens. C'est que nous avons
profité de leurs découvertes. Si nous possédons plus de connaissances, c'est uniquement parce que nous sommes leurs continuateurs, leurs élèves et leurs héritiers.
S'ensuit-il que la découverte des forces de la vapeur et la solution de quelques
problèmes de la mécanique nous acheminent vers l'omniscience ? Tout au plus, ces
succès nous conduiront à pénétrer dans tous les secrets du monde matériel. Lorsque
nous aurons achevé cette conquête, pour laquelle il y a encore à faire bien et bien des
choses qui ne sont pas même commencées, ni entrevues, aurons-nous avancé d'un seul
pas au delà de la pure et simple constatation des lois physiques ? Nous aurons, je le
veux, beaucoup augmenté nos forces pour réagir sur la nature et la plier à nos besoins.
Nous aurons encore traversé la terre de part en part, ou reconnu définitivement ce
trajet impraticable. Nous aurons appris à nous diriger dans les airs, et, en nous
rapprochant de quelques milliers de mètres des limites de l'air respirable, découvert et
éclairci certains problèmes astronomiques ou autres ; rien de plus. Tout cela ne nous
mène pas à l'infini. Et eussions-nous compté tous les systèmes planétaires qui se
meuvent dans l'espace, serions-nous plus près de cet infini ? Avons-nous appris, sur
les grands mystères, une chose ignorée des anciens ? Nous avons, ce me semble, changé
les méthodes employées avant nous, pour tourner autour du secret. Nous n'avons pas
fait un pas de plus dans ses ténèbres.
Puis, en admettant que nous soyons plus éclairés sur certains faits, combien,
d'autre part, nous avons perdu de notions familières à nos plus lointains ancêtres ! Estil douteux qu'au temps d'Abraham, on ne sût de l'histoire primordiale beaucoup plus
que nous n'en connaissons ? Combien de choses découvertes par nous, à grand-peine,
ou par hasard, ne sont en définitive que des connaissances oubliées et retrouvées ! Et
comme, sur bien des points, nous sommes inférieurs à ce qu'on a été jadis ! Que
pourrait-on comparer, ainsi que je le disais plus haut pour un autre objet, oui, que
pourrait-on comparer, en choisissant dans nos plus splendides travaux, à ces merveilles
que l'Égypte, l'Inde, la Grèce, l'Amérique nous montrent encore, attestant la magnificence sans bornes de tant d'autres édifices que le poids des siècles a fait disparaître,
bien moins que les ineptes ravages de l'homme ? Que sont nos arts auprès de ceux
d'Athènes ? Que sont nos penseurs auprès de ceux d'Alexandrie et de l'Inde ? Que sont
nos poètes auprès de Valmiki, de Kalidasa, d'Homère et de Pindare ?
En somme, nous faisons autrement. Nous appliquons notre esprit à d'autres buts, à
d'autres recherches que les autres groupes civilisés de l'humanité ; mais, en changeant
de terrain, nous n'avons pu conserver dans toute leur fertilité les terres qu'ils cultivaient
déjà. Il y a donc eu abandon d'un côté, en même temps qu'il y avait conquête de l'autre.
C'était une triste compensation, et, loin d'annoncer un progrès, elle n'indique qu'un
déplacement. Pour qu'il y eût acquisition réelle, il faudrait qu'ayant au moins gardé
dans toute leur intégrité les principales richesses des sociétés antérieures, nous
eussions réussi à édifier, à côté de leurs travaux, certains grands résultats qu'elles et
nous avons cherchés également ; que nos sciences et nos arts, appuyés sur leurs arts et

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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leurs sciences, eussent trouvé quelque nouveauté profonde touchant la vie et la mort, la
formation des êtres, les principes primordiaux du monde. Or, sur toutes ces questions,
la science moderne n'a plus ces lueurs qui se projetaient, on a lieu de le penser, à
l'aurore des temps antiques, et, de son propre cru et de ses propres efforts, elle n'est
parvenue encore qu'à cet humiliant aveu : « Je cherche et ne trouve pas. » Il n'y a donc
guère de progrès réels dans les conquêtes intellectuelles de l'homme. Notre critique
seule est incontestablement meilleure que celle de nos devanciers. C'est un grand point ;
mais critique veut dire classement, et non pas acquisition.
Pour ce qui est de nos idées prétendues neuves sur la politique, on peut sans
inconvénient prendre avec elles des libertés plus vives encore qu'avec nos sciences.
Cette fécondité de théories, dont nous aimons à nous faire honneur, on la retrouve
tout aussi grande à Athènes après Périclès. Le moyen de s'en convaincre, c'est de relire
ces comédies d'Aristophane, amplifications satiriques, dont Platon recommandait la
lecture à qui voulait connaître les mœurs publiques de la ville de Minerve. On récuse la
comparaison depuis que l'on s'est avisé de prétendre qu'entre notre ordre social actuel
et l'état de l'antiquité grecque la servitude crée une différence fondamentale. La démagogie n'en était que plus profonde, si l'on veut, et voilà tout. On parlait alors des esclaves
sur le même ton où l'on parle aujourd'hui des ouvriers et des prolétaires, et combien
n'était-il pas avancé, ce peuple athénien qui fit tant pour plaire à sa plèbe servile après
le combat des Arginuses !
Transportons-nous à Rome. Ouvrons les lettres de Cicéron. Quel tory modéré que
cet orateur romain ! quelle similitude parfaite entre sa république et nos sociétés
constitutionnelles, quant au langage des partis et aux luttes parlementaires ! Là, aussi,
dans les bas-fonds, s'agitait une population d'esclaves dépravés, toujours la révolte
dans le cœur, quand ils ne l'avaient pas au bout des poings. Laissons cette tourbe.
Nous le pouvons d'autant mieux que la loi ne lui reconnaissait pas d'existence civile,
qu'elle ne comptait pas dans la politique, et n'agissait sur les décisions, aux jours
d'émeute, que comme auxiliaire des perturbateurs de naissance libre.
Eh bien ! les esclaves rejetés dans le néant, n'avons-nous pas, sur le Forum, tout ce
qui constitue un état social à la moderne ? La populace, qui demandait du pain, des
jeux, des distributions gratuites et le droit de jouir ; la bourgeoisie, qui voulait et obtint
le partage des emplois publics ; le patriciat, transformé successivement et reculant
toujours, et toujours perdant de ses droits, jusqu'au moment où ses défenseurs mêmes
acceptèrent, comme unique système de défense, de refuser toute prérogative en ne
réclamant que la liberté pour tous ? Ne sont-ce pas là des ressemblances parfaites ?
Croit-on que dans les opinions qui s'expriment aujourd'hui, si variées qu'elles
puissent être, il en existe une seule, il se trouve même une nuance qui n'ait été connue à
Rome ? Je parlais tout à l'heure des lettres écrites de Tusculum : c'est la pensée d'un

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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conservateur progressiste. Vis-à-vis de Sylla, Pompée et Cicéron étaient des libéraux.
Ils ne l'étaient pas encore assez pour César. Ils l'étaient trop pour Caton. Plus tard,
sous le principat, nous voyons, dans Pline le Jeune, un royaliste modéré, ami du repos
quand même. Il ne veut ni de trop de liberté, ni d'excès de pouvoir, et, positif dans ses
doctrines, tenant très peu aux grandeurs évanouies de l'âge des Fabius, il leur préférait
la prosaïque administration de Trajan. Ce n'était pas l'avis de tout le monde. Beaucoup
de gens pensaient, redoutant quelque résurrection de l'ancien Spartacus, que l'empereur
ne pouvait trop faire sentir sa puissance. Quelques provinciaux, au rebours, demandaient et obtenaient ce que nous appellerions des garanties constitutionnelles ; tandis
que les opinions socialistes ne trouvaient pas de moindres interprètes que le césar
gaulois C. Junius Posthumus, qui s'écriait dans ses déclamations : Dives et pauper,
inimici, le riche et le pauvre sont des ennemis-nés.
Bref, tout homme ayant quelque prétention à participer aux lumières du temps
soutenait avec force l'égalité du genre humain, le droit universel à posséder les biens de
cette terre, la nécessité évidente de la civilisation gréco-latine, sa perfection, sa douceur,
ses progrès futurs plus grands encore que ses avantages actuels, et, pour couronner le
tout, son éternité. Ces idées n'étaient pas seulement la consolation et l'orgueil des
païens ; c'était aussi l'espoir solide des premiers, des plus illustres Pères de l'Église,
dont Tertullien se faisait l'interprète 1.
Enfin, pour achever le tableau d'un dernier trait frappant, le plus nombreux de tous
les partis était celui des indifférents, de ces gens trop faibles, trop dégoûtés, trop
craintifs ou trop indécis pour saisir une vérité au milieu de toutes les théories disparates qu'ils voyaient sans cesse miroiter à leurs yeux, et qui, jouissant de l'ordre quand
il existait, supportant, tant bien que mal, le désordre quand il venait, admiraient, en
tous temps, le progrès des jouissances matérielles inconnues à leurs pères, et, sans trop
vouloir penser au reste, se consolaient en répétant à satiété :
On travaille aujourd'hui d'un air miraculeux.
Il y aurait plus de raisons de croire à des perfectionnements dans la science
politique, si nous avions inventé quelque rouage inconnu jusqu'à nous, et qui n'ait pas
été auparavant pratiqué, au moins dans l'essentiel. Cette gloire nous manque. Les
monarchies limitées ont été connues de tous temps. On en voit même des modèles
curieux chez certaines peuplades américaines restées cependant barbares. Les républiques démocratiques et aristocratiques de toutes formes et pondérées suivant les
méthodes les plus variées ont existé dans le nouveau monde comme dans l'ancien.
Tlascala est, en ce genre, un spécimen complet tout comme Athènes, Sparte, et La
Mecque avant Mahomet. Et quand même, d'ailleurs, il serait vrai que nous eussions
appliqué à la science gouvernementale quelque perfectionnement secondaire de notre
1

Amédée Thierry, Histoire de la Gaule sous l'administration romaine, t. I, p. 241.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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invention, en serait-ce assez pour justifier une prétention si grosse que celle de la
perfectibilité illimitée ? Soyons modestes, comme le fut un jour le plus sage des rois :
Nil novi sub sole 1.
Voyons nos mœurs, maintenant. On les dit plus douces que celles des autres grandes sociétés humaines : c'est encore une affirmation qui tente bien fort la critique.
Il est des rhétoriciens qui voudraient aujourd'hui faire disparaître du code des
nations le recours à la guerre. Ils ont pris cette théorie dans Sénèque. Certains sages de
l'Orient professaient aussi, à cet égard, des idées toutes conformes à celles des Frères
moraves. Mais quand bien même les amis de la paix universelle réussiraient à dégoûter
l'Europe de l'appel aux armes, il leur faudrait encore amener les passions humaines à se
transformer pour toujours. Ni Sénèque ni les brahmanes n'ont obtenu cette victoire. Il
est douteux qu'elle nous soit réservée, et pour ce qui est de notre mansuétude, regardez
dans nos champs, dans nos rues, la trace sanglante qu'elle y creuse.
Nos principes sont purs et élevés, je le veux. La pratique y répond-elle ?
Attendons, pour nous vanter, que nos pays, qui depuis le commencement de la
civilisation moderne ne sont pas encore restés cinquante ans sans massacres, puissent
se glorifier, comme l'Italie romaine, de deux siècles de paix, qui n'ont d'ailleurs, hélas !
rien prouvé pour l'avenir 2 !
La perfectibilité humaine n'est donc pas démontrée par l'état de notre civilisation.
L'homme a pu apprendre certaines choses, il en a oublié beaucoup d'autres. Il n'a pas
1

2

On est quelquefois disposé à considérer le gouvernement des États-Unis d'Amérique comme une
création tout à fait originale et particulière à notre époque, et ce qu'on y relève de surtout
remarquable, c'est la part restreinte abandonnée dans cette société à 1'initiative et même à la simple
intervention de l'autorité gouvernementale ou administrative. Si l'on veut jeter les yeux sur tous les
commencements d'États fondés par la race blanche, on aura identiquement le même spectacle. Le
self-government n'est pas aujourd'hui plus triomphant à New-York, qu'il ne le fut jadis à Paris, au
temps des Franks. Les Indiens, il est vrai, sont traités beaucoup plus inhumainement par les
Américains que ne le furent les Gaulois par les leudes de Khlodowig. Mais il faut considérer que la
distance ethnique est bien plus grande entre les républicains éclairés du nouveau monde et leurs
victimes, qu'elle ne l'était entre le conquérant germain et ses vaincus.
Du reste, lorsque, par la suite, j'exposerai les débuts de toutes les sociétés arianes, on verra que
toutes ont commencé par l'exagération de l'indépendance vis-à-vis du magistrat et vis-à-vis de la loi.
Les inventions politiques de ce monde ne sauraient, ce me semble, sortir des deux limites tracées
par deux peuples situés, l'un dans le nord-est de l'Europe, l'autre dans les pays riverains du Nil, à
l'extrême sud de l'Égypte. Le gouvernement du premier de ces peuples, à Bolgari, près de Kazan,
avait l'habitude de faire pendre les gens d'esprit, comme moyen préventif. C'est au voyageur arabe
Ibn Foszlan que nous devons la connaissance de ce fait. (A. de Humboldt, Asie centrale, t. I, p.
494.)
Chez l'autre nation, habitant le Fazoql, lorsque le roi ne convient plus, ses parents et ses ministres
viennent le lui annoncer, et on lui fait remarquer que, puisqu'il ne plaît plus aux hommes, aux
femmes, aux enfants, aux bœufs, aux ânes, etc., le mieux qu'il puisse faire, c'est de mourir, et on l'y
aide aussitôt. (Lepsius, Briefe aux Ægypten, Æthiopien und der Halbinsel des Sinai; Berlin, 1852.)
Amédée Thierry, Histoire de la Gaule sous l'administration romaine, t. I, p. 241.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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ajouté un sens à ses sens, un membre à ses membres, une faculté à son âme. Il n'a fait
que tourner d'un autre côté du cercle qui lui est dévolu, et la comparaison de ses
destinées à celles de nombreuses familles d'oiseaux et d'insectes n'est pas même propre
à inspirer toujours des pensées bien consolantes sur son bonheur d'ici-bas.
Depuis le moment où les termites, les abeilles, les fourmis noires ont été créées,
elles ont trouvé spontanément le genre de vie qui leur convenait. Les termites et les
fourmis, dans leurs communautés, ont d'abord découvert, pour leurs demeures, un
mode de construction, et pour leurs provisions un emmagasinement, pour leurs actifs
un système de soins, dont les naturalistes pensent qu'il n'admet pas de variations ni de
perfectionnements 1. Du moins tel qu'il est, il a constamment suffi aux besoins des
pauvres êtres qui l'emploient. De même les abeilles, avec leur gouvernement monarchique exposé à des renversements de souveraines, jamais à des révolutions sociales, n'ont
pas, un seul jour, ignoré la manière de vivre la plus appropriée à ce que désire leur
nature. Il a été loisible longtemps aux métaphysiciens d'appeler les animaux des
machines, et de reporter à Dieu, anima brutorum, la cause de leurs mouvements.
Aujourd'hui que, d'un œil un peu plus soigneux, on étudie les mœurs de ces prétendus
automates, on ne s'est pas borné à abandonner cette doctrine dédaigneuse : on a
reconnu à l'instinct une portée qui l'approche de la dignité de la raison.
Que dire lorsque, dans les royaumes des abeilles, on voit les souveraines exposées à
la colère des sujettes, ce qui suppose, ou l'esprit de mutinerie chez ces dernières, ou
l'inaptitude à remplir de légitimes obligations chez les reines ? Que dire, lorsqu'on voit
les termites épargner leurs ennemis vaincus, puis les enchaîner et les employer à
l'utilité publique en les forçant d'avoir soin des jeunes individus ?
Sans doute nos États, à nous, sont plus compliqués, satisfont à plus de besoins ;
mais, lorsque je regarde le sauvage errant, sombre, sale, farouche, désœuvré, traînant
paresseusement ses pas et le bâton pointu qui lui sert de lance sur un sol sans culture ;
quand je le contemple, suivi de sa femme, unie à lui par un hymen dont une violence
férocement inepte a constitué toute la cérémonie 2 ; quand je vois cette femme portant
son enfant, qu'elle va tuer elle-même s'il tombe malade, ou seulement s'il l'ennuie 3 ; que
tout à coup, la faim se faisant sentir, ce misérable groupe, à la recherche d'un gibier
1
2

3

Martius und Spix, Reise in Brasilien, t. III, p. 950 et passim.
Chez plusieurs peuplades de l'Océanie, voici comme on a conçu l'institution du mariage : l'homme
remarque une fille. Elle lui convient. Il l'obtient du père moyennant quelques cadeaux, parmi
lesquels une bouteille d'eau-de-vie, quand le futur a pu l'offrir, tient le rang le plus distingué. Alors
le prétendu va s'embusquer au coin d'un buisson ou derrière un rocher. La fille passe sans songer à
mal. Il la renverse d'un coup de bâton ; la frappe jusqu'à ce qu'elle ait perdu connaissance et
l'emporte amoureusement chez lui, baignée dans son sang. Il est en règle. L'union légale est
accomplie.
M. d'Orbigny raconte que les mères indiennes aiment leurs enfants à l'excès, qu'elles les chérissent
au point d'en être véritablement les esclaves ; que cependant, par une bizarrerie sans exemple, si
l'enfant vient à les gêner un jour, elles le noient ou l'écrasent, ou l'abandonnent, sans nul regret,
dans les bois. (D'Orbigny, l'Homme américain, t. II, p. 232.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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quelconque, s'arrête charmé devant une de ces demeures d'intelligentes fourmis, donne
du pied dans l'édifice, en ravit et en dévore les oeufs, puis, le repas fait, se retire
tristement dans un creux de rocher, je me demande si les insectes qui viennent de périr
n'ont pas été plus favorablement doués que la stupide famille du destructeur ; si
l'instinct des animaux, borné à un court ensemble de besoins, ne les rend pas plus
heureux que cette raison avec laquelle notre humanité s'est trouvée nue sur la terre, et
plus exposée cent fois que les autres espèces aux souffrances que peuvent causer l'air,
le soleil, la neige et la pluie conjurés. Pauvre humanité ! elle n'est jamais parvenue à
inventer un moyen de vêtir tout le monde et de mettre tout le monde à l'abri de la soif
et de la faim. Certes le moindre des sauvages en sait plus long que les animaux ; mais
les animaux connaissent ce qui leur est utile, et nous l'ignorons. Ils s'y tiennent, et nous
ne le pouvons garder, quand parfois nous l'avons découvert. Ils sont toujours, en
temps normal, assurés, par leurs instincts, de trouver le nécessaire. Nous, nous voyons
de nombreuses hordes qui, depuis le commencement des siècles, n'ont pu sortir d'un
état précaire et souffreteux. En tant qu'il n'est question que du bien-être terrestre, nous
n'avons de mieux que les animaux, rien de mieux qu'un horizon plus étendu à parcourir,
mais fini et borné comme le leur.
Je n'ai pas assez insisté sur cette triste condition humaine, de toujours perdre d'un
côté quand nous gagnons de l'autre ; c'est là cependant le grand fait qui nous condamne
à errer dans nos domaines intellectuels, sans réussir jamais, tout limités qu'ils sont, à
les posséder dans leur entier. Si cette loi fatale n'existait pas, on comprendrait qu'à un
jour donné, lointain peut-être, en tous cas, probable, l'homme, se trouvant en possession de toute l'expérience des âges successifs, sachant ce qu'il peut savoir, s'étant
emparé de ce qu'il peut prendre, aurait enfin appris à appliquer ses richesses, vivrait au
milieu de la nature, sans combat avec ses semblables non plus qu'avec la misère, et,
tranquille à la fin, se reposerait, sinon à l'apogée des perfections, au moins dans un état
suffisant d'abondance et de joie.
Une telle félicité, toute restreinte qu'elle serait, ne nous est même pas promise,
puisqu'à mesure que l'homme apprend, il désapprend ; puisqu'il ne peut gagner sous le
rapport intellectuel et moral sans perdre sous le rapport physique, et qu'il ne tient
assez fortement aucune de ses conquêtes pour être assuré de les garder toujours.
Nous croyons, nous, que notre civilisation ne périra jamais, parce que nous avons
l'imprimerie, la vapeur, la poudre à canon. L'imprimerie, qui n'est pas moins connue au
Tonquin, dans l'empire d'Annam et au Japon 1 que dans l'Europe actuelle, a-t-elle, par
1

M. J. Mohl, Rapport annuel à la Société asiatique, 1851, p. 92 : « La librairie indienne « indigène
est extrêmement active, et les ouvrages qu'elle fournit n'entrent jamais dans la « librairie européenne
même de l'Inde. M. Sprenger dit, dans une lettre, qu'il y a dans la « seule ville de Luknau treize
établissements lithographiques uniquement occupés à « multiplier les livres pour les écoles, et il
donne une liste considérable d'ouvrages dont « probablement aucun n'est parvenu en Europe. Il en
est de même à Dehli, Agra, Cawnpour, « Allahabad et d'autres villes. »

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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hasard, donné aux peuples de ces contrées une civilisation même passable ? Ils ont
cependant des livres, beaucoup de livres, des livres qui se vendent à bien plus bas prix
que les nôtres. D'où vient que ces peuples soient si abaissés, si faibles, si rapprochés
du degré où l'homme civilisé, corrompu, faible et lâche, ne vaut pas, en puissance
intellectuelle, tel barbare qui, l'occasion s'offrant, va l'opprimer 1 ? D'où cela vient-il ?
Uniquement de ce que l'imprimerie est un moyen, et non pas un principe. Si vous
l'employez à reproduire des idées saines, vigoureuses, salutaires, elle fonctionnera de la
manière la plus fructueuse, et contribuera à soutenir la civilisation. Si, au contraire, les
intelligences sont tellement abâtardies que personne n'apporte plus sous les presses
des œuvres philosophiques, historiques, littéraires, capables de nourrir fortement le
génie d'une nation ; si ces presses avilies ne servent plus qu'à multiplier les malsaines et
venimeuses compositions de cerveaux énervés, les productions empoisonnées d'une
théologie de sectaires, d'une politique de libellistes, d'une poésie de libertins, comment
et pourquoi l'imprimerie sauverait-elle la civilisation ?
On suppose sans doute que, par la facilité avec laquelle elle peut répandre en grand
nombre les chefs-d'œuvre de l'esprit, l'imprimerie contribue à les conserver, et même,
dans les temps où la stérilité intellectuelle ne permet pas de leur donner de rivaux, de
les offrir au moins aux méditations des gens honnêtes. Il en est ainsi en effet.
Toutefois, pour aller chercher un livre du passé et s'en servir à sa propre amélioration,
il faut déjà posséder, sans ce livre, le meilleur des biens : la force d'une âme éclairée.
Dans les temps mauvais, témoins du départ des vertus publiques, on fait peu de cas
des anciennes compositions, et personne ne se soucie de troubler le silence des bibliothèques. C'est valoir beaucoup déjà que de songer à fréquenter ces lieux augustes, et à
de telles époques on ne vaut rien...
D'ailleurs on s'exagère beaucoup la longévité assurée aux productions de l'esprit par
la découverte de Gutenberg. À l'exception de quelques ouvrages reproduits pendant
une certaine période, tous les livres meurent aujourd'hui, comme jadis mouraient les
manuscrits. Tirées à quelques centaines d'exemplaires, les œuvres de la science surtout
disparaissent avec rapidité du domaine commun. On peut encore les trouver, bien
qu'avec peine, dans les grandes collections. Il en était absolument de même des richesses intellectuelles de l'antiquité, et, encore une fois, ce n'est pas l'érudition qui sauve un
peuple arrivé à la décrépitude.
Cherchons ce que sont devenues ces myriades d'excellents ouvrages publiés depuis
le jour où fonctionna la première presse. La plupart sont oubliés. Ceux dont on parle
encore n'ont plus guère de lecteurs, et tel qui se recherchait il y a cinquante ans voit son
titre même disparaître peu à peu de toutes les mémoires.

1

Les Siamois sont le peuple le plus déhonté de la terre. Ils gisent au plus bas degré de la civilisation
indo-chinoise ; cependant ils savent tous lire et écrire. (Ritter. Erdkunde, Asien, t. II, p. 1152.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Pour rehausser le mérite de l'imprimerie, on a trop nié la diffusion des manuscrits.
Elle était plus grande qu'on ne se l'imagine. Aux temps de l'empire romain, les moyens
d'instruction étaient très répandus, les livres étaient même communs, si l'on en doit
juger d'après ce nombre extraordinaire de grammairiens déguenillés qui pullulaient
jusque dans les plus petites villes, sortes de gens comparables aux avocats, aux
romanciers, aux journalistes de notre époque, et dont le Satyricon de Pétrone nous
raconte les mœurs dévergondées, la misère et le goût passionné des jouissances. Quand
la décadence fut complète, tous ceux qui voulaient des livres en trouvaient encore.
Virgile était lu partout. Les paysans, qui l'entendaient vanter, le prenaient pour un
dangereux enchanteur. Les moines le copiaient. Ils copiaient aussi Pline, Dioscoride,
Platon et Aristote. Ils copiaient de même Catulle et Martial. Dans le moyen âge, on
peut, au grand nombre qui nous en reste après tant de guerres, de dévastations,
d'incendies d'abbayes et de châteaux, deviner combien les œuvres littéraires, scientifiques, philosophiques, sorties de la plume des contemporains, avaient été multipliées
au delà de ce qu'on pense. On s'exagère donc les mérites réels de l'imprimerie envers la
science, la poésie, la moralité et la vraie civilisation, et l'on serait plus exact si, glissant
modestement sur cette thèse, on s'attachait surtout à parler des services journaliers
rendus par cette invention aux intérêts religieux et politiques de toutes venues,
L'imprimerie, je le répète, est un merveilleux instrument ; mais, lorsque la main et la
tête font défaut, l'instrument ne saurait bien fonctionner par lui-même.
Une longue démonstration n'est pas nécessaire pour établir que la poudre à canon
ne peut non plus sauver une société en danger de mort. C'est une connaissance qui ne
s'oubliera certainement pas. D'ailleurs il est douteux que les peuples sauvages qui la
possèdent aujourd'hui comme nous, et s'en servent autant, la considèrent jamais à un
autre point de vue que celui de la destruction.
Pour la vapeur et toutes les découvertes industrielles, je dirai aussi, comme de
l'imprimerie, que ce sont de grands moyens ; j'ajouterai que l'on a vu quelquefois des
procédés nés de découvertes scientifiques se perpétuer à l'état de routine, quand le
mouvement intellectuel qui les avait fait naître s'était arrêté pour toujours, et avait
laissé perdre le secret théorique d'où ces procédés émanaient. Enfin, je rappellerai que
le bien-être matériel n'a jamais été qu'une annexe extérieure de la civilisation, et qu'on
n'a jamais entendu dire d'une société qu'elle avait vécu uniquement parce qu'elle
connaissait les moyens d'aller vite et de se bien vêtir.
Toutes les civilisations qui nous ont précédés ont pensé, comme nous, s'être
cramponnées au rocher du temps par leurs inoubliables découvertes. Toutes ont cru à
leur immortalité. Les familles des Incas, dont les palanquins parcouraient avec rapidité
ces admirables chaussées de cinq ou six cents lieues de long qui unissent encore Cuzco
à Quito, étaient convaincues certainement de l'éternité de leurs conquêtes. Les siècles,
d'un coup d'aile, ont précipité leur empire, à côté de tant d'autres, dans le plus profond
du néant. Ils avaient, eux aussi, ces souverains du Pérou, leurs sciences, leurs

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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mécaniques, leurs puissantes machines dont nous admirons avec stupeur les œuvres
sans pouvoir en deviner le secret. Ils connaissaient, eux aussi, le secret de transporter
des masses énormes. Ils construisaient des forteresses où l'on entassait les uns sur les
autres des blocs de pierre de trente-huit pieds de long sur dix-huit de large. Les ruines
de Tihuanaco, nous montrent un tel spectacle, et ces matériaux monstrueux étaient
apportés de plusieurs lieues de distance. Savons-nous comment s'y prenaient les
ingénieurs de ce peuple évanoui pour résoudre un tel problème ? Nous ne le savons pas
plus que les moyens appliqués à la construction des gigantesques murailles cyclopéennes dont les débris résistent encore, sur tant de points de l'Europe méridionale,
aux efforts du temps.
Ainsi, ne prenons pas les résultats d'une civilisation pour ses causes. Les causes se
perdent, les résultats s'oublient quand disparaît l'esprit qui les avait fait éclore, ou, s'ils
persistent, c'est grâce à un nouvel esprit qui va s'en emparer, et souvent leur donner
une portée différente de celle qu’ils avaient d'abord. L'intelligence humaine, constamment vacillante, court d'un point à un autre, n'a point d'ubiquité, exalte la valeur de ce
qu'elle tient, oublie ce qu'elle lâche, et, enchaînée dans le cercle qu'elle est condamnée à
ne jamais franchir, ne réussit à féconder une partie de ses domaines qu'en laissant
l'autre en friche, toujours à la fois supérieure et inférieure à ses ancêtres. L'humanité ne
se surpasse donc jamais elle-même ; l'humanité n'est donc pas perfectible à l'infini.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

166

Livre premier

Chapitre XIV
Suite de la démonstration de l'inégalité
intellectuelle des races. Les civilisations diverses
se repoussent mutuellement. Les races métisses
ont des civilisations également métisses.

Retour à la table des matières

Si les races humaines étaient égales entre elles, l'histoire nous présenterait un
tableau bien touchant, bien magnifique et bien glorieux. Toutes intelligentes, toutes l'œil
ouvert sur leurs intérêts véritables, toutes habiles au même degré à trouver le moyen de
vaincre et de triompher, elles auraient, dès les premiers jours du monde, égayé la face
du globe par une foule de civilisations simultanées et identiques également florissantes ;
en même temps que les plus anciens peuples sanscrits fondaient leur empire, et, par la
religion et par le glaive, couvraient l'Inde septentrionale de moissons, de villes, de
palais et de temples ; en même temps que le premier empire d'Assyrie illustrait les
plaines du Tigre et de l'Euphrate par ses somptueuses constructions, et que les chars et
la cavalerie de Nemrod défiaient les peuples des quatre vents, on aurait vu, sur la côte
africaine, parmi les tribus des nègres à tête prognathe, surgir un état social raisonné,
cultivé, savant dans ses moyens, puissant dans ses résultats.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Les Celtes voyageurs auraient apporté au fond de l'extrême occident de l'Europe,
avec quelques débris de la sagesse orientale des âges primitifs, les éléments indispensables d'une grande société, et auraient certainement trouvé chez les populations
ibériennes alors répandues sur la face de l'Italie, dans les îles de la Méditerranée, dans la
Gaule et l'Espagne, des rivaux aussi bien renseignés qu'eux-mêmes sur les traditions
anciennes, aussi experts dans les arts nécessaires et dans les inventions d'agrément.
L'humanité unitaire se serait promenée noblement à travers le monde, riche de son
intelligence, fondant partout des sociétés similaires, et peu de temps eût suffi pour que
toutes les nations, jugeant leurs besoins de la même façon, considérant la nature du
même œil, lui demandant les mêmes choses, se trouvassent dans un contact étroit et
pussent lier ces relations, ces échanges multiples, si nécessaires partout et si profitables aux progrès de la civilisation.
Certaines tribus, malheureusement confinées sous des climats stériles, au fond des
gorges de montagnes rocheuses, sur le bord de plages glacées, dans des steppes incessamment balayées par les vents du nord, auraient pu avoir à lutter plus longtemps que
les nations favorisées contre l'ingratitude de la nature. Mais enfin ces tribus, n'ayant
pas moins que les autres d'intelligence et de sagesse, n'auraient pas tardé à découvrir
qu'il est des remèdes contre l'âpreté des climats. On les aurait vues déployer l'intelligente activité que montrent aujourd'hui les Danois, les Norwégiens, les Islandais. Elles
auraient dompté le sol rebelle, contraint malgré lui de produire. Dans les régions montagneuses, elles auraient, comme les Suisses, exploité les avantages de la vie pastorale,
ou, comme les Cachemiriens, recouru aux ressources de l'industrie, et si leur pays avait
été si mauvais, sa situation géographique si défavorable que l'impossibilité d'en tirer
jamais parti leur eût été bien démontrée, elles auraient réfléchi que le monde était grand,
possédait bien des vallons, bien des plaines douces à leurs habitants, et, quittant leur
rétive patrie, elles n'auraient pas tardé à rencontrer des terres où déployer fructueusement leur intelligente activité.
Alors les nations d'ici-bas, également éclairées, également riches, les unes par le
commerce, se multipliant dans leurs cités maritimes, les autres par l'agriculture,
florissant dans leurs vastes campagnes, celles-ci par l'industrie exercée dans les lieux
alpestres, celles-là par le transit, résultat heureux de leur situation mitoyenne, toutes
ces nations, malgré des dissensions passagères, des guerres civiles, des séditions,
malheurs inséparables de la condition humaine, auraient imaginé bientôt, entre leurs
intérêts, un système de pondération quelconque. Les civilisations identiques d'origine
se prêtant beaucoup, s'empruntant de même, auraient fini par se ressembler à peu près
de tout point, et l'on aurait vu s'établir cette confédération universelle, rêve de tant de
siècles, et que rien ne pourrait empêcher de se réaliser, si, en effet, toutes les races
étaient pourvues de la même dose et de la même forme de facultés.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

168

On sait de reste que ce tableau est fantastique. Les premiers peuples, dignes de ce
nom, se sont agglomérés sous l'empire d'une idée d'association que les barbares, vivant
plus ou moins loin d'eux, non seulement n'avaient pas eue aussi promptement, mais
n'ont pas eue depuis. Ils ont émigré de leur premier domaine et ont rencontré d'autres
peuplades : ces peuplades ont été domptées, elles n'ont jamais ni embrassé sciemment
ni compris l'idée qui dominait dans la civilisation qu'on venait leur imposer. Bien loin
de témoigner que l'intelligence de toutes les tribus humaines fût semblable, les nations
civilisables ont toujours prouvé le contraire, d'abord en asseyant leur état social sur des
bases complètement diverses, ensuite en montrant les unes pour les autres un éloignement décidé. La force de l'exemple n'a rien éveillé chez les groupes qui ne se trouvaient
pas poussés par un ressort intérieur. L'Espagne et les Gaules ont vu tour à tour les
Phéniciens, les Grecs, les Carthaginois établir sur leurs côtes des villes florissantes. Ni
l'Espagne ni les Gaules n'ont consenti à imiter les mœurs, les gouvernements de ces
marchands célèbres, et, quand les Romains sont venus, ces vainqueurs ne sont
parvenus à transformer leur nouveau domaine qu'en le saturant de colonies. Les Celtes
et les Ibères ont prouvé alors que la civilisation ne s'acquiert pas sans le mélange du
sang.
Les peuplades américaines, à quel spectacle ne leur est-il pas donné d'assister en ce
moment ? Elles se trouvent placées aux côtés d'un peuple qui veut grandir de nombre
pour augmenter de puissance. Elles voient sur leurs rivages passer et repasser des
milliers de navires. Elles savent que la force de leurs maîtres est irrésistible. L'espoir de
voir, un jour, leurs contrées natales délivrées de la présence des conquérants n'existe
chez aucune d'elles. Toutes ont conscience que leur continent tout entier est désormais
le patrimoine de l'Européen. Elles n'ont qu'à regarder pour se convaincre de la fécondité
de ces institutions exotiques qui ne font plus dépendre la prolongation de la vie de
l'abondance du gibier et de la richesse de la pêche. Elles savent, puisqu'elles achètent de
l'eau-de-vie des couvertures, des fusils, que même leurs goûts grossiers trouveraient
plus aisément satisfaction dans les rangs de cette société qui les appelle, qui les
sollicite à venir, qui les paye et les flatte pour avoir leur concours. Elles s'y refusent,
elles aiment mieux fuir de solitudes en solitudes ; elles s'enfoncent de plus en plus dans
l'intérieur des terres. Elles abandonnent tout, jusqu'aux os de leurs pères. Elles
mourront, elles le savent ; mais une mystérieuse horreur les maintient sous le joug de
leurs invincibles répugnances, et, tout en admirant la force et la supériorité de la race
blanche, leur conscience, leur nature entière, leur sang enfin, se révoltent à la seule idée
d'avoir rien de commun avec elle.
Dans l'Amérique espagnole on croit rencontrer moins d'aversion chez les indigènes.
C'est que le gouvernement métropolitain avait jadis laissé ces peuples sous l'administration de leurs caciques. Il ne cherchait pas à les civiliser. Il leur permettait de
conserver leurs usages et leurs lois, et, pourvu qu'ils fussent chrétiens, il ne leur demandait qu'un tribut d'argent. Lui-même ne colonisait guère. La conquête une fois achevée,
il s'abandonna à une tolérance indolente, et n'opprima que par boutades. C'est pourquoi

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

169

les Indiens de l'Amérique espagnole sont moins malheureux et continuent à vivre,
tandis que les voisins des Anglo-Saxons périront sans miséricorde.
Ce n'est pas seulement pour les sauvages que la civilisation est incommunicable,
c'est aussi pour les peuples éclairés. La bonne volonté et la philanthropie française en
font, en ce moment, l'épreuve dans l'ancienne régence d'Alger d'une manière non moins
complète que les Anglais dans l'Inde et les Hollandais à Batavia. Pas d'exemples, pas de
preuves plus frappantes, plus concluantes de la dissemblance et de l'inégalité des races
entre elles.
Car si l'on raisonnait seulement d'après la barbarie de certains peuples, et que,
déclarant cette barbarie originelle, on en conclût que toute espèce de culture leur est
refusée, on s'exposerait à des objections sérieuses. Beaucoup de nations sauvages ont
conservé des traces d'une situation meilleure que celle où nous les voyons plongées. Il
est des tribus, fort brutales d'ailleurs, qui, pour la célébration des mariages, pour la
répartition des héritages, pour l'administration politique, ont des règlements traditionnels d'une complication curieuse, et dont les rites, aujourd'hui privés de sens, dérivent
évidemment d'un ordre d'idées supérieur. On en cite, comme témoignage, les tribus de
Peaux-Rouges errant dans les vastes solitudes que l'on suppose avoir vu jadis les
établissements des Alléghaniens 1. Il est d'autres peuples qui possèdent des procédés
de fabrication dont ils ne peuvent être les inventeurs : tels les naturels des îles
Mariannes. Ils les conservent sans réflexion, et les mettent en usage, pour ainsi dire,
machinalement.
Il y a donc lieu d'y regarder de près lorsque, voyant une nation dans l'état de
barbarie, on se sent porté à conclure qu'elle y a toujours été. Pour ne commettre aucune
erreur, tenons compte de plusieurs circonstances.
Il y a des peuples qui, saisis par l'activité d'un race parente, s'y soumettent à peu
près, en acceptent certaines conséquences, en retiennent certains procédés ; puis, lorsque la race dominatrice vient à disparaître, soit par expulsion, soit par immersion
complète dans le sein des vaincus, ceux-ci laissent périr la culture presque entière, les
principes surtout, et n'en gardent que le peu qu'ils en ont pu comprendre. Ce fait ne
peut d'ailleurs arriver qu'entre des nations alliées par le sang. Ainsi ont agi les
Assyriens envers les créations chaldéennes ; les Grecs syriens et égyptiens, vis-à-vis
des Grecs d'Europe ; les Ibères, les Celtes, les Illyriens, à l'encontre des idées romaines.
Si donc les Cherokees, les Catawhas, les Muskhogees, les Séminoles, les Natchez, etc.,
ont gardé une certaine empreinte de l'intelligence alléghanienne, je n'en conclurai pas
qu'ils sont les descendants directs et purs de la partie initiatrice de la race, ce qui entraînerait la conséquence qu'une race peut avoir été civilisée et ne l'être plus : je dirai que,
si quelqu'une de ces tribus tient encore ethniquement à l'ancien type dominateur, c'est
1

Prichard, Histoire naturelle de l’homme, t. II, p. 78.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

170

par un lien indirect et très bâtard, sans quoi les Cherokees ne seraient jamais tombés
dans la barbarie, et, quant aux autres peuplades moins bien douées, elles ne me représentent que le fond de la population étrangère, conquise, vaincue, agglomérée de force,
sur laquelle reposait jadis l'état social. Dès lors, il n'est pas étonnant que ces détritus
sociaux aient conservé, sans les comprendre, des habitudes, des lois, des rites combinés
par plus habile qu'eux, et dont ils n'ont jamais su la portée et le secret, n'y devinant rien
de plus qu'un objet de superstitieux respect. Ce raisonnement s'applique à la perpétuité des débris d'arts mécaniques. Les procédés qu'on y admire peuvent provenir
primitivement d'une race d'élite depuis longtemps disparue. Quelquefois aussi la source
en remonte plus loin. Ainsi, pour ce qui concerne l'exploitation des mines chez les
Ibères, les Aquitains et les Bretons des Îles Cassitérides, le secret de cette science était
dans la haute Asie, d'où les ancêtres des populations occidentales l'avaient jadis
apporté dans leur émigration.
Les habitants des Carolines sont les insulaires à peu près les plus intéressants de la
Polynésie. Leurs métiers à tisser, leurs barques sculptées, leur goût pour la navigation
et le commerce tracent entre eux et les nègres pélagiens une ligne profonde de démarcation. L'on découvre sans peine d'où leur viennent leurs talents. Ils les doivent au sang
malais infusé dans leurs veines, et comme, en même temps, ce sang est loin d'être pur,
les dons ethniques n'ont pu que se conserver parmi eux sans fructifier et en se
dégradant.
Ainsi, de ce que chez un peuple barbare il existe des traces de civilisation, il n'est
pas prouvé par là que ce peuple ait jamais été civilisé. Il a vécu sous la domination
d'une tribu parente et supérieure, ou bien, se trouvant dans son voisinage, il a humblement et faiblement profité de ses leçons. Les races aujourd'hui sauvages l'ont toujours
été, et, à raisonner par analogie, on est tout à fait en droit de conclure qu'elles
continueront à l'être jusqu'au jour où elles disparaîtront.
Ce résultat est inévitable aussitôt que deux types, entre lesquels il n'existe aucune
parenté, se trouvent dans un contact actif, et je n'en connais pas de meilleure démonstration que le sort des familles polynésiennes et américaines. Il est donc établi, par les
raisonnements qui précèdent :
1° Que les tribus actuellement sauvages l'ont toujours été, quel que soit le milieu
supérieur qu'elles aient pu traverser, et qu'elles le seront toujours ; 2° que, pour qu'une
nation sauvage puisse même supporter le séjour dans un milieu civilisé, il faut que la
nation qui crée ce milieu soit un rameau plus noble de la même race ; 3° que la même
circonstance est encore nécessaire pour que des civilisations diverses puissent non pas
se confondre, ce qui n'arrive jamais, seulement se modifier fortement l'une par l'autre,
se faire de riches emprunts réciproques, donner naissance à d'autres civilisations
composées de leurs éléments ; 4° que les civilisations issues de races complètement
étrangères l'une à l'autre ne peuvent que se toucher à la surface, ne se pénètrent jamais

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

171

et s'excluent toujours. Comme ce dernier point n'a pas été suffisamment éclairci, je vais
y insister.
Des conflits ont mis en présence la civilisation persane avec la civilisation grecque,
l'égyptienne avec la grecque et la romaine, la romaine avec la grecque ; puis la civilisation moderne de l'Europe avec toutes celles qui existent aujourd'hui dans le monde, et
notamment la civilisation arabe.
Les rapports de l'intelligence grecque avec la culture persane étaient aussi multipliés
que forcés. D'abord, une grande partie de la population hellénique, et la plus riche,
sinon la plus indépendante, était concentrée dans ces villes du littoral syrien, dans ces
colonies de l'Asie Mineure et du Pont, qui, très promptement réunies aux États du
grand roi, vécurent sous la surveillance des satrapes, en conservant, jusqu'à un certain
point, leur isonomie. La Grèce continentale et libre entretenait, de son côté, des
rapports très intimes avec la côte d'Asie.
Les civilisations des deux pays vinrent-elles à se confondre ? On sait que non. Les
Grecs traitaient leurs puissants antagonistes de barbares et probablement ceux-ci le leur
rendaient bien. Les mœurs politiques, la forme des gouvernements, la direction donnée
aux arts, la portée et le sens intime du culte public, les mœurs privées de nations
entremêlées sur tant de points demeurèrent pourtant distinctes. À Ecbatane, on ne
comprenait qu'une autorité unique, héréditaire, limitée par certaines prescriptions
traditionnelles, absolue dans le reste. Dans l'Hellade, le pouvoir était subdivisé en une
foule de petites souverainetés. Le gouvernement, aristocratique chez les uns, démocratique chez les autres, monarchique chez ceux-ci, tyrannique chez ceux-là, affichait à
Sparte, à Athènes, à Sicyone, en Macédoine, la plus étrange bigarrure. Chez les Perses,
le culte de l'État, beaucoup plus rapproché de l'émanatisme primitif, montrait la même
tendance à l'unité que le gouvernement, et surtout avait une portée morale et
métaphysique qui ne manquait pas de profondeur. Chez les Grecs, le symbolisme, ne
se prenant qu'aux apparences variées de la nature, se contentait de glorifier les formes.
La religion abandonnait aux lois civiles le soin de commander à la conscience, et du
moment qu'étaient parachevés les rites voulus, les honneurs rendus au dieu ou au héros
topique, la foi avait rempli sa mission. Puis ces rites, ces honneurs, ces dieux et ces
héros changeaient à chaque demi-lieue. Au cas où, dans quelques sanctuaires, comme à
Olympie par exemple, ou à Dodone, on voudrait reconnaître, non plus l'adoration d'une
des forces ou d'un des éléments de la nature, mais celle du principe cosmique lui-même,
cette sorte d'unité ne ferait que rendre le fractionnement plus remarquable, comme
n'étant pratiquée que dans des lieux isolés. D'ailleurs l'oracle Dodonéen, le Jupiter
d'Olympie étaient des cultes étrangers.
Pour les usages, il n'est pas besoin de faire ressortir à quel point ils différaient de
ceux de la Perse. C'était s'exposer au mépris public, lorsqu'on était jeune, riche, voluptueux et cosmopolite, que de vouloir imiter les façons de vivre de rivaux bien autrement

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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luxueux et raffinés que les Hellènes. Ainsi, jusqu'au temps d'Alexandre, c'est-à-dire,
pendant la belle et grande période de la puissance grecque, pendant la période féconde
et glorieuse, la Perse, malgré toute sa prépondérance, ne put convertir la Grèce à sa
civilisation.
Avec Alexandre, ce fait reçut une confirmation singulière. En voyant l'Hellade
conquérir l'empire de Darius, on crut, sans doute, un moment, que l'Asie allait devenir
grecque, et d'autant mieux, que le vainqueur s'était permis, dans une nuit d'égarement,
contre les monuments du pays, des actes d'une agression tellement violente qu'elle
semblait témoigner d'autant de mépris que de haine. Mais l'incendiaire de Persépolis
changea bientôt d'avis, et si complètement que l'on put deviner son projet de se
substituer purement et simplement à la dynastie des Achéménides et de gouverner
comme son prédécesseur ou comme le grand Xerxès, avec la Grèce de plus dans ses
États. De cette façon, la sociabilité persane aurait absorbé celle des Hellènes.
Cependant, malgré toute l'autorité d'Alexandre, rien de semblable n'arriva. Ses généraux, ses soldats ne s'accommodèrent pas de le voir revêtir la robe longue et flottante,
ceindre la mitre, s'entourer d'eunuques et renier son pays. Il mourut. Quelques-uns de
ses successeurs continuèrent son système. Ils furent pourtant forcés de le mitiger, et
pourquoi encore purent-ils établir ce moyen terme qui devint l'état normal de la côte
asiatique et des hellénisants d'Égypte ? Parce que leurs sujets se composèrent d'une
population bigarrée de Grecs, de Syriens, d'Arabes, qui n'avait nul motif pour accepter
autre chose qu'un compromis en fait de culture. Mais là où les races restèrent
distinctes, point de transaction. Chaque pays garda ses mœurs nationales.
De même encore, jusqu'aux derniers jours de l'empire romain, la civilisation métisse
qui régnait dans tout l'Orient, y compris alors la Grèce continentale, était devenue
beaucoup plus asiatique que grecque, parce que les masses tenaient beaucoup plus du
premier sang que du second. L'intelligence semblait, il est vrai, se piquer de formes
helléniques. Il n'est cependant pas malaisé de découvrir, dans la pensée de ces temps et
de ces pays, un fond oriental qui vivifie tout ce qu'a fait l'école d'Alexandrie, comme les
doctrines unitaires des jurisconsultes gréco-syriens. Ainsi la proportion, quant à la
quantité respective du sang, est gardée : la prépondérance appartient à la part la plus
abondante.
Avant de terminer ce parallèle, qui s'applique au contact de toutes les civilisations,
quelques mots seulement sur la situation de la culture arabe vis-à-vis de la nôtre.
Quant à la répulsion réciproque, il n'y a pas à en douter. Nos pères du moyen âge
ont pu admirer de près les merveilles de l'État musulman, lorsqu'ils ne se refusaient pas
à envoyer leurs étudiants dans les écoles de Cordoue. Cependant rien d'arabe n'est resté
en Europe hors des pays qui ont gardé quelque peu de sang ismaélite, et l'Inde

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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brahmanique ne s'est pas montrée de meilleure composition que nous. Comme nous,
soumise à des maîtres mahométans, elle a résisté avec succès à leurs efforts.
Aujourd'hui, c'est notre tour d'agir sur les débris de la civilisation arabe. Nous les
balayons, nous les détruisons : nous ne réussissons pas à les transformer, et, pourtant,
cette civilisation n'est pas elle-même originale, et devrait dès lors moins résister. La
nation arabe, si faible de nombre, n'a fait notoirement que s'assimiler des lambeaux des
races soumises par son sabre. Ainsi les Musulmans, population extrêmement
mélangée, ne possèdent pas autre chose qu'une civilisation de ce même caractère métis
dont il est facile de retrouver tous les éléments. Le noyau des vainqueurs, on le sait,
n'était pas, avant Mahomet, un peuple nouveau ni inconnu. Ses traditions lui étaient
communes avec les familles chamites et sémites d'où il tirait son origine. Il s'était frotté
aux Phéniciens comme aux Juifs. Il avait dans les veines du sang des uns et des autres,
et leur avait servi de courtier pour le commerce de la mer Rouge, de la côte orientale
d'Afrique et de l'Inde. Auprès des Perses et des Romains, il avait joué le même rôle.
Plusieurs de ses tribus avaient pris part à la vie politique de la Perse sous les Arsacides
et les fils de Sassan, tandis que tel de ses princes, comme Odénat, s'instituait César,
que telle de ses filles, comme Zénobie, fille d'Amrou, souveraine de Palmyre, se
couvrait d'une gloire toute romaine, et que tel de ses aventuriers, comme Philippe, put
même s'élever jusqu'à revêtir la pourpre impériale. Cette nation bâtarde n'avait donc
jamais cessé, dès l'antiquité la plus haute, d'entretenir des relations suivies avec les
sociétés puissantes qui l'avoisinaient. Elle avait pris part à leurs travaux et, semblable à
un corps moitié plongé dans l'eau, moitié exposé au soleil, elle tenait, tout à la fois,
d'une culture avancée et de la barbarie.
Mahomet inventa la religion la plus conforme aux idées de son peuple, où l'idolâtrie
trouvait de nombreux adeptes, mais où le christianisme, dépravé par les hérétiques et
les judaïsants, ne faisait guère moins de prosélytes. Le thème religieux du prophète
koréischite fut une combinaison telle, que l'accord entre la loi de Moïse et la foi
chrétienne, ce problème si inquiétant pour les premiers catholiques et toujours assez
présent à la conscience des populations orientales, s'y trouva plus balancé que dans les
doctrines de l'Église. C'était déjà un appât d'une saveur séduisante, et du reste, toute
nouveauté théologique avait chance de gagner des croyants parmi les Syriens et les
Égyptiens. Pour couronner l'œuvre, la religion nouvelle se présentait le sabre à la main,
autre garantie de succès chez des masses sans lien commun, et pénétrées du sentiment
de leur impuissance.
C'est ainsi que l'islamisme sortit de ses déserts. Arrogant, peu inventeur, et déjà,
d'avance, conquis, aux deux tiers, à la civilisation gréco-asiatique, à mesure qu'il avançait il trouvait, sur les deux plages de l'est et du sud de la Méditerranée, toutes ses
recrues saturées d'avance de cette combinaison compliquée. Il s'en imprégna davantage,
Depuis Bagdad jusqu'à Montpellier, il étendit son culte emprunté à l'Église, à la
Synagogue, aux traditions défigurées de l'Hedjaz et de l'Yémen, ses lois persanes et

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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romaines, sa science gréco-syrienne 1 et égyptienne, son administration, dès le premier
jour, tolérante comme il convient, lorsque rien d'unitaire ne réside dans un corps d'État.
On a eu grand tort de s'étonner des rapides progrès des Musulmans dans le raffinement
des mœurs. Le gros de ce peuple avait simplement changé d'habits, et on l'a méconnu
quand il s'est mis à jouer le rôle d'apôtre sur la scène du monde où, depuis longtemps,
on ne le remarquait plus sous ses noms anciens. Il faut tenir compte encore d'un fait
capital. Dans cette agrégation de familles si diverses, chacun apportait sans doute sa
quote-part à la prospérité commune. Qui, pourtant, avait donné l'impulsion, qui
soutint l'élan tant qu'on le vit durer, ce qui ne fut pas long ? Uniquement, le petit
noyau de tribus arabes sorties de l'intérieur de la péninsule, et qui fournirent non pas
des savants, mais des fanatiques, des soldats, des vainqueurs et des maîtres.
La civilisation arabe ne fut pas autre chose que la civilisation gréco-syrienne,
rajeunie, ravivée par le souffle d'un génie assez court, mais plus neuf, et altérée par un
mélange persan de plus. Ainsi faite, disposée à beaucoup de concessions, elle ne
s'accorde cependant avec aucune formule sociale sortie d'autres origines que les siennes ; non, pas plus que la culture grecque ne s'était accordée avec la romaine, parente si
proche et qui resta renfermée tant de siècles dans les limites du même empire. C'est là
ce que je voulais dire sur l'impossibilité des civilisations possédées par des groupes
ethniques étrangers l'un à l'autre, de se confondre jamais.
Quand l'histoire établit si nettement cet irréconciliable antagonisme entre les races
et leurs modes de culture, il est bien évident que la dissemblance et l'inégalité résident
au fond de ces répugnances constitutives, et du moment que l'Européen ne peut pas
espérer de civiliser le nègre, et qu'il ne réussit à transmettre au mulâtre qu'un fragment
de ses aptitudes ; que ce mulâtre, à son tour, uni au sang des blancs, ne créera pas
encore des individus parfaitement aptes à comprendre quelque chose de mieux qu'une
culture métisse d'un degré plus avancé vers les idées de la race blanche, je suis autorisé
à établir l'inégalité des intelligences chez les différentes races.
Je répète encore ici qu'il ne s'agit nullement de retomber dans une méthode malheureusement trop chère aux ethnologistes, et, pour le moins, ridicule. Je ne discute pas,
comme eux, sur la valeur morale et intellectuelle des individus pris isolément.
Pour la valeur morale, je l'ai mise complètement hors de question quand j'ai constaté
l'aptitude de toutes les familles humaines à reconnaître, dans un degré utile, les lumières
du christianisme. Lorsqu'il s'agit du mérite intellectuel, je me refuse absolument à cette
façon d'argumenter qui consiste à dire : Tout nègre est inepte 2, et ma principale raison

1
2

W. de Humboldt, Ueber die Kawie-Sprache, Einleitung, p. CCLXIII.
Le jugement le plus rigoureux peut-être qui ait été porté sur la variété mélanienne émane d'un des
patriarches de la doctrine égalitaire. Voici comment Franklin définissait le nègre : « C'est un animal
qui mange le plus possible et travaille le moins possible. »

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

175

pour m'en abstenir, c'est que je serais forcé de reconnaître, par compensation, que tout
Européen est intelligent, et je me tiens à cent lieues d'un pareil paradoxe.
Je n'attendrai pas que les amis de l'égalité des races viennent me montrer tel passage
de tel livre de missionnaire ou de navigateur, d'où il conte qu'un Yolof s'est montré
charpentier vigoureux, qu'un Hottentot est devenu bon domestique, qu'un Cafre danse
et joue du violon, et qu'un Bambara sait l'arithmétique.
J'admets, oui, j'admets, avant qu'on me le prouve, tout ce qu'on pourra raconter de
merveilleux, dans ce genre, de la part des sauvages les plus abrutis. J'ai nié l'excessive
stupidité, l'ineptie chronique, même chez les tribus le plus bas ravalées. Je vais même
plus loin que mes adversaires, puisque je ne révoque pas en doute qu'un bon nombre de
chefs nègres dépassent, par la force et l'abondance de leurs idées, par la puissance de
combinaison de leur esprit, par l'intensité de leurs facultés actives, le niveau commun
auquel nos paysans, voire même nos bourgeois convenablement instruits et doués,
peuvent atteindre. Encore une fois, et cent fois, ce n'est pas sur le terrain étroit des
individualités que je me place. Il me paraît trop indigne de la science de s'arrêter à de si
futiles arguments. Si Mungo-Park ou Lander ont donné à quelque nègre un certificat
d'intelligence, qui me répond qu'un autre voyageur, rencontrant le même phénix, n'aura
pas fondé sur sa tête une conviction diamétralement opposée ? Laissons donc ces
puérilités, et comparons, non pas les hommes, mais les groupes. C'est lorsqu'on aura
bien reconnu de quoi ces derniers sont ou non capables, dans quelle limite s'exercent
leurs facultés, à quelles hauteurs intellectuelles ils parviennent, et quelles autres nations
les dominent depuis le commencement des temps historiques, que l'on sera, peut-être
un jour, autorisé entrer dans le détail, à rechercher pourquoi les grandes individualités
de telle race sont inférieures aux beaux génies de telle autre. Ensuite, comparant entre
elles les puissances des hommes vulgaires de tous les types, on s'enquerra des côtés
par où ces puissances s'égalent et de ceux par où elles se priment. Ce travail difficile et
délicat ne pourra s'accomplir tant qu'on n'aura pas balancé de la manière la plus exacte,
et, en quelque sorte, par des procédés mathématiques, la situation relative des races. Je
ne sais même si jamais on obtiendra des résultats d'une clarté incontestable, et si, libre
de ne plus prononcer uniquement sur des faits généraux, on se verra maître de serrer les
nuances de si près que l'on puisse définir, reconnaître et classer les couches inférieures
de chaque nation et les individualités passives. Dans ce cas, on prouvera sans peine
que l'activité, l'énergie, l'intelligence des sujets les moins doués dans les races dominatrices, surpassent l’intelligence, l'énergie, l'activité des sujets correspondants produits
par les autres groupes 1.

1

Je n'hésite pas à considérer comme une marque spécifique, dénotant l'infériorité intellectuelle, le
développement exagéré des instincts qui se remarque chez les races sauvages. Certains sens y
acquièrent un développement qui ne s'ouvre qu'au détriment des facultés pensantes. Voir, à ce sujet,
ce que dit M. Lesson des Papous, dans un mémoire inséré au 10e volume des Annales des sciences
naturelles.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

176

Voici donc l'humanité partagée en deux fractions très dissemblables, très inégales,
ou, pour mieux dire, en une série de catégories subordonnées les unes aux autres, et où
le degré d'intelligence marque le degré d’élévation.
Dans cette vaste hiérarchie, il est deux faits considérables agissant incessamment
sur chaque série. Ces faits, causes éternelles du mouvement qui rapproche les races et
tend à les confondre, sont, comme je l'ai déjà indiqué 1 : la similitude approximative des
principaux caractères physiques, et l'aptitude générale à exprimer les sensations et les
idées par les modulations de la voix.
J'ai surabondamment parlé du premier de ces phénomènes en le renfermant dans ses
limites vraies.
Je vais m'occuper, maintenant, du second et rechercher quels rapports existent
entre la puissance ethnique et la valeur du langage : autrement dit, si les plus beaux
idiomes appartiennent aux fortes races ; dans le cas contraire, comment l'anomalie peut
s'expliquer.

1

Voir chapitre XI.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

177

Livre premier

Chapitre XV
Les langues, inégales entre elles,
sont dans un rapport parfait
avec le mérite relatif des races.

Retour à la table des matières

S'il était possible que des peuples grossiers, placés au bas de l'échelle ethnique,
ayant aussi peu marqué dans le développement mâle que dans l'action féminine de
l'humanité, eussent cependant inventé des langages philosophiquement profonds,
esthétiquement beaux et souples, riches d'expressions diverses et précises, de formes
caractérisées et heureuses, également propres aux sublimités, aux grâces de la poésie,
comme à la sévère précision de la politique et de la science, il est indubitable que ces
peuples auraient été doués d'un génie bien inutile : celui d'inventer et de perfectionner
un instrument sans emploi au milieu de facultés impuissantes.
Il faudrait croire alors que la nature a des caprices sans but, et avouer que certaines
impasses de l'observation aboutissent non pas à l'inconnu, rencontre fréquente, non
pas à l'indéchiffrable, mais tout simplement à l'absurde.
Le premier coup d'œil jeté sur la question semble favoriser cette solution fâcheuse.
Car, en prenant les races dans leur état actuel, on est obligé de convenir que la perfection des idiomes est bien loin d'être partout proportionnelle au degré de civilisation. À

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

178

ne considérer que les langues de l'Europe moderne, elles sont inégales entre elles, et les
plus belles, les plus riches n'appartiennent pas nécessairement aux peuples les plus
avancés. Si on compare, en outre, ces langues à plusieurs de celles qui ont été
répandues dans le monde, à différentes époques, on les voit sans exception rester bien
en arrière.
Spectacle plus singulier, des groupes entiers de nations arrêtées à des degrés de
culture plus que médiocre sont en possession de langages dont la valeur n'est pas
niable. De sorte que le réseau des langues, composé de mailles de différents prix, semblerait jeté au hasard sur l'humanité la soie et l'or couvrant parfois de misérables êtres
incultes et féroces ; la laine, le chanvre et le crin embarrassant des sociétés inspirées,
savantes et sages. Heureusement, ce n'est là qu'une apparence et, en y appliquant la
doctrine de la diversité des races, aidée du secours de l'histoire, on ne tarde pas à en
avoir raison, de manière à fortifier encore les preuves données plus haut sur l'inégalité
intellectuelle des types humains.
Les premiers philologues commirent une double erreur : la première, de supposer
que, parallèlement à ce que racontent les Unitaires de l'identité d'origine de tous les
groupes, toutes les langues se trouvent formées sur le même principe ; la seconde,
d'assigner l'invention du langage à la pure influence des besoins matériels.
Pour les langues, le doute n'est même pas permis. Il y a diversité complète dans les
modes de formation et, bien que les classifications proposées par la philologie puissent
être encore susceptibles de révision, on ne saurait garder, une seule minute, l'idée que la
famille altaïque, l'ariane, la sémitique ne procèdent pas de sources parfaitement étrangères les unes aux autres. Tout y diffère. La lexicologie a, dans ces différents milieux
linguistiques, des formes parfaitement caractérisées à part. La modulation de la voix y
est spéciale : ici, se servant surtout des lèvres pour créer les sons ; là, les rendant par la
contraction de la gorge ; dans un autre système, les produisant par l'émission nasale et
comme du haut de la tête. La composition des parties du discours n'offre pas des
marques moins distinctes, réunissant ou séparant les nuances de la pensée, et présentant, surtout dans les flexions des substantifs et dans la nature du verbe, les preuves les
plus frappantes de la différence de logique et de sensibilité qui existe entre les
catégories humaines. Que résulte-t-il de là ? C'est que, lorsque le philosophe s'efforçant
de se rendre compte, par des conjectures purement abstraites, de l'origine des langages,
débute dans ce travail par se mettre en présence de l'homme idéalement conçu, de
l'homme dépourvu de tous caractères spéciaux de race, de l'homme enfin, il commence
par un véritable non-sens, et continue infailliblement de même. Il n'y a pas d'homme
idéal, l'homme n'existe pas, et si je suis persuadé qu'on ne le découvre nulle part, c'est
surtout lorsqu'il s'agit de langage. Sur ce terrain, je connais le possesseur de la langue
finnoise, celui du système arian ou des combinaisons sémitiques ; mais l'homme
absolu, je ne le connais pas. Ainsi, je ne puis pas raisonner d'après cette idée, que tel
point de départ unique ait conduit l'humanité dans ses créations idiomatiques. Il y a eu

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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plusieurs points de départ parce qu'il y avait plusieurs formes d'intelligence et de
sensibilité 1.
Passant maintenant à la seconde opinion, je ne crois pas moins à sa fausseté.
Suivant cette doctrine, il n'y aurait eu développement que dans la mesure où il y aurait
eu nécessité. Il en résulterait que les races mâles posséderaient un langage plus précis,
plus abondant, plus riche que les races femelles, et comme, en outre, les besoins
matériels s'adressent à des objets qui tombent sous les sens et se manifestent surtout
par des actes, la lexicologie serait la partie principale des idiomes.
Le mécanisme grammatical et la syntaxe n'auraient jamais eu l'occasion de dépasser
les limites des combinaisons les plus élémentaires et les plus simples. Un enchaînement de sons bien ou mal liés suffit toujours pour exprimer un besoin, et le geste,
commentaire facile, peut suppléer à ce que l'expression laisse d'obscur 2, comme le
savent bien les Chinois. Et ce n'est pas seulement la synthèse du langage qui serait
demeurée dans l'enfance. Il aurait fallu subir un autre genre de pauvreté non moins
sensible, en se passant d'harmonie, de nombre et de rythme. Qu'importe, en effet, le
mérite mélodique là où il s'agit seulement d'obtenir un résultat positif ? Les langues
auraient été l'assemblage irréfléchi, fortuit, de sons indifféremment appliqués.
Cette théorie dispose de quelques arguments. Le chinois, langue d'une race
masculine, semble, d'abord, n'avoir été conçu que dans un but utilitaire. Le mot ne s'y
est pas élevé au-dessus du son. Il est resté monosyllabe. Là, point de développements
lexicologiques. Pas de racine donnant naissance à des familles de dérivés. Tous les mots
sont racines, ils ne se modifient pas par eux-mêmes, mais entre eux, et suivant un mode
très grossier de juxtaposition. Là se rencontre une simplicité grammaticale d'où il
résulte une extrême uniformité dans le discours, et qui exclut, pour des intelligences
habituées aux formes riches, variées, abondantes, aux intarissables combinaisons d'idiomes plus heureux, jusqu'à l'idée même de la perfection esthétique. Il faut cependant
ajouter que rien n'autorise à admettre que les Chinois eux-mêmes éprouvent cette
dernière impression, et, par conséquent, puisque leur langage a un but de beauté pour
ceux qui le parlent, puisqu'il est soumis à certaines règles propres à favoriser le
développement mélodique des sons, s'il peut être taxé, au point de vue comparatif,
d'atteindre à ces résultats moins bien que d'autres langues, on n'est pas en droit de
1

2

M. Guillaume de Humboldt, dans un de ses plus brillants opuscules, a exprimé, d'une manière
admirable, la partie essentielle de cette vérité : « Partout, dit ce penseur de génie, « l'œuvre du
temps s'unit dans les langages à l'œuvre de l'originalité nationale, et ce qui « caractérise les idiomes
des hordes guerrières de l'Amérique et de l'Asie septentrionale, n'a « pas nécessairement appartenu
aux races primitives de l'Inde et de la Grèce. Il n'est pas « possible d'attribuer une marche parfaitement pareille et, en quelque sorte, imposée par la « nature, au développement, soit d'une langue
appartenant à une nation prise isolément, « soit d'une autre qui aura servi à plusieurs peuples. » (W.
v. Humboldt's, Ueber das entstehen der grammatischen Formen, und ibrer Einflussh auf die
Ideenentwickelung).
W. de Humboldt, Ueber die Kawi-Sprache. Einl.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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méconnaître que, lui aussi, les poursuit. Dès lors, il y a dans les premiers éléments du
chinois autre chose et plus qu'un simple amoncellement d'articulations utilitaires 1.
Néanmoins, je ne repousse pas l'idée d'attribuer aux races masculines une infériorité
esthétique assez marquée 2, qui se reproduirait dans la construction de leurs idiomes.
J'en trouve l'indice, non seulement dans le chinois et son indigence relative, mais encore
dans le soin avec lequel certaines races modernes de l'Occident ont dépouillé le latin de
ses plus belles facultés rythmiques, et le gothique de sa sonorité. Le faible mérite de
nos langues actuelles, même des plus belles, comparées au sanscrit, au grec, au latin
même, n'a pas besoin d'être démontré, et concorde parfaitement avec la médiocrité de
notre civilisation et de celle du Céleste Empire, en matière d'art et de littérature.
Cependant, tout en admettant que cette différence puisse servir, avec d'autres traits, à
caractériser les langues des races masculines, comme il existe pourtant dans ces langues
un sentiment, moindre sans doute, cependant puissant encore, de l'eurythmie, et une
tendance réelle à créer et à maintenir des lois d'enchaînement entre les sons et des
conditions particulières de formes et de classes pour les modifications parlées de la
pensée, j'en conclus que, même au sein des idiomes des races masculines, le sentiment
du beau et de la logique, l'étincelle intellectuelle se fait encore apercevoir et préside
donc partout à l'origine des langages, aussi bien que le besoin matériel.

1

2

Je serais porté à croire que la nature monosyllabique du chinois ne constitue pas un caractère
linguistique spécifique, et, malgré ce que cette particularité offre de saillant, elle ne me paraît pas
essentielle. Si cela était, le chinois serait une langue isolée et se rattacherait, tout au plus, aux
idiomes qui peuvent offrir la même structure. On sait qu'il n'en est rien. Le chinois fait partie du
système tatare ou finnois, qui possède des branches parfaitement polysyllabiques. Puis, dans des
groupes de toute autre origine, on retrouve des spécimens de la même nature. Je n'insisterai pas trop
sur l'othomi. Cet idiome mexicain, suivant du Ponceau, présente, à la vérité, les traces que je relève
ici dans le chinois, et cependant, placé au milieu des dialectes américains, comme le chinois parmi
les langues tatares, l'othomi n'en fait pas moins partie de leur réseau. (Voir Morton, An Inquiry into
the distinctive characteristics of the aboriginal race of America, Philadelphia, 1844; voir aussi
Prescott, History of the conquest of Mejico, t. III, p. 245.) Ce qui m'empêcherait d'attacher à ce fait
toute l'importance qu'il semble comporter, c'est qu'on pourrait alléguer que les langues américaines,
langues ultra-polysyllabiques, puisque, seules au monde avec l'euskara, elles poussent la faculté de
combiner les sons et les idées jusqu'au polysynthétisme, seront peut-être un jour reconnues comme
ne formant qu'un vaste rameau de la famille tatare, et qu'en conséquence l'argument que j'en tirerais
se trouverait corroborer seulement ce que j'ai dit de la parenté du chinois avec les idiomes ambiants,
parenté que ne dément, en aucune façon, la nature particulière de la langue du Céleste Empire. Je
trouve donc un exemple plus concluant dans le copte, qu'on supposera difficilement allié au chinois.
Là, également, toutes les syllabes sont des racines et des racines qui se modifient par de simples
affixes tellement mobiles, que, même pour marquer les temps du verbe, la particule déterminante ne
reste pas toujours annexée au mot. Par exemple : hôn veut dire ordonner ; a-hôn, il ordonna ; Moïse
ordonna, se dit : a Moyses hôn. (Voir E. Meier's. Hebraeisches Wurzelwœrterbuch, in-8°;
Mannheim, 1845.) Il me paraît donc que le monosyllabisme peut se présenter chez toutes les
familles d'idiomes. C'est. une sorte d'infirmité déterminée par des accidents d'une nature encore
inconnue, mais point un trait spécifique propre à séparer le langage qui en est revêtu du reste des
langages humains, en lui constituant une individualité spéciale.
Gœthe a dit dans son roman de Wilhelm Meister : « Peu d'Allemands et peut-être peu « d'hommes,
dans les nations modernes, possèdent le sens d'un ensemble esthétique. Nous « ne savons louer et
blâmer que par morceaux, nous ne sommes ravis que d'une façon « fragmentaire. »

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Je disais, tout à l'heure, que, si cette dernière cause avait pu régner seule, un fond
d'articulations formées au hasard aurait suffi aux nécessités humaines, dans les
premiers temps de l'existence de l'espèce. Il paraît établi que cette hypothèse n'est pas
soutenable.
Les sons ne se sont pas appliqués fortuitement à des idées. Le choix en a été dirigé
par la reconnaissance instinctive d'un certain rapport logique entre des bruits extérieurs
recueillis par l'oreille de l'homme, et une idée que son gosier ou sa langue voulait rendre.
Dans le dernier siècle, on avait été frappé de cette vérité. Par malheur, l'exagération
étymologique, dont on usait alors, s'en empara, et l'on ne tarda pas à se heurter contre
des résultats tellement absurdes, qu'une juste impopularité vint les frapper et en faire
justice. Pendant longtemps, ce terrain, si follement exploité par ses premiers explorateurs, a effrayé les bons esprits. Maintenant, on y revient, et, en profitant des sévères
leçons de l'expérience pour se montrer prudent et retenu, on pourra y recueillir des
observations très dignes d'être enregistrées. Sans pousser des remarques, vraies en
elles-mêmes, jusqu'au domaine des chimères, on peut admettre, en effet, que le langage
primitif a su, autant que possible, profiter des impressions de l'ouïe pour former
quelques catégories de mots, et que, dans la création des autres, il a été guidé par le
sentiment de rapports mystérieux entre certaines notions de nature abstraite et certains
bruits particuliers. C'est ainsi, par exemple, que le son de l'i semble propre à exprimer
la dissolution ; celui du w, le vague physique et moral, le vent, les vœux ; celui de l'm, la
condition de la maternité 1. Cette doctrine, contenue dans de très prudentes limites,
trouve assez fréquemment son application pour qu'on soit contraint de lui reconnaître
quelque réalité. Mais, certes, on ne saurait en user avec trop de réserve, sous peine de
s'aventurer dans des sentiers sans clarté, où le bon sens se fourvoie bientôt.
Ces indications, si faibles qu'elles soient, démontrent que le besoin matériel n'a pas
seul présidé à la formation des langages, et que les hommes y ont mis en jeu leurs plus
belles facultés. Ils n'ont pas appliqué arbitrairement les sons aux choses et aux idées.
Ils n'ont procédé, en cette matière, qu'en vertu d'un ordre préétabli dons ils trouvaient
en eux-mêmes la révélation. Dès lors, tel de ces premiers langages, si rude, si pauvre et
si grossier qu'on se le représente, n'en contenait pas moins tous les éléments nécessaires pour que ses rameaux futurs pussent se développer un jour dans un sens logique,
raisonnable et nécessaire.
M. Guillaume de Humboldt a remarqué, avec sa perspicacité ordinaire, que chaque
langue existe dans une grande indépendance de la volonté des hommes qui la parlent. Se
nouant étroitement à leur état intellectuel, elle est, tout à fait, au-dessus de la puissance
de leurs caprices, et il n'est pas en leur pouvoir de l'altérer arbitrairement, Des essais
dans ce genre en fournissent de curieux témoignages.

1

W. de Humboldt, Ueber die Kawi-Sprache, Einl., p .XCV.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

182

Les tribus des Boschismans ont inventé un système d'altération de leur langage,
destiné à le rendre inintelligible à tous ceux qui ne sont pas initiés au procédé modificateur. Quelques peuplades du Caucase pratiquent la même coutume. Malgré tous les
efforts, le résultat obtenu ne dépasse pas la simple adjonction ou intercalation d'une
syllabe subsidiaire au commencement, au milieu ou à la fin des mots. À part cet
élément parasite, la langue est demeurée la même, aussi peu altérée dans le fond que
dans les formes.
Une tentative plus complète a été relevée par M. Sylvestre de Sacy, à propos de la
langue balaïbalan. Ce bizarre idiome avait été composé par les Soufis, à l'usage de leurs
livres mystiques, et comme moyen d'entourer de plus de mystères les rêveries de leurs
théologiens. Ils avaient inventé, au hasard, les mots qui leur paraissaient résonner le
plus étrangement à l'oreille. Cependant, si cette prétendue langue n'appartenait à
aucune souche, si le sens attribué aux vocables était entièrement factice, la valeur
eurythmique des sons, la grammaire, la syntaxe, tout ce qui donne le caractère typique
fut invinciblement le calque exact de l'arabe et du persan. Les Soufis produisirent donc
un jargon sémitique et arian tout à la fois, un chiffre, et rien de plus. Les dévots
confrères de Djelat-Eddin-Roumi n'avaient pas pu inventer une langue. Ce pouvoir,
évidemment, n'a pas été donné à la créature 1.
J'en tire cette conséquence, que le fait du langage se trouve intimement lié à la forme
de l'intelligence des races, et, dès sa première manifestation, a possédé, ne fût-ce qu'en
germe, les moyens nécessaires de répercuter les traits divers de cette intelligence à ses
différents degrés 2.
Mais, là où l'intelligence des races a rencontré des impasses et éprouvé des lacunes,
la langue en a eu aussi. C'est ce que démontrent le chinois, le sanscrit, le grec, le groupe
1

2

Un jargon semblable au balaïbalan est probablement cette langue nommée afnskoë qui se parle entre
les maquignons et colporteurs de la Grande-Russie, surtout dans le gouvernement de Wladimir. Il
n'y a que les hommes qui s'en servent. Les racines sont étrangères au russe ; mais la grammaire est
entièrement de cet idiome. (Voir Pott, Encyclopædie Ersch und Gruber, Indogerman. Sprachstamm,
p. 110.)
Je ne résiste pas à la tentation de copier ici une admirable page de C. O. Müller où cet érudit, plein
de sentiment et de tact, a précisé, d'une manière rare, la véritable nature du langage. « Notre temps,
dit-il, a appris par l'étude des langues hindoues, et plus encore par celle des langues germaniques,
que les idiomes obéissent à des lois aussi nécessaires que le font les êtres organiques eux-mêmes. Il
a appris qu'entre les différents dialectes, qui, une fois séparés, se développent indépendamment l'un
de l'autre, des rapports mystérieux continuent à subsister, au moyen desquels les sons et la liaison
des sons se déterminent réciproquement. Il sait de plus, désormais, que la littérature et la science,
tout en modérant et en contenant, il est vrai, le bel et riche développement de cette croissance, ne
peuvent lui imposer aucune règle supérieure à celle que la nature, mère de toutes choses, lui a
imposée dès le principe. Ce n'est pas que les langues, longtemps avant les époques de fantaisie et de
mauvais goût, ne puissent succomber à des causes internes et externes de maladie et souffrir de
profondes perturbations ; mais, aussi longtemps que la vie réside en elles, leur virtualité intime
suffit à guérir leurs blessures, à réparer leurs maux, à réunir leurs membres lacérés, à rétablir une
unité, une régularité suffisante, alors même que la beauté et la perfection de ces nobles plantes a déjà
presque entièrement disparu. » (C. O. Müller, die Etrusker, p. 65.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

183

sémitique. J'ai déjà relevé, pour le chinois, une tendance plus particulièrement utilitaire
conforme à la voie où chemine l'esprit de la variété. La plantureuse abondance
d'expressions philosophiques et ethnologiques du sanscrit, sa richesse et sa beauté
eurythmiques sont encore parallèles au génie de la nation. Il en est de même dans le
grec, tandis que le défaut de précision des idiomes parlés par les peuples sémites
s'accorde parfaitement avec le naturel de ces familles.
Si, quittant les hauteurs un peu vaporeuses des âges reculés, nous descendons sur
des collines historiques plus rapprochées de nos temps, nous assistons, cette fois, à la
naissance même d'une multitude d'idiomes, et ce grand phénomène nous fait voir plus
nettement encore avec quelle fidélité le génie ethnique se mire dans les langages.
Aussitôt qu'a lieu le mélange des peuples, les langues respectives subissent une
révolution, tantôt lente, tantôt subite, toujours inévitable. Elles s'altèrent, et, au bout
de peu de temps, meurent. L'idiome nouveau qui les remplace est un compromis entre
les types disparus, et chaque race y apporte une part d'autant plus forte qu'elle a
fourni plus d'individus à la société naissante 1. C'est ainsi que, dans nos populations
occidentales, depuis le XIIIe siècle, les dialectes germaniques ont dû céder, non pas
devant le latin, mais devant le roman 2, à mesure que renaquit la puissance galloromaine. Quant au celtique, il n'avait point reculé devant la civilisation italienne, c'est
devant la colonisation qu'il avait fui, et encore peut-on dire avec vérité qu'il avait
remporté en fin de compte, grâce au nombre de ceux qui le parlaient, plus qu'une demivictoire puisqu'il lui avait été donné, quand la fusion des Galls, des Romains et des
hommes du Nord s'était opérée définitivement, de préparer à la langue moderne sa
syntaxe, d'éteindre en elle les accentuations rudes venues de la Germanie et les plus
vives sonorités apportées de la Péninsule, et de faire triompher l'eurythmie assez terne
qu'il possédait lui-même. Le développement graduel de notre français n'est que l'effet
de ce travail latent, patient et sûr. Les causes qui ont dépouillé l'allemand moderne des
formes assez éclatantes remarquées dans le gothique de l'évêque Ulphila, ne sont pas
autres, non plus, que la présence d'une épaisse population kymrique sous le petit
nombre d'éléments germaniques demeurés au delà du Rhin 3, après les grandes
migrations qui suivirent le Ve siècle de notre ère.

1
2

3

Pott, Encycl. Ersch und Gruber, Indo-german. Sprachst., p. 74.
Le mélange des idiomes, proportionnel au mélange des races dans une nation, avait déjà été observé
lorsque la science philologique n'existait, pour ainsi dire, pas encore. J'en citerai le témoignage que
voici : « On peut poser comme une règle constante qu'à proportion du « nombre des étrangers qui
s'établiront dans un pays, les mots de la langue qu'ils parlent « entreront dans le langage de ce payslà, et par degrés s'y naturaliseront, pour ainsi dire, « et deviendront aussi familiers aux habitants que
s'ils étaient de leur cru. » (Kaempfer, Histoire du Japon, in-fol., La Haye, 1729, liv. Ier, p. 73.)
Keferstein (Ansichten über die keltischen Alterthümer, Halle, 1846-1851 ; Einleit., 1, XXXVIII)
prouve que l'allemand n'est qu'une langue métisse composée de celtique et de gothique. Grimm
exprime le même avis.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

184

Les mélanges de peuples présentant sur chaque point des caractères particuliers
issus du quantum des éléments ethniques, les résultats linguistiques sont également
nuancés. On peut poser en thèse générale qu'aucun idiome ne demeure pur après un
contact intime avec un idiome différent ; que même, lorsque les principes respectifs
offrent le plus de dissemblances, l'altération se fait au moins sentir dans la lexicologie ;
que, si la langue parasite a quelque force, elle ne manque pas d'attaquer le mode
d'eurythmie, et même les côtés les plus faibles du système grammatical, d'où il résulte
que le langage est une des parties les plus délicates et les plus fragiles de l'individualité
des peuples. On aura donc souvent le singulier spectacle d'une langue noble et très
cultivée passant, par son union avec un idiome barbare, à une sorte de barbarie relative,
se dépouillant par degrés de ses plus belles facultés, s'appauvrissant de mots, se
desséchant de formes, et témoignant ainsi d'un irrésistible penchant à s'assimiler, de
plus en plus, au compagnon de mérite inférieur que l'accouplement des races lui aura
donné. C'est ce qui est arrivé au valaque et au rhétien, au kawi et au birman. L'un et
l'autre de ces derniers idiomes sont imprégnés d'éléments sanscrits, et, malgré la
noblesse de cette alliance, les juges compétents les déclarent inférieurs en mérite au
delaware 1.
Issue du tronc des Lenni-Lénapes, l'association de tribus qui parle ce dialecte vaut
primitivement plus que les deux groupes jaunes remorqués par la civilisation hindoue,
et si, malgré cette prérogative, elle est au-dessous d'eux, c'est que les Asiatiques en
question vivent sous l'impression des inventions sociales d'une race noble, et profitent
de ces mérites, tout en étant peu de chose par eux-mêmes. Le contact sanscrit a suffi
pour les élever assez haut, tandis que les Lénapes, que rien de semblable n'a fécondés
jamais, n'ont pu monter, en civilisation, au-dessus de la valeur qu'on leur voit. C'est
ainsi, pour me servir d'une comparaison facile à apprécier, que les jeunes mulâtres
élevés dans les collèges de Londres et de Paris, peuvent, tout en restant mulâtres et très
mulâtres, présenter, sous certains rapports, une apparence de culture plus satisfaisante
que tels habitants de l'Italie méridionale dont la valeur intime est incontestablement
plus grande. Il faut donc, lorsqu'on rencontre un peuple sauvage en possession d'un
idiome supérieur à celui de nations plus civilisées, distinguer soigneusement si la
civilisation de ces dernières leur appartient en propre, ou si elle ne provient que d'une
infiltration de sang étranger. Dans ce dernier cas, l'imperfection du langage primitif et
l'abâtardissement du langage importé s'accordent parfaitement avec l'existence d'un
certain degré de culture sociale 2.

1
2

W. de Humboldt, Ueber die Kawi-Sprache, Einl., p. XXXIV.
C'est cette différence de niveau qui, se marquant entre l'intelligence du conquérant et celle des
peuples soumis, a donné cours, au début des nouveaux empires, à l'usage des langues sacrées. On
en a vu dans toutes les parties du monde. Les Égyptiens avaient la leur, les Incas du Pérou de
même. Cette langue sacrée, objet d'un superstitieux respect, propriété exclusive des hautes classes et
souvent du groupe sacerdotal, à l'exclusion de tous les autres, est toujours la preuve la plus forte
que l'on puisse donner de l'existence d'une race étrangère dominant sur le sol où on la trouve.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

185

J'ai dit ailleurs que, chaque civilisation ayant une portée particulière, il ne fallait pas
s'étonner si le sens poétique et philosophique était plus développé chez les Hindous
sanscrits et chez les Grecs que chez nous, tandis que l'esprit pratique, critique, érudit,
distingue davantage nos sociétés. Pris en masse, nous sommes doués d'une vertu active
plus énergique que les illustres dominateurs de l'Asie méridionale et de l'Hellade. En
revanche, il nous faut leur céder le pas sur le terrain du beau, et il est, dès lors, naturel
que nos idiomes tiennent l'humble rang de nos esprits. Un essor plus puissant vers les
sphères idéales se reflète naturellement dans la parole dont les écrivains de l'Inde et de
l'Ionie ont fait usage, de sorte que le langage, tout en étant, je le crois, je l'admets, un
très bon critérium de l'élévation générale des races, l'est pourtant, d'une manière plus
spéciale, de leur élévation esthétique, et il prend surtout ce caractère lorsqu'il
s'applique à la comparaison des civilisations respectives.
Pour ne pas laisser ce point douteux, je me permettrai de discuter une opinion
émise par M. le baron Guillaume de Humboldt, au sujet de la supériorité du mexicain
sur le péruvien 1, supériorité évidente, dit-il, bien que la civilisation des Incas ait été
fort au-dessus de celle des habitants de l'Anahuac.
Les mœurs des Péruviens se montraient, sans doute, plus douces, leurs idées
religieuses aussi inoffensives qu'étaient féroces celles des sujets de Montézuma.
Malgré tout cela, l'ensemble de leur état social était loin de présenter autant d'énergie,
autant de variété. Tandis que leur despotisme, assez grossier, ne réalisait qu'une sorte
de communisme hébétant, la civilisation aztèque avait essayé des formes de gouvernement très raffinées. L'état militaire y était beaucoup plus vigoureux, et, bien que les
deux empires ignorassent également l'usage de l'écriture, il semblerait que la poésie,
l'histoire et la morale, fort cultivées au moment où apparut Cortez, auraient joué un
plus grand rôle au Mexique qu'au Pérou, dont les institutions penchaient vers un
épicuréisme nonchalant peu favorable aux travaux de l'intelligence. Il devient alors tout
simple d'avoir à constater la supériorité du peuple le plus actif sur le peuple le plus
modeste.
Au reste, l'opinion de M. Guillaume de Humboldt est, ici, conséquente à la manière
dont il définit la civilisation. Sans renouveler la controverse, il m'était indispensable de
ne pas laisser ce point dans l'ombre ; car, si deux civilisations avaient pu se développer
jamais parallèlement à des langues en contradiction avec leurs mérites respectifs, il
faudrait abandonner l'idée de toute solidarité entre la valeur des idiomes et celle des
intelligences. Ce fait est impossible à concéder dans une mesure différente de ce que j'ai
dit plus haut pour le sanscrit et le grec comparés à l'anglais, au français, à l'allemand.
D'ailleurs, en suivant cette voie, ce ne serait pas une médiocre difficulté que de
déterminer pour les populations métisses les causes de l'état idiomatique où on les
1

M. de Humboldt, Ueber die Kawi-Sprache, Einl., XXXIV.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

186

trouve. On ne possède pas toujours, sur la quotité des mélanges ou sur leur qualité, des
lumières suffisantes pour pouvoir en examiner le travail organisateur. Cependant
l'influence de ces causes premières persiste, et, si elle n'est pas démasquée, elle peut
aisément conduire à des conclusions erronées. Précisément parce que le rapport de
l'idiome à la race est assez étroit, il se conserve beaucoup plus longtemps que les
peuples ne gardent leurs corps d'État. Il se fait reconnaître après que les peuples ont
changé de nom. Seulement, s'altérant comme leur sang, il ne disparaît, il ne meurt
qu'avec la dernière parcelle de leur nationalité 1. Le grec moderne est dans ce cas ;
mutilé autant que possible, dépouillé de la meilleure part de ses richesses grammaticales, troublé et souillé dans sa lexicologie, appauvri même, à ce qu'il semble, quant au
nombre de ses sons, il n'en a pas moins conservé son empreinte originelle 2. C'est, en
quelque sorte, dans l'univers intellectuel, ce qu'est, sur la terre, ce Parthénon si dégradé,
qui, après avoir servi d'église aux popes, puis, devenu poudrière, avoir éclaté, en mille
endroits de son fronton et de ses colonnes, sous les boulets vénitiens de Morosini,
présente encore à l'admiration des siècles l'adorable modèle de la grâce sérieuse et de la
majesté simple.
Il arrive aussi qu'une parfaite fidélité à la langue des aïeux n'est pas dans le caractère
de toutes les races. C'est encore là une difficulté de plus quand on cherche à démêler, à
l'aide de la philologie, soit l'origine, soit le mérite relatif des types humains. Non
seulement il arrive aux idiomes de subir des altérations dont il n'est pas toujours facile
de retrouver la cause ethnique ; il se rencontre encore des nations qui, pressées par le
contact des langues étrangères, abandonnent la leur. C'est ce qui est advenu, après les
conquêtes d'Alexandre, à la partie éclairée des populations de l'Asie occidentale, telles
que les Cariens, les Cappadociens et les Arméniens, et c'est ce que j'ai signalé aussi
pour nos Gaulois. Les uns et les autres ont cependant inculqué dans les langues
victorieuses un principe étranger qui les a, à la fin, transfigurées à leur tour. Mais,
tandis que ces peuples maintenaient encore, bien que d'une manière imparfaite, leur
propre instrument intellectuel ; que d'autres, beaucoup plus tenaces, tels que les
Basques, les Berbères de l'Atlas, les Ekkhilis de l'Arabie méridionale, parlent jusqu'à
nos jours comme parlaient leurs plus anciens parents, il est des groupes, les juifs par
exemple, qui semblent n'y avoir jamais tenu, et cette indifférence éclate dès les
1

2

Une observation intéressante, c'est de voir, dans les langues issues d'une langue moyenne, certains
dérivés se présenter sous une forme bien plus rapprochée de la racine primitive que le mot d'où, en
général, on les suppose formés ou que celui qui, dans la langue la plus voisine, exprime la même
idée. Ainsi FUREUR : all. Wuth, angl. mad, sanscrit mada; DÉSIR, comme expression de la
passion : all. Begierde, franç. rage, sanscrit raga ; DEVOIR : all. Pflicht, angl. Duty, sanscrit
dutia. (Voir Klaproth, Asia polyglotta, in-4°.) On pourrait induire de ce fait que quelques races,
après avoir subi un certain nombre de mélanges, sont partiellement ramenées à une pureté plus
grande, à une vigueur blanche plus prononcée que d'autres qui les ont devancées dans l'ordre des
temps.
La Grèce antique, qui possédait de nombreux dialectes, n'en avait cependant pas autant que celle du
XVIe siècle, lorsque Siméon Kavasila en comptait soixante et dix ; et, remarque à rattacher à ce qui
va suivre, au XVIIIe siècle, on parlait le français dans toute 1'Hellade et surtout dans l'Attique.
(Heilmayer, cité par Pott, Encycl. v, Erseh und Gruber, Indo-germanischer Sprachstamm, p. 73.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

187

premiers pas de la migration des favoris de Dieu. Tharé, venant d'Ur des Chaldéens,
n'avait certainement pas appris, dans le pays de sa parenté, la langue chananéenne qui
devint nationale pour les enfants d'Israël. Ceux-ci s'étaient donc dépouillés de leur
idiome natif pour en accepter un autre différent, et qui, subissant quelque peu, je le
veux croire, l'influence des souvenirs premiers, devint, dans leur bouche, un dialecte
particulier de cette langue très ancienne, mère de l'arabe le plus ancien, héritage légitime
des tribus alliées, de fort près, aux Chamites noirs 1. Cette langue, les Juifs ne devaient
pas s'y montrer plus fidèles qu'à la première. Au retour de la captivité, les bandes de
Zorobabel l'avaient oubliée sur les bords des fleuves de Babylone, pendant leur séjour,
pourtant bien court, de soixante et dix ans. Le patriotisme, fort contre l'exil, avait
conservé sa chaleur : le reste avait été abandonné avec une bizarre facilité par ce peuple
tout à la fois jaloux de lui-même et cosmopolite à l'excès. Dans Jérusalem reconstruite,
la multitude reparut, parlant un jargon araméen ou chaldéen qui, d'ailleurs, n'était peutêtre pas sans ressemblance avec l'idiome des pères d’Abraham.
Aux temps de Jésus-Christ, ce dialecte résistait avec peine à l'invasion d'un patois
grec qui, de tous côtés, pénétrait l'intelligence juive. Ce n'était plus guère que sous ce
nouveau costume, plus ou moins élégant, affichant plus ou moins de prétentions
attiques, que les écrivains juifs d'alors produisaient leurs ouvrages. Les derniers livres
canoniques de l'Ancien Testament, comme les écrits de Philon et de Josèphe, sont des
œuvres hellénistiques.
Lorsque la destruction de la ville sainte eut dispersé la nation désormais déshéritée
des bontés de l'Éternel, l'Orient ressaisit l'intelligence de ses fils. La culture hébraïque
rompit avec Athènes comme avec Alexandrie, et la langue, les idées du Talmud les
enseignements de l'école de Tibériade furent de nouveau sémitiques, quelquefois arabes
et souvent chananéens, pour employer l'expression d'Isaïe. Je parle de la langue
désormais sacrée, de celle des rabbins, de la religion, de celle dès lors considérée comme
nationale. Mais pour le commerce de la vie, les Juifs usèrent des idiomes des pays où
ils se trouvèrent transportés. Il est encore à noter que partout ces exilés se firent
remarquer par leur accent particulier. Le langage qu'ils avaient adopté et appris dès la
première enfance ne réussit jamais à assouplir leur organe vocal. Cette observation
confirmerait ce que dit M. Guillaume de Humboldt d'un rapport si intime de la race
avec la langue, qu'à son avis, les générations ne s'accoutument pas à bien prononcer les
mots que ne savaient pas leurs ancêtres 2.

1

2

Les Hébreux eux-mêmes ne nommaient pas leur langue l'hébreu ; ils l'appelaient très justement la
langue de Chanaan, rendant ainsi hommage à la vérité. (Isaïe, 19, 18). Voir, à ce sujet, les
observations de Rœdiger sur la Grammaire hébraïque de Gésénius, 16e édition, Leipzig, 1851, p. 7
et passim.
C'est aussi le sentiment de M W. Edwards, Caractères physiques des races humaines, p. 101 et
passim.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Quoi qu'il en soit, voilà, dans les Juifs, une preuve remarquable de cette vérité,
qu'on ne doit pas toujours, à première vue, établir une concordance exacte entre une
race et la langue dont elle est en possession, attendu que cette langue peut ne pas lui
appartenir originairement. Après les Juifs, je pourrais citer encore l'exemple des
Tsiganes et de bien d'autres peuples 1.
On voit avec quelle prudence il convient d'user de l'affinité et même de la similitude
des langues pour conclure à l'identité des races, puisque, non seulement des nations
nombreuses n'emploient que des langages altérés dont les principaux éléments n'ont
pas été fournis par elles, témoin la plupart des populations de l'Asie occidentale et
presque toutes celles de l'Europe méridionale, mais encore que plusieurs autres en ont
adopté de complètement étrangers, à la confection desquels elles n'ont presque pas
contribué. Ce dernier fait est sans doute plus rare. Il se présente même comme une
anomalie. Il suffit cependant qu'il puisse avoir lieu pour qu'on ait à se tenir en garde
contre un genre de preuves qui souffre de telles déviations. Toutefois, puisque le fait
est anormal, puisqu'il ne se rencontre pas aussi fréquemment que son opposite, c'est-àdire la conservation séculaire d'idiomes nationaux par de très faibles groupes humains ;
puisque l'on voit aussi combien les langues ressemblent au génie particulier du peuple
qui les crée, et combien elles s'altèrent justement dans la mesure où le sang de ce peuple
se modifie ; puisque le rôle qu'elles jouent dans la formation de leurs dérivées est
proportionnel à l'influence numérique de la race qui les apporte dans le nouveau
mélange, tout donne le droit de conclure qu'un peuple ne saurait avoir une langue valant
mieux que lui-même, à moins de raisons spéciales. Comme on ne saurait trop insister
sur ce point, je vais en faire ressortir l'évidence par une nouvelle espèce de
démonstration.
On a vu déjà que, dans une nation d'essence composite, la civilisation n'existe pas
pour toutes les couches successives. En même temps que les anciennes causes
ethniques poursuivent leur travail dans le bas de l'échelle sociale, elles n'y admettent,
elles n'y laissent pénétrer que faiblement, et d'une façon tout à fait transitoire, les
influences du génie national dirigeant. J'appliquais naguère ce principe à la France, et je
disais que, sur ses 36 millions d'habitants, il y en avait, au moins, 20 qui ne prenaient
qu'une part forcée, passive, temporaire, au développement civilisateur de l'Europe
moderne. Excepté la Grande-Bretagne, servie par une plus grande unité dans ses types,
conséquence de son isolement insulaire, cette triste proportion est plus considérable
encore sur le reste du continent. Puisqu'une fois déjà j'ai choisi la France pour exemple,
je m'y tiens, et crois trouver que mon opinion sur l'état ethnique de ce pays, et celle
1

Il est encore un cas qui peut se présenter, c'est celui où une population parle deux langues. Dans les
Grisons, presque tous les paysans de l'Engadine emploient avec une égale facilité le romanche dans
leurs rapports entre compatriotes, l'allemand quand ils s'adressent à des étrangers. En Courlande, il
est un district où les paysans, pour s'entretenir entre eux, se servent de l'esthonien, dialecte finnois.
Avec toute autre personne, ils parlent letton. (Voir Pott, Encycl. Erseh und Gruber, Indogermanischer Sprachstamm, p. 104.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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que je viens d'exprimer à l'instant pour toutes les races en général, quant à la parfaite
concordance du type et de la langue, s'y confirment l'une l'autre d'une manière
frappante.
Nous savons peu, ou, pour mieux dire, nous ne savons pas, preuves en main, par
quelles phases le celtique et le latin rustique 1 ont d'abord dû passer avant de se
rapprocher et de finir par se confondre. Saint Jérôme et son contemporain Sulpice
Sévère nous apprennent pourtant, le premier dans ses Commentaires sur l'Épître de
saint Paul aux Galates, le second dans son Dialogue sur les mérites des moines
d'Orient, que, de leur temps, on parlait au moins deux langues vulgaires dans la Gaule :
le celtique, conservé si pur sur les bords du Rhin, que le langage des Gallo-Grecs,
éloignés de la mère patrie depuis six cents ans, y ressemblait de tous points ; puis ce
qu'on appelait le gaulois, et qui, de l'avis d'un commentateur, ne pouvait être qu'un
romain déjà altéré. Mais ce gaulois, différent de ce qui se parlait à Trèves, n'était pas
non plus la langue de l'ouest ni celle de l'Aquitaine. Ce dialecte du IVe siècle,
probablement partagé lui-même en deux grandes divisions, ne trouve donc de place que
dans le centre et le midi de la France actuelle. C'est à cette source commune qu'il faut
reporter les courants, différemment latinisés, qui ont formé plus tard, avec d'autres
mélanges, et dans des proportions diverses, la langue d'oïl et le roman proprement dit.
Je parlerai d'abord de ce dernier.
Pour lui donner naissance, il ne s'agissait que de créer une altération assez facile de
la terminologie latine, modifiée par un certain nombre d'idées grammaticales empruntées au celtique et à d'autres langues jadis inconnues dans l'ouest de l'Europe. Les
colonies impériales avaient apporté bon nombre d'éléments italiens, africains,
asiatiques. Les invasions bourguignonnes, et surtout les gothiques, fournirent un
nouvel apport doué d'une grande vivacité d'harmonie, de sons larges et brillants. Les
irruptions sarrasines en renforcèrent la puissance. De sorte que le roman, se distinguant
tout à fait du gaulois, quant à son mode d'eurythmie, revêtit bientôt un cachet très
spécial. Sans doute, nous ne le trouvons pas, dans la formule de serment des fils de
Louis le Débonnaire, arrivé à sa perfection, comme plus tard, dans les poésies de
Raimbaud de Vachères ou de Bertrand de Born. Cependant on le reconnaît déjà pour ce
qu'il est, ses caractères principaux lui sont acquis, sa direction lui est nettement
indiquée. C'était bien, dès lors, dans ses différents dialectes limousin, provençal,
auvergnat, la langue d'une population aussi mélangée d'origine qu'il y en ait jamais eu au
monde. Cette langue souple, fine, spirituelle, railleuse, pleine d'éclat, mais sans
profondeur, sans philosophie, clinquant et non pas or, n'avait pu, dans aucune des
mines opulentes qui lui avaient été ouvertes, que glaner à la surface. Elle était sans
1

La route n'était pas si longue du latin rustique, lingua rustica Romanorum, lingua romana, du
roman, en un mot, à la corruption, que de la langue élégante, dont les formes précises et cultivées
présentaient plus de résistance. Il est aussi à remarquer que, chaque légionnaire étranger apportant
dans les colonies de la Gaule le patois de ses provinces, l'avènement d'un dialecte général et
mitoyen était hâté, non seulement par les Celtes, mais par les émigrants eux-mêmes.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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principes sérieux : elle devait rester un instrument d'universelle indifférence, partant, de
scepticisme et de moquerie. Elle ne manqua pas à cette vocation. La race ne tenait à
rien qu'aux plaisirs et aux brillantes apparences. Brave à l'excès, joyeuse avec autant
d'emportement, passionnée sans sujet et vive sans conviction, elle eut un instrument
tout propre à servir ses tendances, et qui d'ailleurs, objet de l'admiration du Dante, ne
servit jamais, en poésie, qu'à rimer des satires, des chansons d'amour, des défis de
guerre, et, en religion, à soutenir des hérésies comme celle des Albigeois, manichéisme
licencieux, dénué de valeur, même littéraire, dont un auteur anglais, peu catholique,
félicite la papauté d'avoir délivré le moyen âge 1. Telle fut, jadis, la langue romane, telle
on la trouve encore aujourd'hui. Elle est jolie, non pas belle, et il suffit de l'examiner
pour voir combien peu elle est apte à servir une grande civilisation.
La langue d'oil se forma-t-elle dans des conditions semblables ? L'examen va
prouver que non, et, de quelque manière que la fusion des éléments celtique, latin,
germanique, se soit faite, ce qu'on ne peut parfaitement apprécier 2, faute de monuments appartenant à la période de création, il est du moins certain qu'elle naissait d'un
antagonisme décidé entre trois idiomes différents, et que le produit représenté par elle
devait être pourvu d'un caractère et d'un fond d'énergie tout à fait étranger aux
nombreux compromis, aux transactions assez molles d'où était sorti le roman. Cette
langue d'oïl fut, à un moment de sa vie, assez rapprochée des principes germaniques.
On y découvre, dans les restes écrits parvenus jusqu'à nous, un des meilleurs caractères
des langues arianes : c'est le pouvoir, limité il est vrai, moins grand que dans le sanscrit,
le grec et l'allemand, mais considérable encore, de former des mots composés. On y
reconnaît, pour les noms, des flexions indiquées par des affixes, et, comme conséquence, une facilité d'inversion perdue pour nous, et dont la langue française du XVIe
siècle, ayant imparfaitement hérité, ne jouissait qu'aux dépens de la clarté du discours.
Sa lexicologie contenait également de nombreux éléments apportés par la race franque 3.
Ainsi, la langue d'oïl débutait par être presque autant germanique que gauloise, et le
celtique y apparaissait au second plan, comme décidant peut-être des raisons
mélodiques du langage. Le plus bel éloge qu'on puisse en faire se trouve dans la réussite
de l'ingénieux essai de M. Littré, qui a pu traduire littéralement et vers pour vers, en
français du XIIIe siècle, le premier chant de l'Iliade, tour de force impraticable dans
notre français d'aujourd'hui 4.

1

2

3

4

Macaulay, History of England, t. I, p. 18, éd. de Paris. Les Albigeois sont l'objet d'une prédilection
toute spéciale de la part des écrivains révolutionnaires, surtout en Allemagne (voir à ce sujet le
poème de Lenau, die Albigenser). Cependant les sectaires du Languedoc se recrutaient surtout dans
les classes chevaleresques et chez les dignitaires ecclésiastiques. Mais leurs doctrines étaient
antisociales : c'est de quoi leur faire beaucoup pardonner.
La préface de la Chanson de Roland, par M. Génin, contient, à ce sujet, des observations assez
curieuses. (Chanson de Roland, in-8°, Imprimerie nationale, Paris, 1851.)
Consulter le Fœmina, cité par Hickes dans son Thesaurus litteraturæ septentrionalis et par
l'Histoire littéraire de France, t. XVII, p. 633.
Revue des Deux Mondes.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

191

Cette langue ainsi dessinée appartenait évidemment à un peuple qui faisait
grandement contraste avec les habitants du sud de la Gaule. Plus profondément attaché
aux idées catholiques, portant dans la politique des notions vives d'indépendance, de
liberté, de dignité, et dans toutes ses institutions une recherche très caractérisée de
l'utile, la littérature populaire de cette race eut pour mission de recueillir, non pas les
fantaisies de l'esprit ou du cœur, les boutades d'un scepticisme universel, mais bien les
annales nationales, telles qu'on les comprenait alors et qu'on les jugeait vraies. Nous
devons à cette glorieuse disposition de la nation et de la langue les grandes compositions rimées, surtout Garin le Loherain, témoignage, renié depuis, de la prédominance
du Nord. Malheureusement, comme les compilateurs de ces traditions, et même leurs
premiers auteurs, avaient, avant tout, l'intention de conserver des faits historiques ou
de servir des passions positives, la poésie proprement dite, l'amour de la forme et la
recherche du beau ne tiennent pas toujours assez de place dans leurs grands récits. La
littérature de la langue d'oïl eut, avant tout, la prétention d'être utilitaire. C'est ainsi que
les races, le langage et les écrits se trouvent ici en accord parfait.
Mais il était naturel que l'élément germanique, beaucoup moins abondant que le
fond gaulois et que la mixture romaine, perdît peu à peu du terrain dans le sang. En
même temps, il en perdit dans la langue et, d'une part, le celtique, d'autre part, le latin
gagnèrent à mesure qu'il se retira. Cette belle et forte langue, dont nous ne connaissons
guère que l'apogée, et qui se serait encore perfectionnée en suivant sa voie, commença à
déchoir et à se corrompre vers la fin du XIIIe siècle. Au XVe, ce n'était plus qu'un
patois d'où les éléments germaniques avaient complètement disparu. Ce qui restait de
ce trésor dépensé, n'apparaissant désormais que comme une anomalie au milieu des
progrès du celtique et du latin, n'offrait plus qu'un aspect illogique et barbare. Au XVIe
siècle, le retour des études classiques trouva le français dans ce délabrement, et voulut
s'en emparer pour le perfectionner dans le sens des langues anciennes. Tel fut le but
avoué des littérateurs de cette belle époque. Ils ne réussirent guère, et le XVIe siècle,
plus sage, ou s'apercevant qu'il ne pouvait maîtriser la puissance irrésistible des choses,
ne s'occupa qu'à améliorer, par elle-même, une langue qui se précipitait chaque jour
davantage vers les formes les plus naturelles à la race prédominante, c'est-à-dire vers
celles qui avaient autrefois constitué la vie grammaticale du celtique.
Bien que la langue d'oïl d'abord, la française ensuite, aient dû à la simplicité plus
grande des mélanges de races et d'idiomes d'où elles sont issues un plus grand caractère
d'unité que le roman, elles ont eu cependant des dialectes qui ont vécu et se maintiennent. Ce n'est pas trop d'honneur pour ces formes que de les appeler des dialectes, et
non pas des patois. Leur raison d'être ne se trouve pas dans la corruption du type
dominant dont elles ont toujours été au moins les contemporaines. Elle réside dans la
proportion différente des éléments celtique, romain et germanique qui ont constitué ou
constituent encore notre nationalité. En deçà de la Seine, le dialecte picard est, par
l'eurythmie et la lexicologie, tout près du flamand, dont les affinités germaniques sont
si évidentes qu'il n'est pas besoin de les relever. En cela, le flamand est resté fidèle le

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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aux prédilections de la langue d'oïl, qui put, à un certain moment, sans cesser d'être ellemême, admettre, dans les vers d'un poème, les formes et les expressions presque pures
du langage parlé à Arras 1.
À mesure qu'on s’avance au delà de la Seine et en deçà de la Loire, les idiomes
provinciaux tiennent, de plus en plus, de la nature celtique. Dans le bourguignon, dans
les dialectes du Pays de Vaud et de la Savoie, la lexicologie même, chose bien digne de
remarque, en a gardé de nombreuses traces, qui ne se trouvent pas dans le français, où
généralement le latin rustique domine 2.
Je relevais ailleurs comment, à dater du XVe siècle, l'influence du nord de la France
avait cédé devant la prépondérance croissante des races d'outre-Loire. Il n'y a qu'à
rapprocher ce que je dis ici, touchant le langage, de ce qu'alors je disais du sang, pour
voir combien est serrée la relation entre l'élément physique et l'instrument phonétique
de l'individualité d'une population 3.
Je me suis un peu étendu sur un fait particulier à la France. Si l'on veut le
généraliser à toute l'Europe, on ne lui trouvera guère de démentis. Partout on verra que
les modifications et les changements successifs d'un idiome ne sont pas, comme on le
dit communément, l'œuvre des siècles : s'il en était ainsi, l'ekkhili, le berbère, l'euskara,
le bas-breton, auraient depuis longtemps disparu, et ils vivent. Modifications et
changements sont amenés, avec un parallélisme bien frappant, par les révolutions
survenues dans le sang des générations successives.
Je ne passerai pas, non plus, sous silence un détail qui doit trouver ici son
explication. J'ai dit comment certains groupes ethniques pouvaient, sous l'empire d'une
aptitude et de nécessités particulières, renoncer à leur idiome naturel pour en accepter
un qui leur était plus ou moins étranger. J'ai cité les Juifs, j'ai cité les Parsis. Il existe
encore des exemples plus singuliers de cet abandon. Nous voyons des peuples
sauvages en possession de langages supérieurs à eux-mêmes, et c'est l'Amérique qui
nous offre ce spectacle.
Ce continent a eu cette singulière destinée, que ses populations les plus actives se
sont développées, pour ainsi dire, en secret. L'art de l'écriture a fait défaut à ses
civilisations. Les temps historiques n'y commencent que très tard, pour rester presque
toujours obscurs. Le sol du nouveau monde possède un grand nombre de tribus qui,
1
2

3

P. Pâris, Garin le Loherain, préface.
Il est toutefois à remarquer que l'accent vaudois et savoyard a quelque chose de méridional qui
rappelle fortement la colonie d'Aventicum.
Pott exprime très bien comment les dialectes sont les modifications parlées qui maintiennent
l'accord entre l'état de composition du sang et celui de la langue, lorsqu'il dit : « Les dialectes sont
la diversité dans l'unité, les sections chromatiques de l'Un primordial « et de la lumière unicolore. »
(Pott, Encycl. Erchs. und Gruber, p. 66.) – C'est, sans doute, une phraséologie obscure ; mais ici
elle indique assez ce qu'elle entend.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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voisines à voisines, se ressemblent peu, bien qu'appartenant toutes à des origines
communes diversement combinées.
M. d'Orbigny nous apprend que, dans l'Amérique centrale, le groupe qu'il appelle
rameau chiquitéen, est un composé de nations comptant, pour la plus nombreuse,
environ quinze mille âmes, et pour celles qui le sont moins, entre trois cents et
cinquante membres, et que toutes ces nations, même les infiniment petites, possèdent
des idiomes distincts. Un tel état de choses ne peut résulter que d'une immense
anarchie ethnique.
Dans cette hypothèse, je ne m'étonne nullement de voir plusieurs d'entre ces
peuplades, comme les Chiquitos, maîtresses d'une langue compliquée et, à ce qu'il
semble, assez savante. Chez ces indigènes, les mots dont l'homme se sert ne sont pas
toujours les mêmes que ceux dont use la femme. En tous cas, l'homme, lorsqu'il
emploie les expressions de la femme, en modifie les désinences. Ceci est assurément
fort raffiné. Malheureusement, à côté de ce luxe lexicologique, le système de numération se présente restreint aux nombres les plus élémentaires. Très probablement, dans
une langue en apparence si travaillée, ce trait d'indigence n'est que l'effet de l'injure des
siècles, servie par la barbarie des possesseurs actuels. On se rappelle involontairement,
en contemplant de telles bizarreries, ces palais somptueux, merveilles de la
Renaissance, que les effets des révolutions ont adjugés définitivement à de grossiers
villageois. L'œil y admire encore des colonnettes délicates, des rinceaux élégants, des
porches sculptés, des escaliers hardis, des arêtes imposantes, luxe inutile à la misère
qui les habite ; tandis que les toits crevés laissent entrer la pluie, que les planchers
s'effondrent et que la pariétaire disjoint les murs qu'elle envahit.
Je puis établir désormais que la philologie, dans ses rapports avec la nature
particulière des races, confirme toutes les observations de la physiologie et de l'histoire. Seulement, ses assertions se font remarquer par une extrême délicatesse, et
lorsqu'on ne peut s'appuyer que sur elles, rien de plus hasardé que de s'en contenter
pour conclure. Sans doute, sans nul doute, l'état d'un langage répond à l'état intellectuel
du groupe qui le parle, mais non pas toujours à sa valeur intime. Pour obtenir ce
rapport, il faut considérer uniquement la race par laquelle et pour laquelle ce langage a
été primitivement créé. Or l'histoire ne paraît nous adresser, à part la famille noire et
quelques peuplades jaunes, qu'à des races quartenaires, tout au plus. En conséquence,
elle ne nous conduit que devant des idiomes dérivés, dont on ne peut préciser
nettement la loi de formation que lorsque ces idiomes appartiennent à des époques
comparativement récentes. Il s'ensuit que des résultats ainsi obtenus, et qui ont besoin
constamment de la confirmation historique, ne sauraient fournir une classe de preuves
bien infaillibles. À mesure qu'on s'enfonce dans l'antiquité et que la lumière vacille
davantage, les arguments philologiques deviennent plus hypothétiques encore. Il est
fâcheux de s'y voir réduit lorsqu'on cherche à éclairer la marche d'une famille humaine et
à reconnaître les éléments ethniques qui la composent. Nous savons que le sanscrit, le

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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zend, sont des langues parentes. C'est un grand point. Quant à leur racine commune,
rien ne nous est révélé. De même pour les autres langues très anciennes. De l'euskara,
nous ne connaissons rien que lui-même. Comme il n'a pas, jusqu'à présent, d'analogue,
nous ignorons sa généalogie, nous ignorons s'il doit être considéré comme tout à fait
primitif, ou bien s'il ne faut voir en lui qu'un dérivé. Il ne saurait donc rien nous
apprendre de positif sur la nature simple ou composite du groupe qui le parle.
En matière d'ethnologie, il est bon d'accepter avec gratitude les secours philologiques. Pourtant il ne faut les recevoir que sous réserve, et, autant que possible, ne rien
fonder sur eux seuls 1.
Cette règle est commandée par une nécessaire prudence. Cependant tous les faits
qui viennent d'être passés en revue établissent que l'identité est originairement entière
entre le mérite intellectuel d'une race et celui de sa langue naturelle et propre ; que les
langues sont, par conséquent, inégales en valeur et en portée, dissemblables dans les
formes et dans le fond, comme les races ; que leurs modifications ne proviennent que
de mélanges avec d'autres idiomes, comme les modifications des races ; que leurs
qualités et leurs mérites s'absorbent et disparaissent, absolument comme le sang des
races, dans une immersion trop considérable d'éléments hétérogènes ; enfin que,
lorsqu'une langue de caste supérieure se trouve chez un groupe humain indigne d'elle,
elle ne manque pas de dépérir et de se mutiler. Si donc il est souvent difficile, dans un
cas particulier, de conclure, de prime abord, de la valeur de la langue à celle du peuple
qui s'en sert, il n'en reste pas moins incontestable qu'en principe on le peut faire. Je
pose donc cet axiome général :
La hiérarchie des langues correspond rigoureusement à la hiérarchie des races.

1

On ne doit pas perdre de vue que les précautions ici indiquées ne s'appliquent qu'à la détermination
de la généalogie d'un peuple, et non pas d'une famille de peuples. Si une nation change quelquefois
de langue, jamais ce fait ne s'est produit et ne pourrait se produire pour tout un faisceau de
nationalités, ethniquement identiques, politiquement indépendantes. Les juifs ont abandonné leur
idiome ; l'ensemble des nations sémitiques n'a jamais pu perdre ses dialectes natifs et ne saurait en
avoir d'autres.

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Livre premier

Chapitre XVI
Récapitulation ; caractères respectifs des trois
grandes races ; effets sociaux des mélanges ;
supériorité du type blanc et, dans ce type,
de la famille ariane.

Retour à la table des matières

J'ai montré la place réservée qu'occupe notre espèce dans le monde organique. On a
pu voir que de profondes différences physiques, que des différences morales non
moins accusées, la séparaient de toutes les autres classes d'êtres vivants. Ainsi mise à
part, je l'ai étudiée en elle-même, et la physiologie, bien qu'incertaine dans ses voies,
peu sûre dans ses ressources, et défectueuse dans ses méthodes, m'a néanmoins permis
de distinguer trois grands types nettement distincts, le noir, le jaune et le blanc.
La variété mélanienne est la plus humble et gît au bas de l'échelle. Le caractère
d'animalité empreint dans la forme de son bassin lui impose sa destinée, dès l'instant de
la conception. Elle ne sortira jamais du cercle intellectuel le plus restreint. Ce n'est
cependant pas une brute pure et simple, que ce nègre à front étroit et fuyant, qui porte,
dans la partie moyenne de son crâne, les indices de certaines énergies grossièrement
puissantes. Si ces facultés pensantes sont médiocres ou même nulles, il possède dans le
désir, et par suite dans la volonté, une intensité souvent terrible. Plusieurs de ses sens

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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sont développés avec une vigueur inconnue aux deux autres races : le goût et l'odorat
principalement 1.
Mais là, précisément, dans l'avidité même de ses sensations, se trouve le cachet
frappant de son infériorité. Tous les aliments lui sont bons, aucun ne le dégoûte, aucun
ne le repousse. Ce qu'il souhaite, c'est manger, manger avec excès, avec fureur ; il n'y a
pas de répugnante charogne indigne de s'engloutir dans son estomac. Il en est de même
pour les odeurs, et sa sensualité s'accommode non seulement des plus grossières, mais
des plus odieuses. À ces principaux traits de caractère il joint une instabilité d'humeur,
une variabilité de sentiments que rien ne peut fixer, et qui annule, pour lui, la vertu
comme le vice. On dirait que l'emportement même avec lequel il poursuit l'objet qui a
mis sa sensitivité en vibration et enflammé sa convoitise, est un gage du prompt
apaisement de l'une et du rapide oubli de l'autre. Enfin il tient également peu à sa vie et
à celle d'autrui ; il tue volontiers pour tuer, et cette machine humaine, si facile à
émouvoir, est, devant la souffrance, ou d'une lâcheté qui se réfugie volontiers dans la
mort, ou d'une impassibilité monstrueuse.
La race jaune se présente comme l'antithèse de ce type. Le crâne, au lieu d'être
rejeté en arrière, se porte précisément en avant. Le front, large, osseux, souvent saillant,
développé en hauteur, plombe sur un faciès triangulaire, où le nez et le menton ne
montrent aucune des saillies grossières et rudes qui font remarquer le nègre. Une
tendance générale à l'obésité n'est pas là un trait tout à fait spécial, pourtant il se
rencontre plus fréquemment chez les tribus jaunes que dans les autres variétés. Peu de
vigueur physique, des dispositions à l'apathie. Au moral, aucun de ces excès étranges,
si communs chez les Mélaniens. Des désirs faibles, une volonté plutôt obstinée
qu'extrême, un goût perpétuel mais tranquille pour les jouissances matérielles ; avec
une rare gloutonnerie, plus de choix que les nègres dans les mets destinés à la satisfaire.
En toutes choses, tendances à la médiocrité ; compréhension assez facile de ce qui n'est
ni trop élevé ni trop profond ; amour de l'utile, respect de la règle, conscience des
avantages d'une certaine dose de liberté. Les jaunes sont des gens pratiques dans le sens
étroit du mot. Ils ne rêvent pas, ne goûtent pas les théories, inventent peu, mais sont
capables d'apprécier et d'adopter ce qui sert. Leurs désirs se bornent à vivre le plus
doucement et le plus commodément possible. On voit qu'ils sont supérieurs aux
nègres. C'est une populace et une petite bourgeoisie que tout civilisateur désirerait
choisir pour base de sa société : ce n'est cependant pas de quoi créer cette société ni lui
donner du nerf, de la beauté et de l'action.
Viennent maintenant les peuples blancs. De l'énergie réfléchie, ou pour mieux dire,
une intelligence énergique ; le sens de l'utile, mais dans une signification de ce mot
beaucoup plus large, plus élevée, plus courageuse, plus idéale que chez les nations
1

« Le goût et l'odorat sont, chez le nègre, aussi puissants qu'informes. Il mange tout, et les odeurs
les plus répugnantes, à notre avis, lui sont agréables. » (Pruner, ouvrage cité, t. I p. 133.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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jaunes ; une persévérance qui se rend compte des obstacles et trouve, à la longue, les
moyens de les écarter ; avec une plus grande puissance physique, un instinct
extraordinaire de l'ordre, non plus seulement comme gage de repos et de paix, mais
comme moyen indispensable de conservation, et, en même temps, un goût prononcé de
la liberté, même extrême ; une hostilité déclarée contre cette organisation formaliste où
s'endorment volontiers les Chinois, aussi bien que contre le despotisme hautain, seul
frein suffisant aux peuples noirs.
Les blancs se distinguent encore par un amour singulier de la vie. Il paraît que,
sachant mieux en user, ils lui attribuent plus de prix, ils la ménagent davantage, en euxmêmes et dans les autres. Leur cruauté, quand elle s'exerce, a la conscience de ses excès,
sentiment très problématique chez les noirs. En même temps, cette vie occupée, qui
leur est si précieuse, ils ont découvert des raisons de la livrer sans murmure. Le premier
de ces mobiles, c'est l'honneur, qui, sous des noms à peu près pareils, a occupé une
énorme place dans les idées, depuis le commencement de l'espèce. Je n'ai pas besoin
d'ajouter que ce mot d'honneur et la notion civilisatrice qu'il renferme sont, également,
inconnus aux jaunes et aux noirs.
Pour terminer le tableau, j'ajoute que l'immense supériorité des blancs, dans le
domaine entier de l'intelligence, s'associe à une infériorité non moins marquée dans
l'intensité des sensations. Le blanc est beaucoup moins doué que le noir et que le jaune
sous le rapport sensuel. Il est ainsi moins sollicité et moins absorbé par l'action
corporelle, bien que sa structure soit remarquablement plus vigoureuse 1.
Tels sont les trois éléments constitutifs du genre humain, ce que j'ai appelé les
types secondaires, puisque j'ai cru devoir laisser en dehors de la discussion l'individu
adamite. C'est de la combinaison des variétés de chacun de ces types, se mariant entre
elles, que les groupes tertiaires sont issus. Les quatrièmes formations sont nées du
mariage d'un de ces types tertiaires ou d'une tribu pure avec un autre groupe ressortant
d'une des deux espèces étrangères.
Au-dessous de ces catégories, d'autres se sont révélées et se révèlent chaque jour.
Les unes très caractérisées, formant de nouvelles originalités distinctes, parce qu'elles
proviennent de fusions achevées ; les autres incomplètes, désordonnées, et, on peut le
dire, antisociales, parce que leurs éléments, ou trop disparates, ou trop nombreux, ou
trop infimes, n'ont pas eu le temps ni la possibilité de se pénétrer d'une manière
féconde. À la multitude de toutes ces races métisses si bigarrées qui composent
désormais l'humanité entière, il n'y a pas à assigner d'autres bornes que la possibilité
effrayante de combinaisons des nombres.

1

M. Martius remarque que l'Européen surpasse les hommes de couleur en intensité du fluide nerveux.
(Reise in Brasilien, t. I, p. 259.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

198

Il serait inexact de prétendre que tous les mélanges sont mauvais et nuisibles. Si les
trois grands types, demeurant strictement séparés, ne s'étaient pas unis entre eux, sans
doute la suprématie serait toujours restée aux plus belles des tribus blanches, et les
variétés jaunes et noires auraient rampé éternellement aux pieds des moindres nations
de cette race. C'est un état en quelque sorte idéal, puisque l'histoire ne l'a pas vu. Nous
ne pouvons l'imaginer qu'en reconnaissant l'incontestable prédominance de ceux de nos
groupes demeurés les plus purs.
Mais tout n'aurait pas été gain dans une telle situation. La supériorité relative, en
persistant d'une manière plus évidente, n'aurait pas, il faut le reconnaître, été accompagnée de certains avantages que les mélanges ont produits, et qui, bien que ne contrebalançant pas, tant s'en faut, la somme de leurs inconvénients, n'en sont pas moins
dignes d'être, quelquefois, applaudis. C'est ainsi que le génie artistique, également
étranger aux trois grands types, n'a surgi qu'à la suite de l'hymen des blancs avec les
nègres. C'est encore ainsi que, par la naissance de la variété malaise, il est sorti des
races jaunes et noires une famille plus intelligente que sa double parenté, et que de
l'alliance jaune et blanche il est issu, de même, des intermédiaires très supérieurs aux
populations purement finnoises aussi bien qu'aux tribus mélaniennes.
Je ne le nie pas : ce sont là de bons résultats. Le monde des arts et de la noble
littérature résultant des mélanges du sang, les races inférieures améliorées, ennoblies,
sont autant de merveilles auxquelles il faut applaudir. Les petits ont été élevés.
Malheureusement les grands, du même coup, ont été abaissés, et c'est un mal que rien
ne compense ni ne répare. Puisque j'énumère tout ce qui est en faveur des mélanges
ethniques, j'ajouterai encore qu'on leur doit bien des raffinements de mœurs, de
croyances, surtout des adoucissements de passions et de penchants. Mais ce sont
autant de bénéfices transitoires, et si je reconnais que le mulâtre, dont on peut faire un
avocat, un médecin, un commerçant, vaut mieux que son grand-père nègre, entièrement
inculte et propre à rien, je dois avouer aussi que les Brahmanes de l'Inde primitive, les
héros de l'Iliade, ceux du Schahnameh, les guerriers scandinaves, tous fantômes si
glorieux des races les plus belles, désormais disparues, offraient une image plus
brillante et plus noble de l'humanité, étaient surtout des agents de civilisation et de
grandeur plus actifs, plus intelligents, plus sûrs que les populations métisses, cent fois
métisses, de l'époque actuelle, et cependant, déjà, ils n'étaient pas purs.
Quoi qu'il en soit, l'état complexe des races humaines est l'état historique, et une
des principales conséquences de cette situation a été de jeter dans le désordre une
grande partie des caractères primitifs de chaque type. On a vu, par suite d'hymens
multipliés, les prérogatives, non seulement diminuer d'intensité comme les défauts,
mais aussi se séparer, s'éparpiller et se faire souvent contraste. La race blanche
possédait originairement le monopole de la beauté, de l'intelligence et de la force. À la
suite de ses unions avec les autres variétés, il se rencontra des métis beaux sans être
forts, forts sans être intelligents, intelligents avec beaucoup de laideur et de débilité. Il

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

199

se trouva aussi que la plus grande abondance possible du sang des blancs, quand elle
s'accumulait, non pas d'un seul coup, mais par couches successives, dans une nation,
ne lui apportait plus ses prérogatives naturelles. Elle ne faisait souvent qu'augmenter le
trouble déjà existant dans les éléments ethniques et ne semblait conserver de son
excellence native qu'une plus grande puissance dans la fécondation du désordre. Cette
anomalie apparente s'explique aisément, puisque chaque degré de mélange parfait
produit, outre une alliance d'éléments divers, un type nouveau, un développement de
facultés particulières. Aussitôt qu'à une série de créations de ce genre d'autres éléments
viennent s'adjoindre encore, la difficulté d'harmoniser le tout crée l'anarchie, et plus
cette anarchie augmente, plus les meilleurs, les plus riches, les plus heureux apports
perdent leur mérite et, par le seul fait de leur présence, augmentent un mal qu'ils se
trouvent impuissants à calmer. Si donc les mélanges sont, dans une certaine limite,
favorables à la masse de l'humanité, la relèvent et l'ennoblissent, ce n'est qu'aux dépens
de cette humanité même, puisqu'ils l'abaissent, l'énervent, l'humilient, l'étêtent dans ses
plus nobles éléments, et quand bien même on voudrait admettre que mieux vaut
transformer en hommes médiocres des myriades d'êtres infimes que de conserver des
races de princes dont le sang, subdivisé, appauvri, frelaté, devient l'élément déshonoré
d'une semblable métamorphose, il resterait encore ce malheur que les mélanges ne
s'arrêtent pas ; que les hommes médiocres, tout à l'heure formés aux dépens de ce qui
était grand, s'unissent à de nouvelles médiocrités, et que de ces mariages, de plus en
plus avilis, naît une confusion qui, pareille à celle de Babel, aboutit à la plus complète
impuissance, et mène les sociétés au néant auquel rien ne peut remédier.
C'est là ce que nous apprend l'histoire. Elle nous montre que toute civilisation
découle de la race blanche, qu'aucune ne peut exister sans le concours de cette race, et
qu'une société n'est grande et brillante qu'à proportion qu'elle conserve plus longtemps
le noble groupe qui l'a créée et que ce groupe lui-même appartient au rameau le plus
illustre de l'espèce. Pour exposer ces vérités dans un jour éclatant, il suffit d'énumérer,
puis d'examiner les civilisations qui ont régné dans le monde, et la liste n'en est pas
longue.
Du sein de ces multitudes de nations qui ont passé ou vivent encore sur la terre, dix
seulement se sont élevées à l'état de sociétés complètes. Le reste, plus ou moins
indépendant, gravite à l'entour comme les planètes autour de leurs soleils. Dans ces dix
civilisations, s'il se trouve, soit un élément de vie étranger à l'impulsion blanche, soit un
élément de mort qui ne provienne pas des races annexées aux civilisateurs, ou du fait
des désordres introduits par les mélanges, il est évident que toute la théorie exposée
dans ces pages est fausse. Au contraire, si les choses se trouvent telles que je les
annonce, la noblesse de notre espèce reste prouvée de la manière la plus irréfragable, et
il n'y a plus moyen de la contester. C'est là que se rencontrent donc, tout à la fois, la
seule confirmation suffisante et le détail désirable des preuves du système. C'est là,
seulement, que l'on peut suivre, avec une exactitude satisfaisante, le développement de
cette affirmation fondamentale, que les peuples ne dégénèrent que par suite et en

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

200

proportion des mélanges qu'ils subissent, et dans la mesure de qualité de ces mélanges ;
que, quelle que soit cette mesure, le coup le plus rude dont puisse être ébranlée la
vitalité d'une civilisation, c'est quand les éléments régulateurs des sociétés et les
éléments développés par les faits ethniques en arrivent à ce point de multiplicité qu'il
leur devient impossible de s'harmoniser, de tendre, d'une manière sensible, vers une
homogénéité nécessaire, et, par conséquent, d'obtenir, avec une logique commune, ces
instincts et ces intérêts communs, seules et uniques raisons d'être d'un lien social. Pas
de plus grand fléau que ce désordre, car, si mauvais qu'il puisse rendre le temps
présent, il prépare un avenir pire encore.
Pour entrer dans ces démonstrations, je vais aborder la partie historique de mon
sujet. C'est une tâche vaste, j'en conviens ; cependant, elle se présente si fortement
enchaînée dans toutes ses parties, et, là, si concordante, convergeant si strictement vers
le même but, que, loin d'être embarrassé de sa grandeur, il me semble en tirer un
puissant secours pour mieux établir la solidité des arguments que je vais moissonner. Il
me faudra, sans doute, parcourir, avec les migrations blanches, une grande partie de
notre globe. Mais ce sera toujours rayonner autour des régions de la haute Asie, point
central d'où la race civilisatrice est primitivement descendue. J'aurai à rattacher, tour à
tour, au domaine de l'histoire, des contrées qui, entrées une fois dans sa possession, ne
pourront plus s'en séparer. Là, je verrai se déployer, dans toutes leurs conséquences,
les lois ethniques et leur combinaison. Je constaterai avec quelle régularité inexorable et
monotone elles imposent leur application. De l'ensemble de ce spectacle, à coup sûr
bien imposant, de l'aspect de ce paysage animé qui embrasse, dans son cadre immense,
tous les pays de la terre où l'homme s'est montré vraiment dominateur ; enfin, de ce
concours de tableaux également émouvants et grandioses, je tirerai, pour établir
l'inégalité des races humaines et la prééminence d'une seule sur toutes les autres, des
preuves incorruptibles comme le diamant, et sur lesquelles la dent vipérine de l'idée
démagogique ne pourra mordre. Je vais donc quitter, ici, la forme de la critique et du
raisonnement pour prendre celle de la synthèse et de l'affirmation. Il ne me reste plus
qu'à faire bien connaître le terrain sur lequel je m'établis. Ce sera court.
J'ai dit que les grandes civilisations humaines ne sont qu'au nombre de dix et que
toutes sont issues de l'initiative de la race blanche 1. Il faut mettre en tête de la liste :
I. La civilisation indienne. Elle s'est avancée dans la mer des Indes, dans le nord et à
l'est du continent asiatique, au delà du Brahmapoutra. Son foyer se trouvait dans un
rameau de la nation blanche des Arians.
1

Je suis encore plus généreux que M. J. Mohl. Le savant professeur exprime ainsi son opinion à ce
sujet : « Quand on réfléchit qu'il n'y a eu dans le monde que trois grandes impulsions civilisatrices,
celle donnée par les Indiens, celle donnée par les Sémites et celle donnée par les Chinois, que
l'histoire de l'esprit humain n'est que le développement et la lutte de ces trois éléments, on
comprend alors de quelle importance, etc. » (Rapport annuel fait à la Société asiatique, 1851.) On
ne verra rien, du reste, dans ce que j'ai à dire qui contredise ce point de vue fort exact, mais un peu
abstrait.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

201

II. Viennent ensuite les Égyptiens. Autour d'eux se rallient les Éthiopiens, les
Nubiens, et quelques petits peuples habitant à l'ouest de l'oasis d'Ammon. Une colonie
ariane de l'Inde, établie dans le haut de la vallée du Nil, a créé cette société.
III. Les Assyriens, auxquels se rattachent les Juifs, les Phéniciens les Lydiens les
Carthaginois, les Hymiarites, ont dû leur intelligence sociale à ces grandes invasions
blanches auxquelles on peut conserver le nom de descendants de Cham et de Sem.
Quant aux Zoroastriens-Iraniens qui dominèrent dans l'Asie antérieure sous le nom de
Mèdes, de Perses et de Bactriens, c'était un rameau de la famille ariane.
IV. Les Grecs étaient issus de la même souche ariane, et ce furent les éléments
sémitiques qui la modifièrent.
V. Le pendant de ce qui arrive pour l'Égypte se rencontre en Chine. Une colonie
ariane, venue de l'Inde, y apporta les lumières sociales. Seulement, au lieu de se mêler,
comme sur les bords du Nil, avec des populations noires, elle se fondit dans des
masses malaises et jaunes, et reçut, en outre, par le nord-ouest, d'assez nombreux
apports d'éléments blancs, également arians, mais non plus hindous 1.
VI. L'ancienne civilisation de la péninsule italique, d'où sortit la culture romaine, fut
une marqueterie de Celtes, d'Ibères, d'Arians et de Sémites.
VII. Les races germaniques transformèrent, au Ve siècle, le génie de l'Occident. Elles
étaient arianes.
VIII, IX, X. Sous ces chiffres, je classerai les trois civilisations de l'Amérique, celles
des Alléghaniens, des Mexicains et des Péruviens.

Sur les sept premières civilisations, qui sont celles de l'ancien monde, six appartiennent, en partie du moins, à la race ariane, et la septième, celle d'Assyrie, doit à cette
même race la renaissance iranienne, qui est restée son plus illustre monument
historique. Presque tout le continent d'Europe est occupé, actuellement, par des groupes où existe le principe blanc, mais où les éléments non-arians sont les plus
nombreux. Point de civilisation véritable chez les nations européennes, quand les
rameaux arians n'ont pas dominé.
1

Ainsi que j'ai déjà eu l'occasion d'en avertir le lecteur je me vois quelquefois contraint de poser a
priori, comme déjà démontrés, des faits qui sont discutés plus tard. Je demande pardon de cette
liberté sans laquelle il me serait impossible de cheminer. Tout ce que je puis faire, c'est d'en
restreindre l'usage aux cas véritablement impérieux. L'origine ariane des sociétés égyptienne et
chinoise appelle la démonstration, je ne me le dissimule pas, et je ferai de mon mieux pour la
donner.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

202

Dans les dix civilisations, pas une race mélanienne n'apparaît au rang des initiateurs.
Les métis seuls parviennent au rang des initiés.
De même, point de civilisations spontanées chez les nations jaunes, et la stagnation
lorsque le sang arian s'est trouvé épuisé.
Voilà le thème dont je vais suivre le rigoureux développement dans les annales
universelles. La première partie de mon ouvrage se termine ici.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

LIVRE SECOND
CIVILISATION ANTIQUE
RAYONNANT DE L’ASIE CENTRALE
AU SUD-OUEST

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203

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

204

Livre deuxième

Chapitre premier
Les Chamites.

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Les premières traces de l'histoire certaine remontent à une époque antérieure à l'an
5000 avant la naissance de Jésus-Christ 1. Vers cette date, la présence évidente des
hommes commence à troubler le silence des siècles. On entend bourdonner les fourmilières des nations du côté de l'Asie inférieure. Le bruit se prolonge au sud, dans la
direction de la péninsule arabique et du continent africain ; tandis que, vers l'est,
partant des hautes vallées ouvertes sur les versants du Bolor 2, il se répercute, d'échos
en échos, jusque vers les régions situées sur la rive gauche de l'Indus.
Les populations qui appellent d'abord nos regards sont de race noire.

1

2

L'opinion de Klaproth (Asia polyglotta) ne les reporte pas plus haut que l'an 3000 ; mais d'autres
chronologistes sont plus larges dans leur estimation, entre autres M. Lepsius, dans ses travaux sur
l'Égypte. Il rend l'opinion de Klaproth tout à fait inadmissible, puisqu'il fait remonter une classe
entière de monuments égyptiens à l'an 4000. (Lepsius, Briefe über Ægypten, Æthiopien und der
Halbinsel des Sinaï ; Berlin, 1852). Je n'ai pas, du reste, à m'occuper d'un tel problème. Il importe
peu à mon sujet. Je ne prétends ici qu'à fixer, à peu près, la pensée du lecteur.
J'entends désigner la chaîne qui, s'attachant à l'Hindou-Kho septentrional, remonte au nord, coupe le
Thian-Chan et incline à l'ouest vers le lac Kabankoul. (Voir M. A. de Humboldt, Asie centrale,
carte.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

205

Cette diffusion extrême de la famille mélanienne ne peut manquer de surprendre 1.
Non contente du continent qui lui appartient tout entier, nous la voyons, avant la
naissance d'aucune société, maîtresse et dominatrice absolue de l'Asie méridionale, et
lorsque, plus tard, nous monterons vers le pôle nord, nous découvrirons encore
d'anciennes peuplades du même sang, oubliées jusqu'à nos jours dans les montagnes
chinoises du Kouenloun et au delà des îles du Japon. Si extraordinaire que le fait puisse
paraître, telle fut pourtant, aux premiers âges, la fécondité de cette immense catégorie
du genre humain 2.
Soit qu'il faille la tenir pour simple ou composée 3, soit qu'on la considère dans les
régions brûlantes du midi ou dans les vallées glacées du septentrion, elle ne transmet
aucun vestige de civilisation, ni présente ni possible. Les mœurs de ces peuplades
paraissent avoir été des plus brutalement cruelles. La guerre d'extermination, voilà pour
leur politique ; l'anthropophagie, voilà pour leur morale et leur culte. Nulle part, on ne
voit ni villes, ni temples, ni rien qui indique un sentiment quelconque de sociabilité.
C'est la barbarie dans toute sa laideur, et l'égoïsme de la faiblesse dans toute sa férocité.
L'impression qu'en reçurent les observateurs primitifs, issus d'un autre sang, que je vais
bientôt introduire sur la scène, fut partout la même, mêlée de mépris, de terreur et de
dégoût. Les bêtes de proie semblèrent d'une trop noble essence pour servir de point de
comparaison avec ces tribus hideuses. Des singes suffirent à en représenter l'idée au
physique, et quant au moral, on se crut obligé d'évoquer la ressemblance des esprits de
ténèbres 4.

1

2

3

4

Il résulte, des plus récentes découvertes opérées dans le centre et le sud de l'Afrique, que les
populations de cette partie du monde ont été étrangement agitées et déplacées à des époques
inconnues. (Voir dans la Zeitschrift für die Kunde des Morgenlandes et dans la Zeitschrift der
deutschen morgenlændischen Gesellschaft, les travaux de Pott, d'Ewald et du missionnaire
protestant Krapf.)
Sur les habitants noirs du Kouenloun, voir Ritter, Erdkunde, Asien ; Lassen, Indische
Alterthumskunde, t. I, p. 391. - On trouve encore d'autres noirs à cheveux crépus et laineux dans le
Kamaoun, où ils s'appellent Rawats et Raieh. C'est, probablement, une branche des Thums du
Népal. (Ritter, Erdkunde, Asien, t. II, p. 1044.) - Dans l'Assam, au sud du district de Queda,
habitent les Samang, sauvages à cheveux crépus, ressemblant du reste aux Papouas de la NouvelleGuinée (Ritter, ouvr. cité, t. III, p. 1131.) - À Formose, autres nègres ressemblant aux Haraforas.
(Ritter, t. III, p. 879.) - Kæmfer parle d'habitants noirs dans les îles au sud du japon (p. 81.)
-Elphinstone (Account of the kingdom ot Cabul, p. 493) mentionne dans le Sedjistan, sur le lac
Zareh, la présence d'une peuplade nègre, etc.
Elle comptait, certainement, plusieurs variétés, puisque la note précédente indique des nègres à
cheveux crépus dans le Kamaoun, dans l'Assan, etc., tandis que la plupart des nègres asiatiques ont
les cheveux plats. M. Lassen a donc eu tort de dire (Indische Alterthumskunde, t. I, p. 390) que les
nègres asiatiques n'ont pas les cheveux laineux des Africains ni le ventre saillant des Pélagiens.
C'est une race très mélangée, un type tertiaire incontestable et qui tient, par tous les côtés, aux
familles africaines et océaniennes.
Deuteron., II, 9. - « Filiis Loth tradidi Ar in possessionem, 10. Enim primi fuerunt « habitatores
ejus, populus magnus, et validus, et tam excelsus, ut de Enacim Stirpe, 11. « Quasi gigantes
crederentur. » Et encore dans le même livre : « 20. Terra gigantum « reputata est, et in ipsa olim
habitaverunt gigantes quos Ammonitæ vocant Zomzommim, « 21. Populus magnus, et multus et
proceræ lengitudinis, sicut Enacim. » (Voir, plus bas, la note sur les Chorréens.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

206

Tandis que le monde central était, jusque très avant dans le nord-est, inondé par de
pareils essaims, la partie boréale de l'Asie, les bords de la mer Glaciale et l'Europe,
presque en totalité, se trouvaient au pouvoir d'une variété toute différente 1. C'était la
race jaune, qui, s'échappant du grand continent d'Amérique, s'était avancée à l'est et à
l'ouest sur les bords des deux océans, et se répandait, d'un côté, vers le sud, où, par son
hymen avec l'espèce noire, elle donnait naissance à la populeuse famille malaye, et, de
l'autre, vers l'ouest, ce qui la conduisait sur les terres européennes encore inoccupées.
Cette bifurcation de l'invasion jaune démontre, d'une manière évidente, que les flots
des arrivants rencontraient, sur leur front, une cause puissante qui les contraignait à se
diviser. Ils étaient brisés, vers les plaines de la Mantchourie, par une digue forte et
compacte, et bien du temps se passa avant qu'ils pussent inonder, à leur aise, les vastes
régions centrales où campent, aujourd'hui, leurs descendants. Ils ruisselaient donc, en
nombreux courants, sur les flancs de l'obstacle, occupant d'abord les contrées désertes,
et c'est pour ce motif que les peuples jaunes devinrent les premiers possesseurs de
l'Europe.
Cette race a semé ses tombeaux et quelques-uns de ses instruments de chasse et de
guerre dans les steppes de la Sibérie, comme dans les forêts scandinaves et les
tourbières des îles Britanniques 2. À prononcer d'après la façon de ces ustensiles, on ne
saurait juger la race jaune beaucoup plus favorablement que les maîtres noirs du sud.
Ce n'était pas alors, sur la plus grande partie de la terre, le génie, ni même l'intelligence,
qui tenait le sceptre. La violence, la plus faible des forces, possédait seule la
domination.
Combien de temps dura cet état de choses ? En un sens, la réponse est facile : ce
régime se prolonge encore partout où les espèces noire et jaune sont demeurées à l'état
tertiaire. Ainsi, cette ancienne histoire n'est pas spéculative. Elle peut servir de miroir à
l'état contemporain d'une notable portion du globe. Mais de dire quand la barbarie a
commencé, voilà ce qui dépasse les forces de la science. Par sa nature même elle est
négative, parce qu'elle reste sans action. Elle végète inaperçue, et l'on ne peut constater
son existence que le jour où une force de nature contraire se présente pour la battre en
brèche. Ce jour fut celui de l'apparition de la race blanche au milieu des noirs. De ce
moment seul, nous pouvons entrevoir une aurore planant au-dessus du chaos humain.
Tournons-nous donc vers les origines de la famille d'élite, afin d'en saisir les premiers
rayonnements.

1

2

Les nègres affectionnent les généalogies qui commencent, non pas au soleil, ni à la lune, mais aux
bêtes. Les Sahos, sur la mer Rouge, non loin de Massowa, se disent descendus, à la treizième
génération, d'un certain Aa'saor, (mot en alphabet étranger) fils d'une lionne et habitant des
montagnes. Le choix de l'animal est, cette fois, assez noble, il faut l'avouer. Les fréquents contacts
avec les Arabes ont produit quelque ennoblissement de l'imagination. (Voir Ewald, Ueber die
Sahosprache in Æthiopien, dans la Zeitschrift für die Kunde der Morgenlander. (t. II, p. 13.)
Prichard. Histoire naturelle de l'homme (trad. de M. Roulin), t. I, p. 259.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

207

Cette race ne paraît pas être moins ancienne que les deux autres. Avant ses
invasions, elle vivait en silence, préparant les destinées humaines et grandissant, pour
la gloire de la planète, dans une partie de notre globe qui, depuis, est devenue bien
obscure.
Il est, entre les deux mondes du nord et du sud, et, pour me servir de l'expression
hindoue, entre le pays du midi, contrée de la mort, et le pays septentrional, région des
richesses 1, une série de plateaux qui semblent isolés du reste de l'univers, d'un côté par
des montagnes d'une hauteur incomparable, de l'autre par des déserts de neige et une
mer de glace 2.
Là, un climat dur et sévère semblerait particulièrement propre à l'éducation des
races fortes, s'il en avait élevé ou transformé plusieurs. Des vents glacés et violents, de
courts étés, de longs hivers, en un mot, plus de maux que de biens, rien de ce que l'on
dit propre à exciter, à développer, à créer le génie civilisateur : voilà l'aspect de cette
terre. Mais, à côté de tant de rudesse, et comme un véritable symbole des mérites
secret de toute austérité, le sol recouvre d'immenses richesses minérales. Ce pays
redoutable est, par excellence, le pays des richesses et des pierres fines 3. Sur ses
montagnes habitent des animaux à fourrures et à lainage précieux, et le musc, cette
production si chère aux Asiatiques, devait un jour en sortir. Tant de merveilles restent
pourtant inutiles quand des mains habiles ne sont pas là pour les dévoiler et leur
donner leur prix.
Mais ce n'étaient ni l'or, ni les diamants, ni les fourrures, ni le musc, dont ces
régions devaient tirer leur gloire : leur honneur incomparable, c'est d'avoir élevé la race
blanche.
Différente, tout à la fois, et des sauvages noirs du sud et des barbares jaunes du
nord, cette variété humaine, bornée, dans ses débuts, à la part du monde la plus
restreinte, la moins fertile, devait évidemment conquérir le reste, s'il était dans les
1
2
3

Lassen, Indische Alterthumskunde, t. I.
A. de Humboldt, Asie centrale, t I.
A. de Humboldt, Asie centrale, t. I, p. 389. - « Les recherches des dernières années et la
« conviction que l'on a obtenue de la richesse métallique que possède encore de nos jours « l'Asie
boréale, jusque dans la région des plaines, nous conduit presque involontairement « aux Issédons,
aux Arimaspes et à ces griffons, gardiens de l'or, auxquels Aristée de « Proconnèse et, deux cents
ans après lui, Hérodote, ont donné une si grande célébrité. J'ai « visité ces vallons où, à la pente
méridionale de l'Oural, on a trouvé, il n'y a que quinze « ans, à peu de pouces sous le gazon, et très
rapprochées les unes des autres, des masses « arrondies d'or, d'un poids de 13, de 16 et de 24 livres.
Il est assez probable que des « masses plus volumineuses encore ont existé jadis à la surface
même du sol, sillonnée par « les eaux courantes. Comment donc s'étonner que cet or, analogue aux
blocs erratiques, « ait été recueilli par des peuples chasseurs ou pasteurs, etc. » C'est le Hataka, le
pays de l'or de la géographie mythologique des Hindous. Les trésors y sont abondants et gardés par
des gnomes appelés Guhyakas (de guh, cacher), dans lesquels on reconnaît les Finnois, les mineurs
à la taille ramassée. Nous leur verrons jouer le même rôle chez les Scandinaves. (Lassen, Ind.
Alterth., t. II, p. 62.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

208

desseins de la Providence que ce reste fût jamais mis en valeur. Un tel effort dépassait
trop absolument le pouvoir des misérables multitudes maîtresses du tout. La tâche
semble d'ailleurs tellement difficile, même pour les blancs, que cinq mille années n'ont
pas encore suffi à son entier accomplissement.
La famille prédestinée ne peut, comme ses deux servantes, qu'être très obscurément
définie. Elle porta partout de grandes similitudes, qui autorisent et forcent même à la
ranger, tout entière, sous une même dénomination : celle, un peu vague et très
incomplète, de race blanche. Comme, en même temps, ses principales ramifications
trahissent des aptitudes assez diverses et se caractérisent facilement à part, on peut
juger qu'il n'y a pas d'identité complète dans les origines de l'ensemble ; et, de même
que la race noire et les habitants de l'hémisphère boréal présentent, dans le sein de leurs
espèces respectives, des différences bien tranchées, il est vraisemblable aussi que la
physiologie des blancs offrait, dès le principe, une semblable multiplicité de types.
Plus tard nous rechercherons les traces de ces divergences. Ne nous occupons ici que
des caractères communs.
Le premier examen en met en lumière un bien important : la race blanche ne nous
apparaît jamais à l'état rudimentaire où nous voyons les autres. Dès le premier
moment, elle se montre relativement cultivée et en possession des principaux éléments
d'un état supérieur, qui, développé, plus tard, par ses rameaux multiples, aboutira à des
formes diverses de civilisation.
Elle vivait encore réunie dans les pays reculés de l'Asie septentrionale, qu'elle
jouissait déjà des enseignements d'une cosmogonie que nous devons supposer savante,
puisque les peuples modernes les plus avancés n'en ont pas d'autre, que dis-je ? n'ont
que des fragments de cette science antique consacrée par la religion 1. Outre ces
lumières sur les origines du monde, les blancs gardaient le souvenir des premiers
ancêtres, tant de ceux qui avaient succédé aux Noachides, que des patriarches antérieurs
à la dernière catastrophe cosmique. On serait en droit d'en induire que, sous les trois
noms de Sem, de Cham et de Japhet, ils classaient non pas tous nos congénères, mais
uniquement les branches de la seule race considérée par eux comme véritablement
humaine, c'est-à-dire de la leur. Le mépris profond qu'on leur connut, plus tard, pour
les autres espèces en serait une preuve assez forte.
Lorsqu'on a appliqué le nom de Cham, tantôt aux Égyptiens, tantôt aux races
noires, on ne l'a fait qu'arbitrairement dans un seul pays, dans des temps relativement
1

Suivant Ewald, les Sémites reconnaissent, comme leur lieu commun d'origine, le haut pays du
nord-est, c'est-à-dire le lieu d'où sortirent les Zoroastriens. Il existe aussi, entre les premiers peuples
de l'Asie intérieure et les Arians, des traditions communes qui ont devancé la formation des
systèmes idiomatiques respectifs, tels que les quatre âges du monde, les dix ancêtres primitifs, le
déluge, etc. (Lassen, Indisch. Alterth., t. I, p. 528 ; Ewald, Geschichte des Volkes Israël, t. I, p.
304)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

209

récents et par suite d'analogies de sons qui ne présentent rien de certain et ne suffisent
pas à une étymologie sérieuse.
Quoi qu'il en soit, voilà ces peuples blancs, longtemps avant les temps historiques,
pourvus, dans leurs différentes branches, des deux éléments principaux de toute
civilisation : une religion, une histoire.
Quant à leurs mœurs un trait saillant en est resté : ils ne combattaient pas à pied,
comme, probablement, leurs grossiers voisins du nord et de l'est. Ils s'élançaient contre
leurs ennemis, montés sur des chariots de guerre, et, de cette habitude conservée,
unanimement, par les Égyptiens, les Hindous, les Assyriens, les Perses, les Grecs, les
Galls, on est en droit de conclure un certain raffinement dans la science militaire, qu'il
eût été impossible d'atteindre sans la pratique de plusieurs arts compliqués, tels que le
travail du bois, du cuir, la connaissance des métaux, et le talent de les extraire et de les
fondre. Les blancs primitifs savaient, aussi, tisser des étoffes 1 pour leur habillement et
vivaient réunis et sédentaires dans de grands villages 2, ornés de pyramides,
d'obélisques et de tumulus de pierre ou de terre.
Ils avaient su réduire les chevaux en domesticité. Leur mode d'existence était la vie
pastorale. Leurs richesses consistaient en troupeaux nombreux de taureaux et de
génisses 3. L'étude comparée des langues, d'où jaillissent, chaque jour, tant de faits
curieux et inattendus, paraît établir, d'accord avec la nature de leurs territoires, qu'ils ne
s'adonnaient que peu à l'agriculture 4.
1
2
3

4

Lassen, Indisch. Alterth., t. I, p. 815.
Id., ibid., t. I, p. 816.
Il semble que l'existence pastorale ait d'abord été inventée par l'espèce blanche. Ce qui l'indiquerait,
c'est que plusieurs familles jaunes ont ignoré l'usage du lait, et cela dans un état de civilisation
avancée. Les habitants de certaines parties de la Chine et de la Cochinchine ne traient jamais leurs
vaches. Les Aztèques ne pratiquent même pas la domestication des animaux. (Voir Prescott, History
of the conquest of Mejico, t. III, p. 257 ; et A. de Humboldt, Essai politique sur la NouvelleEspagne, t. III, p. 58.)
Les méthodes que l'on a employées pour tirer, en quelque sorte, du néant ces renseignements, que
l'on pourrait appeler l'histoire antéhistorique, ne sont pas sans analogie avec les ingénieux travaux
des géologues, et, trouvées par non moins de sagacité et d'acutesse d'esprit, elles conduisent à des
résultats aussi précis, aussi incontestables, et tels que les annales positives sont loin de les donner
toujours. Ainsi, de ce qu'on rencontre l'usage du char de guerre chez tous les peuples que j'ai
énumérés, on conclut, et avec toute raison, que cette mode guerrière était pratiquée par les rameaux
blancs d'où sont descendus les Égyptiens, les Hindous, les Galls. En effet, l'idée de combattre en
voiture n'est pas de ces notions essentielles qui, comme celles de manger et de boire, viennent
indifféremment à toutes les créatures, sans consultation ni entente préalable. D'autre part, c'est une
de ces découvertes compliquées qui, une fois faites et jusqu'à ce qu'elles soient remplacées par de
plus heureuses, ou entravées dans leur application par des circonstances locales, persistent dans les
nations et contribuent à leur luxe comme à leur force.
On a pu préciser de la même manière le genre de vie des populations blanches primitives. L'examen
des langues qu'on nomine indo-germaniques a fait reconnaître dans le sanscrit, le grec, le latin, les
dialectes celtiques et slaves, une parfaite identité de termes pour tout ce qui touche à la vie pastorale
et aux habitudes politiques. C'est en considérant les mots de près et dans leurs racines qu'on a
appris de quelles idées découlaient les notions simples ou complexes que ces mots étaient chargés
de reproduire. On a trouvé que, pour nommer un bœuf, un cheval, un chariot, une arme, les blancs

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

210

Voilà donc une race en possession des vérités primordiales de la religion, douée à un
haut degré de la préoccupation du passé, sentiment qui la distinguera toujours et qui
n'illustrera pas moins les Arabes et les Hébreux que les Hindous, les Grecs, les
Romains, les Gaulois et les Scandinaves. Habile dans les principaux arts mécaniques,
ayant assez médité déjà sur l'art militaire pour en faire quelque chose de plus que les
rixes élémentaires des sauvages, et souveraine de plusieurs classes d'animaux soumises
à ses besoins, cette race se montre à nous, placée vis-à-vis des autres familles
humaines, sur un tel degré de supériorité, qu'il nous faut, dès à présent, établir, en
principe, que toute comparaison est impossible par cela seul que nous ne trouvons pas
trace de barbarie dans son enfance même. Faisant preuve, à son début, d'une intelligence bien éveillée et forte, elle domine les autres variétés incomparablement plus
nombreuses, non pas encore en vertu d'une autorité acquise sur ces rivales humiliées,
puisque aucun contact notable n'a eu lieu, mais déjà de toute la hauteur de l'aptitude
civilisatrice sur le néant de cette faculté.
Le moment d'entrer en lutte arriva vers la date indiquée plus haut. Cinq mille ans
pour le moins avant notre ère, le territoire occupé par les tribus blanches fut franchi.
Poussées probablement par des masses parentes qui commençaient, elles-mêmes, à
s'ébranler dans le nord sous la pression des peuples jaunes, les nations de cette espèce
qui se trouvaient placées le plus au sud, abandonnèrent leurs demeures antiques,
traversèrent les contrées basses, connues des Orientaux sous le nom de Touran 1, et,
attaquant à l'ouest les races noires qui leur barraient le passage, parurent en dehors des
limites qu'elles n'avaient encore jamais touchées ni même jamais vues.

1

primitifs avaient des expressions qui sont demeurées inébranlablement attachées au lexique de la
plupart des langues de la même famille. Les habitudes guerrières et pastorales avaient donc chez eux
de profondes racines. En même temps, on remarquait, dans toutes ces langues, la diversité des
formes employées pour tout ce qui ressort de l'agriculture, comme les noms des végétaux et des
instruments aratoires. Le travail de la terre est donc une invention postérieure aux séparations de la
grande famille, etc.
En poursuivant le même travail étymologique, on a de même connu ce que les blancs primitifs
entendaient par un Dieu ; l'idée qu'emportaient, pour eux, le mot roi, celui de chef. L'étude
comparée des idiomes a donné, ainsi, trois grands résultats à l'histoire : 1° la preuve de la parenté
des nations blanches les plus séparées par les distances géographiques ; 2° l'état commun dans
lequel ces nations vivaient antérieurement à leurs migrations ; 3° la démonstration de leur précoce
sociabilité et de ses caractères.
M. A. de Humboldt fait observer que les contrées à l'est de la Caspienne subissent une dépression
considérable (Asie centrale, t. I, p. 31). Le passage est intéressant ; le voici tout entier : « Ces deux
grandes masses (le monde anglo-hindou et le monde russe-sibérien) ou « divisions politiques ne
communiquent, depuis des siècles, que par les basses régions de la « Bactriane, je pourrais dire par
la dépression du sol qui entoure l'Aral et le bord oriental de « la Caspienne entre Balkh et Astrabad,
comme entre Tachkend et l'isthme de « Troukhmènes. C'est une bande de terrains, en partie très
fertile, à travers laquelle l'Oxus a « tracé son cours... C'est le chemin de Delhy, de Lahore et de
Kaboul à Khiva et à « Orenbourg... La dépression du sol asiatique, sur laquelle des mesures très
récentes et de la « plus haute précision ont rectifié les notions, se prolonge « sans doute aussi au
delà du « rivage occidental de la Caspienne ; mais en descendant du plateau de la Perse par Tebriz
« et par Erivan (plateau de 600 à 700 toises d'élévation), vers Tiflis, on rencontre la chaîne « du
Caucase touchant presque au bassin des deux mers et offrant une route militaire très fréquentée, qui
a 7530 pieds de hauteur. »

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

211

Cette descente primordiale des peuples blancs est celle des Chamites, et développant, ici, ce que j'indiquais quelques pages plus haut, je réclamerai contre l'habitude,
peu justifiée à mon sens, de déclarer ces multitudes primitivement noires. Rien dans les
témoignages anciens, n'autorise à considérer le patriarche, auteur de leur descendance,
comme souillé par la malédiction paternelle, des caractères physiques des races réprouvées. Le châtiment de son crime ne se développa qu'avec le temps, et les stigmates
vengeurs ne s'étaient pas encore réalisés à cet instant où les tribus chamites se
séparèrent du reste des nations noachides.
Les menaces mêmes dont l'auteur de l'espèce blanche, dont le père sauvé des eaux a
flétri une partie de ses enfants, confirment mon opinion. D'abord, elles ne s'adressent
pas à Cham lui-même, ni à tous ses descendants. Puis, elles n'ont qu'une portée morale,
et ce n'est que par une induction très forcée que l'on a pu leur attribuer des conséquences physiologiques. « Maudit soit Chanaan, dit le texte, il sera serviteur des
serviteurs de ses frères 1 ».
Les Chamites arrivèrent ainsi flétris d'avance dans leur destinée et dans leur sang.
Pourtant, l'énergie qu'ils avaient empruntée au trésor des forces particulières à la nature
blanche ne leur en permit pas moins de fonder plusieurs vastes sociétés. La première
dynastie assyrienne, les patriciats des cités de Chanaan, sont les monuments principaux de ces âges éloignés, dont le caractère se trouve, en quelque sorte, résumé dans le
nom de Nemrod 2.

1

2

Genèse, ch. IX, v. 25 : « Ait : Maledictus Chanaan, servus servorum erit fratribus suis. »
Jamais l'expression de Chanaan n'a indiqué un peuple nègre ni même complètement noir. Elle
s'applique, historiquement, à des populations métisses inclinant, sans doute, vers l'élément
mélanien, mais non pas identiques avec lui, et la Vulgate a parfaitement établi le fait en reproduisant rigoureusement le terme hébreu (en hébreux) et non pas (en hébreux) de sorte qu'il n'est même
pas possible de se méprendre au sens du passage. D'ailleurs, si l'on veut un commentaire, il se
trouve clair et précis au chap. XX, v. 5, de l'Exode, où il est dit : « Ego sum Dominus Deus tuus
fortis, zelotes, visitans iniquitatem patrum in filios, in tertiam et quartam generationem eorum qui
oderunt me. » La punition des coupables dans la décadence de leur famille est trop fréquemment
racontée par les livres saints pour que je ne sois pas dispensé d'en fournir ici tous les exemples.
Je conclus que la Bible ne déclare pas que Cham, personnellement, sera noir, ni même esclave, mais
seulement que Chanaan, c'est-à-dire un des fils de Cham, sera un jour dégradé dans son sang, dans
sa noblesse, et réduit à servir ses cousins. - J'ajouterai encore une dernière observation. La postérité
de Cham ne s'est pas bornée au seul Chanaan. Le patriarche eut encore trois fils, outre celui-là :
Chus, Mesraïm et Phuth (Gen., X, 6), et le texte ne dit nullement qu'ils aient été atteints par la
malédiction. N'y a-t-il pas quelque chose de singulier dans un récit qui respecte le vrai coupable et
la plus grande partie de sa postérité, pour ne faire tomber les effets vengeurs du crime que sur un
seul membre de la famille, Chanaan, sur celui-là même qui se trouva en compétition territoriale et
religieuse avec les enfants d'Israël ? Il s'agirait donc ici bien moins d'une question physiologique
que d'une haine politique.
M. le colonel Rawlinson pense que Nemrod est un mot collectif, participe passif régulier d'un verbe
assyrien, et signifie : ceux qui sont trouvés ou les colons, les premiers possesseurs, c'est-à-dire, ici,
les premiers habitants blancs de la basse Chaldée, (Rawlinson, Report of the Royal Asiatic Society,
1852, p. XVII.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

212

Ces grandes conquêtes, ces courageuses et lointaines invasions, ne pouvaient être
pacifiques. Elles s'exerçaient aux dépens de peuplades de la variété la plus inepte, mais
aussi la plus féroce : de celle qui appelle davantage l'abus de la contrainte. Naturellement portée à résister à ces étrangers irrésistibles qui venaient la dépouiller, elle leur
opposa l'incurable sauvagerie de son essence, et les obligea à ne compter que sur
l'emploi incessant de leur vigueur. Elle n'était pas à convertir, puisqu'il lui manquait
l'intelligence nécessaire pour être persuadée. Il fallait donc n'en pas espérer une
participation réfléchie à l'œuvre civilisatrice, et se contenter de plier ses membres à
devenir les machines animées appliquées au labeur social.
Ainsi que je l'ai déjà annoncé, l'impression éprouvée par les Chamites blancs, à la
vue de leurs hideux antagonistes, est peinte des mêmes couleurs dont les conquérants
hindous ont plus tard revêtu leurs ennemis locaux, frères de ceux-là. Ce sont, pour les
nouveaux venus, des êtres féroces et d'une taille gigantesque. Ce sont des monstres
également redoutables par leur laideur, leur vigueur et leur méchanceté. Si la première
conquête fut difficile, et par l'épaisseur des masses attaquées, et par leur résistance,
soit furieuse, soit stupidement inerte, le maintien des États qu'inaugurait la victoire ne
dut pas exiger moins d'énergie. La compression devint l'unique moyen de gouvernement. Voilà pourquoi Nemrod, dont je citais le nom tout à l'heure, fut un grand
chasseur devant l'Éternel 1.
Toutes les sociétés issues de cette première immigration révélèrent le même
caractère de despotisme altier et sans bornes.
Mais, vivant en despotes au milieu de leurs esclaves, les Chamites donnèrent
bientôt naissance à une population métisse. Dès lors, la position des anciens conquérants devint moins éminente, et celle des peuples vaincus moins abjecte.
L'omnipotence gouvernementale ne pouvait pourtant rien perdre de ses prérogatives, trop conformes, par leur nature excessive, à l'esprit même de l'espèce noire.
Aussi n'y eut-il aucune modification dans l'idée qu'on se faisait de la façon et des droits
de régner. Seulement, le pouvoir, désormais, s'exerça à un autre titre que celui de la
supériorité du sang. Son principe fut limité à ne plus supposer que des préexcellences
de familles et non plus de peuples. L'opinion qu'on avait du caractère des dominateurs
commença cette marche décroissante, qui toujours s'accomplit dans l'histoire des
nations mêlées.
Les anciens Chamites blancs allèrent se perdant chaque jour, et finirent par
disparaître. Leur descendance mulâtre, qui pouvait très bien encore porter leur nom
comme un titre d'honneur, devint par degrés, un peuple saturé de noir. Ainsi le
voulaient les branches génératrices les plus nombreuses de leur arbre généalogique. De
1

Movers, Das Phœnizische Alterthum, t. II, 1re partie, p. 271.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

213

ce moment, le cachet physique qui devait faire reconnaître la postérité de Chanaan et la
réserver à la servitude des enfants plus pieux, était à jamais imprimé sur l'ensemble des
nations formées par l'union trop intime des conquérants blancs avec leurs vaincus de
race mélanienne.
En même temps que cette fusion matérielle s'opérait, une autre toute morale avait
lieu, qui achevait de séparer, à jamais, les nouvelles populations métisses de l'antique
souche noble, à laquelle elles ne devaient plus qu'une partie de leur origine. Je veux
parler du rapprochement entre les langages. Les premiers Chamites avaient apporté du
nord-est un dialecte de cet idiome originellement commun aux familles blanches, dont il
est encore aujourd'hui si facile de reconnaître les vestiges dans les langues de nos races
européennes. À mesure que les tribus immigrantes s'étaient trouvées en contact avec
les multitudes noires, elles n'avaient pas pu empêcher leur langage naturel de s'altérer ;
et quand elles se trouvèrent alliées de plus en plus avec les noirs, elles le perdirent tout
à fait. Elles l'avaient laissé envahir par les dialectes mélaniens de façon à le défigurer.
À la vérité, nous ne sommes pas complètement en droit d'appliquer, péremptoirement, aux langues de Cham les réflexions que suggère ce que nous connaissons du
phénicien et du libyque. Beaucoup d'éléments, développés postérieurement par les
migrations sémitiques, se sont infusés dans ces idiomes métis, et on pourrait objecter
que les apports nouveaux possédèrent un autre caractère que celui des langues formées
d'abord par les Chamites noirs. Je ne le crois cependant pas. Ce que nous savons du
chananéen, et l'étude des dialectes berbères, paraissent révéler un système commun de
langage imbu de l'essence qu'on a appelée sémitique, à un degré supérieur à ce qu'en
possèdent les langues sémitiques elles-mêmes, par conséquent s'éloignant davantage
des formes appartenant aux langues des peuples blancs, et conservant ainsi moins de
traces de l'idiome typique de la race noble. Je ne fais pas difficulté, pour ma part, de
considérer cette révolution linguistique comme une conséquence de la presque
identification avec les peuples noirs, et je donnerai plus bas mes raisons.
Le Chamite était dégénéré : le voilà au sein de sa société d'esclaves, entouré par
elle, dominé par son esprit, tandis qu'il domine lui-même sa matière, engendrant, de ses
femmes noires, des fils et des filles qui portent, de moins en moins, le cachet des
antiques conquérants. Cependant, parce qu'il lui reste quelque chose du sang de ses
pères, il n'est pas un sauvage, il n'est pas un barbare. Il maintient debout une organisation sociale qui, depuis tant de siècles qu'elle a disparu, laisse encore tomber sur
l'imagination du monde l'ombre de quelque chose de monstrueux et d'insensé, mais de
non moins grandiose.
Le monde ne saurait plus rien voir de comparable, par les effets, aux résultats du
mariage des Chamites blancs avec les peuples noirs. Les éléments d'une pareille alliance
n'existent nulle part, et il n'est pas étonnant que, dans la production si fréquente des
hybrides des deux espèces, rien ne représente plus au physique ni au moral l'énergie de

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

214

la première création Si l'élément noir a généralement assez conservé de la pureté pour
montrer des qualités à peu près analogues à celles de ses plus anciens types, il n'en est
pas de même du blanc. L'espèce ne se retrouve nulle part dans sa valeur primitive. Nos
nations les plus dégagées d'alliages ne sont que des résultats très décomposés, très peu
harmoniques, d'une série de mélanges, soit noirs et blancs comme, au midi de l'Europe,
les Espagnols, les Italiens, les Provençaux ; soit jaunes et Blancs comme, dans le nord,
les Anglais, les Allemands, les Russes. De sorte que les métis, produits d'un père soidisant blanc, dont l'essence originelle est déjà si modifiée, ne saurait nullement s'élever à
la valeur cliniquement possédée par les Chamites noirs.
Chez ces hommes, l'hymen s'était accompli entre des types également et
complètement armés de leur vigueur et de leur originalité propres. Le conflit des deux
natures avait pu s'accuser fortement dans leurs fruits et y portait ce caractère de
vigueur, source d'excès aujourd'hui impossibles. L'observation de faits contemporains
en fournit une preuve concluante : lorsqu'un Provençal ou un Italien donne le jour à un
hybride mulâtre, ce rejeton est infiniment moins vigoureux que lorsqu'il est né d'un père
anglais. C'est qu'en effet le type blanc de l’Anglo-Saxon, quoique loin d'être pur, n'est
pas du moins affaibli d'avance par des séries d'alluvions mélaniennes comme celui des
peuples du sud de l'Europe, et il peut transmettre à ses métis une plus grande part de
la force primordiale. Cependant, je le répète, il s'en faut que le plus vigoureux mulâtre
actuel équivaille au Chamite noir d'Assyrie, qui, la lance à la main, faisait trembler tant
de nations esclaves.
Pour présenter de ce dernier un portrait ressemblant, je ne trouve rien de mieux que
de lui appliquer le récit de la Bible sur certains autres métis plus anciens encore que lui,
et dont l'histoire trop obscure et en partie mythique ne doit pas trouver place dans ces
pages. Ces métis sont les êtres antédiluviens donnés comme fils des Caïnites et des
anges. Ici il est indispensable de se débarrasser de l'idée agréable dont les notions
chrétiennes ont revêtu le nom de ces créatures mystérieuses. L'imagination chananéenne, origine de la notion mosaïque, ne prenait pas les choses ainsi. Les anges
étaient, pour elle, comme, du reste, pour les Hébreux, des messagers de la divinité, sans
doute, mais plutôt sombres que doux, plutôt animés d'une grande force matérielle que
représentant une énergie purement idéale. À ce titre, on se les imaginait sous des
formes monstrueuses et propres à inspirer l'épouvante, non pas la sympathie 1.
Lorsque ces créatures robustes se furent unies aux filles des Caïnites, il en naquit
des géants 2 dont on peut juger le caractère par le morceau littéraire le plus ancien,
1

2

Tels étaient, par exemple, les chérubins à tête de bœuf. Gesénius les définit ainsi : « (mot « hébreu)
in Hebræcorum theologia natura quædam sublimior et cœlestis cujus formam ex « humana, bovina,
leonina et aquilina (quæ tria animalia cum homine potentiæ et sapientiæ « symbola sunt),
compositam sibi fingebanl. » (Lexicon manuale hebraïcum et chaldaïcum.)
Gen., VI. 2, 4. : « Videntes filii dei filias hominum quod essent pulchræ, acceperunt sibi « uxores
ex omnibus quas elegerant... Gigantes autem crant super terram in diebus illis. « Postquam enim

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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peut-être, du monde, par cette chanson, que disait à ses femmes un des descendants du
meurtrier d'Abel, parent probablement bien proche de ces redoutables métis :
« Entendez ma voix, femmes de Lamech ; écoutez ma parole : De même « que j'ai
tué un homme pour une blessure et un enfant pour un affront, de « même la vengeance
septuple de Caïn sera pour Lamech soixante-dix-sept fois septuple! 1 »
Voilà, je m'imagine, ce qui peint le mieux les Chamites noirs, et je me laisserais aller
aisément à voir un rapport étroit de similitude entre le mélange d'où ils sont sortis et
l'hymen maudit des aïeules de Noé avec cet autre type inconnu que la pensée primitive
relégua, non sans quelque horreur, dans un rang surnaturel.

1

ingressi sunt filii Dei ad filias hominum, illæque genuerunt, isti sunt « potentes a sæculo viri
famosi. »
Gen., IV, 23, 24 : « Dixitque Lamech uxoribus suis Adæ et Sellæ : Audite vocem meam, uxores
Lamech, auscultate sermonem meum. – Quoniam occidi virum in vulnus meum et adolescentulum
in livorem meum, - septuplum ultio dabitur de Caïn ; de Lamech vero septuagies septies. » - Le sel
de cette composition ne consiste pas seulement dans la rudesse du sentiment. Il y a encore là plus
d'orgueil que d'esprit de vengeance. Dieu, en condamnant Caïn, n'avait cependant pas voulu le punir
de mort, et il l'avait couvert de sa protection, en déclarant que celui qui le tuerait serait puni au
septuple. Lamech se mettait au-dessus même de son aïeul, objet de la vénération de la famille, en
promettant soixante-dix-sept fois plus de châtiment à ses agresseurs.

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Livre deuxième

Chapitre II
Les Sémites.

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Tandis que les Chamites se répandaient fort avant dans toute l’Asie antérieure et au
long des côtes arabes jusque dans l'est de l'Afrique 1, d'autres tribus blanches, se
pressant sur leurs pas, avaient gagné, à l'ouest, les montagnes de l'Arménie et les
pentes méridionales du Caucase 2.
Ces peuples sont ceux qu'on appelle Sémites. Leur force principale paraît s'être
concentrée, dans les premiers temps, au milieu des régions montagneuses de la haute
Chaldée. C'est de là que sortirent, à différentes époques, leurs masses les plus
vigoureuses. C'est de là que provinrent les courants dont le mélange régénéra le mieux,
et pendant le plus longtemps, le sang dénaturé des Chamites, et, dans la suite, l'espèce
aussi abâtardie des plus anciens émigrants de leur propre race. Cette famille si féconde
rayonna sur une très grande étendue de territoires. Elle poussa, dans la direction du
sud-est, les Arméniens, les Araméens, les Élamites, les Élyméens, même nom sous
différentes formes 3 ; elle couvrit de ses rejetons l'Asie Mineure. Les Lyciens, les
Lydiens, les Cariens lui appartiennent. Ses colonies envahirent la Crète, d'où elles
1

2
3

Il est probable que très anciennement des mélanges chamites ont atteint le sang des populations
cafres, vers le méridien de Monbaz.
Movers, das Phœniz Alterth., t. I, 2e partie, p. 461 ; Ewald, Gesch., des Volkes Israël, t. I, p. 332.
Ewald, ouvrage cité, t. I, p. 327 et passim

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revinrent plus tard, sous le nom de Philistins, occuper les Cyclades, Théra, Mélos,
Cythère et la Thrace. Elles s'étendirent sur le pourtour entier de la Propontide, dans la
Troade, le long du littoral de la Grèce, arrivèrent à Malte, dans les îles Lipari, en Sicile.
Pendant ce temps, d'autres Sémites, les Joktanides 1, envoyèrent, jusqu'à l'extrême
sud de l'Arabie, des tribus appelées à jouer un rôle important dans l'histoire des
anciennes sociétés. Ces Joktanides furent connus de l'Antiquité grecque et latine sous
le nom d'Homérites, et ce que la civilisation de l'Éthiopie ne dut pas à l'influence
égyptienne, elle l'emprunta à ces Arabes qui formèrent, non pas la partie la plus
ancienne de la nation, prérogative des Chamites noirs, fils de Cush, mais certainement
la plus glorieuse, quand les Arabes ismaélites, encore à naître au moment où nous
parlons, furent venus se placer à leurs côtés. Ces établissements sont nombreux. Ils
n'épuisent cependant pas la longue liste des possessions sémitiques. Je n'ai rien dit
jusqu'à présent de leurs envahissements sur plusieurs points de l'Italie, et il faut ajouter
que, maîtres de la côte nord de l'Afrique, ils finirent par occuper l'Espagne en si grand
nombre, qu'à l'époque romaine on y constatait aisément leur présence.
Une si énorme diffusion ne s'expliquerait pas, quelle que pût être d'ailleurs la
fécondité de la race, si l'on voulait revendiquer pour ces peuples une longue pureté de
sang. Mais, pour bien des causes, cette prétention ne serait pas soutenable. Les
Chamites, retenus par une répugnance naturelle, avaient peut-être résisté quelque
temps au mélange qui confondait leur sang avec celui de leurs noirs sujets. Pour
soutenir ce combat et maintenir la séparation des vainqueurs et des vaincus, les bonnes
raisons ne manquaient pas, et les conséquences du laisser-aller sautaient aux yeux. Le
sentiment paternel devait être médiocrement flatté en ne retrouvant plus la ressemblance des blancs dans le rejeton mulâtre. Cependant l'entraînement sensuel avait
triomphé de ce dégoût, comme il en triompha toujours, et il en était résulté une
population métisse plus séduisante que les anciens aborigènes, et qui présentait, avec
des tentations physiques plus fortes que celles dont les Chamites avaient été victimes,
la perspective de résultats, en définitive, beaucoup moins repoussants. Puis la
situation n'était pas non plus la même : les Chamites noirs ne se trouvaient pas, vis-àvis des arrivants, dans l’infériorité où les ancêtres de leurs mères s'étaient vus en face
des anciens conquérants. Ils formaient des nations puissantes auxquelles l'action des
fondateurs blancs avait infusé l'élément civilisé, donné le luxe et la richesse, prêté tous
les attraits du plaisir. Non seulement les mulâtres ne pouvaient pas faire horreur, mais
ils devaient, sous beaucoup de rapports, exciter et l'admiration et l'envie des Sémites,
encore inhabiles aux arts de la paix.
En se mêlant à eux, ce n'étaient pas des esclaves que les vainqueurs acquéraient,
c'étaient des compagnons bien façonnés aux raffinements d'une civilisation depuis
longtemps assise. Sans doute la part apportée par les Sémites à l'association était la
1

Id., ibid., t. I, p. 337.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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plus belle et la plus féconde, puisqu'elle se composait de l'énergie et de la faculté
initiatrice d'un sang plus rapproché de la souche blanche ; pourtant elle était la moins
brillante. Les Sémites offraient des prémices et des primeurs, des espérances et des
forces. Les Chamites noirs étaient déjà en possession d'une culture qui avait donné ses
fruits.
On sait ce que c'était : de vastes et somptueuses cités gouvernaient les plaines
assyriennes. Des villes florissantes s'élevaient sur les côtes de la Méditerranée. Sidon
étendait au loin son commerce, et n'étonnait pas moins le monde par ses magnificences
que Ninive et Babylone. Sichem, Damas, Ascalon 1, d'autres villes encore, renfermaient
1

Je me sers ici de ces noms de cités célèbres sans prétendre affirmer qu'elles aient les premières servi
de métropoles aux États chamites ou même sémo-chamites. Longtemps avant ces grandes villes, la
Bible et les inscriptions cunéiformes nous révèlent l'existence d'autres capitales, telles que Niffer,
Warka, Sanchara (probablement la Lanchara de Bérose). La fameuse ville où résidait le roi chamite
Chedarlaomer, roi d'Elam (Gen., XIV), bien que moins ancienne, florissait cependant avant Ninive.
(Voit le lieut.-colonel Rawlinson, Report of the Royal Asiatic Society, 1852, p. XV-XVI.) - De
même la capitale de Sennacherib était à Kar-Dunyas, et non pas à Babylone (ouvr. cité, p. XXXII),
ce qui est assez remarquable à cette époque, relativement basse, puisque Sennacherib régnait en 716
av. J.-C. seulement. Cependant Babylone était bâtie depuis fort longtemps ; le lieutenant-colonel
Rawlinson, s'appuyant sur le 13e verset du 23e chap. d'Isaïe (j'avoue ne pas comprendre très bien les
motifs du célèbre antiquaire), pense que l'on peut considérer le treizième siècle avant notre ère
comme l'époque de fondation de cette cité. (Ouvr. cité, p. XVII.)
La raison qui me porte à m'en tenir aux notions les plus répandues c'est l'état encore imparfait des
connaissances modernes sur l'histoire des États assyriens. Nul doute que les découvertes de Botta,
de Layard, de Rawlinson, et celles que poursuit, en ce moment, avec tant de zèle, d'énergie et
d'habileté, le consul de France à Mossoul, M. Place, n'amènent, dans ce que nous savons des
peuples primitifs de l'Asie, une révolution plus considérable encore et suivie de résultats plus
heureux et plus brillants que celle qui fut opérée, il y a quelques années, dans les annales de l'Italie
antique par les savants travaux des Niebuhr, des O. Müller, des Aufrecht. Mais nous n'en sommes
encore qu'aux débuts, et il y aurait témérité à vouloir trop user de résultats, jusqu'ici fragmentaires
et souvent si inattendus, si émouvants pour l'imagination la plus froide, qu'avant de les utiliser, il
faut qu'une critique sévère en ait plus que constaté la valeur. Lorsque le savant colonel Rawlinson
donne, d'après deux cylindres en terre cuite, l'histoire complète des huit premières années du règne
de Sennacherib avec le récit de la campagne de ce monarque contre les juifs (Outlines of Assyrian
history, collection from the cuneiform inscriptions, p. XV), c'est bien le moins que nous ne cédions
pas trop facilement au charme inévitable qu'exerce sur l'esprit cette autobiographie où le roi raconte
sa défaite et la met en regard du récit de la Bible. Une grande réserve ne me semble pas moins
obligatoire, lorsque l'infatigable érudit nous offre une découverte plus surprenante encore. Dans des
tablettes en terre cuite trouvées sur le bas Euphrate et envoyées à Londres par M. Loftus, membre de
la Commission mixte pour la délimitation des frontières turco-persanes, M. Rawlinson pense avoir
découvert des reconnaissances du trésor d'un prince assyrien pour un certain poids d'or ou d'argent,
déposé dans les caisses publiques, reconnaissances qui auraient eu, dans les mains des particuliers,
un cours légal. M. Mohl, en rendant compte de cette opinion, ajoute prudemment : « Ce « serait un
premier essai de valeurs de convention dans un temps où certainement personne ne « l'aurait
soupçonné, et cette supposition a quelque chose de si surprenant, qu'on ose à peine espérer « qu'elle
se vérifiera. » (Rapport à la Société asiatique, 1851, p. 46.)
J'espère que personne ne me blâmera d'imiter la discrétion dont un juge si compétent me donne
l'exemple. Plus on fera de progrès dans la lecture des inscriptions cunéiformes, plus on découvrira
de ruines dans ces vastes provinces, dont le sol inexploré parait en être couvert, plus on accomplira
de miracles, j'en suis convaincu, en faisant revivre des faits déjà morts et oubliés à l'époque des
Grecs. Mais c'est précisément parce qu'il y a lieu de beaucoup attendre de l'avenir, qu'il ne faut pas
le compromettre en embarrassant le présent d'assertions trop hâtives, inutilement hypothétiques et
souvent erronées. Je continuerai donc à me tenir de préférence sur des terrains connus et solides, et

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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des populations actives habituées à toutes les jouissances de la vie. Cette société
puissante se morcelait en des myriades d'États qui tous, à un degré plus ou moins
complet, mais sans exception, subissaient l'influence religieuse et morale du centre
d'action placé en Assyrie 1. Là était la source de la civilisation ; là se trouvaient réunis
les principaux mobiles des développements, et ce fait, prouvé par des considérations
multiples, me fait accepter pleinement l'assertion d'Hérodote, amenant de ce voisinage
les tribus phéniciennes, bien que le fait ait été contesté récemment 2. L'activité
chananéenne était trop vive pour n'avoir pas puisé la naissance aux sources les plus
pures de l'émigration chamite 3.
Partout dans cette société, à Babylone comme à Tyr, règne avec force le goût des
monuments gigantesques, que le grand nombre des ouvriers disponibles, leur servitude
et leur abjection, rendaient si faciles à élever. Jamais, nulle part, on n'eut de pareils
moyens de construite des monuments énormes, si ce n'est en Égypte, dans l'Inde et en
Amérique, sous l'empire de circonstances et par la force de raisons absolument
semblables, Il ne suffisait pas aux orgueilleux Chamites de faire monter vers le ciel de
somptueux édifices ; il leur fallait encore ériger des montagnes pour servir de base à
leurs palais, à leurs temples, montagnes artificielles non moins solidement soudées au
sol que les montagnes naturelles, et rivalisant avec elles par l'étendue de leurs contours
et l'élévation de leurs crêtes. Les environs du lac de Van 4 montrent encore ce que
furent ces prodigieux chefs-d'œuvre d'une imagination sans frein, servie par un
despotisme sans pitié, obéie par la stupidité vigoureuse. Ces tumulus géants sont
d'autant plus dignes d'arrêter l'attention, qu'ils nous reportent à des temps antérieurs à
la séparation des Chamites blancs du reste de l'espèce. Le type en constitue le
monument primordial commun à toute la race. Nous le retrouverons dans l'Inde, nous
le verrons chez les Celtes. Les Slaves nous le montreront également, et ce ne sera pas
sans surprise qu'après l'avoir contemplé sur les bords du Jénisséi et du fleuve Amour,
nous le reconnaîtrons s'élevant au pied des montagnes alléghaniennes, et servant de
base aux téocallis mexicains.
Nulle part, sauf en Égypte, les tumulus ne reçurent les proportions puissantes que
les Assyriens surent leur donner. Accompagnements ordinaires de leurs plus vastes
constructions, ceux-ci les érigèrent avec une recherche de luxe et de solidité inouïe.
Comme d'autres peuples, ils n'en firent pas seulement des tombeaux ; ils ne les
réduisirent pas non plus au rôle de bases pleines, ils les disposèrent en palais

1

2
3

4

c'est pourquoi j'invoque les noms de Ninive et de Babylone comme étant ceux qui, jusqu'ici,
personnifient le mieux les splendeurs assyriennes.
Movers, das Phœniz. Alterthum, t. II, 1 re partie, p. 265 ; Ewald, Geschichte d. V. Israël, t. I, p.
367.
Movers, t. II, 1re partie, p. 302
Id. ibid., p. 31. - L'opinion de cet auteur est victorieusement réfutée par Ewald, Taber, Michaelis,
etc.
Voir les découvertes du docteur Schultz.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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souterrains pour servir de refuge aux monarques et aux grands contre les ardeurs de
l'été.
Leur besoin d'expansion artistique ne se contenta pas de l'architecture. Ils furent
admirables dans la sculpture figurée et écrite. Les surfaces des rochers, les versants des
montagnes devinrent des tableaux immenses où ils se plurent à sculpter des
personnages gigantesques et des inscriptions qui ne l'étaient pas moins, et dont la copie
embrasse des volumes 1. Sur leurs murailles, des scènes historiques, des cérémonies
religieuses, des détails de la vie privée, entaillèrent savamment le marbre et la pierre, et
servirent le besoin d'immortalité qui tourmentait ces imaginations démesurées.
La splendeur de la vie privée n'était pas moindre. Un immense luxe domestique
entourait toutes les existences et, pour me servir d'une expression d'économiste, les
États sémo-chamites étaient remarquablement consommateurs. Des étoffes variées par
la matière et le tissu, des teintures éclatantes, des broderies délicates, des coiffures
recherchées, des armes dispendieuses et ornées jusqu'à l'extravagance, comme aussi les
chars et les meubles, l'usage des parfums, les bains de senteur, la frisure des cheveux et
de la barbe, le goût effréné des bijoux et des joyaux, bagues, pendants d'oreilles,
colliers, bracelets, cannes de jonc indien ou de bois précieux, enfin, toutes les exigences,
tous les caprices d'un raffinement poussé jusqu'à la mollesse la plus absolue : telles
étaient les habitudes des métis assyriens 2. N'oublions pas qu'au milieu de leur
élégance, et comme un stigmate infligé par la partie la moins noble de leur sang, ils
pratiquaient la barbare coutume du tatouage 3.
1
2

3

Botta, Monuments de Ninive.
Tout ce qui concernait l'élégance et le luxe délicat, ce qui était caprice, les objets de mode et, en un
mot, ce qui répondait à ce que la langue commerciale d'aujourd'hui appelle l’article Paris, se
fabriquait dans les grandes capitales mésopotamiques. Voir Heeren, Ideen über die Politik, den
Verkehr und den Handel der vornehmsten Vœlker der alten Welt, t. I, p. 810 et pass.
Wilkinson, Customs and Manners of the ancient Egyptians, t. I, p. 386. Les peintures égyptiennes
portent témoignage de ce fait curieux, et ce qui établit complètement l'origine mélanienne de la
coutume qu'elles dénoncent, c'est de voir cette même coutume répandue dans toute l'Afrique et sur
la côte occidentale aussi bien qu'à l'est. Pour expliquer cette particularité, Degrandpré, surpris de
voir des nègres tatoués, dit-il, en couleur, à la manière des Indiens, fait remarquer que les naturels
traversent assez souvent toute la largeur de leur continent parallèlement à l'équateur, et que, de cette
façon, en peut s'expliquer que les habitants de la Guinée pratiquent ce que les gens du Congo ont pu
apprendre des navigateurs de l'Inde. (Voir Pott, Verwandtschaftliches Verhæltniss der Sprachen
vom Kaffer und Kongo-Stamme untereinander dans la Zeitschrift der deutsch. morgenl.
Gesellschaft, t. II, p. 9.) C'est une démonstration un peu pénible, à laquelle je substitue celle que
voici : Comme il n'y a au monde aucun peuple se tatouant au moyen de peintures, appliquées
seulement sur la peau ou pénétrant sous l'épiderme par incision, qui n'appartienne, de très près, aux
espèces noire ou jaune, j'en conclus que le tatouage est une habitude propre à ces deux variétés et
qu'elles l'ont fait adopter aux races blanches les plus fortement mêlées à elles. Ainsi, de même que
les Chamo-Sémites et les Hindous, alliés aux noirs, se sont peints, de même les Celtes alliés aux
jaunes en ont fait autant par une raison toute semblable. Il faut donc considérer les tatouages comme
une marque de l'origine métisse et apporter beaucoup de soin à les étudier au point de vue
ethnologique. C'est ce qu'ont très bien compris les savants américains. Les formes et les caractères
des dessins tracés dans une tribu du nouveau continent ou de la Polynésie, sur le visage ou le corps
des guerriers, ont souvent servi à faire reconnaître la descendance, en révélant des rapports avec une
autre peuplade souvent fort lointaine. Il m'a été donné, à moi-même, de remarquer le fait dans la

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Pour satisfaire à leurs besoins, sans cesse renaissants, sans cesse augmentant, le
commerce allait fouiller tous les coins du monde, y quêter le tribut de chaque rareté.
Les vastes territoires de l'Asie inférieure et supérieure demandaient sans relâche,
réclamaient toujours de nouvelles acquisitions. Rien n'était pour eux ni trop beau ni
trop cher. Ils se trouvaient, par l'accumulation de leurs richesses, en situation de tout
vouloir, de tout apprécier et de tout payer.
Mais à côté de tant de magnificence matérielle, mêlée à l'activité artistique et la
favorisant, de terribles indices, des plaies hideuses révélaient les maladies dégradantes
que l'infusion du sang noir avait fait naître et développait d'une façon terrible. L'antique
beauté des idées religieuses avait été graduellement souillée par les besoins
superstitieux des mulâtres. À la simplicité de l'ancienne théologie avait succédé un
émanatisme grossier, hideux dans ses symboles, se plaisant à représenter les attributs
divins et les forces de la nature sous des images monstrueuses, défigurant les idées
saines, les notions pures, sous un tel amas de mystères, de réserves, d'exclusions et
d'indéchiffrables mythes, qu'il était devenu impossible à la vérité, refusée ainsi systématiquement au plus grand nombre, de ne pas finir, avec le temps, par devenir
inabordable, même au plus petit. Ce n'est pas que je ne comprenne les répugnances que
durent éprouver les Chamites blancs à commettre la majesté des doctrines de leurs
pères avec l'abjecte superstition de la tourbe noire, et de ce sentiment on peut faire
dériver le premier principe de leur amour du secret. Puis ils ne manquèrent pas non
plus de comprendre bientôt toute la puissance que le silence donnait à leurs pontificats
sur des multitudes plus portées à redouter la réserve hautaine du dogme et ses menaces
qu'à en rechercher les côtés sympathiques et les promesses. D'autre part, je conçois
aussi que le sang des esclaves, ayant, un jour, abâtardi les maîtres, inspira bientôt à ces
derniers ce même esprit de superstition contre lequel le culte s'était d'abord mis en
garde.
Ce qui primitivement avait été pudeur, puis moyen politique, finit par devenir
croyance sincère, et, les gouvernants étant tombés au niveau des sujets, tout le monde
crut à la laideur, admira et adora la difformité, lèpre victorieuse, invinciblement unie
désormais aux doctrines et aux représentations figurées.
Et ce n'est pas en vain que le culte se déshonore chez un peuple. Bientôt la morale
de ce peuple, suivant avec fidélité la triste route dans laquelle s'engage la foi, ne s'avilit
pas moins que son guide. Il est impossible, à la créature humaine qui se prosterne
devant un tronc de bois ou un morceau de pierre laidement contourné, de ne pas perdre
belle collection de plâtres de M. de Froberville. Ces empreintes reproduisent des têtes de nègres de
la côte orientale d'Afrique. Sur le front de plusieurs de ces spécimens, on retrouve une série de
points longitudinaux relevés en saillie par un gonflement artificiel des chairs, ornement de la nature
la plus bizarre, mais tout à fait identique à ce que l'on voit pratiquer à plusieurs groupes pélagiens
de l'Océanie. Le savant ethnologiste, dont l'obligeance m'a mis à même de faire cette observation,
n'hésite pas à y découvrir la preuve d'une identité primitive d'origine entre les deux familles barbares
que sépare une mer immense.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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la notion du bien après celle du beau. Les Chamites noirs avaient eu, d'ailleurs, tant de
bonnes raisons pour se pervertir ! Leurs gouvernements les mettaient si directement
sur la voie, qu'ils ne pouvaient y manquer. Tant que la puissance souveraine était
restée entre les mains de la race blanche, l'oppression des sujets avait peut-être tourné
au profit de l'amélioration des mœurs. Depuis que le sang noir avait tout souillé de ses
superstitions brutales, de sa férocité innée, de son avidité pour les jouissances
matérielles, l'exercice du pouvoir avait profité particulièrement à la satisfaction des
instincts les moins nobles, et la servitude générale, sans devenir plus douce, s'était
trouvée beaucoup plus dégradante. Tous les vices s'étaient donné rendez-vous dans les
pays assyriens.
À côté des raffinements de luxe, que j'énumérais tout à l'heure, les sacrifices
humains, ce genre d'hommage à la divinité, que la race blanche n'a jamais pratiqué que
par emprunt aux habitudes des autres espèces, et que la moindre infusion nouvelle de
son propre sang lui a fait aussitôt maudire, les sacrifices humains déshonoraient les
temples des cités les plus riches et les plus civilisées. À Ninive, à Tyr, et plus tard à
Carthage, ces infamies furent d'institution politique, et ne cessèrent jamais de s'accomplir avec le cérémonial le plus imposant. On les jugeait nécessaires à la prospérité de
l'État.
Les mères donnaient leurs enfants pour être éventrés sur les autels. Elles
s'enorgueillissaient à voir leurs nourrissons gémir et se débattre dans les flammes du
foyer de Baal. Chez les dévots, l'amour de la mutilation était l'indice le plus estimé du
zèle. Se couper un membre, s'arracher les organes de la virilité, c'était faire œuvre pie.
Imiter, de plein gré, sur sa personne les atrocités que la justice civile exerçait envers les
coupables, s'abattre le nez et les oreilles, et se consacrer tout sanglant, dans cet
équipage, au Melkart Tyrien ou au Bel de Ninive, c'était mériter les faveurs de ces
abominables fétiches.
Voilà le côté féroce ; passons au dépravé. Les turpitudes que, bien des siècles
après, Pétrone décrivait dans Rome, devenue asiatique, et celles dont le célèbre roman
d'Apulée, d'après les fables milésiennes, faisait matière à badinage, avaient droit de cité
chez tous les peuples assyriens. La prostitution, recommandée, honorée et pratiquée
dans les sanctuaires, s'était propagée au sein des mœurs publiques, et les lois de plus
d'une grande ville en avaient fait un devoir religieux et un moyen naturel et avouable de
s'acquérir une dot. La polygamie, pourtant bien jalouse et terrible dans ses soupçons et
ses vengeances, ne s'armait d'aucune délicatesse à cet égard. Le succès vénal de la
fiancée ne jetait sur le front de l'épouse l'ombre d'aucun opprobre.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Lorsque les Sémites, descendus de leurs montagnes, étaient apparus, 2.000 ans
avant Jésus-Christ 1, au milieu de la société chamite et l'avaient même, dans la basse
Chaldée 2, soumise à une dynastie issue de leur sang, les nouveaux principes blancs
jetés au milieu des masses avaient dû régénérer et régénérèrent, en effet, les nations
dans lesquelles ils furent infusés. Mais leur rôle ne fut pas complètement actif. C'était
chez des métis et des lâches qu'ils arrivaient, non pas chez des barbares. Ils auraient pu
tout détruire, s'il leur avait plu d'agir en maîtres brutaux. Beaucoup de choses
regrettables auraient péri : ils firent mieux. Ils usèrent de l'admirable instinct qui jamais
n'a abandonné l'espèce, et, donnant de loin un exemple que, plus tard, les Germains
n'ont pas manqué de suivre, ils s'imposèrent l'obligation d'étayer la société vieillie et
mourante à laquelle venait s'associer la jeunesse de leur sang. Pour y parvenir, ils se
mirent à l'école de leurs vaincus et apprirent ce que l'expérience de la civilisation avait à
leur enseigner. À en juger par l'événement, leurs succès ne laissèrent rien à souhaiter.
Leur règne fut plein d'éclat et leur gloire si brillante, que les collecteurs grecs d'antiquités asiatiques leur ont fait l'honneur de la fondation de l'empire d'Assyrie, dont ils
n'étaient que les restaurateurs. Erreur bien honorable pour eux et qui donne, tout à la
fois, la mesure de leur goût pour la civilisation et de la vaste étendue de leurs travaux.
Dans la société chamite, aux destinées de laquelle ils se trouvèrent dès lors présider,
ils apparaissent dans des fonctions bien multipliées. Soldats, matelots, ouvriers, pasteurs, rois, continuateurs des gouvernements auxquels ils se substituaient, ils
acceptèrent la politique assyrienne en ce qu'elle avait d'essentiel. Ils furent ainsi amenés
à consacrer une part de leur attention aux intérêts du commerce.
Si l'Asie antérieure était le grand marché du monde occidental et son point principal
de consommation, la côte de la Méditerranée se présentait comme l'entrepôt naturel
des denrées tirées des continents d'Afrique et d'Europe, et le pays de Chanaan, où se
concentrait l'activité intellectuelle et mercantile des Chamites maritimes, devenait un
point très intéressant pour les gouvernements et les peuples assyriens. Les Sémites
1

2

Je donne ici la date indiquée par Movers (Das Phœnizische Alterthum, t. II, 1 re, partie, p. 259).
Lassen (Indische Alterthumskunde, t. I, p. 752) fait mention d'une dynastie existant à cette époque,
mais ne se prononce pas sur son origine ethnique. Le colonel Rawlinson (Outlines of Assyrian
history, p. XV) ne connaît pas d'empire sémitique avant le treizième siècle qui a précédé notre ère.
C'est alors qu'il trouve dans les inscriptions la mention d'un roi nommé honorifiquement Derceto,
ou Sémiramis, mais dont il n'a pu encore déchiffrer le nom véritable. Il pense que Ninive a été
construite sous ce monarque. M. Rawlinson me paraît ici prendre la quatrième dynastie de Lassen
(Ind. Alterth., I, p. 752) et de Movers (loc. cit.) pour la première. Dans tous les cas, sa date est trop
basse et ne concorde pas avec la chronologie biblique.
Les inscriptions cunéiformes et la Genèse s'accordent à signaler l'établissement primitif d'un État
sémite dans la basse Chaldée, ou dans le pays voisin, la Susiane. Longtemps, le lieu d'origine de
leur race, c'est-à-dire la haute Chaldée, la région des montagnes, fut pour les souverains sémites de
l'Assyrie un point dangereux d'où sortaient des compétiteurs qu'il fallait mater d'avance, et je crois
facilement à l'assertion de M. Rawlinson, qui remarque qu'un des plus illustres conquérants de la
dynastie que je persiste à considérer comme la quatrième, monarque dont le nom paraît devoir se
lire Amak-bar-bethkira, dirigea l'effort de ses armes vers les sources du Tigre et de l'Euphrate, en
Arménie et dans toute la contrée septentrionale avoisinante. (Outlines of Assyrian history, p.
XXIII.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

224

babyloniens et ninivites l'avaient compris à merveille. Tous leurs efforts tendaient donc
à dominer, soit directement, soit par voie d'influence, sur ces peuples habiles. Ceux-ci,
de leur côté, s'étaient toujours efforcés de maintenir leur indépendance politique vis-àvis des dynasties anciennes auxquelles la victoire avait substitué le nouveau rameau
blanc. Pour modifier cet état de choses, les conquérants chaldéens engagèrent une suite
de négociations et de guerres le plus souvent heureuses, qui ont rendu célèbre le génie
de leur race, sous le nom caractéristique et dédoublé par l'histoire des reines
Sémiramis 1.
Toutefois, parce que les Sémites se trouvaient mêlés à des populations civilisées,
leur action sur les villes chananéennes ne s'exerça pas uniquement par la force des
armes et la politique. Doués d'une grande activité, ils agirent individuellement autant
que par nations, et ils pénétrèrent en très grand nombre et pacifiquement dans les
campagnes de la Palestine, aussi bien que dans les murs de Sidon et de Tyr, en qualité
de soldats mercenaires, d'ouvriers, de marins. Ce mode paisible d'infiltration n'eut pas
de moins grands résultats que la conquête, pour l'unité de la civilisation asiatique et
l'avenir des États phéniciens 2.
La Genèse nous a conservé une relation aussi curieuse qu'animée de la façon dont
s'accomplissaient les déplacements paisibles de certaines tribus ou, pour mieux dire, de
simples familles sémitiques. Il est une de celles-ci que le Livre saint prend au milieu des
montagnes chaldéennes, promène de provinces en provinces, et dont il nous fait voir
les misères, les travaux, les succès jusque dans les moindres détails. Ce serait manquer
à notre sujet que de ne pas utiliser des renseignements si précieux.
La Genèse, donc, nous apprend qu'un homme de la race de Sem, de la branche
arménienne d'Arphaxad, de la nation si prolifique de Hebr, vivait dans la haute Chaldée,
au pays montagneux d'Ur ; que cet homme conçut un jour la pensée de quitter son
pays pour aller habiter la terre de Chanaan 3. Le Livre saint ne nous dit pas quelles
raisons puissantes avaient dicté la résolution du Sémite. Ces raisons étaient graves,
sans doute, puisque le fils de l'émigrant défendit plus tard à sa race de se rapatrier
jamais, bien qu'en même temps il commandât à son héritier de choisir une épouse dans
le pays de sa parenté 4.

1

2

3

4

Les Assyriens ont occupé trois fois la Phénicie : la première fois, 2,000 ans avant J.-C. ; la
seconde, vers le milieu du treizième siècle ; la troisième, en 750. (Movers, Das Phœn. Alterth, t. II,
1re partie, p. 259.)
C'est ainsi qu'il faut comprendre l'histoire mythique de Sémiramis, personnification d'une invasion
chaldéenne. Avant d'être reine, elle avait commencé par être servante. (Movers, Das Phœnizische
Alterthum, t. II, 1re partie, p. 261.)
Gen., XI, 10 : « Sem... genuit Arphaxad... 12. Arphaxad ... genuit... Sale... 14. Sale genuit Hebr...
16. Hebr genuit Phaleg... 18. Phaleg... genuit Reu ... 20. Reu genuit Sarug... 22. Sarug... genuit...
Nachor... 24. Nachor... genuit Thare. »
Gen., XXIV, 6 : « Cave, ne quando, reducas filium meum illuc. »

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

225

Tharé (c'est le nom du voyageur), ayant pris le parti du départ, réunit ceux des
siens qui devaient l'accompagner, et se mit en chemin avec eux. Les parents dont il
s'entourait étaient Abram, son fils aîné ; Saraï, sa fille d'un autre lit, femme d'Abram 1,
et Loth, son petit-fils, dont le père, Aran, était mort quelques années en çà 2. À ce
groupe de maîtres se joignaient des esclaves, en bien petit nombre, car la famille était
pauvre, et quelques chameaux et chamelles, des ânes, des vaches, des brebis, des
chèvres.
Le motif pour lequel Tharé avait choisi le Chanaan comme terme de son voyage est
facile à deviner. Il était berger comme ses pères, et ne s'expatriait pas avec l'intention de
changer d'état 3. Ce qu'il allait chercher, c'était une terre neuve, abondante en pâturages,
et où la population fût assez clairsemée pour qu'il y pût à son aise promener ses
troupeaux et les multiplier. Tharé appartenait donc à la classe la moins aventureuse de
ses concitoyens.
Il était d'ailleurs très vieux lorsqu'il quitta la haute Chaldée. À 70 ans, il avait eu son
fils Abram, et, au moment du départ, ce fils était marié. Si Tharé nourrissait l'espoir de
conduire bien loin sa caravane, cet espoir fut déçu. Le vieillard expira à Haran, avant
d'avoir pu sortir de la Mésopotamie 4. Les siens marchaient d'ailleurs fort lentement et
comme gens préoccupés, avant tout, de laisser paître leurs troupeaux et de ne pas les
fatiguer. Lorsque les tentes étaient plantées en un lieu favorable, elles y restaient
jusqu'à ce que les puits fussent à sec et les prés tondus.
Abram, devenu le chef de l'émigration, avait vieilli sous la tutelle de son père. Il
avait 75 ans quand la mort de ce dernier l'émancipa, et il devenait chef à un moment où
il n'avait pas à se plaindre de l'être. Le nombre des esclaves s'était augmenté comme
aussi celui des troupeaux 5. Ce qui ne laissait pas que d'avoir aussi quelque importance,
une fois sorti des pays assyriens et entré dans la terre quasi-déserte de Chanaan, le
pasteur sémite n'aperçut autour de son campement que des nations trop faibles pour
l'inquiéter.
Des tribus de nègres aborigènes, des peuplades chamitiques, un petit nombre de
groupes sémitiques, émigrant comme lui, quoique beaucoup plus anciennement arrivés
dans la contrée, c'était tout, et le fils de Tharé qui, dans le pays d'Ur, n'avait compté,
1

2

3
4
5

Gen., XX, 12 : « Alia autem et vere soror mea est, filia patris mei, et non filia matris meæ, « et
duxi eam in uxorem. »
Gen., XI, 31 : « Tulit itaque Thare Abram filium suum, et Loth filium Aran, filium filii sui, « et
Saraï nurum suam, uxorem Abram, filii sui, et eduxit eus de Ur Chaldæorum ut irent in « terram
Chanaan... » - 28 : « Mortuusque est Aran ante Thare, patrem suum, in terra nativitatis suæ in Ur
« Chaldæorum. »
Gen., XLVI, 3... : « Responderunt : Pastores ovium sumus servi tui, et nos, et patres « nostri. »
Gen., XI, 32 : « Et facti sunt dies Thare ducentorum quinque annorum et mortuus est in « Haran. »
Gen., XII, 5 : «Tulit... universam substantiam, quam possederant, et animas, quas fecerant « in
Haran. »

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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selon toute vraisemblance, que pour un très mince personnage, se trouva être, dans
cette nouvelle patrie, un grand propriétaire, un homme considérable, presque un roi 1. Il
en arrive ainsi, d'ordinaire, à ceux qui, abandonnant à propos une terre ingrate, portent
dans un pays neuf du courage, de l'énergie et la résolution de s'agrandir.
Aucune de ces qualités ne manquait à Abram. Il ne forma pas d'abord un établissement fixe. Dieu lui avait promis de le rendre un jour maître de la contrée et d'y établir
les générations sorties de ses reins. Il voulut connaître son empire. Il le parcourut tout
entier. Il contracta des alliances utiles avec plusieurs des nomades qui l'exploitaient
comme lui 2. Il descendit même en Égypte ; bref, quand il approcha du terme de sa
carrière, il était puissant, il était riche. Il avait gagné beaucoup d'or et d'esclaves,
beaucoup de troupeaux. Il était surtout devenu l'homme du pays, et il pouvait le juger
ainsi que les peuples qui l'habitaient.
Ce jugement était sévère. Il avait bien connu les mœurs brutales et abominables des
Chamites. Ce qui était arrivé à Sodome et Gomorrhe lui avait paru hautement mérité
par les crimes des deux villes où Dieu lui avait prouvé qu'il ne se trouvait pas dix
honnêtes gens 3. Il ne voulut pas que sa descendance fût souillée, dans le seul rameau
qui lui tînt à cœur par une parenté avec des races si perverties, et il commanda à son
intendant d'aller quérir, dans le pays natal de sa tribu, une femme de sa parenté, une
fille de Bathuel, fils de Melcha et de Nachor 4, par conséquent sa petite-nièce. Jadis on
lui avait fait savoir la naissance de cette enfant 5. Ainsi, à ces époques primitives,
l'émigration ne rompait pas tous les liens entre les Sémites absents de leurs montagnes
et les membres de leurs familles qui avaient continué d'y habiter. Les nouvelles
traversaient les plaines et les rivières, volaient de la maison chaldéenne à la tente
errante du Chanaan, et circulaient à travers de vastes contrées morcelées entre tant de
souverainetés diverses. C'est un exemple et une preuve de l'activité de vie et de la
communauté d'idées et de sentiments qui embrassaient le monde chamo-sémitique.
Je ne veux pas pousser plus avant les détails de cette histoire : on les connaît assez.
On sait que les Sémites abrahamides finirent par se fixer à demeure dans le pays de la
Promesse. Ce que je veux seulement ajouter, c'est que les scènes du premier établissement, comme celles du départ et des hésitations qui précédèrent, rappellent d'une
manière frappante ce que montrent, de nos jours, tant de familles irlandaises ou
allemandes sur la terre d'Amérique. Quand un chef intelligent les conduit et dirige leurs
travaux, elles réussissent comme les enfants du patriarche. Lorsqu'elles sont mal
1
2

3
4
5

Gen., XXIII, 6 : « Audi nos, domine, princeps Dei es apud nos. »
Gen., XIV, 13 : « Nunciavit Abram Hebræo qui habitabat in convalle Mambre Amorrhæi, « fratris
Eschol et fratris Aner ; hi enim pepigerant fœdus cum Abram. » - « XXI, 27... « Percusseruntque
ambo (cum Abimelech) fœdus. »
Gen., XVIII, 32 : « Et dixit (Deus) : Non delebo propter decem. »
Gen., XIV, 24... : « Filia sum Bathuelis, filii Nachor, quem peperit ei Melcha. »
Gen., XXII, 20 : « His ira gestis, nunciatum est Abrahæ, quod Melcha quoque genuisset filios
Nachor fratri suo. »

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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inspirées, elles échouent et disparaissent comme tant de groupes sémitiques dont la
Bible nous laisse par éclairs entrevoir les désastres. C'est la même situation ; les mêmes
sentiments s'y montrent dans des circonstances toujours analogues. On y voit persister
au fond des cœurs cette touchante partialité à l'égard de la patrie lointaine, vers
laquelle, pour rien au monde, on ne voudrait cependant rétrograder. C'est une joie
semblable d'en recevoir des nouvelles, le même orgueil attaché à la parenté qu'on y
conserve ; en un mot, tout est pareil.
J'ai montré une famille de pasteurs assez obscurs, assez humbles. Ce n'était pas là
ce qui faisait surtout l'importance des émigrations sémitiques isolées dans les États
assyriens ou chananéens. Ces bergers vivaient trop pour eux-mêmes et n'étaient pas
d'une utilité assez directe aux populations visitées par eux. Il est donc tout simple que
ceux de leurs frères qui avaient embrassé le métier des armes et se montraient experts
dans cette utile profession fussent plus recherchés et plus remarqués.
Un des traits principaux de la dégradation des Chamites, et la cause la plus
apparente de leur chute dans le gouvernement des États assyriens, ce fut l'oubli du
courage guerrier et l'habitude de ne plus prendre part aux travaux militaires. Cette
honte, profonde à Babylone et à Ninive, ne l'était guère moins à Tyr et à Sidon. Là, les
vertus militaires étaient négligées et méprisées par ces marchands, trop absorbés dans
l'idée de s'enrichir. Leur civilisation avait déjà trouvé les raisonnements dont les
patriciens italiens du moyen âge se servirent plus tard pour déconsidérer la profession
du soldat 1.
Des troupes d'aventuriers sémites s'offrirent en foule à combler la lacune que les
idées et les mœurs tendaient à rendre, chaque jour, plus profonde. Ils furent acceptés
avec empressement. Sous les noms de Cariens, de Pisidiens, de Ciliciens, de Lydiens,
de Philistins, coiffés de casques de métal, sur le front desquels leur coquetterie martiale
inventa de faire flotter des panaches, vêtus de tuniques courtes et serrées, cuirasses, le
bras passé dans un bouclier rond, ceints d'une épée qui dépassait la mesure ordinaire
des glaives asiatiques et portant en main des javelots, ils furent chargés de la garde des
capitales et devinrent les défenseurs des flottes 2. Leurs mérites étaient moins grands
toutefois que l'énervement de ceux qui les payaient 3. La très haute noblesse phénicienne était la seule partie de la nation qui, quelque peu fidèle aux souvenirs de ses
1

2

3

Ewald, Gesch. d. V. Israël, I, 294. Les Carthaginois ne se montrèrent pas plus militaires que les
Tyriens. Ils employaient des stipendiés.
Ewald, ouvrage cité, t. I, p. 293 et pass. Ces troupes mercenaires jouèrent un très grand rôle dans
tous les États chamites et sémites d'Asie et d'Afrique. Les Égyptiens mêmes en enrôlaient. Au
temps d'Abraham, les petites principautés de la Palestine se confiaient sur elles de leur défense.
Phicol, que la Genèse appelle le chef de l'armée d'Abimélech (mot hébreu) Gen., XXI, 22), était
probablement un condottiere de cette espèce.
Plus tard, la garde de David fut aussi composée de Philistins. Tout cela prouve combien les mœurs
générales étaient peu militaires
Ewald, Id. ibid., t. I, p. 294.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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pères, les grands chasseurs de l'Éternel, eût gardé l'habitude de porter les armes. Elle
aimait encore à suspendre ses boucliers, richement peints et dorés, aux sommets des
grandes tours et à embellir ses villes de cette parure brillante qui au dire des témoignages, les faisait resplendir de loin comme des étoiles 1. Le reste du peuple travaillait.
Il jouissait des produits de son industrie et de son commerce. Quand la politique
réclamait quelque coup de vigueur, une colonisation, une émigration, les rois et les
conseils aristocratiques, après avoir enlevé l'écume de leurs populations par une presse
forcée, lui donnaient pour gardes et pour soutiens des Sémites ; tandis que quelques
rejetons des Chamites noirs, se mettant à la tête de ce mélange, tantôt commandaient
temporairement, tantôt allaient, au delà des mers, former le noyau d'un nouveau
patriciat local et créer un État modelé sur les habitudes politiques et religieuses de la
mère patrie.
De cette façon, les bandes sémites pénétraient partout où les Chamites avaient de
l'action. Elles ne se séparaient pas, pour ainsi dire, de leurs vaincus, et le cercle de ces
derniers, leur milieu, leur puissance étaient également les leurs. Les blancs de la seconde
alluvion semblaient, en un mot, n'avoir pas d'autre mission à remplir que de prolonger
autant que possible, par l'adjonction de leur sang, demeuré plus pur, l'antique établissement de la première invasion blanche dans le sud-ouest.
On dut croire longtemps que cette source régénératrice était inépuisable. Tandis
que, vers le temps de la première émigration des Sémites, quelques-unes des nations
arianes, autres tribus blanches, s'établissaient dans la Sogdiane et le Pendjab actuel, il
arrivait que deux rameaux étaient détachés de celles-ci. Les peuples arians-helléniques
et arians-zoroastriens, cherchant une issue pour gagner l'ouest, pressaient avec force
sur les Sémites, et les contraignaient d'abandonner leurs vallées montagneuses pour se
jeter dans les plaines et descendre vers le midi. Là se trouvaient les plus considérables
des États fondés par les Chamites noirs.
Il est difficile de savoir d'une manière exacte si la résistance opposée aux envahisseurs helléniques fut bien vigoureuse dans son malheur. Il ne le semble pas. Les
Sémites, supérieurs aux Chamites noirs, n'étaient cependant pas de taille à lutter contre
les nouveaux venus. Moins pénétrés par les alliages mélaniens que les descendants de
Nemrod, ils étaient cependant infectés dans une grande mesure, puisqu'ils avaient
abandonné la langue des blancs pour accepter le système issu de l'hymen de ses débris
avec les dialectes des noirs, système qui nous est connu sous le nom très discutable de
sémitique.
La philologie actuelle divise les langues sémitiques en quatre groupes principaux 2 :
le premier contient le phénicien, le punique et le libyque, dont les dialectes berbères
1
2

Isaïe.
Gesenius, Geschichte der hebraeischen Sprache und Schrift, p. 4

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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sont des dérivés 1 ; le second renferme l'hébreu et ses variations 2 ; le troisième, les
branches araméennes ; le quatrième, l'arabe, le gheez et l'amharique.
À considérer le groupe sémitique dans son ensemble et en faisant abstraction des
mots importés par des mélanges ethniques postérieurs avec des nations blanches, on ne
peut pas affirmer qu'il y ait eu séparation radicale entre ce groupe et ce qu'on nomme
les langues indo-germaniques, qui sont celles de l'espèce d'où sont sortis, incontestablement, les pères des Chamites et de leurs continuateurs.
Le système sémitique présente, dans son organisme, des lacunes remarquables. Il
semblerait que, lorsqu'il s'est formé, ses premiers développements ont rencontré autour
d'eux, dans les langues qu'ils venaient remplacer, de puissantes antipathies dont ils
n'ont pas pu complètement triompher. Ils ont détruit les obstacles sans pouvoir fertiliser leurs restes, de sorte que les langues sémitiques sont des langues incomplètes 3.
Ce n'est pas uniquement par ce qui leur fait défaut qu'on peut constater en elles ce
caractère, c'est aussi par ce qu'elles possèdent. Un de leurs traits principaux, c'est la
richesse des combinaisons verbales. Dans l'arabe ancien, les formes existent pour
quinze conjugaisons dans lesquelles un verbe idéal peut passer. Mais ce verbe, comme
je le dis, est idéal, et aucun des verbes réels n'est apte à profiter de la facilité de flexion
ni de la multiplicité de nuances qui lui sont offertes par la théorie grammaticale 4. Il y a
certainement, au fond de la nature de ces langues, quelque chose d'inconnu qui s'y
oppose. Il s'ensuit que tous les verbes sont défectueux et que les irrégularités et les
exceptions abondent, Or, comme on l'a bien démontré, toute langue a le complément de
ce qui lui manque dans l'opulence plus logique de quelque autre à laquelle elle a fait ses
emprunts imparfaits 5.

1

2

3

4

5

Les nations berbères et amazighs, d'origine sémitique, s'étendent très avant au sud, dans le Sahara
africain, et, dans l'ouest, jusqu'aux îles Canaries. Les Guanches étaient des Berbères. Les invasions
sémitiques se sont répétées sur le littoral occidental de l'Afrique pendant mille ans au moins.
(Movers, Das Phœnizische Alterthum, t. II, 2e partie, p. 363 et pass.)
Gesénius, Hebraeische Grammatik, l6e édition, 1851, p. 12. On n'a que peu d'indices de l'existence
de dialectes hébraïques. Les Ephraïmites donnaient au Schin la prononciation du Sin ou du Samech.
Il paraît aussi, suivant Néhémie, qu'il y avait un langage particulier à Asdod.
Gesenius les définit ainsi : 1° Parmi les consonnes, beaucoup de gutturales ; les voyelles ne jouent
qu'un rôle très subordonné ; 2° la plupart des racines, trilittères ; 3° dans le verbe, deux temps
seulement ; une régularité singulière quant à la formation des modes ; 4° dans le nom, deux genres,
sans plus ; des désignations de cas d'une extrême simplicité ; 5° dans le pronom, tous les cas
obliques déterminés par des affixes ; 6° presque aucun composé ni dans le verbe ni dans le nom
(excepté dans les noms propres) ; 7° dans la syntaxe, une simple juxtaposition des membres de la
phrase, sans grande coordination périodique. (Hebraeische Grammatik, t. I, p. 3.)
Sylvestre de Sacy, Grammaire arabe, 2 e édition, t. I, p. 125 et passim. - Ce savant philologue,
contrairement à l'avis de plusieurs grammairiens nationaux, trouve l'emploi des dernières formes si
rare, qu'il réduit le nombre total à treize, en y comprenant la conjugaison radicale du primitif
trilittère.
M. Prisse d'Avennes a récemment fait une très heureuse application de ce principe, dans son examen
de la grammaire persane de M. Chodzko. Voir Revue orientale.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Le complément du système sémitique paraît se rencontrer dans les langues
africaines. Là, on est frappé de retrouver tout entier l'appareil des formes verbales, si
saillant dans les idiomes sémitiques, avec cette grave différence que rien n'y est stérile ;
tous les verbes passent, sans difficulté, par toutes les conjugaisons 1. D'autre part, on
n'y trouve plus de ces racines dont la parenté visible avec l'indo-germanique trouble
singulièrement les idées de ceux qui veulent faire du groupe sémitique un système
entièrement original, absolument isolé des langues de notre espèce 2. Pour les idiomes
nègres, pas de trace, pas de soupçon possible d'une alliance quelconque avec les
langues de l'Inde et de l'Europe ; au contraire, alliance intime, parenté visible avec celles
de l'Assyrie, de la Judée, du Chanaan et de la Libye.
Je parle ici des langues de l'Afrique orientale. On était déjà bien d'avis que le gheez
et l'amharique, parlés en Abyssinie, sont franchement sémitiques, et, d'un commun
accord, on les rattachait, purement et simplement, à la souche arabe 3, Mais voilà que la
liste s'allonge, et dans les nouveaux rameaux linguistiques qu'il faut, bon gré mal gré,
rattacher au nom de Sem, il se manifeste des caractères spéciaux qui forcent de les
constituer à part de l'idiome des Cushites, des Joktanides et des Ismaélites. En
première ligne se présentent le tögr-jana et le tögray ; puis la langue du Gouraghé au
sud-ouest, l'adari dans le Harar, le gafat à l'ouest du lac Tzana, l'ilmorma, en usage chez
plusieurs tribus gallas, l'afar et ses deux dialectes ; le saho 4, le ssomal, le sechuana et le

1

2

3

4

Pott, Verwandtschaftliches Verhæltniss der Sprachen vom Kafferund Kongo-Stamme, p. 11, p. 25.
« Noch erwæhne ich hier behuf allgemeinerer Charakterisirungs gegenwærtiger « Idiome ihre
Ueberfülle an dem, was die semitische Grammatik unter Conjugationen « versteht ; ich meine die
Menge besonderer Verbal-formen, welche eigentümliche « Begriffsabschattungen und
Nebenbezeichnungen des im jedesmaligen Verbum liegenden « Grundgedankens abgeben und
darstellen. Diese Conjugationen entshehen aber, in der « Regel, durch Zusætze hinten an der
Wurzel. » Et page 138 : « Es giebt gar keine « Wurzelverba, die nicht æhnlicher Modificationen
faehig wären ; und vermittelst gewisser « Partikeln oder Zusætze zeigt ein jeder dieser Verba, und
alle daraus abgeleiteten, an, ob « die Handlung, die sie ausdrücken, selten oder haüfig ist ; ob sich
Schwierigkeit, « Leichtigkeit, Uebermaas oder andere Unterschiede dabei finden. »
Ce qui n'est pas l'opinion de M. Rawlinson. Voir journal of the R. A. Society, t. XIX art. 1, p.
XXIII, la note sur le pronom kaga de l'inscription de Bi-Soutoun et le rapprochement qu'en fait le
savant colonel avec le mot pouschtou haga et le latin hic. - Voir encore, pour les affinités indogermaniques de l'assyrien, le travail de Rawlinson, précité, p. XCV. Il n'est plus douteux désormais
que la plus ancienne classe d'inscriptions cunéiformes recouvre une langue sémitique. MM.
Westergaard et de Saulcy, feu M. Burnouf, ont mis le fait hors de question. Et à ce propos, qu'il me
soit permis de déposer ici l'expression des profonds regrets que la perte prématurée de M. Burnouf
inspire à tous les amis de la science. Homme rare, d'une érudition inouïe, d'une sagacité qui tenait
du prodige, d'une prudence merveilleuse, l'Angleterre et l'Allemagne nous l'enviaient justement. Il
avait fait, sur les écritures assyriennes, des travaux préparatoires qu'il n'a pas eu le temps de terminer
et dont le fruit est ainsi perdu pour nous. Peut-être se passera-t-il bien du temps avant que la place
éminente de ce grand esprit soit occupée de nouveau.
Ewald, Zeitschrift für die Kunde des Morgenlandes, Ueber die Saho-Sprache in Æthiopien, t. V, p.
410.
Les Sahos habitent non loin de Mossawa, ou mieux Massowa (alphabet étranger) sur la mer Rouge.
Jusqu'à d'Abbadie, on les avait toujours confondus tantôt avec les Gallas, tantôt avec les Danakils.
(Ewald, Ueber die Saho-Sprache, t. v, p. 412.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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wanika 1. Toutes ces langues présentent des caractères nettement sémitiques. Il faut
leur adjoindre encore le suahili, qui ouvre à son tour un autre coin de l'horizon.
C'est une langue cafre, et le peuple qui en parle les dialectes, jadis borné, dans
l'opinion des Européens, aux territoires les plus méridionaux de l'Afrique, s'étend maintenant, pour nous, 5° plus au nord, jusque par delà Monbaz 2. Il atteint l'Abyssinie,
confesse, lui noir et non pas nègre, une communauté fondamentale d'idiome avec des
tribus purement nègres, telles que les Suahilis proprement dits, les Makouas et les
Monjous. Enfin, les Gallas parlent tous des dialectes qui se rapprochent du cafre 3.
Ces observations ne s'arrêtent pas là. On est en droit d'y ajouter ce dernier mot, de
la plus haute importance : tout le continent d'Afrique, du sud au nord et de l'est à
l'ouest, ne connaît qu'une seule langue, ne parle que des dialectes d'une même origine.
Dans le Congo comme dans la Cafrerie et l'Angola, sur tout le pourtour des côtes, on
retrouve les mêmes formes et les mêmes racines 4. La Nigritie, qui n'a pas encore été
étudiée, et le patois des Hottentots, restent, provisoirement, en dehors de cette
affirmation, mais ne la réfutent pas.
Maintenant, récapitulons. 1° Tout ce qu'on connaît des langues de l'Afrique, tant de
celles qui appartiennent aux nations noires que de celles qui sont parlées par les tribus
nègres, se rapporte à un même système ; 2° ce système présente les caractères principaux du groupe sémitique dans un plus grand état de perfection que dans ce groupe
même ; 3° plusieurs des langues qui en ressortent sont classées hardiment, par ceux qui
les étudient, dans le groupe sémitique.
En faut-il davantage pour reconnaître que ce groupe, tant dans ses formes que dans
ses lacunes, puise ses raisons d'exister au fond des éléments ethniques qui le composent, c'est-à-dire dans les effets d'une origine blanche absorbée au sein d'une proportion
infiniment forte d'éléments mélaniens ?

1

2
3
4

Ewald, loc. cit., p. 422, pense que le saho s'est séparé des autres langues sémitiques dans une
antiquité incommensurable. Il se sert de ce mot séparé, parce qu'il part de la supposition que le
foyer sémitique est en Asie. Cependant, frappé du monde d'idées que soulève l'examen des langues
noires, il s'écrie : « Quelles clartés nouvelles nous sont présentées par l'existence de pareilles
« langues sur le continent africain, au point de vue de l'histoire primitive des peuples et des idiomes
« sémitiques ! » M. Ewald ne se trompe pas, c'est toute une révélation.
Pott, ouvr. cité, t. II, p. 8.
Pott, ouvr. cité, loc. cit.
Cette opinion, basée sur les travaux des missionnaires et des voyageurs, et en particulier ceux de
d'Abbadie et de Krapf, trouve de vigoureux propagateurs dans M. de la Gabelentz, Zeitschrift d. m.
Gesellsch., t. I, p. 238 ; M. Ewald, dans son beau mémoire sur la langue saho ; M. Krapf,
directement, dans un essai intitulé : Von der afrikanischen Ostküste (même recueil, t. III, p. 311),
et M. Pott, dont l'autorité est si grande en un pareil sujet. Ritter et Carus partagent le même avis
(Erdkunde ; Ueber ungleiche Befæhigung der Menschbeitsstæmme, p. 34.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

232

Il n'est pas nécessaire, pour comprendre ainsi la genèse des langues de l'Asie
antérieure, de supposer que les populations sémitiques se soient préalablement noyées
dans le sang des noirs. Le fait, incontestable pour les Chamites, ne l'est pas pour leurs
associés.
À la manière dont ceux-ci se sont mêlés aux sociétés antérieures, tantôt s'abattant
victorieux sur les États du centre, tantôt se glissant, en serviteurs utiles et intelligents,
dans les communautés maritimes, il est fort à croire qu'ils firent comme les enfants
d'Abraham : ils apprirent les langues du pays où ils venaient aussi bien gagner leur vie
que régner 1. L'exemple donné par le rameau hébreu a très bien pu être suivi par toutes
les branches de la famille, et je ne répugne pas davantage à croire que les dialectes
formés postérieurement par celle-ci n'aient eu précisément pour caractère typique de
créer, ou au moins d'agrandir des lacunes. Je les signalais tout à l'heure dans l'organisme
des langues sémitiques. Ceci n'est d'ailleurs pas une synthèse. Les Sémites les moins
mélangés de sang chamite, tels que les Hébreux, ont possédé un idiome plus imparfait
que les Arabes. Les alliances multipliées de ces derniers avec les peuplades environnantes avaient sans cesse replongé la langue dans ses origines mélaniennes. Toutefois,
l'arabe est encore loin d'atteindre à l'idéal noir, comme l'essence de ceux qui le
possèdent est loin d'être identique avec le sang africain.
Quant aux Chamites, il en fut différemment : il fallut, de toute nécessité, que, pour
donner naissance au système linguistique qu'ils adoptèrent et transmirent aux Sémites,
ils s'abandonnassent sans réserve à l'élément noir. Ils durent posséder le système
sémitique beaucoup plus purement, et je ne serais pas surpris si, malgré la rencontre de
racines indo-germaniques dans les inscriptions de Bi-Soutoun, on était amené à
reconnaître un jour que la langue de quelques-unes de ces annales du plus lointain passé
se rapproche plus du type nègre que l'arabe, et, à plus forte raison, que l'hébreu et
l'araméen.
Je viens de montrer comment il y avait plusieurs degrés vers la perfection
sémitique. On part de l'araméen, la plus défectueuse des langues de cette famille, pour
arriver au noir pur. Je ferai voir plus tard comment on sort de ce système, avec les
peuples les moins atteints par le mélange noir, pour remonter par degrés vers les
langues de la famille blanche. Toutefois, laissons ce sujet pour un moment : c'est assez
d'avoir établi la situation ethnique des conquérants sémites. Plus respectés que les
Assyriens primitifs par la lèpre mélanienne, ils étaient métis comme eux. Ils ne se
trouvaient en état de triompher que de nations malades, et nous les verrons succomber
toujours quand ils auront affaire à des hommes d'extraction plus noble.

1

À cette époque, l'araméen était déjà distinct de la langue de Chanaan. (Gen., XXXI, 47) : « Quem
(tumulum) vocavit Laban Tumulum testis, et Jacob, Acervum testimonii, uterque juxta
proprietatem lingum suit. » Les mots araméens sont (en araméen) les mots hébreux (en hébreu).

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233

Mais, vers l'an 2000 avant Jésus-Christ, ces hommes d'énergie supérieure, les
Arians zoroastriens, commençaient à poindre à l'horizon oriental. Ils s'occupaient
uniquement de s'assurer les demeures conquises par eux dans la Médie. De leur côté,
les Arians hellènes ne cherchaient qu'à se faire place dans leur migration vers l'Europe.
Les Sémites avaient ainsi de longs siècles de prédominance et de triomphes assurés sur
les gens civilisés du sud-ouest.
Chaque fois qu'un mouvement des Arians hellènes les forçait de céder quelque part
de leur ancien territoire, la défaite se résolvait pour eux en une victoire fructueuse, car
elle s'opérait aux dépens des colons de la riche Babylonie. C'est ainsi que ces bandes de
vaincus fugitifs, ensevelissant la honte de leur déroute dans les ténèbres des pays
situés vers le Caucase et la Caspienne, frappaient le monde d'admiration à la vue des
faciles lauriers que recueillait leur fuite.
Les invasions sémitiques constituent donc des œuvres reprises à plusieurs fois. Le
détail n'en importe pas ici. Il suffit de rappeler que la première émigration s'empara des
États situés dans la basse Chaldée. Une autre expédition, celle des Joktanides, se
prolongea jusqu'en Arabie 1. Une autre, d'autres encore, peuplèrent de nouveaux maîtres les contrées maritimes de l'Asie supérieure. Le sang noir combattait souvent avec
succès, chez les plus mélangés de ces peuples, les tendances sédentaires de l'espèce ;
et, non seulement des déplacements très considérables avaient lieu dans les masses,
mais quelquefois aussi des tribus peu nombreuses, cédant à des considérations de toute
nature, abandonnaient leurs résidences pour gagner une autre patrie.
Les Sémites étaient déjà en pleine possession de tout l'univers chamite, où les chefs
sociaux qui n'étaient pas directement vaincus subissaient pourtant leur influence, quand
parut au milieu de leurs établissements un peuple destiné à de grandes épreuves et à de
grandes gloires : je veux parler du rameau de la nation hébraïque, que j'ai déjà amené
hors des montagnes arméniennes, et qui, sous la conduite d'Abraham, et bientôt avec le
nom d'Israël, avait poursuivi sa marche jusqu'en Égypte pour revenir ensuite dans le
pays de Chanaan. Lorsque avec le père des patriarches la nation traversa ce pays, il
était peu peuplé. Quand Josué y reparut, le sol était largement occupé et bien cultivé
par de nombreux Sémites 2.
La naissance d'Abraham est fixée par l'exégèse à l'an 2017, postérieurement aux
premières attaques des nations helléniques contre les peuples des montagnes, par
conséquent non loin de l'époque des victoires de ces derniers sur les Chamites, et de
1

2

Ewald, Geschichte des Volkes Israël, t. I, p. 337. - L'arrivée des Joktanides et la fondation de leurs
principaux États dans l'Arabie méridionale sont antérieures à l'époque d'Abraham.
Movers, das Phœnizische Alterthum, t. II, 1 re partie, p. 63-70. - Entre Abraham et Moïse, la
Palestine avait été le théâtre de mouvements de population considérables, D'ailleurs de nombreuses
nations abrahamides, non israélites, s'y étaient établies, telles que les enfants de Cétura, les fils
d'Ismaël, ceux d'Ésaü, ceux de Loth, etc.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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l'élévation de la nouvelle dynastie assyrienne. Abraham appartenait à une nation d'où
les Joktanides étaient déjà issus, et dont les branches, restées dans la mère patrie, y
formèrent, plus tard, différents États sous les noms de Péleg, de Réhou, de Saroudj, de
Nachor et autres 1. Le fils de Tharé devint lui-même le fondateur vénéré de plusieurs
peuples, dont les plus célèbres ont été les enfants de Jacob, puis les Arabes occidentaux, qui, sous le nom d'Ismaélites, partageant avec les Joktanides hébreux et les
Chamites kuschites la domination de la péninsule, agirent, dans la suite, avec le plus de
force sur les destinées du monde, soit lorsqu'ils donnèrent de nouvelles dynasties aux
Assyriens, soit lorsque, avec Mahomet, ils dirigèrent la dernière renaissance de la race
sémitique.
Avant de suivre plus avant les destinées ethniques du peuple d'Israël, et maintenant
que j'ai trouvé dans la date de la naissance de son patriarche un point chronologique
assuré qui peut servir à fixer la pensée, j'épuiserai ce qui me reste à dire sur les autres
nations chamo-sémites les plus apparentes.
Il ne faut pas perdre de vue que le nombre des États indépendants compris dans la
société d'alors était innombrable. Toutefois, je ne puis parler que de ceux qui ont laissé
les traces les plus profondes de leur existence et de leurs actes. Attachons-nous d'abord
aux Phéniciens.

1

Ewald, G. d. V. Israël, t. I, p. 338.

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235

Livre deuxième

Chapitre III
Les Chananéens maritimes.

Retour à la table des matières

Au temps d'Abraham, la civilisation chamite était dans tout l'éclat de son perfectionnement et de ses vices 1. Un de ses territoires les plus remarquables était la
Palestine 2, où les villes de Chanaan florissaient, grâce à leur commerce alimenté par des
colonies innombrables déjà. Ce qui pouvait manquer, en population, à toutes ces villes
était amplement compensé par cette circonstance heureuse, que nul concurrent ne leur
disputait encore les immenses profits de leurs manufactures d'étoffes, de leurs teintureries, de leur navigation et de leur transit 3.
Toutes les ressources de richesses que je viens d'énumérer restaient concentrées
entre les mains de leurs créateurs. Mais, comme pour prouver combien c'est une faible
marque de la force vitale des nations qu'un commerce productif, les Phéniciens, déchus
de l'antique énergie qui les avait amenés jadis des bords de la mer Persique aux rives de
1
2
3

Ewald, G. d. V. Israël, t. I, p. 262
Même ouvrage, p. 278.
Je ne mentionne pas les ports de Gaza et d'Ascalon, parce qu'ils ne furent fondés qu'après
l'émigration de Crète, déterminée par les conquêtes de l'Hellène Minos, 1548 avant J.-C. Du reste,
les Assyriens, fidèles à leur système de s'affranchir du monopole phénicien, s'emparèrent très
promptement de ces deux cités et leur donnèrent beaucoup de puissance. (Ewald, ouvrage cité, t. I,
p. 294 et 367 ; Gesenius, Geschichte der hebraeischen Sprache, p. 14.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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la Méditerranée, n'avaient conservé aucune indépendance politique réelle 1. Ils se
gouvernaient, le plus souvent, il est vrai, par leurs propres lois et dans leurs formes
aristocratiques anciennes. Mais, en fait, la puissance assyrienne avait annulé leur
indépendance. Ils recevaient et respectaient les ordres venus des contrées de
l'Euphrate 2. Lorsque, dans quelques mouvements intérieurs, ils essayaient de secouer
ce joug, leur unique ressource était de se tourner vers l'Égypte et de substituer
l'influence de Memphis à celle de Ninive. De véritable isonomie, il n'en était plus
question.
Outre la prépondérance des deux grands empires entre lesquels les villes chananéennes se trouvaient resserrées, un motif d'une autre nature forçait les Phéniciens aux
plus constants ménagements envers ces puissants voisins. Les territoires de l'Assyrie
et de l'Égypte, mais surtout de l'Assyrie, étaient les grands débouchés du commerce de
Sidon et de Tyr. À la vérité, les Chananéens allaient, sur d'autres points encore, porter
les étoffes de pourpre, les verreries, les parfums et les denrées de toutes sortes, dont
leurs magasins regorgeaient. Mais quand la proue élevée de leurs navires noirs et longs
venait toucher la grève encore si jeune des côtes grecques ou les rivages de l'Italie, de
l'Afrique, de l'Espagne, l'équipage ne faisait là que d'assez maigres profits. La longue
barque était tirée à terre par les rameurs noirs, aux tuniques rouges, courtes et serrées.
Les populations aborigènes entouraient, la convoitise et l'étonnement peints sur le
visage, ces navigateurs arrogants qui commençaient par disposer autour de leur navire
les groupes prudemment armés de leurs mercenaires sémites ; puis on étalait devant les
rois et les chefs, accourus de tous les points de la contrée, ce que contenaient les flancs
du vaisseau. Autant que possible, on cherchait à obtenir en échange des métaux
précieux. C'était ce qu'on demandait à l'Espagne, riche en ce genre. Avec les Grecs, on
traitait surtout pour des troupeaux, pour des bois principalement, comme en Afrique
pour des esclaves. Quand l'occasion s'y prêtait et que le marchand se jugeait le plus
fort, sans scrupule il se jetait, avec son monde, sur les belles filles, vierges royales ou
servantes, sur les enfants, sur les jeunes garçons, sur les hommes faits, et rapportait
joyeusement dans les marchés de sa patrie les fruits abondants de ce commerce sans foi
qui, dès la plus haute antiquité, a rendu célèbres l'avidité, la lâcheté et la perfidie des
Chamites et de leurs alliés. On comprend, de reste, quelle aversion dangereuse devaient
inspirer ces marchands sur les côtes, où ils ne s'étaient pas encore assuré, par des
établissements fixes, la haute main et la domination absolue. En somme, ce qu'ils
faisaient par tous ces pays, c'était une exploitation des richesses locales. Donnant peu
pour obtenir ou extorquer, ou arracher, beaucoup, leurs opérations se bornaient à un
commerce de troc, et leurs plus beaux produits, comme leurs plus précieuses denrées,
1

2

Movers, das Phœnizische Alterthum, t. II-I, p. 298 et 378. La politique assyrienne faisait trembler
les États chananéens ; quand il n'y avait pas domination directe, l'influence restait énorme et, se
mêlant aux querelles des partis, appuyant le faible pour ruiner le fort, suscitait des querelles
incessantes et rendait la paix encore plus redoutable que la guerre. M. Movers décrit très bien le jeu
de ces antiques combinaisons, et prouve que le but principal des hommes d'État d'Assyrie touchait
aux questions commerciales.
Movers, das Phœnizische Alterthum, t. II-I, p. 259 et 271, et passim.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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ne trouvaient pas là de placement. La grande importance de l'Occident ne consistait
donc nullement pour eux dans ce qu'ils y apportaient, mais bien dans ce qu'ils en
tiraient, au meilleur marché possible. Nos régions fournissaient la matière première, que
Tyr, Sidon, les autres cités chananéennes travaillaient, façonnaient ou faisaient valoir
ailleurs, chez les Égyptiens et dans les contrées mésopotamiques. cananéen
Ce n'était pas seulement en Europe et en Afrique que les Phéniciens allaient
chercher les éléments de leurs spéculations. Par des relations très antiques avec les
Arabes kouschites et les enfants de Joktan, ils prenaient part au commerce des
parfums, des épices, de l'ivoire et de l'ébène, provenant de l'Yémen ou de lieux
beaucoup plus éloignés, tels que la côte orientale d'Afrique, de l'Inde, ou même de
l'extrême Orient 1. Pourtant n'ayant pas là, comme pour les produits de l'Europe, un
monopole absolu, leur attention restait fixée de préférence sur les pays occidentaux, et
c'était entre ces terres accaparées et les deux grands centres de la civilisation
contemporaine qu'ils jouaient, dans toute sa plénitude, le rôle avantageux de facteurs
uniques.
Leur existence et leur prospérité se trouvaient ainsi liées d'une manière étroite aux
destinées de Ninive et de Thèbes. Quand ces pays souffraient, aussitôt la consommation était en baisse, et immédiatement le coup portait sur l'industrie et le commerce
chananéens. Si les rois de la Mésopotamie croyaient avoir à se plaindre des États
marchands de la Phénicie, ou bien s'ils voulaient, dans une querelle, les amener à
composition sans tirer l'épée, quelques mesures fiscales dirigées contre l'introduction
des denrées de l'Occident dans les pays assyriens ou dans les provinces égyptiennes
nuisaient beaucoup plus aux patriciens de Tyr, les atteignaient plus profondément et
plus sensiblement dans leur existence et, par là, dans leur tranquillité intérieure, que si
l'on avait envoyé contre eux d'innombrables armées de cavaliers et de chars. Voilà donc,
dans la plus lointaine antiquité, les Phéniciens, si fiers de leur activité mercantile, si
dépravés, si abaissés par les vices un peu ignobles, compagnons inséparables de ce
genre de mérite, réduits à ne posséder que l'ombre de l'indépendance et vivant
serviteurs humiliés de leurs puissants acheteurs.
Le gouvernement des villes de la côte avait jadis commencé par être sévèrement
théocratique. C'était l'usage de la race de Cham. En effet, les premiers vainqueurs
blancs s'étaient montrés au milieu des populations noires avec l'appareil d'une telle
supériorité d'intelligence, de volonté et de force, que ces masses superstitieuses ne
purent dépeindre mieux la sensation d'admiration et d'épouvante qu'elles en éprouvèrent qu'en les déclarant dieux. C'est par suite d'une idée toute semblable que les
1

Le Mahabharata ne connaît pas les noms de Babylone ni de la Chaldée. Cependant il y avait eu, de
tout temps, un grand commerce entre les Arians hindous et le monde occidental par l'intermédiaire
des Phéniciens, soit avant, soit après que ceux-ci eurent quitté Tylos et Aradus dans le golfe
Persique. (Lassen, Indische Alterthumskunde, t. I, p. 858 et passim.) Je parlerai ailleurs des vases de
porcelaine chinoise trouvés dans des tombeaux, égyptiens des plus anciennes dynasties.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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peuples de l'Amérique, aux temps de la découverte, demandaient aux Espagnols s'ils ne
venaient pas du ciel, s'ils n'étaient pas des dieux, et, malgré les réponses négatives
dictées aux conquérants par la foi chrétienne, leurs vaincus persistaient à les soupçonner véhémentement de cacher leur qualité. C'est de même encore que, de nos jours,
les tribus de l’Afrique orientale ne dépeignent pas autrement l'état dans lequel ils
voient les Européens qu'en disant : ce sont des dieux 1.
Les Chamites blancs, médiocrement retenus par les délicatesses de conscience des
temps modernes, n'avaient vraisemblablement eu aucune peine à se résoudre aux
adorations. Mais lorsque le sang se mêla, et qu'à la race pure succédèrent partout les
mulâtres, le noir découvrit des traces nombreuses d'humanité dans le maître que sa fille
ou sa sœur avait mis au monde, Le nouvel hybride, toutefois, était puissant et hautain.
Il tenait aux anciens vainqueurs par sa généalogie, et si le règne des divinités finit, celui
de leurs prêtres commença. Le despotisme, pour changer de forme, n'en fut pas moins
aveuglément vénéré. Les Chananéens conservaient dans leur histoire 2 l'exposé très
complet de ce double état de choses. Ils avaient été gouvernés par Melkart et Baal, et
plus tard par les pontifes de ces êtres surhumains 3.
Quand les Sémites arrivèrent, la révolution fit un pas en avant. Les Sémites étaient,
au fond, plus proches parents des dieux que les dynasties hiératiques des Chamites
noirs. Ils avaient quitté plus récemment la souche commune, et leur sang, bien qu'assez
altéré, l'était moins que celui des métis dont ils venaient partager les richesses et
soutenir l'existence politique, chaque jour plus débile. Toutefois, les prêtres phéniciens
ne seraient pas tombés d'accord de cette supériorité de noblesse, et l'auraient-ils voulu
qu'ils ne l'auraient pas pu, car l'essence noire prédominait tellement dans leurs veines,
qu'ils avaient oublié le Dieu de leurs dieux et l'origine réelle de ces derniers. Ils se
considéraient, avec eux, comme autochtones 4. C'est dire qu'ils avaient adopté les
superstitions grossières des ancêtres de leurs mères. Pour ces gens dégénérés, point de
migration blanche de Tylos sur la côte méditerranéenne. Melkart et son peuple étaient
sortis du limon sur lequel s'élevaient leurs demeures. Dans d'autres pays et dans

1

2

3

4

Les nègres donnent même ce titre aux Mahalaselys, tribu cafre, qui paraît mériter cet honneur par la
possession de vêtements d'étoffe et de maisons pourvues d'escaliers. (Prichard, Histoire naturelle de
l'homme, t. II, p. 21.)
Les annales chamites paraissent avoir été conservées avec beaucoup de soin par les intéressés. M.
d'Ewald considère le XIVe chapitre de la Genèse et d'autres fragments du même livre comme des
emprunts faits à ces histoires. (Ewald, Geschichte des Volkes Israël, t. I, p. 71.) - À son avis, ces
travaux des peuples chananéens auraient, en outre, servi de base à la partie cosmogonique et
généalogique de la Genèse, rédigée par un lévite au temps de Salomon. (Ouvr. cité, p. 87 et
passim.)
On verra, lorsqu'il s'agira des nations arianes, tous les motifs qui existent d'assimiler les dieux
d'Assyrie aux antiques héros blancs. Il ne paraît pas douteux à M. Rawlinson que le dieu-poisson et
la déesse Derceto, représentés sur les sculptures de Khorsabad et de Bi-Soutoun, n'aient été les
images des patriarches échappés au dernier déluge.
Movers, das Phœnizische Alterth., t. II-I, p. 15. - C'est là ce qui porte M. Movers à combattre le
témoignage d'Hérodote, et à soutenir que les Phéniciens n'étaient pas des émigrants de Tylos.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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d'autres temps, les Hindous, les Grecs, les Italiens et d'autres nations empruntèrent la
même erreur aux mêmes sources.
Mais les faits vont à leurs conséquences, sans se soucier du concours des opinions.
Les Sémites ne purent, sans doute, devenir des dieux puisqu'ils n'avaient pas le sang
pur et que, prépondérants, ils ne l'étaient pas assez pour agir sur les imaginations au
degré nécessaire à l'apothéose. Les Chamites noirs surent également leur refuser l'entrée
des sacerdoces réservés depuis tant de siècles aux mêmes familles. Alors les Sémites
humilièrent la théocratie et, plus haut qu'elle, placèrent le gouvernement et le pouvoir
du sabre. Après une lutte assez vive, de sacerdotal, monarchique et absolu, le
gouvernement des villes phéniciennes devint aristocratique, républicain et absolu, ne
gardant ainsi de la triade de forces qu'il remplaçait que la dernière.
Il ne détruisit pas complètement les deux autres, fidèle en cela au rôle réformateur,
modificateur, plutôt que révolutionnaire, imposé à ses actes par son origine, si voisine
de celle des Chamites noirs, et dès lors respectueuse pour le fond de leurs œuvres.
Parmi les grandeurs de son aristocratie, il fit une place des plus honorables aux
pontificats. Il leur assigna dans l'État le second rang, et continua à en laisser les
honneurs aux nobles familles chamites qui jusqu'alors les avaient possédés. La royauté
ne fut pas traitée si bien. Peut-être, d'ailleurs, les Chamites noirs eux-mêmes n'en
avaient-ils jamais que médiocrement développé la puissance, comme on est tenté de le
croire pour les États assyriens.
Soit qu'on acceptât désormais, dans le gouvernement des villes phéniciennes, un
chef unique, ou bien, combinaison plus fréquente, que la couronne dédoublée se partageât entre deux rois intentionnellement choisis dans deux maisons rivales, l'autorité de
ces chefs suprêmes devint entièrement limitée, surveillée, contrainte, et on ne leur
accorda guère, avec plénitude, que des prérogatives sans effet et des splendeurs sans
liberté. Il est permis de croire que les Sémites étendirent à toutes les contrées où ils
dominèrent cette jalouse surveillance de la puissance monarchique, et qu'à Ninive
comme à Babylone, les titulaires de l'empire ne furent, sous leur inspiration, que les
représentants sans initiative des prêtres et des nobles.
Telle fut l'organisation sortie de la fusion des Chamites noirs de la Phénicie avec les
Sémites. Les rois, autrement dit les suffètes, vivaient dans des palais somptueux. Rien
ne semblait ni trop beau ni trop bon pour rehausser la magnificence dont les vrais
maîtres de l'État se plaisaient à en orner la double tête. Des multitudes d'esclaves des
deux sexes, splendidement vêtus, étaient aux ordres de ces mortels accablés sous
l'étalage des jouissances. Des eunuques par troupeaux gardaient l'entrée de leurs jardins
et de leurs gynécées. Des femmes de tous les pays leur étaient amenées par les navires
voyageurs. Ils mangeaient dans l'or, ils se couronnaient de diamants et de perles,
d'améthystes, de rubis, de topazes, et la pourpre, si, exaltée par l'imagination antique,
était la couleur respectueusement réservée à tous leurs vêtements. En dehors de cette

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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vie somptueuse et des formes de vénération que la loi commandait d'y ajouter, il n'y
avait rien. Les suffètes donnaient leur avis sur les affaires publiques comme les autres
nobles, rien de plus ; ou s'ils allaient au delà, c'était par l'usage d'une influence
personnelle qui avait été disputée avant d'être subie ; car l'action légale et régulière, et
même la puissance exécutive, se concentraient entre les mains des chefs des grandes
maisons 1.
Pour ces derniers, collectivement, l'autorité n'avait pas de bornes. Du moment qu'un
accord conclu entre eux avait pris le caractère impératif qui constitue la loi, tout devait
plier devant cette loi, dont les législateurs eux-mêmes étaient les premières victimes.
Nulle part et jamais cette abstraction ne ménageait les situations personnelles. Une
rigueur inflexible en introduisait les redoutables effets jusque dans l'intérieur des
familles, tyrannisait les rapports les plus intimes des époux, planait sur la tête du père,
despote de ses enfants, mettait la contrainte entre l'individu et sa conscience. Dans
l'État tout entier, depuis le dernier matelot, le plus infime ouvrier, jusqu'au grand prêtre
du Dieu le plus révéré, jusqu'au noble le plus arrogant, la loi étendait le niveau terrible
révélé par cette courte sentence : Autant d'hommes, autant d'esclaves !
C'est ainsi que les Sémites, unis à la postérité de Cham, avaient compris et pratiquaient la science du gouvernement. J'insiste d'autant plus sur cette sévère conception,
que nous la verrons, avec le sang sémitique, pénétrer dans les constitutions de presque
tous les peuples de l'antiquité, et toucher même aux temps modernes, où elle ne recule,
provisoirement, que devant les notions plus équitables et plus saines de la race
germanique.
N'oublions pas d'analyser les inspirations qui avaient présidé à cette organisation
rigoureuse. En ce qu'elles avaient de brutal et d'odieux, leur source, évidemment,
trempait dans la nature noire, amie de l'absolu, facile à l'esclavage, s'attroupant volontiers dans une idée abstraite à qui elle ne demande pas de se laisser comprendre, mais
de se faire craindre et obéir. Au contraire, dans les éléments d'une nature plus élevée,
qu'on ne peut y méconnaître, dans cet essai de pondération entre la royauté, le
sacerdoce et la noblesse armée, dans cet amour de la règle et de la légalité, on retrouve
les instincts bien marqués que nous constaterons partout chez les peuples de race
blanche.
Les villes chananéennes attiraient à elles de nombreuses troupes de Sémites, appartenant à tous les rameaux de la race, et par conséquent différemment mélangées. Les
hommes qui arrivaient d’Assyrie apportaient, du mélange chamite particulier auquel ils
avaient touché, un sang tout autre que celui du Sémite qui, venu de la basse Égypte ou
du sud de l'Arabie, avait été longtemps en contact avec le nègre à chevelure laineuse. Le

1

Movers, Das Phœnizische Allerthum, t. II, 1re part.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

241

Chaldéen du nord, celui des montagnes de l'Arménie 1, l'Hébreu, enfin, dans les alliages
subis par sa race, avait eu plus de participation à l'essence blanche. Cet autre, qui
descendait des régions voisines du Caucase, pouvait déjà, directement ou indirectement, apporter dans ses veines un ressouvenir de l'espèce jaune. Telles bandes
sorties de la Phrygie avaient pour mères des femmes grecques.
Autant de nouvelles émigrations, autant d'éléments ethniques nouveaux qui
venaient s'accoster dans les cités phéniciennes. Outre ces différents rapports de la
famille sémitique, il y avait encore des Chamites du Pays, des Chamites fournis par les
grands États de l'est, et encore des Arabes cuschites et des Égyptiens et des nègres
purs. En somme, les deux familles blanche et noire, et quelque peu même l'espèce
jaune, se combinaient de mille manières différentes au milieu de Chanaan, s'y renouvelaient sans cesse et y abondaient constamment, de manière à y former des variétés et
des types jusque-là inconnus.
Un tel concours avait lieu parce que la Phénicie offrait de l'occupation à tout ce
monde. Les travaux de ses ports, de ses fabriques, de ses caravanes, demandaient
beaucoup de bras. Tyr et Sidon, outre qu'elles étaient de grandes villes maritimes et
commerciales à la façon de Londres et de Hambourg, étaient en même temps de grands
centres industriels comme Liverpool et Birmingham ; devenues les déversoirs des
populations de l'Asie antérieure, elles les occupaient toutes et en reportaient le tropplein sur le vaste cercle de leurs colonies. Elles y envoyaient de la sorte, par des immigrations constantes, des forces fraîches et un surcroît de leur propre vie. N'admirons
pas trop cette activité prodigieuse. Tous ces avantages d'une population sans cesse
augmentée avaient leurs revers fâcheux : ils commencèrent par altérer la constitution
politique de façon à l'améliorer ; ils finirent par déterminer sa ruine totale.
On a vu par quelles transformations ethniques le règne des dieux avait pris fin pour
être remplacé par celui des prêtres, qui, à leur tour, avaient cédé le pas à une organisation compliquée et savante, destinée à donner accès dans la sphère du pouvoir aux
chefs et aux puissants des villes. À la suite de cette réforme, la distinction des races
était tombée dans le néant. Il n'y avait plus eu que celle des familles. Devant la
mutabilité perpétuelle et rapide des éléments ethniques, cet état aristocratique, dernier
mot, terme extrême du sentiment révolutionnaire chez les premiers arrivants sémites,
se trouva un jour ne plus suffire aux exigences des générations qui s'élevaient, et les
idées démocratiques commencèrent à poindre.

1

L'homme venu du pays d'Arpaxad (Gen., X-22). - Tous les peuples sortis de Sem, à la première
génération, sont dénommés dans l'ordre de leur position géographique, en commençant par le sud et
en finissant par le nord-ouest : Elam, au delà du Tigre, près du golfe Persique ; Assur, l'Assyrie,
remontant le Tigre, vers le nord ; Arpaxad, l'Arménie, inclinant à l'ouest ; Lud, la Lydie ; Aram
redescend vers le sud avec le cours de l'Euphrate. (Ewald, Geschichte des Volkes Israël, t. I.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

242

Elles s'appuyèrent d'abord sur les rois. Ceux-ci prêtèrent volontiers l'oreille à des
principes dont la première application devait être d'humilier les patriciats. Elles
s'adressèrent ensuite aux troupeaux d'ouvriers employés dans les manufactures, et en
firent le nerf de la faction qu'elles réunissaient. Comme agents actifs des intrigues et des
conspirations, on recruta largement dans une classe d'hommes particulière, troupe
habituée au luxe, touchant, au moins des yeux, aux grandes séductions de la puissance,
mais sans droits, sans autre considération que celle de la faveur, méprisée surtout par
les nobles, et dès lors les favorisant peu ; j'entends les esclaves royaux, les eunuques
des palais, les favoris ou ceux qui tendaient à le devenir. Telle tut la composition du
parti qui poussa à la destruction de l'ordre aristocratique.
Les adversaires de ce parti possédaient bien des ressources pour se défendre.
Contre les désirs et les velléités des rois, ils avaient l'impuissance légale, la dépendance
de ces magistrats sans autorité. Ils s'attachaient à en resserrer les nœuds. Aux masses
turbulentes des ouvriers et des matelots, ils présentaient les épées et les dards de cette
multitude de troupes mercenaires, surtout cariennes et philistines, qui formaient les
garnisons des villes et dont eux seuls exerçaient le commandement. Enfin, aux ruses et
aux menées des esclaves royaux, ils opposaient une longue habitude des affaires une
méfiance suffisamment aiguisée de la nature humaine, une sagesse pratique bien
supérieure aux roueries de leurs rivaux ; en un mot, contre les intrigues des uns, la force
brutale des autres, l'ambition ardente des plus grands, les convoitises grossières des
plus petits, ils pouvaient user de cette immense ressource d'être les maîtres, arme qui
ne se brise pas aisément dans le poing des forts.
Certes ils auraient gardé leur empire comme le garderait toute aristocratie, à
perpétuité, si la victoire n'avait pu résulter que de l'énergie des assaillants ; mais c'était
de leur affaiblissement qu'elle devait éclore. La défaite n'était à prévoir que du mélange
de leur sang.
La révolution ne triompha que lorsqu'il lui fut né des auxiliaires à l'intérieur des
palais dont elle s'évertuait à briser les portes.
Dans des États où le commerce donne la richesse et la richesse l'influence, les
mésalliances, pour user d'un terme technique, sont toujours difficiles à éviter. Le
matelot d'hier est le riche armateur de demain, et ses filles pénètrent, à la manière de la
pluie d'or, dans le sein des plus orgueilleuses familles. Le sang des patriciens de la
Phénicie était d'ailleurs si mélangé déjà, qu'on avait certainement peu de soin de le
garantir contre de séduisantes modifications. La polygamie, si chère aux peuples noirs
ou demi-noirs, rend aussi, sous ce rapport, toutes les précautions inutiles. L'homogénéité avait donc cessé d'exister parmi les races souveraines de la côte de Chanaan, et la
démocratie trouva moyen de faire parmi celles-ci des prosélytes. Plus d'un noble
commença à goûter des doctrines mortelles à sa caste.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

243

L'aristocratie, s'apercevant de cette plaie ouverte dans ses flancs, se défendit au
moyen de la déportation. Quand les séditions étaient sur le point d'éclater, ou quand
une émeute était vaincue, on saisissait les coupables ; le gouvernement les embarquait
de force avec des troupes cariennes, chargées de les surveiller, et les envoyait soit en
Libye, soit en Espagne, soit au delà des colonnes d’Hercule, dans des lieux si éloignés,
qu'on a prétendu retrouver la trace de ces colonisations jusqu'au Sénégal.
Les nobles apostats, mêlés à la tourbe, devaient, dans cet exil éternel, former à leur
tour le patriciat des nouvelles colonies, et on n'a pas entendu dire que, malgré leur
libéralisme, ils aient jamais désobéi à ce dernier ordre de la mère patrie.
Un jour arriva pourtant où la noblesse dut succomber. On connaît la date de cette
défaite définitive ; on sait la forme qu'elle revêtit ; on peut en désigner la cause
déterminante. La date, c'est l'an 829 avant J.-C. ; la forme, c'est l'émigration aristocratique qui fonda Carthage 1 ; la cause déterminante est indiquée par l'extrême mélange où
en étaient arrivées les populations sous l'action d'un élément nouveau qui, depuis un
siècle environ, fomentait d'une manière irrésistible l'anarchie des éléments ethniques.
Les peuples hellènes avaient pris un développement considérable. Ils avaient
commencé, de leur côté, à créer des colonies, et ces ramifications de leur puissance,
s'étendant sur la côte de l'Asie Mineure, n'avaient pas tardé à envoyer en Chanaan de
très nombreuses immigrations 2. Les nouveaux venus, bien autrement intelligents et
alertes que les Sémites, bien autrement vigoureux de corps et d'esprit, apportèrent un
précieux concours de forces à l'idée démocratique, et hâtèrent par leur présence la
maturité de la révolution. Sidon avait succombé la première sous les efforts démagogiques. La populace victorieuse avait chassé les nobles, qui étaient allés fonder à Aradus
une nouvelle cité, où le commerce et la prospérité s'étaient réfugiés, au détriment de
l'ancienne ville, demeurée complètement ruinée 3. Tyr eut bientôt un sort pareil.
Les patriciens, craignant à la fois les séditieux des fabriques, le bas peuple, les
esclaves royaux et le roi ; avertis du destin qui les menaçait par l'assassinat du plus
grand d'entre eux, le pontife de Melkart, et ne jugeant pas pouvoir maintenir davantage
leur autorité, ni sauver leur vie devant une génération issue de mélanges trop multiples,
prirent le parti de s'expatrier. La flotte leur appartenait, les navires étaient gardés par
leurs troupes. Ils se résignèrent, ils s'éloignèrent avec leurs trésors, et surtout avec leur
science gouvernementale et administrative, leur longue et traditionnelle pratique du
négoce, et ils s'en allèrent porter leurs destins sur un point de la côte d'Afrique qui fait
face à la Sicile.

1
2
3

Movers, das Phœnizische Atterthum, t. II, 1re partie, p. 352 et passim.
Id. ibid., p. 369.
Movers, loc. cit.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

244

Ainsi s'accomplit un acte héroïque qu'on n'a guère revu depuis. À deux reprises
pourtant, dans les temps modernes, il fut question de le renouveler. Le sénat de Venise,
dans la guerre de Chiozza, délibéra s'il ne devait pas s'embarquer pour le Péloponèse
avec toute sa nation, et il n'y a pas de trop longues années qu'une éventualité semblable
fut prévue et discutée dans le parlement anglais.
Carthage n'eut point d'enfance 1. Les maîtres qui la gouvernaient étaient sûrs
d'avance de leur volonté. Ils avaient pour but précis ce que la Tyr ancienne leur avait
appris à estimer et à poursuivre. Ils étaient entourés de populations presque entièrement noires, et partant inférieures aux métis qui venaient trôner au milieu d'elles. Ils
n'éprouvèrent aucune peine à se faire obéir. Leur gouvernement, remontant le cours des
siècles, reprit, en face des sujets, toute la dureté et l'inflexibilité chamitiques ; et comme
la cité de Didon ne reçut jamais, pour toute immigration blanche, que les nobles tyriens
ou chananéens, victimes, ainsi que ses fondateurs, des catastrophes démagogiques, elle
appesantit son joug tant qu'il lui plut. Jusqu'au moment de sa ruine, elle ne fit pas la
moindre concession à ses peuples. Lorsqu'ils osèrent en appeler aux armes, elle sut les
châtier sans faiblir jamais. C'est que son autorité était fondée sur une différence
ethnique qui n'eut pas le temps de composer et de disparaître.
L'anarchie tyrienne était devenue complète après le départ des nobles qui, seuls,
avaient encore possédé une ombre de l'ancienne valeur de la race, surtout de son
homogénéité relative. Quand les rois et le bas peuple se trouvèrent seuls à agir, la
diversité des origines se jeta au travers de la place publique pour empêcher toute
réorganisation sérieuse. L'esprit chamitique, la multiplicité des branches sémitiques, la
nature grecque, tout parla haut, tout parla fort. Il fut impossible de s'entendre, et l'on
s'aperçut que, loin de prétendre à retrouver jamais un système de gouvernement logique
et fermement dessiné, il faudrait s'estimer très heureux quand on pourrait obtenir une
paix temporaire au moyen de compromis passagers. Après la fondation de Carthage,
Tyr ne créa pas de colonies nouvelles. Les anciennes, désertant sa cause, se rallièrent,
l'une après l'autre, à la cité patricienne, qui devint ainsi leur capitale : rien de plus
logique. Elles ne déplacèrent pas leur obéissance : le sol métropolitain fut seul changé.
La race dominatrice resta la même, et si bien la même, que désormais ce fut elle qui
colonisa. À la fin du VIIIe siècle, elle posséda des établissements en Sardaigne : ellemême n'avait pas encore cent années d'existence. Cinquante ans plus tard, elle
s'emparait des Baléares. Dans le VIe siècle, elle faisait réoccuper par des colons libyens
toutes les cités autrefois phéniciennes de l'Occident, trop peu peuplées à son gré 2. Or,
dans les nouveaux venus, le sang noir dominait encore plus que sur la côte de Chanaan,
d'où étaient venus leurs prédécesseurs : aussi, lorsque, peu de temps avant J.-C.,
Strabon écrivait que la plus grande partie de l'Espagne était au pouvoir des Phéniciens,
que trois cents villes du littoral de la Méditerranée, pour le moins, n'avaient pas
1
2

Movers, t. II, 1re, partie, p. 367 et passim.
Movers, t. II, 2e partie, p. 629.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

245

d'autres habitants, cela signifiait que ces populations étaient formées d'une base noire
assez épaisse sur laquelle étaient venus se superposer, dans une proportion moindre,
des éléments tirés des races blanche et jaune ramenées encore par des alluvions
carthaginoises vers le naturel mélanien.
Ce fut de son patriciat chamite que la patrie d'Annibal reçut sa grande prépondérance sur tous les peuples plus noirs. Tyr, privée de cette force et livrée à une
complète incohérence de race, s'enfonça dans l'anarchie à pas de géant.
Peu de temps après le départ de ses nobles, elle tomba, pour toujours, dans la
servitude étrangère, d'abord assyrienne, puis persane, puis macédonienne. Elle ne fut
plus à jamais qu'une ville sujette. Pendant le petit nombre d'années qui lui restèrent
encore pour exercer son isonomie, soixante-dix-neuf ans seulement après la fondation
de Carthage, elle se rendit célèbre par son esprit séditieux, ses révolutions constantes et
sanglantes. Les ouvriers de ses fabriques se portèrent, à plusieurs reprises, à des
violences inouïes, massacrant les riches, s'emparant de leurs femmes et de leurs filles et
s'établissant en maîtres dans les demeures des victimes au milieu de richesses
usurpées 1. Bref, Tyr devint l'horreur de tout le Chanaan, dont elle avait été la gloire, et
elle inspira à toutes les contrées environnantes une haine et une indignation si fortes et
de si longue haleine que, lorsque Alexandre vint mettre le siège devant ses murailles,
toutes les villes du voisinage s'empressèrent de fournir des vaisseaux pour la réduire.
Suivant une tradition locale, on applaudit unanimement en Syrie, quand le conquérant
condamna les vaincus à être mis en croix. C'était le supplice légal des esclaves révoltés :
les Tyriens n'étaient pas autre chose.
Tel fut, en Phénicie, le résultat du mélange immodéré, désordonné des races,
mélange trop compliqué pour avoir eu le temps de devenir une fusion, et qui, n'arrivant
qu'à juxtaposer les instincts divers, les notions multiples, les antipathies des types
différents, favorisait, créait et éternisait des hostilités mortelles.
Je ne puis m'empêcher de traiter ici épisodiquement une question curieuse, un vrai
problème historique. C'est l'attitude humble et soumise des colonies phéniciennes visà-vis de leurs métropoles : Tyr d'abord, Carthage ensuite. L'obéissance et le respect
furent tels que, pendant une longue suite de siècles, on ne cite pas un seul exemple de
proclamation d'indépendance dans ces colonies, qui cependant n'avaient pas toujours
été formées des meilleurs éléments.
On connaît leur mode de fondation. C'étaient d'abord de simples campements
temporaires, fortifiés sommairement pour défendre les navires contre les déprédations
des indigènes. Lorsque le lieu prenait de l'importance par la nature des échanges, ou que
les Chananéens trouvaient plus fructueux d'exploiter eux-mêmes la contrée, le
1

Movers, t. II, 1re partie, p. 366.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

246

campement devenait bourg ou ville. La politique de la métropole multipliait ces cités,
en prenant grand soin de les maintenir dans un état de petitesse qui les empêchât de
songer à aller seules. On pensait aussi que les répandre sur une plus grande étendue de
pays augmentait le profit des spéculations. Rarement plusieurs émissions d'émigrants
furent dirigées vers un même point, et de là vient que Cadix, au temps de sa plus
grande splendeur et quand le monde était plein du bruit de son opulence, n'avait
pourtant qu'une étendue des plus modestes et une population permanente très
restreinte 1.
Toutes ces bourgades étaient strictement isolées les unes des autres. Une complète
indépendance réciproque était le droit inné qu'on leur apprenait à maintenir, avec une
jalousie fort agréable à l'esprit centralisateur de la capitale. Libres, elles étaient sans
force vis-à-vis de leurs gouvernants lointains, et, ne pouvant se passer de protection,
elles adhéraient avec ferveur à la puissante patrie d'où leur venait et qui leur conservait
l'existence. Une autre raison très forte de ce développement, c'est que ces colonies
fondées en vue du commerce n'avaient toutes qu'un grand débouché, l’Asie, et on
n'arrivait en Asie qu'en passant par le Chanaan. Pour parvenir aux marchés de
Babylone et de Ninive, pour pénétrer en Égypte, il fallait l'aveu des cités phéniciennes
et les factoreries se trouvaient ainsi contraintes de confondre en une seule et même idée
la soumission politique et le désir de vendre. Se brouiller avec la mère patrie, ce n'était
autre chose que se fermer les portes du monde, et voir bientôt richesses et profits
passer à quelque bourgade rivale plus soumise, et dès lors plus heureuse.
L'histoire de Carthage montre bien toute la puissance de cette nécessité. Malgré les
haines qui semblaient devoir creuser un abîme entre la métropole démagogique et sa
fière colonie, Carthage ne voulut pas rompre le lien d'une certaine dépendance. Des
rapports longs et bienveillants ne cessèrent d'exister que lorsque Tyr ne compta plus
comme entrepôt, et ce ne fut qu'après sa ruine et quand les cités grecques se furent
substituées à son activité commerciale, que Carthage affecta la suprématie. Elle rallia
alors sous son empire les autres fondations, et devint chef déclaré du peuple
chananéen, dont elle avait conservé orgueilleusement le nom, jadis si glorieux. C'est
ainsi que ses populations s'appelèrent de tout temps Chanani 2, bien que le sol de la
Palestine ne leur ait jamais appartenu 3. Ce que les Carthaginois ménageaient si fort
1

2

3

Strabon, livre III - La ville de cette époque, avec une population que le grand géographe ne pouvait
comparer qu'à celle de Rome, n'occupait encore que l'île. Elle avait cependant été agrandie par
Balbus.
Les Phéniciens donnaient à leur pays le nom de Chna ou terre de Chanaan par excellence ; mais
cette prétention n'était pas reconnue par les autres nations même de la famille, qui n'attribuaient pas
d'appellation collective à l'ensemble des États de la côte syrienne (Movers, t. II, 1 re partie, p. 65.) Outre les Phéniciens, la race de Chanaan compte de nombreux rameaux. Voici l'énumération qu'en
donne la Genèse, X, 15 : « Chanaan autem « genuit Sidonem, primogenitum suum, Hethæum, 16 :
et Zebusæum et Amorrhæum, « Gergesæum, 17 : Hevæum et Aracæum, Sinæm, 18 : et Aradium,
Samaræum et Amathæm... »
Encore au temps de saint Augustin, le bas peuple de la Carthage romaine se donnait le nom de
Chanani. (Gesenius, Hebræische Grammatik p. 16.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

247

dans les Tyriens, avec lesquels ils n'avaient pu vivre, c'était moins le foyer du culte
national que le libre passage des marchandises vers l'Asie. Voici maintenant un second
fait qui redouble l'évidence des déductions à tirer du premier.
Quand les rois perses se furent emparés de la Phénicie et de l'Égypte, ils
prétendirent considérer Carthage comme conquise ipso facto et légitimement unie au
sort de son ancienne capitale. Ils envoyèrent donc des hérauts aux patriciens du lac
Tritonide pour leur donner certains ordres et leur faire certaines défenses. Carthage
alors était fort puissante ; elle avait peu sujet de craindre les armées du grand roi,
d'abord à cause de ses énormes ressources, puis parce qu'elle était bien loin du centre
de la monarchie persane. Pourtant elle obéit et s'humilia. C'est qu'il fallait à tout prix
conserver la bienveillance d'une dynastie qui pouvait fermer à son gré les ports
orientaux de la Méditerranée. Les Carthaginois, politiques positifs, se déterminèrent,
en cette occasion, par des motifs analogues à ceux qui, aux XVIIe et XVIIIe siècles,
portèrent plusieurs nations européennes, désireuses de conserver leurs relations avec le
Japon et la Chine, à subir des humiliations assez dures pour la conscience chrétienne.
Devant une telle résignation de la part de Carthage, et lorsqu'on en pèse les causes, on
s'explique que les colonies phéniciennes aient toujours montré un esprit bien éloigné de
toute velléité de révolte.
Du reste, on se tromperait fort si l'on croyait que ces colonies se soient jamais
préoccupées de la pensée de civiliser les nations au milieu desquelles elles se
fondaient 1. Animées uniquement d'idées mercantiles, nous savons par Homère quelle
aversion elles inspiraient aux populations antiques de l'Hellade. En Espagne et sur les
côtes de la Gaule, elles ne donnèrent pas une meilleure opinion d'elles. Là où les
Chananéens se trouvaient en face de populations faibles, ils poussaient la compression
jusqu'à l'atrocité, et réduisaient à l'état de bêtes de somme les indigènes employés aux
travaux des mines. S'ils rencontraient plus de résistance, ils employaient plus d'astuce.
Mais le résultat était le même. Partout les populations locales n'étaient pour eux que
des instruments dont ils abusaient, ou des adversaires qu'ils exterminaient. L'hostilité
fut permanente entre les aborigènes de tous les pays et ces marchands féroces. C'était
encore là une raison qui forçait les colonies, toujours isolées, faibles et mal avec leurs
voisins, de rester fidèles à la métropole, et ce fut aussi un grand levier dans la main de
Rome pour renverser la puissance carthaginoise. La politique de la cité italienne,
comparée à celle de sa rivale, parut humaine et conquit par là des sympathies, et
finalement la victoire. Je ne veux pas ici adresser aux consuls et aux préteurs un éloge
peu mérité. Il y avait grand moyen de se montrer cruel et oppressif en l'étant moins
que la race chananéenne. Cette nation de mulâtres, phénicienne ou carthaginoise, n'eut
jamais la moindre idée de justice ni le moindre désir d'organiser, je ne dirai pas d'une
manière équitable, seulement tolérable, les peuples soumis à son empire. Elle resta
1

Rien de plus ridicule que le sens philanthropique attribué par quelques modernes au mythe de
l'Hercule tyrien. Le héros sémite et ses compagnons se donnaient des torts et ne redressaient pas
ceux des autres.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

248

fidèle aux principes reçus par les Sémites de la descendance de Nemrod, et puisés par
celle-ci dans le sang des noirs.
L'histoire des colonies phéniciennes, si elle fait honneur à l'habileté des organisateurs, doit, en somme, ce qu'elle eut de particulièrement heureux pour les métropoles
à des circonstances toutes particulières, et qui n'ont jamais pu se renouveler depuis.
Les colonies des Grecs furent moins fidèles ; celles des peuples modernes, également :
c'est que les unes et les autres avaient le monde ouvert, et n'étaient pas contraintes de
traverser la mère patrie pour parvenir à des marchés où elles pussent débiter leurs
productions.
Il ne me reste plus rien à dire sur la branche la plus vivace de la famille chananéenne. Elle fournit, par ses mérites et ses vices, la première certitude que l'histoire
présente à l'ethnologie : l'élément noir y domina. De là, amour effréné des jouissances
matérielles, superstitions profondes, dispositions pour les arts, immoralité, férocité.
Le type blanc s'y montra en force moindre. Son caractère mâle tendit à s'effacer
devant les éléments féminins qui l'absorbaient. Il apporta, dans ce vaste hymen, l'esprit
utilitaire et conquérant, le goût d'une organisation stable et cette tendance naturelle à la
régularité politique qui dit son mot et joue son rôle dans l'institution du despotisme
légal, rôle contrarié sans doute, cependant efficace, Pour achever le tableau, la surabondance de types inconciliables, issus des proportions diverses entre les mélanges,
enfanta le désordre chronique, et amena la paralysie sociale et cet état d'abaissement
grégaire où chaque jour a dominé davantage la puissance de l'essence mélanienne. C'est
dans cette situation que croupirent désormais les races formées par les alliages
chananéens.
Retournons aux autres branches des familles de Cham et de Sem.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

249

Livre deuxième

Chapitre IV
Les Assyriens ; les Hébreux ;
les Choréens.

Retour à la table des matières

Le sentiment unanime de l'antiquité n'a jamais cessé d'attribuer aux peuples de la
région mésopotamique cette supériorité marquée sur toutes les autres nations issues de
Cham et de Sem, dont j'ai déjà touché quelques mots. Les Phéniciens étaient habiles ;
les Carthaginois le furent à leur tour. Les États juifs, arabes, lydiens, phrygiens eurent
leur éclat et leur gloire. Rien de mieux : en somme, ces planètes n'étaient que les
satellites de la grande contrée où s'élaboraient leurs destinées. L'Assyrie dominait tout,
sans conteste.
D'où pouvait provenir une telle supériorité ? La philologie va répondre strictement.
J'ai montré que le système des langues sémitiques était une extension imparfaite de
celui des langues noires. C'est là seulement que se trouve l'idéal de ce mode d'idiome. Il
est altéré dans l'arabe, plus incomplet encore dans l'hébreu, et je ne me suis pas avancé,
dans la progression descendante, au delà de l'araméen, où la décadence des principes
constitutifs est plus prononcée encore. On se trouve là comme un homme qui,
s'enfonçant dans un passage souterrain, perd la lumière à mesure qu'il avance. En

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

250

continuant de marcher, on reverra la clarté, mais ce sera par un autre côté de la caverne,
et sa lueur sera différente.
L'araméen n'offre encore qu'une désertion négative de l'esprit mélanien. Il ne dévoile
pas des formes nettement étrangères à ce système. En regardant un peu plus loin,
géographiquement parlant, se présente bientôt l'arménien ancien, et là, sans aucun
doute, s'aperçoivent des nouveautés. On met la main sur une originalité qui frappe. On
la regarde, on l'étudie : c'est l'élément indo-germanique. Il n'y a pas à en douter. Bien
limité encore, faible peut-être, toutefois vivant et imméconnaissable.
Je poursuis ma route. À côté des Arméniens sont les Mèdes. J'écoute leur langue.
Je constate encore et des sons et des formes sémitiques. Les uns et les autres sont plus
effacés que dans l'arménien, et l'indo-germanique y occupe une plus grande place 1.
Aussitôt que j'entre sur les territoires placés au nord de la Médie, je passe au zend. J'y
trouve encore du sémitique, cette fois à l'état tout à fait subordonné. Si, par un pas de
côté, je tombais vers le sud, le pehlvi, toujours indo-germanique, me ramènerait
cependant vers une plus grande abondance d'éléments empruntés à Sem. Je l'évite, je
pousse toujours plus avant dans le nord-est, et les premiers parages hindous m'offrent
aussitôt le meilleur type connu des langues de l'espèce blanche, en me présentant le
sanscrit 2.
Je tire de ces faits cette conséquence que, plus je descends au midi, plus je trouve
d'alliage sémitique, et qu'à proportion où je m'élève vers le nord, je rencontre les
éléments blancs dans un meilleur état de pureté et avec une abondance incomparable.
Or les États assyriens étaient, de toutes les fondations chamo-sémites les plus reculées
dans cette direction. Ils étaient sans cesse atteints par des immigrations, latentes ou
déclarées, descendues des montagnes du nord-est. C'est donc là qu'était la cause de leur
longue, de leur séculaire prépondérance.
Avec quelle rapidité les invasions se succédaient, on l'a vu. La dynastie sémitechaldéenne, qui avait mis fin à la domination exclusive des Chamites vers l'an 2000, fut
renversée, deux cents ans après environ, par de nouvelles bandes sorties des
montagnes.
À celles-ci, l'histoire donne le nom de médiques. On aurait lieu d'être un peu surpris
de rencontrer des nations indo-germaniques si avant dans le sud-ouest, à une époque
1

2

Un érudit d'une réputation aussi grande que méritée, M. de Saulcy, a émis une théorie nouvelle au
sujet du médique, dans lequel il découvre des éléments appartenant aux langues turques. En
adoptant cette très intéressante hypothèse, il deviendrait indispensable sans doute d'ajouter une
partie constitutive de plus au médique. Mais les rapports existant aussi dans le sein de cet idiome,
entre l'indo-germanique et le sémitique, et que je signale, n'en seraient pas troublés. (Voir F. de
Saulcy, Recherches analytiques sur les inscriptions cunéiformes du système médique, Paris, 1850.)
Klaproth, Asie polyglotta, p, 65 ; voir aussi, au sujet du médique, Rœdiger et Pott, Kurdische
Studien, dans la Zeitschrift für die Kunde des Morgenlandes, t. III, p. 12-13.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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encore bien reculée, si, persistant dans l'ancienne classification, on prétendait tirer une
rigoureuse ligne de démarcation entre les peuples blancs, des différentes origines, et
séparer nettement les Sémites des nations dont les principales branches ont peuplé
l'Inde et plus tard l'Europe. Nous venons de voir que la vérité philologique repousse
cette méthode de classifications strictes. Nous sommes complètement en droit
d'admettre les Mèdes comme fondateurs d'une très ancienne dynastie assyrienne, et de
considérer ces Mèdes, soit, avec Movers, comme des Sémites-Chaldéens 1, soit avec
Ewald, comme des peuples arians ou indo-germains, suivant la face sous laquelle il
nous plaît le mieux d'envisager la question 2. Servant de transition aux deux races, ils
tiennent de l'une et de l'autre. Ce sont indifféremment, à parler géographie, les derniers
des Sémites ou les premiers des Arians, comme on voudra.
Je ne doute pas que, sous le rapport des qualités qui tiennent à la race, ces Mèdes
de première invasion ne fussent supérieurs aux Sémites plus mêlés aux noirs dont ils
étaient les parents. J'en veux pour témoignage leur religion, qui était le magisme. Il faut
l'induire du nom du second roi de leur dynastie, Zaratuschtra 3. Non pas que je sois
tenté de confondre ce monarque avec le législateur religieux : celui-là vivait à une
époque beaucoup plus ancienne ; mais l'apparition du nom de ce prophète, porté par
un souverain, est une garantie de l'existence de ses dogmes au milieu de la nation. Les
Mèdes n'étaient donc pas dégradés par les monstruosités des cultes chamitiques, et,
avec des notions religieuses plus saines, ils gardaient certainement plus de vigueur
militaire et plus de facultés gouvernementales.
Il n'était cependant pas possible que leur domination se maintînt indéfiniment. Les
raisons qui leur imposaient une prompte décadence sont de différent ordre.
La nation médique n'a jamais été très nombreuse, nous aurons l'occasion de le
démontrer plus tard, et si, au VIIIe siècle avant Jésus-Christ, elle a repris sur les États
assyriens une autorité perdue depuis l'an 2234 avant notre ère, c'est qu'alors elle fut
puissamment aidée par l'abâtardissement final des races chamo-sémitiques, par
l'absence complète de tout concurrent à l’empire et par l'alliance de plusieurs nations
arianes, qui, à l'époque de sa première invasion, n'avaient pas encore paru dans les
régions du sud-ouest qu'elles occupèrent plus tard, entre autres les tribus persiques.
De sorte que les Mèdes formaient une sorte d'avant-garde de la famine ariane. Ils
n'étaient pas nombreux par eux-mêmes, ils n'étaient pas appuyés par les autres
peuples, leurs parents ; et non seulement ils ne l'étaient pas, parce que ceux-ci n'étaient
pas encore descendus, à leurs côtés, vers les contrées méridionales, mais parce que,
dans ces époques reculées et après le départ des Arians Hellènes (dont les migrations
jetaient constamment des essaims de Sémites sur le monde assyrien et chananéen) une
1
2
3

Movers, Das Phœnizische Alterthum, t. II, 1re partie, p. 420.
Ewald, Geschichte des Volkes Israël, t. I, p. 334.
Lassen, Indische Alterthumskunde, t. I, p. 753

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

252

civilisation imposante exerçait un immense empire sur le gros des peuples arians
zoroastriens, dans les régions situées entre la Caspienne et l'Hindoukoh, et, plus
particulièrement, dans la Bactriane. Là régnait une populeuse cité, Balk, la mère des
villes, pour me servir de l'expression emphatique employée par les traditions iraniennes lorsqu'elles veulent peindre d'un même trait et la puissance et l'incroyable antiquité
de l'ancienne métropole du magisme.
Il s'était formé sur ce point un centre de vie qui, concentrant toute l'attention et
toute la sympathie des nations zoroastriennes, les détournait d'entrer dans le courant
assyrien. Ce qui leur restait d'activité, en dehors de cette sphère, se reportait d'ailleurs
tout entier du côté de l'est, vers les régions de l'Inde, vers les pays du Pendjab, où des
relations étroites de parenté, des souvenirs importants, d'anciennes habitudes, la
similitude de langage, et même des haines religieuses et l'esprit de controverse, qui en
est la suite naturelle, reportaient leur pensée.
Les Mèdes, dans leurs entreprises sur l'Asie antérieure, se trouvaient ainsi réduits à
la modicité de leurs seules ressources, situation d'autant plus faible que des compétiteurs ambitieux, des bandes de Sémites descendant du nord, se succédaient sans cesse
pour ébranler leur domination.
À égalité de nombre, ces Sémites ne les valaient pas. Mais leurs flots épais, se
multipliant, les astreignaient à des efforts qui ne pouvaient pas être toujours heureux,
et d'autant moins que les mérites allaient, en définitive, s'égalisant, et même quelque
chose de plus, à mesure que les années passaient sur les maîtres du trône.
Ceux-ci résidaient dans les villes d'Assyrie, soutenus, sans doute, de loin, par leur
nation, cependant séparés d'elle et vivant loin d'elle, perdus dans la foule chamosémitique. Leur sang s'altéra, comme s'était altéré celui des Chamites blancs et celui des
premiers Chaldéens. Les incursions sémitiques, d'abord rembarrées avec vigueur, ne
trouvèrent plus, un jour, la même résistance. Ce jour-là, elles firent brèche et la domination médique fut si bien renversée que l'épée des vainqueurs commanda même au
gros du peuple, découragé et accablé par les multitudes qui vinrent fondre sur lui.
Les États assyriens avaient recommencé à décliner sous les derniers souverains
mèdes. Ils reprirent leur éclat, leur omnipotence dans toute l'Asie antérieure, avec le
nouvel apport de sang frais et choisi qui vint, sinon relever leurs races nationales, du
moins les gouverner sans conteste. C'est, par cette série incessante de régénérations que
l'Assyrie se maintenait toujours à la tête des contrées chamo-sémitiques.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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La nouvelle invasion donna naissance, pour le pays-roi, à de grandes extensions
territoriales 1.
Après avoir asservi le pays des Mèdes, les conquérants sémites firent des invasions au nord et à l'est. Ils ravagèrent une partie de la Bactriane et pénétrèrent jusqu'aux
premiers confins de l'Inde. La Phénicie, autrefois conquise, le fut de nouveau, et les
idées, les notions, les sciences, les mœurs assyriennes se répandirent plus que jamais,
et poussèrent plus avant leurs racines. Les grandes entreprises, les grandes créations se
succédèrent rapidement. Tandis que de puissants monarques babyloniens fondaient
dans l'est, aux environs de la ville actuelle de Kandahar, cette cité de Kophen, dont les
ruines ont été retrouvées par le colonel Rawlinson 2, Mabudj s'élevait sur l'Euphrate,
Damas et Gadara plus à l'ouest 3. Les civilisateurs sémites passaient l'Halys, et
organisaient sur la côte de la Troade, dans les pays lydiens, des souverainetés qui, plus
tard indépendantes, se firent gloire à jamais de leur avoir dû la naissance 4.
Il est inutile de suivre le mouvement de ces dynasties assyriennes, qui retinrent
pendant tant de siècles le gouvernement de l'Asie antérieure dans des mains régénératrices. Tant que les contrées voisines de l'Arménie et adossées au Caucase fournirent
des populations plus blanches que celles qui habitaient les plaines méridionales, les
forces des États assyriens se renouvelèrent toujours à propos. Une dynastie d'Arabes
Ismaélites interrompit seule (de 1520 à 1274 av. J.-C.) le cours de la puissance
chaldéenne. Une race dégénérée fut ainsi remplacée par des Sémites du sud, moins
corrompus que l'élément chamitique, si prompt à pourrir tous les apports de sang
noble dans les pays mésopotamiques. Mais aussitôt que des Chaldéens, plus purs que
la famille ismaélite, se montrèrent de nouveau, celle-ci descendit du trône pour le leur
céder.
On le voit : dans les sphères élevées du pouvoir, là où s'élaborent les idées civilisatrices, il n'est plus question, il ne doit plus jamais être tenu compte des Chamites noirs.
Leurs masses se sont tout à fait humiliées sous les couches successives de Sémites.
Elles font nombre dans l'État, et ne jouent plus de personnage actif. Mais un rôle si
humble en apparence n'en est pas moins terrible et décisif. C'est le fond stagnant où
tous les conquérants viennent, après peu de générations, s'abattre et s'engloutir.
D'abord, de ce terrain corrompu sur lequel marchent triomphalement les vainqueurs, la
1

2
3

4

Lassen, Indische Alterthumskunde, t. I, p. 858 et pass. - Movers, Das Phœnizische Alterthum, t. II,
1re partie, p. 272 et pass.
Movers, Das Phœnizische Alterthum, t. II, 1re partie, p. 265.
Damas fut possédé, quelque temps après Abraham, par une émigration de Sémites venus d'Arménie.
Ewald, Geschichte des Volkes Israël, t. I, p. 367. Plus tard, une autre invasion de la même
provenance renversa la dynastie nationale des Ben-Hadad, et la remplaça par une famille qui porta le
titre de Derketade, ibid., p. 274. - Dans les temps grecs et romains, les Damascènes, par une
prétention qui se rencontre rarement chez les peuples comme chez les individus, niaient l'extrême
antiquité de leur ville, et prétendaient pour elle à l'honneur d'avoir été fondée par Abraham.
Les Sandonides de Lydie se vantaient d'une origine assyrienne. (Ewald, Geschichte des Volkes
Israël, t. I, p. 329.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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boue ne leur monte que jusqu'à la cheville. Bientôt les pieds s'enfoncent, et l'immersion
dépasse la tête. Physiologiquement comme moralement, elle est complète. Au temps
d'Agamemnon, ce qui frappa le plus les Grecs dans les Assyriens venus au secours de
Priam, ce fut la couleur de Memnon, le fils de l’Aurore. À ces peuples orientaux les
rapsodes appliquaient sans hésitation le nom significatif d'Éthiopiens 1.
Après la destruction de Troie, les mêmes motifs commerciaux qui avaient engagé les
Assyriens à favoriser l'établissement des villes maritimes dans le pays des Philistins et
au nord de l'Asie Mineure 2, les portèrent également à pardonner aux Grecs la
destruction d'une ville, leur tributaire, et à protéger l'Ionie. Leur but était de mettre fin
au monopole des cités phéniciennes, et en conséquence, les Troyens une fois tombés
sans remède, leurs vainqueurs furent admis à les remplacer. Les Grecs asiatiques
devinrent ainsi les facteurs préférés du commerce de Ninive et de Babylone. C'est la
première preuve que nous ayons encore rencontrée de cette vérité si souvent répétée
par l'histoire, que, si l'identité de race crée entre les peuples l'identité de destinée, elle
ne détermine nullement l'identité d'intérêts, et par suite l'affection mutuelle.
Tant que les Phéniciens furent seuls à exploiter les régions occidentales du monde,
ils vendirent trop cher leurs denrées aux Assyriens, qui n'eurent pas de cesse jusqu'à ce
que, leur ayant suscité des concurrents, d'abord dans les Troyens, puis dans les Grecs,
ils eussent réussi à obtenir à meilleur compte les produits que réclamait leur
consommation 3.
Ainsi, dans toute l'Asie antérieure on vivait sous la direction des Assyriens. Si l'on
devait réussir, on réussissait par eux, et tout ce qui essayait de sortir de leur ombre
restait faible et languissant. Encore cette indépendance funeste n'était-elle jamais que
relative, même chez les tribus nomades du désert. Pas une nation, grande ou petite, qui
n'éprouvât l'action des populations et du pouvoir de la Mésopotamie. Cependant,
parmi celles qui s'en ressentaient le moins, les fils d'Israël semblent se présenter en
première ligne. Ils se disaient jaloux de leur individualité plus que toute autre tribu
sémite. Ils désiraient passer pour purs dans leur descendance. Ils affectaient de s'isoler
de tout ce qui les entourait. À ce titre seul, ils mériteraient d'occuper dans ces pages
une place réservée, si les grandes idées que leur nom réveille ne la leur avaient pas
assurée d'avance.

1

2

3

Movers, t. II, 1re partie, p. 277. Les Éthiopiens, (en grec), des Grecs, sont les enfants de Kouch. Ce
sont des Arabes ce mot (en arabe) indique la couleur noire des visages, comme celui de (en grec)
indique la carnation cuivrée, rougeâtre, des Chananéens.
Movers, t. II, 1re partie, p. 411. Cette alliance naturelle entre les Assyriens et les Grecs, concurrents
des Phéniciens, est très bien caractérisée par ce qui se passait à Chypre. Il y eut là, de bonne heure,
une double population ; l'une sémitique, l'autre grecque. Les Chypriotes grecs tenaient pour les
Assyriens, les Sémites pour Tyr. (Movers, t. II, 1re partie, 387.)
Movers, das Phœnizische Alterthum, t. II, 1re partie, p. 411.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

255

Les fils d'Abraham ont changé plusieurs fois de nom. Ils ont commencé par
s'appeler Hébreux. Mais ce titre, qu'ils partageaient avec tant d'autres peuples, était
trop vaste, trop général. Ils y substituèrent celui de fils d'Israël. Plus tard, Juda ayant
dominé en éclat et en gloire tous les souvenirs de leurs patriarches, ils devinrent les
Juifs. Enfin, après la prise de Jérusalem par Titus, ce goût de l’archaïsme, cette passion
des origines, triste aveu de l'impuissance présente qui ne manque jamais de saisir les
peuples vieillards, sentiment naturel et touchant, leur fit reprendre le nom d'Hébreux.
Cette nation, malgré ce qu'elle a pu prétendre, ne posséda jamais, non plus que les
Phéniciens, une civilisation qui lui fût propre. Elle se borna à suivre les exemples venus
de la Mésopotamie, en les mélangeant de quelque peu de goût égyptien. Les mœurs des
Israélites, dans leur plus beau moment, au temps de David et de Salomon 1, furent tout
à fait tyriennes, et partant ninivites. On sait avec quelle peine et même quels succès
mélangés, les efforts de leurs prêtres tendirent constamment à les tenir loin des plus
horribles abus de l'émanatisme oriental.
Si les fils d'Abraham avaient pu garder, après leur descente des montagnes
chaldéennes, la pureté relative de race qu'ils apportaient avec eux, il n'y a pas de doute
qu'ils eussent conservé et étendu cette prépondérance qu'avec le père de leurs
patriarches, on leur vit exercer sur les populations chananéennes plus civilisées, plus
riches, mais moins énergiques, parce qu'elles étaient plus noires. Par malheur, en dépit
de prescriptions fondamentales, malgré les défenses successives de la loi, malgré même
les exemples terribles de réprobation que rappellent les noms des Ismaélites, des
Édomites, descendants illégitimes et rejetés de la souche abrahamide, il s'en fallut de
tout que les Hébreux ne s'alliassent que dans leur parenté 2. Dès leurs premiers temps,
la politique les contraignit d'accepter l'alliance de plusieurs nations réprouvées, de
résider au milieu d'elles, de mêler leurs tentes et leurs troupeaux aux troupeaux et aux
tentes de l’étranger, et les jeunes gens des deux familles se rencontraient aux citernes.
Les Kénaens, fraction d’Amalek, et bien d'autres, furent fondus de la sorte dans le
peuple des douze tribus 3.
1
2

3

Ewald, Geschichte des Volkes Israël, t. I, p. 87.
D'ailleurs la famille même du fils de Tharé ne se composait pas que de personnes issue de la même
souche. Lorsqu'il forma alliance avec le Seigneur et qu'il eut circoncis tous les mâles de sa maison,
ceux-ci devinrent tous hébreux, bien que le texte dise expressément qu’il y avait parmi eux des
esclaves achetés à prix d'argent et des étrangers (Gen., XVII, 27) : « Et omnes viri domus illius,
« tam vernaculi, quam emptitii et alienigenæ, pariter circumcisi sunt. » On doit conclure aussi des
paroles expresses du livre saint que la nationalité israélite résultait beaucoup moins de la
descendance que du fait de la circoncision. Voici les paroles expresses (Gen., XVII, 11) : « Et
« circumcidetis carnem præputii vestri ut sit in signum fœderis inter me et vos... » (121 : « Omne
masculinum in generationibus vestris ; tam « vernaculus quam emptitius circumcidetur... » Et
(XXXIV, 15) : « Sed in hoc valebimus « fœderari, si volueritis esse similes nostri et circumcidatur
in vobis omne masculini « sexus. » (13) : « Tunc dabimus mutuo filias vestras ac nostras : et
habitabimus vobiscum, « erimusque unus populus. » D'après un tel système, il était impossible que
la pureté des races se maintînt, quels que fassent les efforts que l'on pouvait faire d'ailleurs dans ce
but.
Gen., XV, 19 ; Sam., 1, 15, 6 ; Ewald, Geschichte des Volkes Israël, t. I, p. 298 et passim.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Puis les patriarches avaient été des premiers à violer la loi. Les généalogies
mosaïques nous enseignent bien que Sara était la demi-sœur de son mari, et par
conséquent d'un sang pur 1. Mais si Jacob épousa Lia et Rachel, ses cousines, et en eut
huit de ses fils, ses quatre autres enfants, qui ne sont pas moins comptés parmi les
véritables pères d'Israël, naquirent des deux servantes Bala et Zelpha 2. L'exemple
donné fut suivi par ses rejetons 3.
Dans les époques suivantes, on trouve d'autres alliances ethniques, et, quand on
arrive à l'époque monarchique, il est impossible de les énumérer, tant elles sont
devenues communes.
Le royaume de David, s'étendant jusqu'à l'Euphrate, embrassait bien des populations diverses. Il ne pouvait même être question d'y maintenir la pureté ethnique. Le
mélange pénétra donc par tous les pores, dans les membres d'Israël. Il est vrai que le
principe resta ; que plus tard Zorobabel exerça des sévérités approuvées contre les
hommes mariés aux filles des nations. Mais l'intégrité du sang d'Abraham n'en avait pas
moins disparu, et les Juifs étaient aussi souillés de l'alliage mélanien que les Chamites
et les Sémites au milieu desquels ils vivaient. Ils avaient adopté leur langue 4. Ils avaient
pris leurs coutumes ; leurs annales étaient en partie celles de leurs voisins, Philistins,
Édomites, Amalécites, Amorrhéens. Trop souvent, ils porteront l'imitation des mœurs
jusqu'à l'apostasie religieuse 5. Hébreux et gentils étaient taillés, en vérité, sur un seul et
même modèle. Enfin, je donne ceci, tout à la fois, comme une preuve et comme une
conséquence : ni au temps de Josué, ni sous David ou Salomon, ni quand les
Machabées régnèrent, les Juifs ne parvinrent à exercer sur les peuples de leur
entourage, sur tant de petites nations parentes, pourtant si faibles, une supériorité
quelque peu durable. Ils furent comme les Ismaélites, comme les Philistins. Ils eurent
des jours, rien que quelques jours de puissance, et l'égalité d'ailleurs fut complète avec
leurs rivaux.
J'ai déjà expliqué pourquoi les Israélites, les fils d'Ismaël, ceux d'Edom, et d'Amalek,
composés des mêmes éléments fondamentaux noirs, chamites et sémites, que les
Phéniciens et les Assyriens, sont constamment demeurés au plus bas degré de la civilisation typique de la race, laissant aux peuples de la Mésopotamie le rôle inspirateur
et dirigeant. C'est que les éléments d'origine blanche se renouvelaient périodiquement
1

2
3

4
5

Gen., XX, 12 : « Alias autem et vere soror mea est, filia patris mei ; et non filia matris meæ et duxi
eam in uxorem.
Gen., XXIX, 3-13.
Je ne citerai, de tous les passages qui l'établissent, que celui qui a rapport à la descendance de
Joseph. C'était le fils favori d'Israël, l'homme pur par excellence ; il avait cependant épousé une
Égyptienne. - Gen., XLIV, 20 : « Natique sunt joseph filii in terra Ægypti, quos « genuit ei
Aseneth, filia Putiphare sacerdotis Heliopoleos : Manasses et Ephraim. »
Isaïe appelle l'hébreu, langue de Chanaan (XXXIV, 11, 13).
Ewald, t. I, p. 71.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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chez ces derniers, et jamais chez eux. Ils ne réussirent donc point à faire des conquêtes
stables, et, lorsqu'ils se trouvèrent avoir le loisir et le goût de perfectionner leurs
mœurs, ils ne purent que tout emprunter à la culture assyrienne, sans lui rendre jamais
rien, la pratiquant un peu, j'imagine, comme les provinciaux font des modes de Paris.
Les Tyriens, tout grands marchands qu'ils étaient, n'étaient pas plus inspirés. Ils ne
comprenaient que d'une façon incomplète ce que leur enseignait Ninive. Salomon, à son
tour, lorsqu'il voulait bâtir son temple, faisant venir de Tyr architectes, sculpteurs et
brodeurs, n'obtenait pas le dernier mot des talents de son époque. Il est vraisemblable
que, dans les magnificences qui éblouirent si fort Jérusalem, l'œil d'un homme de goût
venu de Ninive, n'aurait démêlé qu'une copie faite de seconde main des belles choses
qu'il avait contemplées en original dans les grandes métropoles mésopotamiques, où
l'Occident, l'Orient, l'Inde et la Chine même, au dire d'Isaïe 1, envoyaient, sans se lasser,
tout ce qu'il y avait de plus accompli dans tous les genres.
Rien de plus simple. Les petits peuples dont je parle en ce moment étaient des
Sémites trop chamitisés pour jouer un autre rôle que celui de satellites dans un système
de culture qui d'ailleurs, étant celui de leur race, leur convenait et n'avait besoin pour
leur sembler parfait que de subir des modifications locales. Ce furent précisément ces
modifications locales qui, réduisant les splendeurs ninivites au degré voulu par des
nations obscures et pauvres, créait l'amoindrissement de la civilisation. Transporté à
Babylone, le Phénicien, l'Hébreu, l'Arabe, s'y mettaient aisément de pair avec le reste
des populations, sauf peut-être les Sémites du nord les plus récemment arrivés, et
devenaient habiles à secouer les liens que leur imposait la médiocrité de leurs milieux
nationaux ; mais c'était là de l'imitation, rien de plus. En ces groupes fractionnaires ne
résidait pas l'excellence du type 2.
Je ne quitterai pas les Israélites sans avoir touché quelques mots de certaines tribus
qui vécurent longtemps parmi eux, dans les districts situés ou nord du Jourdain. Cette
population mystérieuse paraît n'avoir été autre que les débris restés purs de quelquesunes des familles mélaniennes, de ces noirs jadis seuls maîtres de l'Asie antérieure avant
la venue des Chamites blancs. La description que les livres saints nous font de ces
hommes misérables est précise, caractéristique, terrible par l'idée de dégradation
profonde qu'elle éveille.
Ils n'habitaient plus, au temps de Job, que dans le district montagneux de Séir ou
Edom, au sud du Jourdain. Abraham les y avait déjà connus. Ésaü, ce ne fut vraisemblablement pas sa moindre faute, habita parmi eux 3, et, conséquence naturelle dans ces
temps-là, il prit, au nombre de ses épouses, une de leurs femmes, Oolibama, fille
d’Ana, fille de Sébéon, de sorte que les fils qu'il en eut, Jehus, Jhelon et Coré, se
trouvèrent liés très directement par leur mère à la race noire.
1
2
3

Isaïe, XLIX, 12. Lassen, Indische Alterthumskunde, t. I, p. 857.
Movers, Das Phœnizische Alterthum, t. II, 1re partie, p. 302.
Gen. XXXVI, 8 : « Habitavitque Esau in monte Seir... »

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Les Septante appellent ces peuplades les Chorréens ; la Vulgate les nomme moins
justement Horréens, et il en est fait mention en plusieurs endroits des Écritures 1. Ils
vivaient au milieu des rochers et se blottissaient dans des cavernes. Leur nom même
signifie troglodytes 2. Leurs tribus avaient des communautés indépendantes. Toute
l'année, errant au hasard, ils allaient volant ce qu'ils trouvaient, assassinant quand ils
pouvaient. Leur taille était très élevée. Misérables à l'excès, les voyageurs les redoutaient pour leur férocité. Mais toute description pâlit en face des versets de Job, où M .
d'Ewald 3 reconnaît leur portrait. Voici le passage : « Ils se moquent de moi, ceux-là
même dont je n'aurais pas daigné mettre « les pères avec les chiens de mon troupeau...
« De disette et de faim, ils se tenaient à l'écart, fuyant dans les lieux arides,
« ténébreux, désolés et déserts.
« Ils coupaient des herbes sauvages auprès des arbrisseaux et la racine des
« genévriers pour se chauffer.
« Ils étaient chassés d'entre les autres hommes, et l'on criait après eux comme
« après un larron.
« Ils habitaient dans les creux des torrents, dans les trous de la terre* et des
« rochers.
« Ils faisaient du bruit entre les arbrisseaux, et ils s'attroupaient entre* les
« chardons.

1
2
3

(En hébreu) trou, caverne.
Tantôt la Vulgate dit Horræi (Gen., XXXIV, 20, 21 et 29), et tantôt Horrhæi (Deutéron., II, 12).
Ewald, Geschichte des Volkes Israël, t. I, p. 273.
Les Chorréens avaient occupé, à des époques plus anciennes, les deux rives du Jourdain jusqu'à
l'Euphrate vers le nord-est et au sud jusqu'à la met Rouge.
Il est d'ailleurs assez fréquemment question de ces peuplades noires dans la Genèse, le Deutéronome
et les Paralipomènes, partout, enfin, où paraissent des aborigènes. Elles ne sont pas connues que
sous un seul nom. Appelées Chorréens dans la Genèse, le Deutéronome les nomme aussi Emim (en
hébreux) dont le singulier est (en hébreu) qui signifie terreur. Les Emim seraient donc les terreurs,
les gens dont l'aspect épouvante (Deutér., II, 10 et 11). On trouve encore une tribu particulière,
anciennement établie sur le territoire d'Ar, assigné depuis aux Ammonites. Ces derniers les
nommaient les Zomzommin (en hébreu)Le texte décrit ainsi leur pays et eux-mêmes. (Deutér., II,
20) : « Terra gigantum « reputata est et in ipsa olim habitaverunt gigantes, quos Animonitæ vocant
Zomzommim, « 21. Populus magnus et multus et proceræ longitudinis, sicut Enacim, quos delevit
« Dominus a facie eorum... » Gesenius rapporte la racine de ce nom de peuple au quadrilatère
inusité : (en hébreu) (murmuravit, fremuit). Enfin les Chorréens, les Emim, les Zomzommim, ces
hommes de terreur et de bruit, sont toujours comparés aux Enacim, les bommes aux longs cous, les
géants par excellence. Ces derniers, avant l'arrivée des Israélites, habitaient les environs d'Hébron.
En partie exterminés, ce qui en survécut se réfugia dans les villes des Philistins, où on en
rencontrait encore à une époque assez basse. Il n'est pas douteux que le célèbre champion qui
combattit contre le berger David, Goliath (dont le nom signifie l'exilé, le réfugié), appartenait à cette
famille proscrite.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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« Ce sont des hommes de néant et sans nom qui ont été abaissés plus* bas que « la
terre. » (Job, XXX, I, 3-8).
Les noms de ces sauvages sont sémitiques, s'il faut absolument employer
l'expression abusive consacrée ; mais, à parler d'une manière plus exacte, les langues
noires en réclament la propriété directe. Quant aux êtres qui portaient ces noms, peuton rien imaginer de plus dégradé ? Ne croit-on pas lire, dans les paroles du saint
homme, une description exacte du Boschisman et du Pélagien ? En réalité, la parenté
qui unissait l'antique Chorréen à ces nègres abrutis est intime. On reconnaît dans ces
trois branches de l'espèce mélanienne, non pas le type même des nègres, mais un degré
d'avilissement auquel cette branche de l'humanité peut seule tomber. Je veux bien
admettre que l'oppression exercée par les Chamites sur ces misérables êtres, comme
celle des Cafres sur les Hottentots et des Malais sur les Pélagiens, puisse être
considérée comme la cause immédiate de leur avilissement. Qu'on en soit certain
cependant, une telle excuse, trouvée par la philanthropie moderne à l'abrutissement et à
ses opprobres, n'eut jamais besoin d'être invoquée pour les populations de notre
famille. Certes les victimes n'y manquèrent pas plus que chez les noirs et les jaunes.
Les peuples vaincus, les peuples vexés, tyrannisés, ruinés, s'y sont rencontrés et s'y
rencontreront en foule. Mais, tant qu'une goutte active du sang des blancs persiste dans
une nation, l'abaissement, quelquefois individuel, ne devient jamais général. On citera,
oui, l'on citera des multitudes réduites à une condition abjecte, et l'on dira que le
malheur seul a pu les y conduire. On verra ces misérables habiter les buissons, dévorer
tout crus des lézards et des serpents, vaguer nus sur les grèves, perdre quelquefois la
majeure partie des mots nécessaires pour former une langue, et les perdre avec la
somme des idées ou des besoins que ces mots représentaient, et le missionnaire ne
trouvera d'autre solution à ce triste problème que les cruautés d'un vainqueur
despotique et le manque de nourriture. C'est une erreur. Qu'on y regarde mieux. Les
peuples ravalés à cet infime niveau seront toujours des nègres et des Finnois, et, sur
aucune page de l'histoire, les plus malheureux des blancs ne verront leur souvenir aussi
honteusement consacré. Ainsi les annales primitives ne peuvent nous faire découvrir
nos ancêtres blancs à l'état sauvage ; au contraire, elles nous les montrent doués de
l'aptitude et des éléments civilisateurs, et voici de plus un nouveau principe qui se
pose, et dont l'enchaînement des siècles nous apportera en foule d'incessantes démonstrations : jamais ces glorieux ancêtres n'ont pu être amenés par les malheurs les plus
accablants à ce point déshonorant d'où ils n'étaient pas venus. C'est là, ce me semble,
une grande preuve de leur supériorité absolue sur le reste de l'espèce humaine.
Les Chorréens cessèrent de résister et disparurent. Dépossédés du peu qui leur
restait par leurs parents, fils d'Ésaü, enfants d'Oolibama, Édomites 1 ils s'éteignirent
devant la civilisation, comme s'éteignent aujourd'hui les aborigènes de l'Amérique
1

Deutéron., II, 12 « In Seir autem prius habitaverunt Horrhæi quibus expulsis atque deletis,
« habitaverunt filii Esaü, sicut fecit Israël in terra possessionis suæ, quam dedit illi « Dominus. »

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

260

septentrionale. Ils ne jouèrent aucun rôle politique. Leurs expéditions ne furent que des
brigandages. On sait par l'histoire de Goliath qu'ils n'avaient plus d'autre rôle que de
servir les haines de leurs spoliateurs contre les Israélites.
Quant aux Juifs, ils restèrent fidèles à l'influence ninivite tant que les Sémites la
dirigèrent. Plus tard, lorsque le sceptre eut passé dans les mains des Arians
Zoroastriens, comme les rapports de race n'existaient plus entre les dominateurs de la
Mésopotamie et les nations du sud-ouest, il put y avoir obéissance politique : il n'y
eut plus communion d'idées. Mais ces considérations seraient ici prématurées. Avant
de descendre aux époques où elles doivent trouver leur place, il me reste beaucoup de
faits à examiner, parmi lesquels ceux qui ont trait à l'Égypte réclament immédiatement
l’attention.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

261

Livre deuxième

Chapitre V
Les Égyptiens, les Éthiopiens.

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Jusqu'à présent il n’a encore été question que d'une seule civilisation, sortie du
mélange de la race blanche des Chamites et des Sémites avec les noirs, et que j'ai
appelée assyrienne. Elle acquit une influence non seulement longue, non seulement
durable, mais éternelle, et ce n'est pas trop que de la considérer, même de nos jours,
comme beaucoup plus importante par ses conséquences que toutes celles qui ont
éclairé le monde, sauf la dernière.
Toutefois, à l'idée de la suprématie de domination, il serait inexact de joindre celle
d'antériorité d'existence. Les plaines de l'Asie inférieure n'ont pas vu fleurir des États
réguliers avant tout autre pays de la terre. Il sera question plus tard de l'antiquité
extrême des établissements hindous ; pour le moment, je vais parler des gouvernements
égyptiens, dont la fondation est probablement à peu près synchronique à celle des
pays ninivites. La première question à débattre, c'est l'origine de la partie civilisatrice
de la nation habitant la vallée du Nil.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

262

La physiologie interrogée répond avec une précision très satisfaisante les statues et
les peintures les plus anciennes accusent d'une manière irréfragable la présence du type
blanc 1 On a souvent cité avec raison, pour la beauté et la noblesse des traits, la tête de
la statue connue au Musée britannique sous le nom de Jeune Memnon 2. De même,
dans d'autres monuments figurés, dont la fondation remonte précisément aux époques
les plus lointaines, les prêtres, les rois, les chefs militaires appartiennent, sinon à la
race blanche parfaitement pure, du moins à une variété qui ne s'en est pas encore
écartée beaucoup 3. Cependant, l'élargissement de la face, la grandeur des oreilles, le
relief des pommettes, l'épaisseur des lèvres sont autant de caractères fréquents dans les
représentations des hypogées et des temples, et qui, variés à l'extrême et gradués de
cent manières, ne permettent pas de révoquer en doute l'infusion assez forte du sang
des noirs des deux variétés, à cheveux plats et crépus 4. Il n'y a rien à opposer, en cette
matière, au témoignage des constructions de Médinet-Abou. Ainsi l'on peut admettre
que la population égyptienne avait à combiner les éléments que voici : des noirs à
cheveux plats, des nègres à tête laineuse, plus une immigration blanche, qui donnait la
vie à tout ce mélange.
La difficulté est de décider à quel rameau de la famille noble appartenait ce dernier
terme de l'alliage. Blumenbach, citant la tête d'un Rhamsès, le compare au type hindou.
Cette observation, toute juste qu'elle est, ne saurait malheureusement suffire à fonder
un jugement arrêté, car l'extrême variété que présentent les types égyptiens des
différentes époques hésite beaucoup, comme il est facile de le concevoir, entre les
données mélaniennes et les traits des blancs. Partout, en effet, même dans la tête
attribuée à Rhamsès, des traits encore fort beaux et très voisins du type blanc sont
cependant assez altérés déjà, par les effets des mélanges, pour offrir un commencement
de dégradation qui déroute les idées et empêche la conviction de se fixer. Outre cette
raison décisive, on ne doit jamais oublier non plus que les apparences physionomiques
ne fournissent souvent que des raisons bien imparfaites, quand il s'agit de décider sur
des nuances 5. Si donc la physiologie suffit à nous apprendre que le sang des blancs
coulait dans les veines des Égyptiens, elle ne peut nous dire à quel rameau était
emprunté ce sang, s'il était chamite ou arian. Elle fait assez pour nous, toutefois, en
nous affirmant le fait en gros et en renversant de fond en comble l'opinion de De
1

2

3

4

5

Wilkinson, Customs and manners of the ancient Egyptians, t. I, p. 3. – Cet auteur croit les
Égyptiens d'origine asiatique. Il cite le passage de Pline (VI, 34) qui, d'après Juba, remarque que les
riverains du Nil, de Syène à Méroé, étaient Arabes. Lepsius (Briefe aus Ægypten, Æthyopien, etc.;
Berlin, 1852) affirme le même fait pour toute la vallée du Nil jusqu'à Khartoum, peut-être même
pour les populations plus méridionales encore, le long du Nil Bleu, p. 220.
A. W. v. Schlegel, Vorrede zur Darstellung der Ægyptischen Mythologie, von Prichard, übers. von
Z. Haymann (Bonn, 1837), p. XIII.
Lepsius (ouvrage cité, p. 220) dit que les peintures exécutées dans les hypogées de l'ancien empire
représentent les Égyptiennes avec la couleur jaune. Sous la XVIIIe dynastie, elles sont rougeâtres.
Parmi les nations nègres représentées et nommées sur les monuments, les Toreses, les Tarcao, les
Éthiopiens ou Kush, présentent un type très prognathe et laineux, (Wilkinson, ouvrage cité, t. I, p.
387-388.)
C'est une vérité qui a frappé M. Shaffarik dans ses Slawische Alterthümer (t. I, p. 24).

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Guignes, d'après laquelle les ancêtres de Sésostris auraient été une colonie chinoise,
hypothèse écartée aujourd'hui de toute discussion.
L'histoire, plus explicite que la physiologie, épouvante cependant par l'éloignement
excessif dans lequel elle semble vouloir se reporter et cacher les origines de la nation
égyptienne 1. Après tant de siècles de recherches et d'efforts, on n'a pu réussir à
s'entendre encore sur la chronologie des rois, sur la composition des dynasties, et
encore bien moins sur les synchronismes qui unissent les faits arrivés dans la vallée du
Nil aux événements accomplis ailleurs. Ce coin des annales humaines n'a jamais cessé
d'être un des terrains les plus mouvants, les plus variables de la science, et à chaque
instant une découverte ou seulement une théorie le déplace. Il n'y a pas à choisir ici
entre les opinions brillantes de M. le chevalier Bunsen et l'allure plus modeste de sir
Gardiner Wilkinson. Je me garderais de vouloir exclure les unes pour me confier
uniquement à l'autre. Il se peut que la publication de la dernière partie, encore
inconnue, de l'Ægyptens Stelle in der Welt-Geschichte, élève les assertions du savant
diplomate prussien à la hauteur d'une démonstration irréfragable. En attendant ce grand
résultat, et malgré la tendance que je pourrais avoir à adopter avec empressement une
doctrine qui se relie si bien aux opinions de ce livre, le plus prudent est, sans nul doute,
de s'en tenir, pour le principal, à la manière de voir de l'auteur anglais.
Suivant ce dernier, il faudrait placer le moment le plus éclatant de la civilisation, des
arts et de la puissance militaire de l'Égypte, à l'époque strictement historique entre le
règne d'Osirtasen, roi de la 18e dynastie, et celui du Diospolite de la 19e, Rhamsès III,
le Mi-A-Moun des monuments, c'est-à-dire entre l'année 1740 et l'année 1355 avant J.C. 2. Toutefois, cette splendeur n'était pas à son début. L'époque où furent construites
les pyramides remonte plus haut, et c'est sur ces mystérieux témoignages que M .
Bunsen a surtout fait porter ses essais de déchiffrement les plus ingénieux. Calculons,
avec la méthode d'explication la plus ordinairement appliquée au récit d'Eratosthènes,
que les pyramides situées au nord de Memphis, généralement tenues pour les plus
anciennes, ont été construites vers l'an 2120 avant J.-C. par Suphis et son frère
Sensuphis. Ainsi, en 2120 avant J.-C., l'Égypte aurait présenté déjà un état de civilisation fort avancé et capable d'entreprendre et de conduire à bonne fin les travaux les
plus étonnants accomplis jamais par la main de l'homme. L'émigration blanche avait
donc eu lieu avant cette époque, puisque chaque groupe de pyramides appartient à un

1

2

M. Lepsius, d'accord avec M. Bunsen, s'exprime ainsi au sujet de la chronologie égyptienne :
« Lorsqu'il s'agit des monuments, des sculptures et des inscriptions de la 5 e « dynastie, nous
sommes transportés à une époque de florissante civilisation qui a devancé « l'ère chrétienne de
quatre mille ans. On ne saurait trop se rappeler à soi-même et redite aux a« utres cette date jusqu'ici
jugée si incroyable. Plus la critique sera sollicitée sur ce « point et obligée à des recherches de plus
en plus sévères, mieux cela vaudra pour la question. » (Briefe aus Ægypten, etc., p. 36.)
Il s'agit ici de la période postérieure à l'expulsion des Hyksos, et que l'on appelle le nouvel empire.
L'âge des pyramides est plus reculé, comme on le verra ailleurs. M. Champollion-Figeac place à
l'année 2200 avant J.-C. l'avènement de la 12e dynastie. (Égypte ancienne, Paris, 1840.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

264

âge différent, et que chaque pyramide, en particulier, a dû coûter assez d'efforts pour
qu'une seule génération ne pût entreprendre la construction de plusieurs 1.
Veut-on supposer qu'un rameau chamite se soit avancé jusque dans les régions du
Nil, entre Syène et la mer, et y ait fondé la civilisation égyptienne ? Cette hypothèse se
renverse d'elle-même. Pourquoi ces Chamites, après avoir établi un État considérable,
auraient-ils rompu ensuite toute relation avec les autres peuples de leur race, en se
confinant loin de la route suivie par ces derniers, par eux-mêmes, dans les migrations
vers l'Afrique, loin de la Méditerranée, loin du Delta, pour inventer là, dans l'isolement,
une civilisation tout égoïste, hostile sur mille points à celle des Chamites noirs ?
Comment auraient-ils adopté une langue si remarquablement différente des idiomes de
leurs congénères ? On ne voit pas à ces objections de réponse raisonnable. Les
Égyptiens ne sont donc pas des Chamites, et il faut se tourner d'un autre côté.
L'ancienne langue égyptienne se compose de trois parties. L'une appartient aux
langues noires. L'autre, provenant du contact de ces langues noires avec l'idiome des
Chamites et des Sémites, produit ce mélange que l'on dénomme d'après la seconde de
ces races. Enfin se présente une troisième partie, très mystérieuse, très originale, sans
doute, mais qui, sur plusieurs points, paraît trahir des affinités arianes et une certaine
parenté avec le sanscrit 2. Ce fait important, s'il était solidement établi, pourrait être
considéré comme terminant la discussion, et pouvant servir à tracer l'itinéraire des
colons blancs de l'Égypte, depuis le Pendjab jusqu'à l'embouchure de l'Indus, et de là
dans la vallée supérieure du Nil. Malheureusement, bien qu'indiqué, il n'est pas clair et
ne peut servir que d'indice 3. Cependant il n'est pas impossible de lui trouver des étais.
On a considéré longtemps les contrées basses de l'Égypte comme ayant fait partie
primitive du pays de Misr. C'était une opinion erronée. Les lieux où la civilisation
égyptienne établit ses plus anciennes splendeurs, sont tout à fait au-dessus du Delta.
En dehors de la côte arabique, parce que le caractère stérile du sol n'y permettait pas de
1

2

3

Un roi, en montant sur le trône, commençait l'érection de la pyramide qui devait un jour lui servir
de tombe. Il la faisait de taille médiocre, afin d'avoir le temps de l'achever s'il survivait à la
première construction, il la couvrait d'un revêtement de pierre qui la faisait croître en épaisseur et en
hauteur. Ce travail achevé, il en entreprenait un tout semblable, et continuait ainsi jusqu'à la fin de
ses jours. Lui mort, le revêtement commencé était seul achevé ; mais le successeur, se mettant à
travailler pour son propre compte, n'en ajoutait pas d'autres. (Lepsius, Briefe aus Ægypten, p. 42.)
M. le baron d'Eckstein ne convient pas de ce fait très fort et trop affirmé par M. de Bohlen.
Cependant il reconnaît, de la manière la plus explicite, l'origine hindoue. Voici ses expressions
mêmes : « Quoique le copte soit aux antipodes du sanscrit, mille raisons me semblent toutefois
« conspirer pour retrouver dans le bassin de l'Indus le siège de la primitive civilisation transportée
« dans la vallée du Nil. » (Recherches historiques sur l'humanité primitive, p. 76.)
M. Wilkinson partage cet avis et considère les Égyptiens comme une colonie hindoue (t. I, p. 3).
Il ne faut pas perdre de vue que le copte ou langue démotique, le seul secours que nous ayons pour
traduire les inscriptions hiéroglyphiques, n'est qu'un dialecte, une dégénération, une sorte de
mutilation de la langue sacrée, et il faudrait savoir si les traces sanscrites ne sont pas plus abondantes dans ce plus ancien idiome. – Voir Brugsch, Zeitschrift der deutschen morgenlændischen
Gesellschaft, t. III, p. 266.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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vastes établissements, la colonisation antique ne s'en écarte cependant pas trop et ne
cherche pas encore à gagner les rives de la Méditerranée. C'est que, probablement, elle
ne voulait pas rompre toute relation avec l'ancienne patrie. Malgré les sables, malgré les
rocs qui bordent le golfe par où l'immigration avait pu se faire, des ports de commerce
existaient sur ces rivages, entre autres, Philotéras 1, tous reliés au centre fertile où se
mouvaient principalement les populations, au moyen de stations établies dans le
désert, Wadi-Djasous, par exemple, dont on sait que les puits furent réparés par
Amounm-Gori (1686 avant J.-C., suivant Wilkinson ; à une date plus ancienne, au dire
de M. le chevalier Bunsen), et lorsque les Égyptiens ne possédaient rien du côté de la
Palestine. Il y a même lieu de croire que les mines d'émeraudes de Djebel-Zabara étaient
déjà exploitées avant cette époque. Dans les tombeaux des Pharaons de la 18e dynastie,
le lapis-lazuli et d'autres pierres précieuses, originaires de l'Inde, se rencontrent en
abondance. Je ne parle pas ici des vases de porcelaine, venus indubitablement de la
Chine, et découverts dans des hypogées dont la date de fondation est inconnue. Cette
dernière circonstance suffit, à elle seule, pour donner le droit d'attribuer ces monuments
et leur contenu à une époque très reculée 2.
De ce que les Égyptiens étaient établis dans le centre de la vallée du Nil, je conclus
qu'ils n'appartenaient pas aux nations chamites et sémites, dont la route vers l'Afrique
occidentale était, au contraire, la rive méditerranéenne. De ce qu'ils portent, dans toutes
les représentations figurées, le caractère évidemment caucasien, je conclus que la partie
civilisatrice de la nation avait une origine blanche. Des traces arianes qui se trouvent
dans leur langue, je conclus aussi, dès à présent, leur identité primitive avec la famille
sanscrite. À mesure que nous allons avancer dans l'examen du peuple d'Isis, de
nombreux détails vont confirmer, l'un après l'autre, ces prémisses.
J'ai montré qu'aux époques historiques les plus lointaines, les Égyptiens n'avaient
que peu ou point de rapports avec les peuples chamites ou sémites et les contrées
habitées par ces peuples ; tandis qu'au contraire, ils paraissent avoir entretenu des
relations suivies avec les nations maritimes du sud-est. Leur activité se tournait si
naturellement de ce côté, les transactions qui en résultaient avaient un tel degré
d'importance, qu'au temps de Salomon le commerce entre les deux pays dépassait,
pour un seul voyage d'importation, la valeur de 80 millions de nos francs 3.
Tout en constatant l'origine sanscrite du noyau civilisateur de la race, il ne faudrait
pas nier que, dès une époque très ancienne, cette race ne se soit fortement imprégnée
du sang des noirs et mêlée aussi à de nombreux essaims chamites et à des fils de Sem.
J'ai cité, sur ce point, l'autorité de Juba, qui reconnaît aux riverains du Nil, de Syène à

1
2
3

Wilkinson, t. I, p. 225 et pass.
Id. Ibid., p. 231.
Id. ibid., p. 225 et pass.

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Méroé, une provenance arabe 1. Malgré cette descendance multiple, les Égyptiens se
croyaient et se disaient autochtones. Ils l'étaient en effet, en tant qu'héritiers, par le
sang des aborigènes mélaniens. Cependant, si l'on veut s'attacher à la partie la plus
noble de leur généalogie, on se refusera à partager leur opinion, et, persistant à les
considérer comme des immigrants, non pas tant du nord et de l'est que du sud-est, on
relèvera dans la constitution de leurs mœurs les traces très apparentes de la filiation
que l'ignorance leur faisait renier.
À la religion féroce des nations assyriennes les Égyptiens opposaient les magnificences d'un culte, sinon plus idéal, au moins plus humain, et qui, aptes avoir aboli au
temps de l'ancien empire, sous les premiers successeurs de Menès 2, l'usage nègre des
massacres hiératiques, n'avait jamais osé tenter de le faire renaître.
Les principes généraux de l'art religieux pratiqués à Thèbes et à Memphis ne
craignaient certainement pas de produire le laid, mais ils ne cherchaient pas trop
l'horrible, et bien que l'image de Typhon et d'autres encore soient assez repoussantes,
la divinité égyptienne affectionne les formes grotesques plutôt que les contorsions de
la bête sauvage, ou les grimaces du cannibale. Ces déviations de goût, mêlées à un
véritable caractère de grandeur et commandées évidemment par la quantité noire infusée
dans la race, étaient dominées par la valeur spéciale de la partie blanche, qui, supérieure
autant qu'on en doit juger, d'après ce fait même, à l'affluent chamo-sémite, se montrait
plus douce, et forçait l'élément noir à abonder dans le ridicule, en abandonnant l'atroce.
Il y aurait pourtant exagération à trop louer les populations riveraines du Nil. Si, au
point de vue de la moralité, on doit féliciter une société d'être plus ridicule que
méchante, à celui de la force, il faut l’en plaindre. Les nations assyriennes eurent le
coupable malheur d'abâtardir leurs consciences aux pieds des monstrueuses images
d'Astarté, de Baal, de Melkart, de ces idoles horribles trouvées dans le sol de la
Sardaigne comme sous le seuil des portes de Khorsabad ; mais les gens de Thèbes et de
Memphis furent, de leur côté, assez ravalés, par leur alliance avec la race aborigène,
pour prostituer leur adoration à ce qu'ont de plus humble et le règne végétal et la nature
animale. Ne parlons pas ici de la cobra di capello, dont le culte symbolique, commun
aux populations de l'Inde et de l'Égypte, n'était peut-être qu'une importation de la mère
patrie 3. Laissons aussi en dehors les crocodiles et tout ce qui peut se faire craindre,
1

2

3

La Genèse trouve des Sémites parmi les fils de Mesraïm, fils de Cham : « At vero Mesraïm
« genuit Ludin et Anamim, et Laabim Nephtuïm et Phetrusim et Chasluim ; de quibus « egressi
sunt Philistiim, et Caphtorim (X, 13, 14). »
M. de Bohlen a trouvé entre le fondateur de la royauté égyptienne et le législateur mythique de
l'Inde, Manou, un grand rapport de noms.
Schlegel, Préface à la Mythologie Égyptienne de Prichard, p. XV. – Une différence ave les Hindous
que M. de Schlegel trouve radicale, c'est la circoncision. Les Hindous ne connaissaient pas cet usage
pratiqué en Égypte et dans lequel on voit, à tort, une coutume judaïque. Comme le tatouage, c'est
une idée originairement nègre et tout à fait conforme aux notions de cette espèce. Le but hygiénique,
par lequel on cherche à la justifier ou à l'expliquer aujourd'hui, me semble peu admissible, soit que
la circoncision ait lieu sur les hommes seulement ou sur les hommes et les femmes sans

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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culte éternel de qui a du sang des noirs dans les veines. L'infatuation pour des êtres
inoffensifs, comme le bouc, le chat, le scarabée ; pour des légumes qui n'offraient rien
que de très vulgaire dans leurs formes et dans leurs mérites : voilà ce qui est particulier
à l'Égypte, de sorte que l'influence nègre, tout en s'y montrant apprivoisée, ne s'y
faisait pas moins sentir que dans le Chanaan et sur les terres de Ninive. L'absurde
régnait seul ; il n'en était que plus complet et l’action mélanienne, si naturellement
puissante, ne différait d'intensité et de forme qu'au gré de la valeur particulière à
l'influence blanche, qui la dirigeait encore en se laissant obscurcir par elle. De là les
différences des deux nationalités assyrienne et égyptienne.
Je ne confonds pas, tout à fait, le culte d'Apis, ni surtout le respect profond dont la
vache et le taureau étaient l'objet, avec le culte des végétaux. L'adoration, en tant
qu'hommage rendu à la Divinité, est un témoignage de respect un peu excessif, sans
doute ; et quand on le donne à la chose créée, le sentiment d'où naît cette erreur peut
fort bien se rapporter à la même source que les autres apothéoses condamnables 1.
Mais, au fond de la sympathie égyptienne pour la race bovine, il y a quelque chose
d'étranger au pur et simple fétichisme. On doit sans scrupule le rattacher aux antiques
habitudes pastorales de la race blanche, et, comme à la vénération rendue à la cobra di
capello, lui assigner une origine hindoue. C'est une folie dont la source n'est pas
grossière.
Je ferais la même réserve pour d'autres similitudes très frappantes, telles que le
personnage de Typhon, l'amour du lotus et, avant tout, la physionomie particulière de
la cosmogonie qui se rapproche tout à fait des idées brahmaniques. À la vérité, il est
quelquefois dangereux d'ajouter une foi trop explicite aux conclusions tirées de
comparaisons semblables. Les idées peuvent souvent voyager à demi mortes et venir se
régénérer sur un terrain propre à les faire réussir, après avoir passé par bien des
milieux. Ainsi se trouveraient déçues les espérances que l'on aurait pu concevoir de leur
présence à deux points extrêmes, pour constater une identité de race chez leurs
possesseurs différents. Cette fois, cependant, il est difficile de se tenir en méfiance.
L'hypothèse la plus défavorable à la communication directe entre les Hindous et les
Égyptiens serait de supposer que les notions théologiques des premiers seraient
passées du territoire sacré dans la Gédrosie, de là chez les diverses tribus arabes, pour
tomber enfin chez les seconds. Or, les Gédrosiens étaient de misérables barbares,

1

distinction, comme on le voit dans plusieurs tribus africaines. Je ne reconnais dans l'origine de cette
coutume que le désir de créer une marque distinctive, ou, peut-être même, uniquement un simple
dérivé du goût natif pour la mutilation, que, suivant les temps et les lieux, les populations qui l'ont
adopté ont expliqué à leur guise. Chez les Ekkhilis, la circoncision se pratique sur les adultes et
d'une manière atroce. L'opérateur arrache la peau du prépuce, en présence des parents et de la fiancée
de la victime. La moindre marque de douleur est considérée comme déshonorante. Souvent le
tétanos emporte le malade au bout de quelques jours.
Le lecteur a déjà remarqué peut-être que les nations modernes sont les seules qui aient su tracer une
barrière exacte entre le respect et l'adoration. Soit qu'il provienne de la crainte ou de l'amour, le
respect des peuples mélangés fortement de noir ou de jaune va facilement à l'extrême. Chez les uns,
il crée la divinisation pure et simple ; chez les autres, le culte superstitieux des ancêtres.

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détritus immondes des tribus noires 1. Les Arabes s'adonnaient entièrement aux notions
des Chamites, et on ne trouve pas trace, parmi eux, de celles dont il s'agit. Ces
dernières venaient donc directement de l'Inde, sans transmission intermédiaire. C'est un
grand argument de plus en faveur de l'origine ariane du peuple des Pharaons.
Je ne considérerai pas tout à fait comme aussi concluante une particularité qui, au
premier aspect, frappe cependant beaucoup. C'est l'existence, dans les deux pays, du
régime des castes. Cette institution semble porter en elle un tel cachet d'originalité,
qu'elle donne toutes les tentations possibles de la considérer comme ne pouvant être
que le résultat d'une source unique, et de conclure de sa présence chez plusieurs
peuples à leur identité originelle. Mais, en y réfléchissant un peu, on n'a pas de peine à
se convaincre que l'organisation généalogique des fonctions sociales n'est qu'une
conséquence directe de l'idée d'inégalité des races entre elles, et que partout où il y a eu
des vainqueurs et des vaincus, principalement quand ces deux pôles de l'État ont été
visiblement séparés par des barrières physiologiques, le désir est né chez les forts de
conserver le pouvoir à leurs descendants, en les contraignant de garder pur, autant que
possible, ce même sang dont ils regardaient les vertus comme l'unique cause de leur
domination. Presque tous les rameaux de la race blanche ont essayé, un moment,
l'ébauche de ce système exclusif, et s'ils ne l'ont pas généralement poussé aussi loin que
les gardiens des Védas et les sectateurs d'Osiris, c'est que les populations au milieu
desquelles ils se trouvaient leur étaient déjà parentes de trop près quand ils se sont
avisés de se rendre inaccessibles. Sous ce rapport, toutes les sociétés blanches s'y sont
prises trop tard ; les Égyptiens, comme les autres, et même les Brahmanes. Leur
prétention ne pouvait naître qu'après expérience faite des inconvénients à éviter. Elle
ne constituait, dès lors, qu'un effort plus ou moins impuissant.
Ainsi, l'existence des castes ne suppose pas en elle-même l'identité des peuples,
puisqu'elle existe chez les Germains, chez les Étrusques, chez les Romains comme à
Thèbes, tout comme à Videha. Cependant on pourrait répondre que, si l'idée
séparatiste doit se produire partout où deux races inégales sont en présence, il n'en est
pas de même des applications variées qui en ont été faites, et on insistera sur cette
grande ressemblance dans les systèmes de l'Égypte et de l'Inde : la contrainte perpétuelle des lignées au métier de leurs ancêtres. C'est là, en effet, le rapport. Il y a aussi la
dissemblance, et la voici : en Égypte, pourvu qu'un fils remplît les mêmes fonctions
que son père, la loi était satisfaite ; la mère pouvait sortir de toute descendance, sauf
d'une famille de bergers. Cette exception contre les gardiens de troupeaux, corollaire
forcé de cette autre qui leur fermait l'entrée des sanctuaires, confirme très bien la
tolérance de la règle. Du reste, les exemples abondent. Des rois épousent des négresses,
témoin Aménoph 1er. Des rois sont mulâtres comme Aménoph II, et la société, fidèle à

1

À une époque assez basse, les Arians ont poussé jusque chez ces peuplades. Ils n'ont fait que passer
et n'ont laissé aucune trace de leur séjour. (Lassen. Indisch. Alterth., t. I, p. 533.)

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la lettre de l'institution, ne paraît nullement avoir pris soin d'en observer, ni même d'en
comprendre l'esprit.
Enfin, voici deux preuves dernières, et ce sont certainement les plus fortes.
Les annales égyptiennes donnent la date de l'institution des castes et en font
honneur à un de leurs premiers rois, le troisième de la 3e dynastie, le Sésonchosis du
scoliaste des Argonautiques, le Sésostris d'Aristote.
Second argument : l'antiquité si haute à laquelle il faudrait reporter l'époque où les
émigrants arians quittèrent les bouches de l'Indus pour se diriger vers l'ouest, rend
inadmissible l'origine sanscrite de la loi, attendu qu'alors elle n'existait certainement pas
dans le pays même auquel se rattache, à son sujet, une sorte de réputation classique.
Je viens de prouver que je ne cherche pas à renforcer mon opinion d'un argument
que je juge fragile. Maintenant j'ajouterai qu'en me prononçant contre toutes les
conclusions directes à tirer de l'existence simultanée des castes dans l'Inde et en
Égypte, je ne prétends nullement affirmer que certaines inductions collatérales ne s'en
puissent extraire, qui ne laissent pas que de corroborer d'une manière fort utile le
principe de la communauté d'origine : telle est la vénération égale pour les ministres du
culte, leur longue domination et la dépendance dans laquelle ils ont su retenir la caste
militaire, même quand celle-ci a porté la couronne, triomphe que le sacerdoce chamite
n'a pas su remporter, et qui fit également la gloire, la force des civilisations de l'Indus et
du Nil. C'est que la race ariane est surtout religieuse. Il faut encore observer
l'intervention constante des prêtres dans les habitudes et les actes les plus intimes du
foyer domestique 1. En Égypte, ainsi que dans l'Inde, on voit les hommes des temples
réglementer tout, jusqu'au choix des aliments, et établir, à ce sujet, une discipline à peu
près pareille. Bref, et bien que le nombre des castes ne corresponde pas, la hiérarchie
en est assez semblable sur les deux territoires 2 C'est là tout ce qu'il peut être utile de
remarquer sur des faits, en apparence secondaires, mais qui ont cet avantage de se
laisser très bien rapprocher, fragments séparés d'une primitive unité sinon d'institutions, du moins d'instincts, en même temps que de sang.
Les plus anciens monuments de la civilisation égyptienne se trouvent dans les
parties haute et moyenne du pays 3. Négligeant le nord et le nord-est, les premières
dynasties ont laissé des traces d'une prédilection évidente pour la direction contraire, et
1
2

3

Schlegel, ouvrage cité, p. XXIV.
Wilkinson, t. I, p. 237 et pass. Il n'y avait, en Égypte, de caste réellement impure que la
subdivision des porchers. Suivant Hérodote, on comptait sept classes ; suivant Diodore, trois ou
cinq. Strabon en nomme trois ; Platon, dans le Timée, six, avec des subdivisions de métiers, d'arts,
etc.
Une des capitales de l'ancien empire, c'est Thèbes, Tapou. Elle fut fondée par Sesortesen 1er, premier
roi de la dynastie thébaine, la 12e de Manéthon, 2,300 ans av. J.-C. (Lepsius, Briefe aus Ægypten,
p. 272.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

270

leurs communications avec l'Inde ont dû nécessairement multiplier leurs rapports avec
les contrées situées sur cette toute, telles que la région des Arabes Kuschites, la côte
orientale de l'Afrique et, peut-être, quelques-unes des grandes îles de l'Océan 1.
Cependant rien n'indique sur tous ces points, excepté la presqu'île du Sinaï, une
action régulièrement dominatrice, et il n'en est pas de même si l'on se tourne vers le sud
et vers l'ouest africain 2. Là, les Égyptiens apparaissent comme des maîtres. Aussi le
théâtre principal de l'ancienne civilisation égyptienne laisse-t-il le Nil descendre jusqu'à
la mer sans s'étendre avec son cours inférieur ; tandis qu'il le remonte au delà de Méroé
et le quitte même pour s'avancer dans la région occidentale, sous les palmiers de l'oasis
d'Ammon.
Les anciens se rendaient compte de cette situation lorsqu'ils attribuaient la
dénomination géographique de Kousch 3, tant à la haute Égypte et à une partie de
l'Égypte moyenne qu'à l’Abyssinie, à la Nubie et aux districts de l'Yémen habités par
les descendants des Chamites noirs. Faute de s'être placé à ce point de vue, on s'est
beaucoup inquiété de la véritable valeur de ce nom, et trop souvent on s'est épuisé sur
la tâche impossible de lui créer une signification topographique positive. Il en est de ce
mot comme de tant d'autres : Inde, Syrie, Éthiopie, Illyrie, appellations vagues qui ont
sans cesse varié suivant les temps et les mouvements de la politique. Le mieux qu'on
puisse faire, c'est de ne pas chercher à leur attribuer une rectitude scientifique que leur
bon usage ne comporte pas. Je ne ferai donc nul effort pour préciser les frontières de ce
pays de Kousch, en tant que l'Éthiopie est ainsi désignée, et, considérant que, parmi les
territoires qu'il embrasse, l'Égypte, incontestablement, prend le pas sur tous les autres,
et les rallie autour de ses provinces supérieures dans une civilisation commune, je
profiterai de ce que le mot existe, pour faire observer qu'il pourrait être employé très
justement à dénommer et le foyer et les conquêtes de cette antique culture, si exclusivement tournée vers le sud, et étrangère aux rivages de la Méditerranée.
Les pyramides sont les restes imposants de cette gloire primitive. Elles furent
construites par les premières dynasties qui, s'étendant depuis Ménès jusqu'à l'époque
d’Abraham et un peu au-dessous, se sont, jusqu'à présent, si bien prêtées à la discussion et si peu à la certitude 4. Tout ce qu'il est utile d'en remarquer ici, c'est que là,
comme en Assyrie, le gouvernement commence par être exercé par les dieux, des dieux
1

2
3

4

Rosellini a trouvé le nom de Sesortesen (M. de Bunsen, Orsitasen 1 er de Wilkinson), sur une stèle
en Nubie, près de Wadi-Halfa. Ce même prince avait également envahi la presqu'île du Sinaï.
(Bunsen, t. II, p. 307. Voir aussi Lepsius, Briefe aus Ægypten, etc., p. 336 et pass.)
–L'exploitation des mines de cuivre du Sinaï a commencé sous l'ancien empire. C'est alors qu'elle
eut le plus d'importance.
Movers, t. II, 1re partie, p. 301.
Wilkinson, t. I, p. 4. Movers, t. II, 1re partie, 282. Ce nom s'appliquait aussi au Nedj et à l'Yémen.
Il s'étendait encore à la partie de l'Asie la plus voisine. L'Écriture sainte fait de Nemrod un
Kuschite.
Parmi les pyramides les plus anciennes, plusieurs sont construites en briques crues, ce qui les
identifie presque avec les tumulus des peuples blancs primitifs. (Wilkinson, t. I, p. 50.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

271

passent aux prêtres, des prêtres tombent aux chefs militaires 1. C'est l'idée nègre qui
reparaît dans la même forme et suscitée par des circonstances toutes semblables. Les
dieux, ce sont les blancs, les prêtres, les mulâtres de la caste hiératique. Les rois, ce
sont les chefs armés, autorisés par la communauté d'origine blanche à prétendre au
partage de l'empire, c'est-à-dire à s'emparer du gouvernement des corps en laissant celui
des âmes à leurs rivaux. On peut supposer que la lutte fut longue et bien soutenue, que
les pontifes ne se laissèrent pas aisément arracher la couronne ni chasser du trône, car
la royauté militaire eut tous les caractères, non d'une victoire, mais d'un compromis. Le
souverain pouvait appartenir indifféremment à l'une ou l'autre caste, celle des pontifes
ou celle des guerriers. C'est la concession. La restriction la suit : si le souverain était de
la seconde catégorie, il lui fallait, avant que d'entrer en jouissance des droits royaux, se
faire admettre parmi les desservants des temples et s'instruire dans les sciences du
sanctuaire 2. Une fois devenu hiérophante de forme et de fait, et seulement alors, le
soldat heureux pouvait s'appeler roi, et, pendant tout le reste de sa vie, témoignant d'un
respect sans bornes pour la religion et le sacerdoce, il devait, dans sa conduite privée et
ses habitudes les plus intimes, ne s'écarter jamais des règles dont les prêtres étaient les
auteurs et les gardiens. Jusqu'au fond du retrait le plus particulier de l'existence royale,
les rivaux du maître avaient les yeux fixés. Quand il s'agissait d'affaires publiques, la
dépendance était plus étroite encore. Rien ne s'exécutait sans la participation de
l'hiérophante : membre du conseil souverain, sa voix avait le poids des oracles, et
comme si tous ces liens de servitude eussent paru trop faibles encore pour sauvegarder
cette part si énorme de pouvoir, les rois savaient qu'après leur mort ils auraient à subir
un jugement, non pas de la part de leurs peuples, mais de la part de leurs prêtres ; et
chez une nation qui avait sur l'existence d'au delà du tombeau des idées si particulières,
on peut aisément s'imaginer quelle terreur entretenait dans l'esprit du despote le plus
audacieux l'idée d'un procès qui, suscité à son cadavre impuissant, pouvait le priver du
bonheur le plus désirable au gré des idées nationales, une sépulture magnifique et les
derniers honneurs. Ces juges futurs étaient donc constamment redoutables, et ce n'était
pas trop de prudence que de les ménager pendant toute la vie 3.
L'existence d'un roi d'Égypte ainsi enchaînée, surveillée, contrariée sur les points les
plus importants comme dans les détails les plus futiles, aurait été intolérable, si
quelque dédommagement ne lui avait été offert. Les droits religieux mis à part, le
monarque était tout-puissant, et ce que le respect a de plus raffiné lui était constamment offert par les peuples à genoux. Il n'était pas Dieu, sans doute, et on ne l'adorait
pas de son vivant ; mais on le vénérait en tant qu'arbitre absolu de la vie et de la mort,
et aussi comme personnage sacré, car il était pontife lui-même. À peine les plus grands
de l'État étaient-ils assez nobles pour le servir dans les plus humbles emplois. C'était à

1

2
3

Les plus anciens noms, dans les ovales, sont précédés du titre de prêtre au lieu de celui de roi.
(Wilkinson, t. I, p. 19.)
Wilkinson, t. I, p. 246.
Wilkinson, t. I, p. 250.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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ses fils que revenait l'honneur de courir derrière son char, dans la poussière, en portant
ses parasols.
Ces mœurs n'étaient pas sans rapport avec ce qui se passa en Assyrie. Le caractère
absolu du pouvoir, et l'abjection qu'il imposait aux sujets, se rencontraient aussi très
complètement à Ninive. Pourtant l'esclavage des rois vis-à-vis des prêtres ne paraît pas
y avoir existé, et si l'on se tourne vers un autre rameau des Sémo-Chamites noirs, si l'on
regarde à Tyr, on y trouve bien un roi esclave ; mais c'est une aristocratie qui le
domine, et le pontife de Melkart, apparaissant dans les rangs des patriciens comme une
force, n'y représente pas la force unique ou dominante.
À considérer similitudes et dissemblances au point de vue ethnique, les similitudes
se montrent dans l'abaissement des sujets et dans l'énormité du pouvoir. La prérogative
exercée sur des êtres brutaux est complète en Égypte comme en Assyrie, comme à Tyr.
La raison en est que, dans tous les pays où l'élément noir se trouva ou se trouve
soumis au pouvoir des blancs, l'autorité emprunte un caractère constant d'atrocité,
d'une part, à la nécessité de se faire obéir d'êtres inintelligents, et, d'autre part, à l'idée
même que ces êtres se font des droits illimités de la puissance à leur soumission.
Pour les dissemblances, leur source est en ceci que le rameau civilisateur de l'Égypte
était supérieur en mérite aux branches de Cham et de Sem. Dès lors, les Sanscrits
Égyptiens avaient pu apporter, dans le pays de leur conquête, une organisation assez
différente et certainement plus morale ; car ce n'est pas un point à controverser que,
partout où le despotisme est le seul gouvernement possible, l'autorité sacerdotale,
même poussée à l'extrême, a toujours les résultats les plus salutaires, parce que, du
moins, est-elle toujours plus trempée d'intelligence.
Après les rois et les prêtres de l'Égypte, il ne faut pas oublier les nobles, qui,
pareils aux Kchattryas de l'Inde, avaient seuls le droit de porter les armes et l'emploi de
défendre le pays. En supposant qu'ils s'en soient acquittés avec distinction, ils
paraissent avoir mis non moins d'énergie à opprimer leurs inférieurs : je viens de
l'indiquer tout à l'heure, et il n'est pas mal à propos d'y revenir. Le bas peuple de
l'Égypte était aussi malheureux que possible, et son existence, à peine garantie par les
lois, se trouvait constamment exposée aux violences des hautes classes. On le contraignait à un travail sans relâche ; l'agriculture dévorait et ses sueurs et sa santé ; logé dans
de misérables cabanes, il y mourait de fatigue et de maladie sans que personne s'en
préoccupât, et des admirables moissons qu'il produisait, de fruits merveilleux qu'il
faisait croître, rien ne lui appartenait. À peine lui en était-il accordé une part insuffisante à sa nourriture. Tel est le témoignage porté sur l'état des basses classes en Égypte
par les écrivains de l'antiquité grecque 1. À la vérité, on peut citer également, dans un
sens contraire, les lamentations des Israélites fatigués de manger la manne du désert.
1

Hérodote, 11, 47.

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Ces nomades regrettèrent alors les oignons de la captivité. Mais aussi incrimine-t-on
avec justice les murmures de la nation coupable, comme provenant d'un excès inconcevable de bassesse et d'abattement. Ceux qui proféraient ces blasphèmes oubliaient
qu'ils n'avaient quitté le pays de Misr que pour fuir une oppression devenue
exorbitante, qui n'était, à peu de chose près, que le régime ordinaire du peuple indigène.
Mais celui-ci était impuissant à imiter les enfants d'Israël dans leur Exode, et, né d'une
race infiniment moins noble, il sentait aussi beaucoup moins sa misère. La fuite des
Israélites, envisagée à ce point de vue, n'est pas un des moindres exemples de la
résolution avec laquelle le génie des peuples alliés de près à la famille blanche sait éviter
de descendre jusqu'à un trop profond degré d'avilissement.
Ainsi le régime politique imposé à la population inférieure était au moins aussi dur
en Égypte que dans les pays chamites et sémites, quant à l'intensité de l'esclavage et à
la nullité des droits des sujets. Pourtant, au fond il était moins sanguinaire parce que la
religion, clémente et douce, ne réclamait pas les homicides horreurs où se complaisaient
les dieux de Chanaan, de Babylone et de Ninive 1. Sous ce rapport, le paysan, l'ouvrier,
l'esclave égyptiens étaient moins à plaindre que la tourbe asiatique ; sous ce rapport
seul, et si ces misérables ne devaient pas craindre de tomber jamais sous le couteau
saint du sacrificateur, ils rampaient toute leur vie aux pieds des hautes castes.
On les employait, eux aussi, comme des bêtes de somme, pour exécuter ces
gigantesques travaux que tous les siècles admireront. C'étaient eux qui charriaient les
blocs destinés à l'érection des statues et des obélisques monolithes. C'était cette
population noire ou presque noire dont la foule mourait en creusant les canaux, tandis
que les castes plus blanches imaginaient, ordonnaient et surveillaient l'ouvrage, et,
lorsqu'il était achevé, en recueillaient justement la gloire. Que l'humanité gémisse d'un si
terrible spectacle, c'est à propos ; mais, après un tribut suffisant d'indignation et de
regrets, on apprécie les terribles raisons qui forçaient les masses populaires de l'Égypte
et de l'Assyrie à s'accommoder patiemment d'un joug aussi durement imposé : il y avait
chez la plèbe de ces pays nécessité ethnique invincible de subir les caprices de tous les
maîtres, à cette condition cependant que ces maîtres conserveraient le talisman qui leur
assurait l'obéissance, c'est-à-dire, assez du sang des blancs pour justifier leurs droits à
la domination.
Cette condition fut certainement remplie dans les belles périodes de la puissance
égyptienne. Aux plus illustres moments de l'empire d'Assyrie, les trônes de Babylone
et de Ninive ne voyaient pas défiler sous les yeux des rois de plus nobles profils que
ceux dont on admire encore la majesté sur les sculptures de Beni-Hassan 2.
1

2

Le sort des prisonniers semble avoir été moins dur. M. Wilkinson l'affirme. On ne les voit pas,
comme sur les monuments ninivites, traînés par les vainqueurs au moyen d'un anneau passé dans la
lèvre inférieure. Ils étaient vendus et devenaient esclaves. (Wilkinson, t. I, p. 403 et passim.)
Le type de l'Égypte était fixé sous la troisième dynastie qui, suivant M. Bunsen commença quatrevingt-dix ans après la première. (Bunsen, Ægyptens Stelle in der Weltgeschichte, t. III, p. 7.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

274

Mais il est bien évident que cette pureté, d'ailleurs relative, ne pouvait pas durer
indéfiniment. Les castes n'étaient pas organisées de manière à la conserver d'une
manière suffisante. Aussi n'est-il pas douteux que, si la civilisation égyptienne n'avait
eu d'autre raison d'exister que la seule influence du type hindou auquel elle devait la vie,
elle n'aurait pas eu la longévité qu'on peut lui attribuer, et longtemps avant Rhamsès
III, qui termine l'ère de plus grande splendeur, longtemps avant le XIIIe siècle avant J.C., la décadence aurait commencé.
Ce qui soutint cette civilisation, ce fut le sang de ses ennemis asiatiques, chamites
et sémites, qui, à plusieurs reprises et de différentes façons, vinrent quelque peu la
régénérer. Sans se prononcer d'une manière rigoureuse sur la nationalité des Hyksos, on
ne peut douter qu'ils n'appartinssent à une race alliée à l'espèce blanche 1. Au point de
vue politique, leur arrivée fut un malheur, mais un malheur qui rafraîchit pourtant le
sang national et en raviva l'essence. Les guerres avec les peuples asiatiques, soutenues
longtemps à égalité, bien qu'il soit prudent de douter beaucoup de ces conquêtes
étendues jusqu'à la mer Caspienne, dont l’Asie n'offre de traces ni dans son histoire ni
dans ses monuments, ces guerres des Sésostris, des Rhamsès et autres princes heureux,
firent affluer, dans les nomes de l'intérieur, les captifs de Chanaan, d'Assyrie et
d'Arabie, et leur sang, bien que mêlé lui-même, tempéra quelque peu la sauvagerie du
sang des noirs, que les basses classes, et surtout le voisinage et le contact intime avec
les tribus abyssines et nubiennes, versaient incessamment dans les veines de la nation.
Puis, il faut tenir compte de ce double courant chamite et sémite qui, pendant tant
de siècles, longea l'Égypte moyenne et la pénétra. Ce fut par cette voie que les hordes à
demi blanches s'étendirent sur la côte occidentale de l'Afrique, et la population qui s'y
forma apporta plus tard à l’État des successeurs de Ménès une race mêlée, dans
laquelle le sang hindou n'existait pas, et qui tirait tout son mérite des mélanges
multipliés avec les groupes civilisateurs de l'Asie inférieure.
De ces alluvions successives de principes blancs naquirent les nations qui défendirent la civilisation kouschite d'une disparition trop prématurée, et en même temps,
comme ces alluvions ne furent jamais fort riches, l'esprit égyptien put se tenir toujours
à distance des notions démocratiques finalement triomphantes à Tyr et à Sidon, parce
1

Dans les hypogées de Beni-Hassan on voit des peintures représentant des combats de gladiateurs
d'une carnation très claire, avec les yeux bleus, la barbe et les cheveux rougeâtres. M. Lepsius
considère ces figures comme étant les images d'hommes de race sémitique, probablement ancêtres
des Hyksos (Lepsius, Reise in Ægypten, etc., p. 98.). – Avant de renverser l’ancien empire et de
forcer les dynasties égyptiennes à chercher un refuge en Éthiopie, les Hyksos avaient commencé par
s'établir pacifiquement dans le pays, et très probablement ils s'étaient mêlés à la population
indigène. – Je remarquerai, en passant que, d'après le témoignage des monuments que je cite, les
contrées de l'Asie antérieure possédaient, dans l'âge des Pharaons, certains groupes de populations
beaucoup plus blanches qu'aujourd'hui. Elles ne faisaient, pour ainsi dire, que de descendre des
montagnes du nord et n'avaient encore contracté qu'un nombre limité d'alliances avec l'espèce
mélanienne.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

275

que sa populace ne s'éleva jamais à une telle amélioration de sang, qu'elle pût concevoir
la pensée ambitieuse et acquérir la faculté de devenir l'égale de ses maîtres. Toutes les
révolutions se passèrent entre les castes supérieures. L'organisation hiératique et royale
ne se vit pas attaquée. Si quelquefois des dynasties mélaniennes, comme celle dont
Tirhakah fut le héros 1, parurent à la tête du gouvernement d'un nome, leur triomphe
fut court : ce ne fut qu'une élévation profitable à certains chefs, élévation résultant des
jeux fortuits de la politique, et qui n'inspira jamais à ceux qu'elle glorifiait la tentation
d'user de leur omnipotence pour établir cette égalité de droits cherchée par les groupes,
en effet à peu près égaux, qui se querellaient dans les rues et sur les places des villes de
la Phénicie. C'est ainsi que se précisent les causes de la stabilité égyptienne.
Cette stabilité devint de très bonne heure de la stagnation, parce que l'Égypte ne
grandit réellement que tant que persista la suprématie du rameau hindou qui l'avait
fondée : ce que les autres races blanches lui procurèrent de secours suffit pour
prolonger sa civilisation, et non pour la développer.
Néanmoins, même dans la décadence, et bien que l'art égyptien des temps
postérieurs à la 19e dynastie, c'est-à-dire à Ménéphthah (1480 avant J.-C.), ne présente plus qu'à de lointains intervalles des monuments dignes de rivaliser par la beauté
de l'exécution, et jamais plus par le grandiose, avec ceux des âges précédents 2,
néanmoins, dis-je, l'Égypte resta toujours tellement au-dessus des pays situés au sud
et au sud-ouest de son territoire, qu'elle ne cessa pas d'être pour eux le foyer d'où
émanait leur vie.
Cette prérogative civilisatrice fut loin cependant d'être absolue, et, pour ne pas
errer, il est nécessaire de remarquer que la civilisation de l'Abyssinie provenait de deux
sources. L'une, sans doute, était bien égyptienne et se montra toujours la plus
abondante et la plus féconde ; mais l'autre exerçait une action qui vaut aussi la peine
d'être signalée. Elle était due à une émigration très antique des Chamites noirs d'abord,
les Arabes Cuschites, puis de Sémites, les Arabes Himyarites, qui passèrent, les uns et
les autres, le détroit de Bab-el-Mandeb et allèrent porter aux populations d'Afrique une
part de ce qu'elles possédaient elles-mêmes de culture assyrienne. À en juger d'après la
situation qu'occupaient sur la côte sud de l'Arabie ces nations, et le commerce étendu
auquel elles prenaient part avec l'Inde, commerce qui paraît avoir déterminé sur leur
côte la fondation d'une ville sanscrite 3, il est assez probable que leurs propres idées
devaient avoir reçu une certaine teinte ariane, proportionnée au mélange ethnique qui
avait pu se faire de la part de ces marchands avec la famille hindoue. Quoi qu'il en soit,
1

2

3

Wilkinson, t. I, p. 140. – Les deux prédécesseurs de Tirhakah, Éthiopiens comme lui, étaient
Sabakoph et Shebek. Tirhakah, d'ailleurs, rendit hommage au génie égyptien en retournant, de luimême, en Éthiopie (Lepsius, p. 275). Espèce de Mantchou, il n'avait jamais régné, aussi bien que
ses prédécesseurs de même sang, qu'à la façon antique du pays.
Wilkinson, t, I, p. 22, 85 et passim, 165 et passim, 206 et passim, W. v. Humboldt, Ueber die
Kawi-Sprache, t. I, p. 60.
Cette ville s'appelait Nagara. (Lassen, Indisch Alterth., t. I, p. 748.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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et en étendant autant que possible la somme de leurs richesses civilisatrices, nous
avons, dans l'exemple des Phéniciens, la mesure du degré de développement auquel
atteignaient ces populations annexes de la race d'Assyrie, mesure qui ne dépassait pas
de beaucoup l'aptitude à comprendre et à accepter ce que les rameaux plus blancs,
c'est-à-dire les nations de la Mésopotamie, avaient la puissance exclusive de créer et de
développer. Les Phéniciens, tout habiles qu'ils fussent, ne s'élevaient pas au-dessus de
cet humble rang, et quand on considère pourtant que leur sang fut sans cesse renouvelé
et amélioré par des émigrations au moins à demi blanches, qui, bien certainement,
faisaient défaut aux Himyarites, en tant que le mélange de ceux-ci avec les Hindous ne
pût être ni bien intime ni bien fécond, on est amené à conclure que la civilisation des
Arabes extrêmes, bien qu'assyrienne, n'était pas comparable en mérite et en éclat au
reflet dont jouissaient les cités chananéennes 1.
Suivant cette proportion décroissante, les émigrants qui passèrent le détroit de
Bab-el-Mandeb et vinrent s'établir en Éthiopie, n'y apportèrent qu'une civilisation
fragmentaire, et les races noires de Nubie et d'Abyssinie n'auraient pu être bien
sérieusement ni bien longtemps affectées, soit dans leur type physique, soit dans leur
valeur morale, si le voisinage de l'Égypte n'avait pas suppléé un jour, plus largement
que de coutume, à la pauvreté des dons ordinaires provenant des civilisations de Misr
et d'Arabie.
Je ne veux pas dire ici que l'Abyssinie et les contrées environnantes soient
devenues le théâtre d'une société très avancée. Non seulement la culture de ce pays ne
fut jamais originale, non seulement elle se borna toujours à la simple et lointaine
imitation de ce qui se faisait, soit dans les villes arabes de la côte, soit dans l'Inde ariane
et dans les capitales égyptiennes, Thèbes, Memphis, et plus tard Alexandrie, mais
encore l'imitation ne se montra ni complète ni étendue.
Je sais que je prononce là des paroles très irrévérencieuses et qui ne peuvent
manquer d'indigner les panégyristes de l'espèce nègre, car on n'ignore pas que, l'esprit
de parti s'en mêlant, les flatteurs de cette fraction de l'humanité se sont mis en humeur
de lui conquérir des titres de gloire, et n'ont pas hésité à présenter la civilisation
abyssine comme typique, sortie uniquement de l'intellect de leurs favoris et antérieure
à toute autre culture. De là, pris d'un noble élan que rien n'arrête, ils ont fait ruisseler
cette prétendue civilisation noire sur toute l'Égypte, et l'ont encore tirée vers l'Asie. À
1

Ce sera peut-être un jour la gloire la plus solide et la plus réelle de notre époque que ces admirables
découvertes qui viennent aujourd'hui transformer et enrichir, de toutes parts, le domaine autrefois si
sec et si restreint de l'histoire primordiale. Des ruines considérables et des inscriptions sans nombre
ont été découvertes dans l'Arabie méridionale. Les annales himyarites sortent du néant où elles
étaient presque entièrement ensevelies, et, avant peu, ce qu'on saura de cette antiquité, non
seulement lointaine, mais plus étrangère pour nous que celle de Ninive et même de Thèbes, parce
qu'elle fut plus absolument locale et tournée vers l'Inde dans ce qu'elle eut d'expansion au dehors,
n'aura pas moins d'intérêt dans l'ensemble des chroniques humaines que toutes les conquêtes du
même genre dont la science s'enrichit par ailleurs.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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la vérité, la physiologie, la linguistique, l'histoire, les monuments, le sens commun,
réclament unanimement contre cette façon de représenter le passé. Mais les inventeurs
de ce beau système ne se laissent pas aisément étonner. Embarrassés de peu de science,
armés de beaucoup d'audace, il est vraisemblable qu'ils continueront leur route et ne
cesseront pas de proposer Axoum pour la capitale du monde. Ce sont là des
excentricités dont je ne fais mention que pour établir qu'elles ne valent pas la peine
d'être discutées 1.
La réalité scientifique, pour qui ne veut pas rire, est que la civilisation abyssine
procède des deux sources que je viens d'indiquer, égyptienne et arabe, et que la
première surtout domina de beaucoup sur la seconde dans l'âge antique. Il sera toujours
difficile d'établir à quelle époque eurent lieu les premières émigrations des Cuschites
d’Asie et des Himyarites. Une opinion qui date de notre XVIIe siècle, et dont Scaliger
fut l'auteur, ne faisait remonter qu'à l'époque de Justinien l'invasion des Joktanides
dans ce pays d'Afrique. Job Ludolf la réfute très bien et lui préfère avec raison le
sentiment de Conringius. Sans citer tous ses motifs, je lui ferai deux emprunts : l'un,
d'un argument qui fixe du moins l'esprit sur la très haute antiquité de l'émigration
himyarite 2, et l'autre, d'une phrase dans laquelle il caractérise l'ancienne langue éthiopienne, et sur laquelle il est bon de ne pas laisser régner une obscurité qui pourrait faire
supposer une apparente contradiction avec ce que j'ai avancé de la prédominance de
l'élément égyptien dans la civilisation abyssine.
D'abord, le premier point : Ludolf retourne très adroitement les raisonnements de
Scaliger au sujet du silence des historiens grecs sur l'émigration himyarite en Abyssinie.
Il prouve que ce silence n'a pas eu d'autre cause que l'oubli accumulé par une longue
suite de siècles sur un fait trop fréquent dans l'histoire des âges reculés pour que les
observateurs d'alors aient songé à lui reconnaître de l'importance. Au temps où les
Grecs ont commencé à s'occuper de l'ethnologie des nations qui, pour eux, avoisinaient
le bout du monde, ces événements étaient déjà trop loin pour que leurs renseignements,
toujours assez incomplets sur les annales étrangères, pussent percer jusque-là. Le
silence des voyageurs hellènes ne signifie absolument rien, et n'infirme pas les raisons
tirées de l'antique communauté de culte, de la ressemblance physique, et enfin de
1

2

Wilkinson, t. I, p. 4. – Ce savant se prononce sans hésitation contre le système chéri des
négrophiles. M. Lepsius n'est pas moins péremptoire. En parlant de la pyramide d'Assur, il
prononce l'arrêt suivant : « Le plus important résultat de notre examen, exécuté moitié à la « clarté
de la lune, moitié à celle des torches, ne fut pas précisément de la nature la plus « réjouissante.
J'acquis la conviction irréfragable (unabweissliche) que, dans ce monument, « le plus célèbre de
tous ceux de l'ancienne Éthiopie, je n'avais sous les yeux que des débris « d'un art relativement très
moderne. » (Briefe aus Ægypten, etc., p. 147.) Et quelques lignes plus bas : « Ce serait vainement,
« désormais, que l'on prétendrait appuyer sur le « témoignage d'anciens monuments les hypothèses
concernant une Méroé glorieuse et « antique, dont les habitants auraient été les prédécesseurs et les
maîtres des Égyptiens « dans la civilisation. » (Ouvr. cité, p. 184.) M. Lepsius ne pense pas que les
constructions éthiopiennes les plus anciennes dépassent le règne de Tirhakah, prince qui avait fait
son éducation royale en Égypte et qui florissait au VIIe siècle avant J.-C. seulement.
J. Ludolf, Comm. ad. Histor. Æthiopic., p. 61.

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278

l'affinité des langues, tous arguments que Ludolf fait très bien valoir. C'est de ce point
qu'il faut surtout parler, et il constitue mon second emprunt.
Cette affinité entre l'arabe et l'ancienne langue éthiopienne, ou le gheez, ne crée pas
un rapport de descendance ; c'est simplement une conséquence de la nature des deux
idiomes qui les classe l'un et l'autre dans un même groupe 1. Si le gheez se range dans la
famille sémitique, ce n'est pas qu'il ait emprunté ce caractère à l'arabe. La population
indigène purement noire du pays lui fournissait la base la plus large, l'étoffe la plus
riche de ce système. Elle en possédait les éléments, les principes, les causes déterminantes bien plus parfaitement encore que les Himyarites, puisque ceux-ci avaient
laissé altérer la pureté de l'idiome noir par les souvenirs arians restés avec la partie
blanche de leur origine ; et pour jeter dans la langue de l'Éthiopie civilisée ces traces de
l'action étrangère, il n'était même pas rigoureusement nécessaire que l'intervention des
Sémites fût mise en jeu. On se souvient que ces mêmes éléments sémitiques se
trouvent aussi dans l'ancien égyptien 2. Ainsi, sans nier que les Himyarites aient
apporté à la langue de l'Éthiopie des marques de leur origine blanche, on doit pourtant
remarquer que de tels restes ont pu également provenir de l'importation égyptienne et,
en tout cas, en ont profité pour augmenter de force. De plus, certains éléments, non
seulement arians, mais plus particulièrement sanscrits, déposés dans l'ancien égyptien,
ayant passé de là dans le gheez, donnent à cette langue cette triplicité de source
existant dans l'idiome des civilisateurs. Ainsi, la langue nationale représente très bien
les origines ethniques : beaucoup plus chargée d'éléments sémitiques, c'est-à-dire noirs,
que l'arabe et l'égyptien surtout, elle eut aussi moins de traces sanscrites que ce dernier.
Sous les 18e et 19e dynasties (de 1575 à 1180 avant J.-C.), les Abyssins étaient
soumis aux Pharaons et payaient tribut 3. Les monuments nous les montrent apportant
aux intendants royaux les richesses et les curiosités de leur pays. Ces hommes
fortement marqués de l'empreinte nègre sont couverts de tuniques de mousseline
transparente fournies par les manufactures de l'Inde ou des villes d'Arabie et d'Égypte.
Ce vêtement court et n'allant qu'aux genoux est retenu par une ceinture de cuir ouvré,
richement dorée et peinte 4. Une peau de léopard attachée aux épaules fait manteau ;
des colliers tombent sur la poitrine, des bracelets serrent les poignets, de grandes
boucles de métal se balancent aux oreilles, et la tête est chargée de plumes d'autruche.
Bien que cette magnificence barbare ne fût pas conforme au goût égyptien, elle en
tenait, et l'imitation se fait sentir dans toutes les parties importantes du costume, telles
que la tunique et la ceinture. La peau de léopard était empruntée d'ailleurs aux nègres
par plusieurs hiérophantes.
1

2

3
4

Prichard, Histoire naturelle de l'homme (traduction allemande de Wagner, avec annotations), t. I, p.
324.
M. T. Benfey a réuni un grand nombre d'arguments et de faits tant lexicologiques que grammaticaux, pour mettre cette dernière vérité en lumière. Voir son livre intitulé : Ueber das Verhæltniss
der ægyptischen Sprache zum semitischen Sprachstamme, in-8°; Leipzig, 184.
Wilkinson, t. I, p. 387 et passim.
Id., ibid.

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279

La nature du tribut n'indique pas un peuple avancé. Ce sont des produits bruts,
pour la plupart, des animaux rares, du bétail, et surtout des esclaves. Les troupes fournies aussi comme auxiliaires n'avaient pas l'organisation savante des corps égyptiens ou
sémites, et combattaient irrégulièrement. Rien donc, à ce moment, n'indiquait un grand
développement, même dans la simple imitation de ce que les vainqueurs, les maîtres,
pratiquaient le plus communément.
Il faut descendre jusqu'à une époque plus basse pour trouver, avec plus de raffinement, la cause ethnique des innovations à laquelle j'ai déjà fait allusion.
Au temps de Psammatik (664 avant J.-C.), ce prince, le premier d'une dynastie
saïte, la 26e de Manéthon, ayant mécontenté l'armée nationale par son goût pour les
mercenaires ioniens-grecs et cariens-sémites, une grande émigration militaire eut lieu
vers l'Abyssinie, et 240.000 soldats, abandonnant femmes et enfants, s'enfoncèrent
dans le sud pour ne plus en revenir 1. C'est de là que date l'ère brillante de l'Abyssinie
et nous pouvons maintenant parler de monuments dans cette région, où l'on en
chercherait vainement d'antérieurs qui aient été vraiment nationaux 2.
Deux cent quarante mille chefs de famille égyptiens, appartenant à la caste militaire,
fort mélangés, sans doute, de sang noir, et, probablement, ayant reçu un certain apport
de race blanche par les intermédiaires chamites et sémites, un tel groupe venant
s'ajouter à ce que l'Abyssinie possédait déjà de facultés de la race supérieure, pouvait
déterminer dans l'ensemble du mouvement national une activité propre à la séparer
davantage de la stagnation de la race noire 3. Mais il eût été bien surprenant et tout à
fait inexplicable qu'une civilisation originale, ou seulement une copie faite de main de
maître, sortît de ce mélange où, en définitive, le noir continuait à dominer. Les monuments ne présentèrent que des imitations médiocres de ce qui se voyait à Thèbes, à
Memphis et ailleurs. Rien, pas un indice, pas une trace, ne montre une création
personnelle des Abyssins, et leur plus grande gloire, ce qui a rendu leur nom illustre,
c'est, il faut bien l'avouer, le mérite, en lui-même assez pâle, d'avoir été le dernier des
peuples situés en Afrique chez lequel les recherches les plus minutieuses aient pu faire
découvrir les vestiges d'une véritable culture politique et intellectuelle.
Dans les temps de l'empire romain, le commerce du monde s'étant beaucoup
étendu, les Abyssins y jouèrent un rôle derrière les Himyarites. Le génie de l'Égypte
ancienne était alors tout à fait éteint. Des colons hellénisés pénétrèrent jusque dans la
1
2

3

Hérodote, II, 30
Suivant M. Lepsius, les dynasties chassées par les Hyksos se réfugièrent sur la limite de l'Éthiopie
et y ont laissé quelques monuments. (Briefe aus Ægypten, etc., p. 267.)
À Abou-Simbel, sur la jambe gauche d'un des quatre colosses de Rhamsès, le second en allant vers
le sud, on trouve une inscription grecque et plusieurs inscriptions chananéennes commémoratives de
la poursuite faite des guerriers fugitifs par les soldats grecs et cariens à la solde de Psammatik. –
Lepsius, Briefe aus Ægypten, p. 261.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

280

Nubie, et l'élément sémite, apporté par eux, commença à l'emporter sur le souvenir des
Pharaons. Le gheez eut une écriture empruntée à l'Arabie. Cependant, malgré tout, les
naturels du pays donnèrent un si petit éclat à leur action, on les connaissait si mal et si
peu, leur influence était si lointaine, si effacée, qu'ils restèrent constamment, même
pour les géographes les plus savants et les plus perspicaces, à l'état de demi-énigmes.
L'avènement du christianisme ne haussa pas le degré de leur culture. À la vérité,
persistant encore quelque temps dans leurs habitudes de tout recevoir de l'Égypte, et
touchés par le zèle apostolique des premiers missionnaires, ils embrassèrent assez
généralement la foi. Ils avaient déjà dû au voisinage des tribus arabes avec lesquelles
quelques invasions, exécutées sous l'empereur Justin 1, avaient resserré leurs liens
antiques, l'adoption de certaines idées juives fort remarquées, plus tard, et qui
s'accordaient assez naturellement avec la portion sémitique de leur sang 2.
Le christianisme apporté par les Pères du désert, ces terribles anachorètes rompus
aux plus rudes austérités, aux macérations les plus effrayantes, voire enclins aux
mutilations les plus énergiques, était de nature à frapper les imaginations de ces
peuples. Ils auraient été très probablement insensibles aux douces et sublimes vertus
d'un saint Hilaire de Poitiers. Les pénitences d'un saint Antoine ou d'une sainte Marie
Égyptienne exerçaient sur eux une autorité illimitée, et c'est ainsi que le catholicisme, si
admirable dans sa diversité, si universel dans ses pouvoirs, si complet dans ses
déductions, n'était pas moins armé pour ouvrir les cœurs de ces compagnons de la
gazelle, de l'hippopotame et du tigre, qu'il ne le fut plus tard pour aller, avec Adam de
Brême, parler raison aux Scandinaves et les convaincre. Les Abyssins, déjà plus qu'à
demi déserteurs de la civilisation égyptienne depuis l'affaiblissement des provinces
hautes de l'ancien empire des Pharaons, et plus tournés du côté de l'Yémen, restèrent
pendant des siècles dans une sorte de situation intermédiaire entre la barbarie complète
et un état social un peu meilleur ; et, pour continuer la transformation dont ils étaient
devenus susceptibles, il fallut un nouvel apport de sang sémitique. L'irruption qui le
fournit eut lieu 600 ans après J.-C. : ce fut celle des Arabes musulmans.
J'insiste peu sur les quelques conquêtes opérées à différentes reprises par les
Abyssins dans la péninsule arabique. Il n'y a rien d'extraordinaire à ce que, de deux
populations vivant en face l'une de l'autre, la moins noble ait quelquefois des succès
passagers. L'Abyssinie ne tira jamais assez d'avantages de ses victoires dans l'Yémen
pour y former un établissement durable. Seulement, le supplément de sang noir qu'elle
y apporta ne contribua pas peu à hâter la submersion du mérite des Himyarites 3.
1

2
3

Ludolf, Comm. ad Hist.Æthiop., p. 61.– C. T. Johannsen, Historia Jemanæ, Bonn, 1828, p. 80 :
« Ait deinde Hamza, Maaditis eum sororis filium Alharithsum b. Amru præfecisse, « Meccam et
Medinam expugnasse, tum ad Jemanam reversum judaismum cum populo suo « amplexum,
Judæos in jemanam vocasse, atque jemanenses et Rebiitas fœdere « conjunxisse. »
Prichard, Naturgeschichte d. M. G., t. I, p. 324.
Johannsen, Historia Jemanæ, p. 89 et passim. – La domination des Abyssins dans l'Yémen fut
d'une très courte durée, elle commença en 529 de notre ère et finit en 589. (Ibid., p. 100.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Les rapports des populations arabes avec l'Éthiopie, au temps de l'islamisme,
eurent un sens ethnique tout contraire. Dirigés, et en grande partie exécutés par des
Ismaélites, au lieu d'abâtardir l'espèce dans la péninsule, ils la renouvelèrent chez les
hommes d'Afrique. Ni la Grèce ni Rome, malgré la gloire de leur nom et la majesté de
leurs exemples, n'avaient eu le pouvoir d'entraîner les Abyssins dans le sein de leurs
civilisations. Les Sémites de Mahomet opérèrent cette conversion et obtinrent, non pas
tant des apostasies religieuses, qui ne furent jamais très complètes, que de nombreuses
désertions de l'ancienne forme sociale. Le sang des nouveaux venus et celui des anciens
habitants se mêla abondamment. Sans peine les esprits se reconnurent et s'entendirent,
ils eurent la même logique, ils comprirent les faits de la même façon. Le sang hindou
s'était assez tari pour n'avoir plus rien à prétendre dans la domination. Le costume, les
mœurs, les principes de gouvernement et le goût littéraire des Arabes envahirent sur les
souvenirs du passé ; mais l’œuvre ne fut pas complète. La civilisation musulmane
proprement dite ne pénétra jamais bien. Dans sa plus belle expression, elle avait pour
raison d'être une combinaison ethnique trop différente de celle des populations
abyssines. Ces dernières se bornèrent simplement à épeler la portion sémitique de la
culture musulmane, et jusqu'à nos jours, chrétiennes ou mahométanes, elles n'ont pas
eu autre chose, elles n'ont pas eu davantage et n'ont pas cessé d'être la fin, le terme
extrême, l'application frontière de cette civilisation gréco-sémitique, comme dans
l'antiquité la plus lointaine, où j'ai hâte de retourner, elles n'avaient été également que
l'écho du perfectionnement égyptien, soutenu par un souvenir d'Assyrie transmis de
main en main jusqu'à elle. Les splendeurs fantastiques de la cour du Prêtre-Jean, si l'on
veut qu'il ait été le grand Négu, n'ont existé que dans l'imagination des voyageurs
romanesques du temps passé.
Pour la première fois, nos recherches viennent de trouver dans l'Éthiopie un de ces
pays annexes d'une grande civilisation étrangère, ne la possédant que d'une manière
incomplète et absolument comme le disque lunaire fait pour la clarté du soleil.
L'Abyssinie est à l'ancienne Égypte ce que l'empire d'Annam est à la Chine, et le
Thibet à la Chine et à l'Inde 1. Ces sortes de sociétés imitatrices ou mixtes offrent les
points où se rattache l'esprit de système pour remonter à l'encontre de tous les faits
présentés par l'histoire. C'est là qu'on aime à défigurer les vestiges à peine apparents
d'une importation certaine, et à leur prêter la valeur d'inspirations primordiales. C'est là
surtout qu'on a trouvé des armes pour défendre cette théorie moderne qui veut que les
peuples sauvages ne soient que des peuples dégénérés, doctrine parallèle à cette autre,
que tous les hommes sont de grands génies désarmés par les circonstances.
Cette opinion, partout où on l’applique, chez les indigènes des deux Amériques,
chez les Polynésiens comme chez les Abyssins, est un abus de langage ou une erreur
1

Et aussi Tombouctou au Maroc. (Voir Journal asiatique, 1 er janvier 1853; Lettre à M. Defrémery,
sur Ahmed Baba, le Tombouctien, par M. A. Cherbonneau.)

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282

profonde. Bien loin de pouvoir attribuer à la pression des faits extérieurs l'engourdissement fatal qui a toujours pesé, avec plus ou moins de force, sur les nations
cultivées de l’Afrique orientale, il faut se persuader que c'est là une infirmité
étroitement inhérente à leur nature ; que jamais ces nations n'ont été civilisées parfaitement, intimement ; que leurs éléments ethniques les plus nombreux ont toujours été
radicalement inaptes à se perfectionner ; que les faibles effets de fertilité importés par
des filons de sang meilleur étaient trop peu considérables pour pouvoir durer
longtemps ; que leur groupe a rempli le simple rôle d'imitateurs inintelligents et
temporaires des peuples formés d'éléments plus généreux. Cependant, même dans cette
nation abyssine et surtout là, puisque c'est au point extrême, l'heureuse énergie du sang
des blancs réclame encore l'admiration. Certes, ce qui, après tant de siècles, en reste
aujourd'hui dans les veines de ces populations est subdivisé bien à l'infini. D'ailleurs,
avant de leur parvenir, combien de souillures hétérogènes ne s'y étaient pas attachées
chez les Himyarites, chez les Égyptiens, chez les Arabes musulmans ? Toutefois, là où
le sang noir a pu contracter cette illustre alliance, il en conserve les précieux effets
pendant des temps incalculables. Si l'Abyssin se classe tout au dernier degré des
hommes riverains de la civilisation, il marche, en même temps, le premier des peuples
noirs. Il a secoué ce que l'espèce mélanienne a de plus abaissé. Les traits de son visage
se sont anoblis, sa taille s'est développée ; il échappe à cette loi des races simples de ne
présenter que des déviations légères d'un type national immobile, et dans la variété des
physionomies nubiennes on retrouve même, d'une manière surprenante, les traces,
honorables en ce cas, de l'origine métisse. Pour la valeur intellectuelle, bien que
médiocre et désormais inféconde, elle présente du moins une réelle supériorité sur celle
de plusieurs tribus de Gallas, oppresseurs du pays, plus véritables noirs et plus
véritables barbares dans toute la portée de l'expression.

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283

Livre deuxième

Chapitre VI
Les Égyptiens n'ont pas été conquérants ;
pourquoi leur civilisation resta stationnaire.

Retour à la table des matières

Il n'y a pas à s'occuper des oasis de l'ouest, et en particulier de l'oasis d'Ammon. La
culture égyptienne y régna seule, et probablement même ne fut-elle jamais possédée
que par les familles sacerdotales groupées autour des sanctuaires. Le reste de la
population ne pratiqua guère que l'obéissance. Ne nous occupons donc plus que de
l'Égypte proprement dite, où cette question, la seule importante, reste à résoudre
presque en entier : la grandeur de la civilisation égyptienne a-t-elle correspondu exactement à la plus ou moins grande concentration du sang de la race blanche dans les
groupes habitants du pays ? En d'autres termes, cette civilisation, sortie d'une
migration hindoue et modifiée par des mélanges chamites et sémites, alla-t-elle toujours
en décroissant à mesure que le fond noir, existant sous les trois éléments vitaux, prit
graduellement le dessus ?
Avant Ménès, premier roi de la première dynastie humaine, l'Égypte était déjà
civilisée et possédait au moins deux villes considérables, Thèbes et This. Le nouveau
monarque réunit sous sa domination plusieurs petits États jusque-là séparés. La langue
avait déjà revêtu son caractère propre. Ainsi l'invasion hindoue et son alliance avec des

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Chamites remontent au delà de cette très antique période, qui en fut le couronnement.
jusque-là point d'histoire. Les souffrances, les dangers et les fatigues du premier
établissement forment, comme chez les Assyriens, l’âge des dieux, l'époque héroïque.
Cette situation n'est pas particulière à l'Égypte : dans tous les États qui
commencent on la retrouve.
Tant que durent les difficiles travaux de l'arrivée, tant que la colonisation demeure
incertaine, que le climat n'est pas encore assaini, ni la nourriture assurée, ni l'aborigène
dompté, que les vainqueurs eux-mêmes, dispersés dans les marais fangeux, sont trop
absorbés par les assauts auxquels chaque individualité doit faire tête, les faits arrivent
sans qu'on les recueille ; on n'a d'autre souci que la préservation, si ce n'est la conquête.
Cette période a une fin. Aussitôt que le labeur porte réellement ses premiers fruits,
que l'homme commence à jouir de cette sécurité relative vers laquelle le portent tous
ses instincts, et qu'un gouvernement régulier, organe du sentiment général, est enfin
assis ; à ce moment, l'histoire commence, et la nation se connaît véritablement ellemême. C'est ce qui s'est passé, sous nos yeux, à plusieurs reprises, dans les deux
Amériques, depuis la découverte du XVe siècle.
La conséquence de cette observation est que les temps véritablement antéhistoriques ont peu de valeur, soit parce qu'ils appartiennent aux races incivilisables, soit
parce qu'ils constituent, pour les sociétés blanches, des époques de gestation où rien
n'est complet ni coordonné, et ne peut confier un ensemble de faits logiques à la
mémoire des siècles.
Dès les premières dynasties égyptiennes, la civilisation marcha si rapidement que
l'écriture hiéroglyphique fut trouvée ; elle ne fut pas perfectionnée du même coup. Rien
n'autorise à supposer que le caractère figuratif ait été immédiatement transformé, de
manière à se simplifier, et, en même temps, à s'idéaliser sous une forme purement
graphique 1.
La bonne critique attache de nos jours, et très justement, une haute idée de
supériorité civilisatrice à la possession d'un moyen de fixer la pensée, et le mérite est
d'autant plus grand que le moyen est moins compliqué. Rien ne dénote chez un peuple
plus de profondeur de réflexion, plus de justesse de déduction, plus de puissance
d'application aux nécessités de la vie, qu'un alphabet réduit à des éléments aussi
simples que possible. À ce titre, les Égyptiens sont loin de pouvoir se réclamer de leur
invention pour occuper une des places d'honneur. Leur découverte, toujours
ténébreuse, toujours laborieuse à mettre en œuvre, les rejette sur les bas degrés de
l'échelle des nations cultivées. Derrière eux, il n'est que les Péruviens nouant leurs
1

Brugsch, Zeitschrift d. deutsch Morgenl. Geselisch., t. III, p. 266 et passim.

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cordelettes teintes, leurs quipos, et les Mexicains peignant leurs dessins énigmatiques.
Au-dessus d'eux se placent les Chinois eux-mêmes ; car, du moins, ces derniers ont
franchement passé du système figuratif à une expression conventionnelle des sons,
opération, sans doute, imparfaite encore, mais qui, pourtant, a permis, à ceux qui s'en
sont contentés, de rallier les éléments de l'écriture sous un nombre de clefs assez
restreint. Du reste, combien cet effort, plus habile que celui des hommes de Thèbes,
est-il encore inférieur aux intelligentes combinaisons des alphabets sémitiques, et même
aux écritures cunéiformes, moins parfaites, sans doute, que celles-ci qui, à leur tour,
doivent céder la palme à la belle réforme de l'alphabet grec, dernier terme du bien en ce
genre, et que le système sanscrit, si beau cependant, n'égale pas ! Et pourquoi ne
l'égale-t-il pas ? C'est uniquement parce que nulle race, autant que les familles
occidentales, n'a été douée, tout à la fois, de cette puissance d'abstraction qui, unie au
vif sentiment de l'utile, est la vraie source de l'alphabet.
Ainsi donc, tout en considérant l'écriture hiéroglyphique comme un titre solide de la
nation égyptienne à prendre place parmi les peuples civilisés, on ne peut méconnaître
que la nature de cette conception, parvenue même à ses perfectionnements derniers, ne
classe ses inventeurs au-dessous des peuples assyriens. Ce n'est pas tout : dans le fait
de cette idée stérilisée, il y a encore quelque chose à remarquer. Si les peuples noirs de
l'Égypte n'avaient été gouvernés, dès avant le temps de Ménès, par des initiateurs
blancs, ce premier pas de la découverte de l'écriture hiéroglyphique n'aurait certainement pas été fait. Mais, d'autre part, si l'inaptitude de l'espèce noire n'avait pas, à son
tour, dominé la tendance naturelle des Arians à tout perfectionner, l'écriture
hiéroglyphique et, après elle, les arts de l'Égypte n'auraient pas été frappés de cette
immobilité, qui n'est pas un des caractères les moins spéciaux de la civilisation du Nil.
Tant que le pays ne fut soumis qu'à des dynasties nationales, tant qu'il fut dirigé,
éclairé par des idées nées sur son sol et issues de sa race, ses arts purent se modifier
dans les parties ; ils ne changèrent jamais dans l'ensemble. Aucune innovation
puissante ne les bouleversa. Plus rudes peut-être sous la 2e et la 3e dynastie, ils
n'obtinrent, sous les 18e et 19e, que l'adoucissement de cette rudesse, et sous la 29e, qui
précéda Cambyse, la décadence ne s'exprime que par la perversion des formes, et non
par l'introduction de principes jusque-là inconnus. Le génie local vieillit et ne changea
pas. Élevé, porté au sublime tant que l'élément blanc exerça la prépondérance,
stationnaire aussi longtemps que cet élément illustre put se maintenir sur le terrain
civilisateur, décroissant toutes les fois que le génie noir prit accidentellement le dessus,
il ne se releva jamais. Les victoires de l'influence néfaste étaient trop constamment
soutenues par le fond mélanien sur lequel reposait l'édifice 1. On a de tous temps été
frappé de cette mystérieuse somnolence. Les Grecs et les Romains s'en étonnèrent
comme nous, et puisqu'il n'est rien qui demeure sans une explication, telle quelle, on
crut bien dire en accusant les prêtres d'avoir produit le mal.
1

Wilkinson, t. I, p. 85 et passim, p. 206; Lepsius, 276.

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Le sacerdoce égyptien fut dominateur, sans nul doute, ami du repos, ennemi des
innovations comme toutes les aristocraties. Mais quoi ! les sociétés chamites, sémites,
hindoues eurent aussi des pontificats vigoureusement organisés et jouissant d'une vaste
influence. D'où vient que, dans ces contrées, la civilisation ait remué, marché, traversé
des phases multiples ; que les arts aient progressé, que l'écriture ait changé de formes et
soit arrivée à sa perfection ? C'est que, simplement, dans ces différents lieux, la
puissance des pontificats, tout immense qu'elle pût être, ne fut rien devant l'action
exercée par les couches successives du sang des blancs, source intarissable de vie et de
puissance. Les hommes des sanctuaires eux-mêmes, pénétrés du besoin d'expansion qui
échauffait leur poitrine, n'étaient pas les derniers à trouver et à créer. C'est rabaisser la
valeur et la force des éternels principes de l'existence sociale que d'y supposer des
obstacles infranchissables dans le fait essentiellement mobile et transitoire des
institutions.
Quand, par ces inventions de la convenance humaine, la civilisation se trouve gênée
dans sa marche, elle, qui les a créées uniquement pour en tirer profit, est parfaitement
armée pour les défaire, et l'on peut hardiment décider que, lorsqu'un régime dure, c'est
qu'il convient à ceux qui le supportent et ne le changent pas. La société égyptienne,
n'ayant reçu dans son sein que bien peu de nouveaux affluents blancs, n'eut pas lieu de
renoncer à ce que, primitivement, elle avait trouvé bon et complet, et qui continua à lui
paraître tel. Les Éthiopiens, les nègres, auteurs des plus anciennes et plus nombreuses
invasions, n'étaient pas gens à transformer l'ordre de l'empire. Après l'avoir pillé, ils
n'avaient que deux alternatives : ou se retirer, ou obéir aux règles établies avant leur
venue. Les rapports mutuels des éléments ethniques de l'Égypte n'ayant été modifiés,
jusqu'à la conquête de Cambyse, que par l'inondation croissante de la race noire, il n'y a
rien d'étonnant à ce que tout mouvement ait commencé par se ralentir, puis se soit
arrêté, et que les arts, l'écriture, l'ensemble entier de la civilisation, se soient, jusqu'au
septième siècle avant J.-C., développés dans un sens unique, sans abandonner aucune
des conventions qui avaient d'abord servi d'étais, et qui finirent, suivant la règle, par
constituer la partie la plus saillante de l'originalité nationale.
On a la preuve que, dès la seconde dynastie, l'influence des vaincus de race noire se
faisait déjà sentir dans les institutions, et, si l'on se représente l'oppression résolue des
maîtres et leur mépris systématique des populations, on ne doutera pas que, pour
obtenir ainsi créance, il fallait que les idées des sujets s'exprimassent par la bouche de
puissants intéressés, d'hommes placés de manière à exercer les prérogatives dominatrices de la race blanche, tout en partageant jusqu'à un certain point les sentiments de la
noire. Ces hommes ne pouvaient être autres que des mulâtres. Le fait dont il s'agit ici
est celui que Jules Africain rapporte dans les termes qui suivent, au règne de Kaïechos,
second roi de la dynastie thinite : « Depuis ce monarque, dit l'abréviateur, on établit en
loi que les bœufs Apis à Memphis, et Mnévis à Héliopolis, et le bouc Mendésien
étaient des dieux. »

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Je regrette de ne pas trouver, sous la plume savante de M. le chevalier Bunsen, la
traduction suffisamment exacte de cette phrase plus pleine de sens qu'il ne lui en
attribue 1. Jules Africain ne dit pas, ainsi qu'on pourrait l'induire des expressions dont
se sert le savant diplomate prussien, que le culte des animaux sacrés fut, pour la
première fois, introduit, mais bien qu'il fût officiellement reconnu, étant déjà ancien.
Quant à ce dernier point, je m'en rapporte aux nègres pour n'avoir pas manqué, dès
l'origine de leur espèce, de calculer la religion sur le pied de l’animalité. Si donc cette
adoration de tous les temps avait besoin d'être consacrée par un décret pour devenir
légale, c'est que, jusque-là, elle n'avait pu rallier les sympathies de la partie dominante
de la société, et comme cette partie dominante était d'origine blanche, il fallut, pour que
se fît une révolution aussi grave contre toutes les notions arianes du vrai, du sage et du
beau, que le sens moral et intellectuel de la nation eût déjà subi une dégradation
fâcheuse. C'était la conséquence des innovations survenues dans la nature du sang. De
blanche, la société active était devenue métisse et, s'abaissant de plus en plus dans le
noir, s'était, chemin faisant, associée à l'idée qu'un bœuf et un bouc méritaient des
autels.
On peut être tenté de reprocher à ceci une sorte de contradiction. Je semble donner
toutes les raisons et rassembler toutes les causes d'une décadence sans miséricorde
dans les mains même du premier roi Ménès et, pourtant, l'Égypte n'a fait que
commencer sous lui de longs siècles d'illustration 2. En y regardant de près, la difficulté
apparente s'évanouit. On a vu déjà, dans les États assyriens, avec quelle lenteur s'opère
la fusion ethnique étendue sur un grand ensemble. C'est un véritable combat entre ses
éléments et, outre cette lutte générale dont l'issue est très facile à préciser, il y a sur
mille points particuliers des luttes partielles où l'influence à laquelle est assurée, par la
raison de quantité, la victoire définitive, n'en subit pas moins des défaites momentanées, d'autant plus multipliées que cette influence se trouve aux prises avec un
compétiteur, en lui-même, bien autrement doué et puissant. De même que sa victoire
sera la fin de tout, de même aussi, tant que la vie, importée par le principe étranger, se
manifeste, la puissance dont l'inertie est le caractère reçoit échecs sur échecs. Tout ce
qu'elle peut, c'est de tracer le cercle d'où son adversaire finit par ne pouvoir sortir, et
qui, se rétrécissant de plus en plus, l'étouffera un jour. Ainsi en advint-il de l'élément
1

2

Voici le texte et la traduction de M. de Bunsen : (Phrase en langue étrangère) Kaiechos... Unter ihm
wurde die gœttliche Verehrung der Stiere, des Apis in Memphis und des Mnævis in Heliopolis, so
wie des mendesischen Bockes eingeführt. (Bunsen, II, p. 103.)
Il ne saurait être inutile de rappeler ici quelle fut la prospérité à laquelle parvinrent les États de la
vallée du Nil. On sait que, dans sa plus grande étendue, cette contrée n'a pas 50 milles allemands de
largeur, et qu'en longueur, depuis la mer Méditerranée jusqu'à Syène, elle en comporte environ 120.
Dans cet espace étroit, Hérodote place 20,000 villes et villages, à l'époque d'Amasis. Diodore en
compte 18,000. La France actuelle, douze fois plus grande, n'en a que 39,000. La population de
Thèbes, au temps d'Homère, peut se calculer à 2,800,000 habitants, et quand je songe à celle que,
dans les époques postérieures, atteignit Syracuse, beaucoup moins riche et moins puissante, je ne
partage nullement la surprise et l'incrédulité de M. de Bohlen. (Das alte Indien, t. I, p. 32 et
passim.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

288

blanc qui dirigeait les destinées de la nation égyptienne, au milieu et contrairement aux
tendances d'une masse trop considérable de principes mélaniens. Aussitôt que ces
principes commencèrent assez notablement à se trouver mêlés à lui, ils imposèrent à
ses découvertes, à ses inventions, une limite qu'il ne put jamais leur faire franchir. Ils
bridaient son génie et ne lui permirent que les œuvres de patience et d'application. Ils
voulurent bien le laisser toujours édifier ces prodigieuses pyramides dont il avait
apporté, du voisinage des monts Oural et Altaï, l'inspiration et le modèle. Ils voulurent
bien encore que les principaux perfectionnements trouvés aux premiers temps de
l'établissement (car, là, tout ce qui était vraiment de génie datait de la plus haute
antiquité) continuassent à être appliqués ; mais, graduellement, le mérite de l'exécution
grandissait aux dépens de la conception, et, au bout d'une période qu'en l'étendant
autant que possible, on ne peut guère agrandir au delà de sept à huit siècles, la
décadence commença. Après Rhamsès III, vers le milieu du treizième siècle avant J.C. 1, ce fut fini de toute la grandeur égyptienne. On ne vécut plus que sur les
indications, chaque jour s'effaçant, des errements anciens 2.
Il est impossible que les plus fervents admirateurs de l'ancienne Égypte n'aient pas
été frappés d'une remarque qui forme un singulier contraste avec l'auréole dont
l'imagination entoure ce pays. Cette remarque ne laisse pas que de jeter une ombre
fâcheuse sur la place qu'il occupe parmi les splendeurs du monde : c'est l'isolement à
peu près entier dans lequel il a vécu vis-à-vis des États civilisés de son temps. Je parle,
bien entendu, de l'ancien empire, et surtout, comme pour les Assyriens, je ne fais pas
descendre au-dessous du septième siècle avant J.-C. le texte de mes considérations
actuelles 3.
À la vérité, le grand nom de Sésostris plane sur toute l'histoire de l'Égypte
primitive, et notre esprit, s'étant accoutumé à enchaîner derrière le char de ce vainqueur
des populations innombrables, se laisse aller aisément à promener avec lui les drapeaux
égyptiens du fond de la Nubie aux colonnes d'Hercule, des colonnes d'Hercule à
l'extrémité sud de l’Arabie, du détroit de Bab-el-Mandeb à la mer Caspienne, et à les
faire rentrer à Memphis, entourés encore des Thraces et de ces fabuleux Pélasges dont
1

2

3

D'après la chronologie de Wilkinson, qui reconnaît ce prince dans le Rhamsès Amoun-Maï des
monuments, roi diospolite de la 19e dynastie, et qui le fait régner en 1235 avant J.-C. (Wilkinson,
t. I, p. 83.) – M. Lepsius reporte ce Rhamsès beaucoup plus haut et le place dans la 20e dynastie, au
15, siècle avant notre ère. (Briefe aus Ægypten, p. 274.)
Sous Osirtasen Ier (1740 av. J.-C., suivant le calcul de Wilkinson), les monuments sont
magnifiques. Les sculptures de Beni-Hassan appartiennent à cette époque, la plus brillante pour les
arts. (Wilkinson, t. I, p. 22.) C'est le commencement du nouvel empire. Il ne s'agit déjà plus des
constructions les plus colossales ; ainsi, bien que l'art soit dans tout son beau, il a déjà dépassé sa
période de croissance. L'Osirtasen Ier de Wilkinson est le même que le Sesortesen de M. le chevalier
Bunsen (t. II, p. 306.)
M. Lepsius remarque que, pendant toute la durée de l'ancien empire, la civilisation fut
essentiellement pacifique ; il ajoute que les Grecs ne soupçonnèrent même jamais l'existence de cette
période de gloire et de puissance antérieure à la domination des Hyksos. (Lepsius, Briefe aus
Ægypten, etc.) Le nouvel empire, dont l'établissement fut déterminé par l'expulsion des Hyksos,
commença 1700 ans avant notre ère, et Amosis en fut le premier roi. (Lepsius, p. 272.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

289

le héros égyptien est censé avoir dompté les patries. C'est un spectacle grandiose, mais
la réalité en soulève des objections.
Pour commencer, la personnalité du conquérant n'est pas elle-même bien claire. On
ne s'est jamais accordé ni sur l'âge qui l'a vu fleurir, ni même sur son nom véritable. Il a
vécu longtemps avant Minos, dit un auteur grec ; tandis qu'un autre le repousse
impitoyablement jusque dans les nuages des époques mythologiques. Celui-ci l'appelle
Sésostris ; celui-là Sesoosis ; un dernier veut le reconnaître dans un Rhamsès, mais dans
lequel ? Les chronologistes modernes, héritiers embarrassés de toutes ces contradictions, se divisent, à leur tour, pour faire de ce personnage mystérieux un Osirtasen ou
un Sésortesen, ou encore un Rhamsès II ou un Rhamsès III. Un des arguments les plus
solides au moyen desquels on pensait pouvoir appuyer l'opinion favorite touchant
l'étendue des conquêtes de ce mystérieux personnage, c'était l'existence de stèles
victorieuses dressées par lui sur plusieurs points de ses marches. On en a, en effet,
trouvé, qui doivent être attribuées à des souverains du Nil, et dans la Nubie près de
Wadi Halfah, et dans la presqu'île du Sinaï1 . Mais un autre monument, d'autant plus
célèbre qu'Hérodote le mentionne, monument existant encore près de Beyrouth, a été
positivement reconnu, de nos jours, pour le gage de victoire d'un triomphateur
assyrien 2. D'ailleurs, rien d'égyptien ne s'est jamais rencontré au-dessus de la
Palestine.
Avec toute la réserve que je dois apporter à me présenter dans ce débat, j'avoue que
des différentes façons dont on a voulu prouver les conquêtes des Pharaons en Asie,
aucune ne m'a jamais semblé satisfaisante 3. Elles reposent sur des allégations trop
vagues ; elles font courir trop loin les vainqueurs et leur livrent trop de terres pour ne
pas éveiller la méfiance 4.
1

2

3

4

Bunsen, t. II p. 307; Lepsius, p. 336 et passim ; Movers, das Phœniz. Alterth., t. II, l re partie, p.
301.
Movers, t. II, 1 re partie, p. 281. Cet historien attribue la stèle en question à Memnon, et la fait
contemporaine de la guerre de Troie.
M. de Bunsen porte un jugement bien vrai et bien concluant sur les prétendues expansions de la
puissance égyptienne du côté de l'Asie. Voici en quels termes il s'exprime : « Il nous « paraît
hasardé de déclarer asiatiques les noms des peuples indiqués sur ces monuments (le tombeau de
Neropt à Beni-Hassan) comme septentrionaux, toutes les fois que des « contrées connues, telles que
le Chanana et le Naharaïm (Chanaan et la Mésopotamie) ne « sont pas indiquées, et de prétendre
chercher parmi ces noms de nouvelles listes de « nations, dans l'Iran et le Touran. Est-ce donc le
sud que la Libye septentrionale, la « Cyrénaique, la Syrtique, la Numidie, la Gétulie, en un mot,
toute la côte nord de « l'Afrique ? Est-ce même un pays de nègres (nahao) ? Ou bien les Égyptiens
n'avaient-ils « à penser qu'aux pays septentrionaux de l'Asie, à la Palestine, à la Syrie, où ils ne
« pouvaient exécuter que des courses ? En revanche, ils se seraient tenus isolés de tout « contact
avec les pays du nord de l'Afrique ! » (Ægypten's Stelle in der Welt-Geschichte, t. II, p. 311.)
Deux causes me paraissent surtout induire les égyptologues à céder à leur enthousiaste admiration
pour le peuple illustre dont ils étudient l'histoire et dont un penchant bien naturel les porte à
exagérer les mérites. L'une, c'est l'expression peuples septentrionaux, inscrite dans les hiéroglyphes
commémoratifs des expéditions guerrières et qui reporte aisément la pensée vers le nord-est ; l'autre,
c'est la rencontre de certaines appellations ethniques ou géographiques que l'on trouve moyen de
rapprocher des noms de plusieurs peuples asiatiques connus. Il est tout simple, sans doute, que
lorsque les monuments parlent du Kanana, du Lemanon et d'Ascalon, on reconnaisse des contrées

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

290

Puis elles se heurtent contre une très grave difficulté : l'ignorance complète où l'on
trouve les prétendus vaincus de leur malheur. Je ne vois, à l'exception de quelques
petits États de Syrie, pas un moment dans l'histoire unie, suivie, compacte des nations
assyriennes jusqu'au VIIe siècle, où l'on puisse introduire d'autres conquérants que les
différentes couches de Sémites et quelques Arians, et quant à reporter bien haut la
douteuse omnipotence d'un nébuleux Sésostris, la tâche n'en devient que plus
scabreuse. À ces époques indéterminées, témoins, il est vrai, de la plus belle efflorescence de Thèbes et de Memphis, les principaux efforts du pays se portaient vers le
sud 1, vers l'Afrique intérieure, un peu vers l'est, tandis que le Delta servait de passage
à des peuples de races diverses longeant les plages de l'Afrique septentrionale.
Outre les expéditions dans la Nubie et les contrées sinaïtiques, il faut tenir compte
également des immenses travaux de canalisation et de défrichement, tels que le
dessèchement du Fayoum, la mise en rapport de ce bassin, et les vastes constructions
dont les différents groupes de pyramides sont les dispendieux résultats. Toutes ces
œuvres pacifiques des premières dynasties n'indiquent pas un peuple qui ait eu ni
beaucoup de goût ni beaucoup de loisir pour des expéditions lointaines, que rien, pas
même la raison de voisinage, ne rendait attrayantes, encore bien moins nécessaires 2.

1

2

du littoral de Syrie. (Wilkinson, t. I, p. 386.) Mais lorsque, dans les Kheta, on veut reconnaître les
Gètes, c'est absolument comme si dans les Gallas d'Abyssinie on prétendait retrouver des Gallas
celtiques, et d'autant plus que les Gètes ou (en grec) des Grecs étaient des peuples barbares, tandis
que les Kheta sont représentés, sur les monuments égyptiens, comme une nation très civilisée. Les
peintures de Médinet-Abou nous les montrent vêtus de longues robes de couleurs brillantes tombant
jusqu'à la cheville, avec la barbe épaisse et les yeux droits. Ce ne sont donc pas, dans tous les cas,
des hommes de race jaune. Ils combattent en fort belle ordonnance, les soldats armés d'épées au
premier rang, les piquiers au second. Le Memnonium de Thèbes représente aussi leurs forteresses
entourées d'un double fossé. (Wilkinson, t. I, 384.) Aussi, bien que le nom de Kheta on Sheta ait
un certain rapport de son avec celui de Gêtes, il n'y a pas là de quoi justifier une identification de
nations qui certainement étaient fort dissemblables. Même chose des Tokhari. Les peintures
égyptiennes leur attribuent un profil régulier, un nez légèrement aquilin, une coiffure un peu
semblable à la mitre persane. On les voit cheminer dans des espèces de charrettes avec leurs femmes
et leurs enfants. C'en est assez pour que M. Wilkinson les confonde avec les Tokhari connus des
Grecs, les Tokkhara du Mahabharata, habitants de la Sogdiane et de la Bactriane, sur le Iaxarte
supérieur et le Zariaspe. M. Lassen partage cette opinion (Indisch. Alterth., t. I, p. 852). M. le
lieutenant-colonel Rawlinson me paraît mieux inspiré lorsque, trouvant sur un cylindre assyrien la
mention d'une expédition de Sennachérib contre les Tokhari qui habitent la vallée de Salbura, il se
refuse à conduire les troupes de son héros chaldéen jusque vers l'Oxus, et se borne à chercher ces
fameux Tokhari dans le sud de l'Asie Mineure (Report of the R. A. S., p. XXXVIII). Je crois que la
véritable histoire ne saurait que gagner à se tenir fort en garde contre des extensions indéfinies de
prétendues conquêtes qui ne se justifient que d'après des preuves aussi fragiles que des
ressemblances de noms et quelques vagues ressemblances physiologiques.
Les premières conquêtes en Éthiopie remontent, suivant M. Lepsius, à l'ancien empire, et eurent
pour auteur Sesortesen III, roi de la 12e dynastie, qui fonda les remparts de Semleh et devint, plus
tard, divinité topique. (Briefe aus Ægypten, p. 259.) – M. Bunsen envoie Sesortesen II non
seulement dans la presqu'île du Sinaï, mais sur toute la côte septentrionale de l'Afrique jusque vis-àvis l'Espagne ; il le ramène ensuite en Asie et en Europe jusqu'à la Thrace. C'est beaucoup.
(Bunsen, ouvrage cité, t. II, p. 306 et passim.)
Bunsen, t. II, p, 214 et passim.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

291

Cependant, faisons céder un moment toutes ces objections si fortes. Réduisons-les
au silence, et adoptons Sésostris, et ses conquêtes pour ce qu'on nous les donne. Il
restera incontesté que ces invasions ont été tout à fait temporaires, n'en déplaise à la
fondation vaguement indiquée de cités soi-disant nombreuses, et tout à fait inconnues
dans l'Asie Mineure, et à la colonisation de la Colchide, occupée par des peuples noirs,
des Éthiopiens, disaient les Grecs, c'est-à-dire des hommes qui, de même que
l'Éthiopien Memnon, peuvent fort bien n'avoir été que des Assyriens.
Tous les récits qui font des monarques de Memphis autant d'incarnations antérieures de Tamerlan, outre qu'ils sont contraires à l'humeur pacifique et à la molle
langueur des adorateurs de Phtah, à leur goût pour les occupations rurales, à leur
religiosité casanière, se montrent trop incohérents pour ne pas reposer sur des
confusions infinies d'idées, de dates, de faits et de peuples 1. Jusqu'au dix-septième
siècle avant J.-C. l'influence égyptienne, et toujours l'Afrique exceptée, n'avait que très
peu d'action ; elle exerçait un faible prestige, elle était à peine connue 2. Des travaux de
défense du genre de ceux que les rois avaient fait construire sur les frontières orientales
pour fermer le passage aux sables et surtout aux étrangers 3, sont toujours l'œuvre d'un
peuple qui, en se garantissant des invasions, limite lui-même son terrain. Les Égyptiens
étaient donc volontairement séparés des nations orientales. Sans que tous rapports
guerriers ou pacifiques fussent détruits, il n'en résultait pas un échange durable des
idées, et par conséquent la civilisation resta confinée au sol qui l'avait vue naître, et ne
porta point ses merveilles à l'est ni au nord, ni même dans l'ouest africain 4.
Quelle différence avec la culture assyrienne ! Celle-ci embrassa dans son vol
immense un si vaste tour de pays, qu'il dépasse l'essor où purent s'emporter, dans des
temps postérieurs, la Grèce d'abord, Rome ensuite. Elle domina l'Asie moyenne,
1
2

3
4

Movers, das Phœn. Alterth., t. II, 1re partie, p. 298.
La Phénicie en tenait seule quelque compte ; les petites nations hébraïques ou chananéennes
montraient une prédilection presque absolue pour les idées assyriennes. Je l'ai expliqué plus haut du
reste : ces petits États-frontières étaient soumis à beaucoup de ménagements, en même temps qu'à
beaucoup de séductions, et il n'y a rien d'extraordinaire à ce que, dans le voisinage immédiat de
l'Égypte, il se trouve quelques traces de l'influence de ce pays. En tout cas, on aurait tort de trop
facilement en accepter l'idée. Plus d'une coutume supposée égyptienne est tout aussi facile à
revendiquer pour d'autres origines. La forme des chars est identique à Memphis et à Khorsabad
(Wilkinson, t. I, p. 346 ; Botta, Monuments de Ninive) ; la construction des places de guerre se
ressemblait extrêmement (loc. cit.), etc., etc.
Bunsen, t. II, p. 320.
Au VIIIe siècle avant J.-C., les Égyptiens n'avaient pas même de marine, bien qu'à cette époque ils
eussent englobé le Delta dans leur empire. Les peuples chananéens, sémites ou grecs étaient les
seuls navigateurs qui auraient pu animer le commerce de leur pays ; ils attachaient une importance si
secondaire à cet avantage, que, pour se défendre des insultes des pirates, ils n'avaient pas hésité à
fermer l'entrée du Nil par des barrages qui la rendaient impraticable à tous les navires. (Movers, das
Phœnizich Alterth., t. II, 1 re partie, p. 370.) – En somme, les guerres des Égyptiens du côté de
l'Asie ont toujours eu un caractère plutôt défensif qu'agressif, et l'influence même que les Pharaons
s'efforçaient de gagner dans les cités phéniciennes avait plutôt pour but de neutraliser l'action des
gouvernements assyriens que de poursuivre des résultats positifs. (Movers, ibid, p. 298, 299, 415 et
passim.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

292

découvrit l'Afrique, découvrit l'Europe, sema profondément dans tous ces lieux ses
mérites et ses vices, s'implanta partout, de la manière la plus durable, et, vis-à-vis
d'elle, le perfectionnement égyptien, demeuré à peu près local, se trouva dans une
situation semblable à ce que la Chine a été depuis pour le reste du monde.
Bien simple est la raison de ce phénomène, si on veut la chercher dans les causes
ethniques. De la civilisation assyrienne, produit des Chamites blancs mêlés aux
peuples noirs, puis de différentes branches des Sémites ajoutées au tout, il résulta la
naissance de masses épaisses qui, se poussant et se pénétrant de mille manières,
allèrent porter en cent endroits divers, entre le golfe Persique et le détroit de Gibraltar,
les nations composites nées de leur fécondation incessante. Au contraire, la civilisation
égyptienne ne put jamais se rajeunir dans son élément créateur qui fut toujours sur la
défensive et toujours perdit du terrain. Issue d'un rameau d'Arians-Hindous mêlé à des
races noires et à quelque peu de Chamites et de Sémites, elle revêtit un caractère
particulier qui, dès ses premiers temps, était parfaitement fixé et se développa
longtemps dans un sens propre avant d'être attaqué par des éléments étrangers. Elle
était mûre déjà lorsque des invasions ou introductions de Sémites vinrent se superposer à elle 1. Ces courants auraient pu la transformer, s'ils avaient été considérables.
Ils restèrent faibles, et l'organisation des castes, tout imparfaite qu'elle était, suffit
longtemps à les neutraliser.
Tandis qu'en Assyrie les émigrants du nord pénétraient et se montraient rois,
prêtres, nobles, tout, ils rencontraient sur le sol de l'Égypte une législation jalouse qui
commençait par leur fermer l'entrée du territoire à titre d'êtres impurs, et lorsque,
malgré cette défense, maintenue jusqu'au temps de Psammatik (664 av. J.-C.), les
intrus parvenaient à se glisser à côté des maîtres du pays, décastés et haïs, ce n'était
que lentement qu'ils se fondaient dans cette société rébarbative. Ils y réussissaient
cependant, je le crois ; mais pour quel résultat ? Pour imiter l’œuvre du sang hellénique
en Phénicie. Comme lui, ils contribuaient, unis à l'action noire, à hâter la dissolution
d'une race que, plus nombreux et arrivés plus tôt, ils auraient fait vivre et se régénérer.
Si, dès les premières années où régna Ménès, au mélange arian, chamite et noir, une
forte dose de sang sémitique avait pu s'ajouter, l'Égypte aurait été profondément
révolutionnée et agitée. Elle ne serait pas restée isolée dans le monde, et elle se serait
trouvée en communication directe et intime avec les États assyriens.

1

J'entends parler ici des Hyksos qui renversèrent l'ancien empire.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

293

Pour en faire juger, il suffit de décomposer les deux groupes de nations :
ASSYRIENS
ÉLÉMENT NOIR FONDAMENTAL

ÉGYPTIENS
ÉLÉMENT NOIR FONDAMENTAL

Chamites, en quantité suffisamment
grande pour être fécondante.

Arians, dominants sur l'élément
chamite.

Sémites, de plusieurs couches,
singulièrement fécondants.

Chamites, en quantité fécondante.

Noirs, toujours dissolvants.

Noirs, nombreux et dissolvants.

Grecs, en quantité dissolvante.

Sémites, en quantité dissolvante.

On peut tirer encore une autre vérité de ce tableau : c'est que, le sang chamite
tendant à s'épuiser chez les deux peuples, les ressemblances également tendaient à
disparaître avec cet élément qui, seul, les avait fondées et aurait été en état de les
maintenir, puisque l'action sémitique s'exerçait dans les deux sociétés en sens inverse.
En Égypte, elle ne pénétrait qu'en quantité dissolvante ; en Assyrie, elle se répandait
avec profusion, débordait de là sur l'Afrique, l'Europe, et devenait, entre mille nations,
le lien d'une alliance dont la terre des Pharaons allait être exclue, réduite qu'elle se
voyait à sa fusion noire et ariane ; les vertus s'en épuisaient chaque jour, sans que rien
vînt les relever. L’Égypte ne fut admirable que dans la plus haute antiquité. Alors, c'est
vraiment le sol des miracles. Mais quoi ! ses qualités et ses forces sont concentrées sur
un point trop étroit. Les rangs de sa population initiatrice ne peuvent se recruter nulle
part. La décadence commence de bonne heure, et rien ne l'arrête plus, tandis que la
civilisation assyrienne vivra bien longtemps, subira bien des transformations, et, plus
immorale, plus tourmentée que sa contemporaine, aura joué un bien plus important
personnage.
C'est ce dont on sera convaincu lorsque, après avoir considéré la situation de
l'Égypte au VIIe siècle, situation déjà bien humble et désespérée, on la verra réduite à
un tel degré d'impuissance, que, sur son propre domaine, dans ses propres affaires, elle
ne jouera plus de rôle, laissera le pouvoir et l'influence aux mains des conquérants et
des colons étrangers, et en arrivera à ce point d'être si oubliée, que le nom d'Égyptien
indiquera bien moins un des descendants de la race antique qu'un fils des nouveaux
habitants sémites, grecs ou romains. Cette nouveauté le cédera encore en singularité à
celle-ci : l'Égypte, ce ne sera plus, comme autrefois, la haute partie du pays, le
voisinage des Pyramides, la terre classique, Memphis, Thèbes : ce sera plutôt

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Alexandrie, ce rivage abandonné, dans l'époque de gloire, au trajet des invasions
sémitiques. Ainsi Ninive, victorieuse de sa rivale, aura à la fois dépouillé du nom
national et les hommes et le sol. Malgré le mur d’Héliopolis, la terre de Misr sera
devenue la proie inerte des sables et des Sémites, parce qu'aucun élément arian nouveau
n'aura sauvé sa population du malheur de s'engloutir dans la prépondérance enfin
décidée de ses principes mélaniens.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

295

Livre deuxième

Chapitre VII
Rapport ethnique entre les nations assyriennes et
l'Égypte. Les arts et la poésie lyrique sont produits
par le mélange des blancs avec les peuples noirs.

Retour à la table des matières

Toute la civilisation primordiale du monde se résume, pour les Occidentaux, dans
ces deux noms illustres : Ninive et Memphis. Tyr et Carthage, Axoum et les cités des
Himyarites ne sont que des colonies intellectuelles de ces deux points royaux. En
essayant de caractériser les civilisations qu'ils représentent, j'ai touché quelques-uns de
leurs points de contact. Mais j'ai réservé jusqu'ici l'étude des principaux rapports
communs, et au moment où leur déclin va commencer, avec des fortunes diverses, où le
rôle de l'un va cesser, le rôle de l'autre s'agrandir encore dans des mains étrangères, en
changeant de nom, de forme et de portée ; en ce moment, où je vais me voir forcé, dans
un sujet très grave, d'imiter la méthode des poètes chevaleresques, de passer des bords
de l'Euphrate et du Nil aux montagnes de la Médie et de la Perse, et de m'enfoncer dans
les steppes de la haute Asie, pour y quérir les nouveaux peuples qui vont transfigurer
le monde politique et les civilisations, je ne puis tarder davantage à préciser et à définir
les causes de la ressemblance générale de l'Égypte et de l'Assyrie,
Les groupes blancs qui avaient créé la civilisation dans l'une et dans l'autre
n'appartenaient pas à une même variété de l'espèce, sans quoi il serait impossible

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

296

d'expliquer leurs différences profondes. En dehors de l'esprit civilisateur qu'ils possédaient également, des traits particuliers les marquaient, et imprimèrent comme un
cachet de propriété sur leurs créations respectives. Les fonds, étant également noirs, ne
pouvaient amener de dissemblances ; et quand bien même on voudrait trouver des
diversités entre leurs populations mélaniennes, en ne découvrant que des noirs à
cheveux plats dans les pays assyriens, des nègres à chevelure crépue en Égypte, outre
que rien n'autorise cette supposition, rien n'a jamais indiqué non plus qu'entre les
rameaux de la race noire les différences ethniques impliquent une plus ou moins grande
dose d'aptitude civilisatrice. Loin de là partout où l'on étudie les effets des mélanges,
on s'aperçoit qu'un fond noir, malgré les variétés qu'il peut présenter, crée les similitudes entre les sociétés en ne leur fournissant que ces aptitudes négatives bien
évidemment étrangères aux facultés de l'espèce blanche. Force est donc d'admettre,
devant la nullité civilisatrice des noirs, que la source des différences réside dans la race
blanche ; que, par conséquent, il y a entre les blancs des variétés ; et si nous en
envisageons maintenant le premier exemple dans l'Assyrie et en Égypte, à voir l'esprit
plus régularisateur, plus doux, plus pacifique, plus positif surtout, du faible rameau
arian établi dans la vallée du Nil, nous sommes enclins à donner à l'ensemble de la
famille une véritable supériorité sur les branches de Cham et de Sem. Plus l'histoire
déroulera ses pages, plus nous serons confirmés dans cette première impression.
Revenant aux peuples noirs, je me demande quelles sont les marques de leur nature,
les marques semblables qu'ils ont portées dans les deux civilisations d'Assyrie et
d'Égypte. La réponse est évidente. Elle ressort de faits qui prennent la conviction par
les yeux.
Nul doute que ce ne soit ce goût frappant des choses de l'imagination, cette passion
véhémente de tout ce qui pouvait mettre en jeu les partie de l'intelligence les plus
faciles à enflammer, cette dévotion à tout ce qui tombe sous les sens, et, finalement, ce
dévouement à un matérialisme qui, pour être orné, paré, ennobli, n'en était que plus
entier. Voilà ce qui unit les deux civilisations primordiales de l'Occident. L'on
rencontre, dans l'une comme dans l'autre, les conséquences d'une pareille entente. Chez
toutes deux, les grands monuments, chez toutes deux, les arts de la représentation de
l'homme et des animaux, la peinture, la sculpture prodiguées dans les temples et les
palais, et évidemment chéries par les populations. On y remarque encore l'amour égal
des ajustements magnifiques, des harems somptueux, les femmes confiées aux
eunuques, la passion du repos, le croissant dégoût de la guerre et de ses travaux, et
enfin les mêmes doctrines de gouvernement : un despotisme tantôt hiératique, tantôt
royal, tantôt nobiliaire, toujours sans limites, l'orgueil délirant dans les hautes classes,
l'abjection effrénée dans les basses. Les arts et la poésie devaient être et furent, en
effet, l'expression la plus apparente, la plus réelle, la plus constante de ces époques et
de ces lieux.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

297

Dans la poésie règne l'abandon complet de l'âme aux influences extérieures. J'en
veux, pour preuve, ramassée ou hasard, cette espèce de lamentation phénicienne à la
mémoire de Southoul, fille de Kabirchis, gravée à Eryx sur son tombeau :
« Les montagnes d'Eryx gémissent. C'est partout le son des cithares et les « chants,
et la plainte des harpes dans l'assemblée de la maison de Mécamosch.
« Son peuple a-t-il encore sa pareille ? Sa magnificence était comme un « torrent de
feu.
« Plus que la neige brillait l'éclat de son regard... Ta poitrine voilée était comme « le
cœur de la neige.
« Telle qu'une fleur fanée, notre âme est flétrie par ta perte ; elle est brisée par « le
gémissement des chants funéraires.
« Sur notre poitrine coulent nos larmes 1. »
Voilà le style lapidaire des Sémites.
Tout dans cette poésie est brûlant, tout vise à emporter les sens, tout est extérieur.
De telles strophes n'ont pas pour but d'éveiller l'esprit et de le transporter dans un
monde idéal. Si, en les écoutant, on ne pleure, si l'on ne crie, si l'on ne déchire ses
habits, si l'on ne couvre son visage de cendres, elles ont manqué leur but. C'est là le
souffle qui a passé depuis dans la poésie arabe, lyrisme sans bornes, espèce d'intoxication qui touche à la folie et nage quelquefois dans le sublime.
Lorsqu'il s'agit de peindre dans un style de feu, avec des expressions d'une énergie
furieuse et vagabonde, des sensations effrénées, les fils de Cham et ceux de Sem ont su
trouver des rapprochements d’images, des violences d'expression qui, dans leurs
incohérences, en quelque sorte volcaniques, laissent de bien loin derrière elles tout ce
qu'a pu suggérer aux chanteurs des autres nations l'enthousiasme ou le désespoir.
La poésie des Pharaons a laissé moins de traces que celle des Assyriens, dont tous
les éléments nécessaires se retrouvent soit dans la Bible, soit dans les compilations
arabes du Kitab-Alaghani, du Hamasa et des Moallakats. Mais Plutarque nous parle
des chansons des Égyptiens, et il semblerait que le naturel assez régulier de la nation ait
inspiré à ses poètes des accents sinon plus raisonnables, du moins un peu plus tièdes.
Au reste, pour l'Égypte comme pour l’Assyrie, la poésie n'avait que deux formes ou
lyrique, ou didactique, froidement et faiblement historique, et, dans ce dernier cas, ne
poursuivant d'autre but que d'enfermer des faits dans une forme cadencée et commode
pour la mémoire. Ni en Égypte, ni en Assyrie, on ne trouve ces beaux et grands
1

Blau, Zeitschrift der deutsch. Morgenl. Geselisch, t. III, p. 448.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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poèmes qui ont besoin pour se produire de facultés bien supérieures à celles d'où peut
jaillir l'effusion lyrique. Nous verrons que la poésie épique est le privilège de la famille
ariane ; encore n'a-t elle tout son feu, tout son éclat, que chez les nations de cette
branche qui ont été atteintes par le mélange mélanien.
À côté de cette littérature si libérale pour la sensation, et si stérile pour la réflexion,
se placent la peinture et la sculpture. Ce serait une faute que d'en parler en les
séparant ; car si la sculpture était assez perfectionnée pour qu'on pût l'étudier et
l'admirer à part, il n'en était pas de même de sa sœur, simple annexe de la figuration en
relief, et qui, dénuée du clair-obscur comme de la perspective, et ne procédant que par
teintes plates, se rencontre quelquefois isolée dans les hypogées, mais ne sert alors qu'à
l'ornementation, ou bien laisse regretter l'absence de la sculpture qu'elle devrait
recouvrir. Une peinture plate ne peut valoir que pour une abréviation.
D'ailleurs, comme il est fort douteux que la sculpture se soit jamais passée du
complément des couleurs, et que les artistes assyriens ou égyptiens aient consenti à
présenter aux regards exigeants de leurs spectateurs matérialistes des œuvres habillées
uniquement des teintes de la pierre, du marbre, du porphyre ou du basalte ; Séparer les
deux arts ou élever la peinture à un rang d'égalité avec la sculpture, c'est se méprendre
sur l'esprit de ces antiquités. Il faut, à Ninive et à Thèbes, ne se figurer les statues, les
hauts, les bas et les demi-reliefs, que dorés et peints des plus riches couleurs.
Avec quelle exubérance la sensualité assyrienne et égyptienne s'empressait de se
ruer vers toutes les manifestations séduisantes de la matière ! À ces imaginations
surexcitées et voulant toujours l'être davantage, l'art devait arriver non par la réflexion,
mais par les yeux, et lorsqu'il avait touché juste, il en était récompensé par de
prodigieux enthousiasmes et une domination presque incroyable. Les voyageurs qui
parcourent aujourd'hui l'Orient remarquent, avec surprise, l'impression profonde, et
quelque peu folle, produite sur les populations par les représentations figurées, et il
n'est pas un penseur qui ne reconnaisse, avec la Bible et le Coran, l'utilité spiritualiste
de la prohibition jetée sur l'imitation des formes humaines chez des peuples si
singulièrement enclins à outrepasser les bornes d'une légitime admiration, et à faire des
arts du dessin la plus puissante des machines démoralisatrices.
De telles dispositions excessives sont, tout à la fois, favorables et contraires aux
arts. Elles sont favorables, parce que, sans la sympathie et l'excitation des masses, il
n'y a pas de création possible. Elles nuisent, elles empoisonnent, elles tuent l'inspiration, parce que, l'égarant dans une ivresse trop violente, elles l'écartent de la recherche
de la beauté, abstraction qui doit se poursuivre en dehors et au-dessus du gigantesque
des formes et de la magie des couleurs.
L'histoire de l'art a beaucoup à apprendre encore, et on pourrait dire qu'à chacune
de ses conquêtes elle aperçoit de nouvelles lacunes. Toutefois, depuis Winckelmann,

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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elle a fait des découvertes qui ont changé ses doctrines à plusieurs reprises. Elle a
renoncé à attribuer à l'Égypte les origines de la perfection grecque. Mieux renseignée,
elle les cherche désormais dans la libre allure des productions assyriennes. La comparaison des statues éginétiques avec les bas-reliefs de Khorsabad ne peut manquer de
faire naître entre ces deux manifestations de l'art l'idée d'une très étroite parenté.
Rien de plus glorieux pour la civilisation de Ninive que de s'être avancée si loin sur
la route qui devait aboutir à Phidias. Cependant ce n'était pas à ce résultat que tendait
l'art assyrien. Ce qu'il voulait, c'était la splendeur, le grandiose, le gigantesque, le
sublime, et non pas le beau. Je m'arrête devant ces sculptures de Khorsabad, et qu'y
vois-je ? Bien certainement la production d'un ciseau habile et libre. La part faite à la
convention est relativement petite, si l'on compare ces grandes œuvres à ce qui se voit
dans le temple-palais de Karnak et sur les murailles du Memnonium. Toutefois, les
attitudes sont forcées, les muscles saillants, leur exagération systématique. L'idée de la
force oppressive ressort de tous ces membres fabuleusement vigoureux, orgueilleusement tendus. Dans le buste, dans les jambes, dans les bras, le désir qui animait l'artiste,
de peindre le mouvement et la vie, est poussé au delà de toutes mesures. Mais la tête ?
la tête, que dit-elle ? que dit le visage, ce champ de la beauté, de la conception idéale, de
l'élévation de la pensée, de la divinisation de l'esprit ? La tête, le visage, sont nuls, sont
glacés. Aucune expression ne se peint sur ces traits impassibles. Comme les combattants du temple de Minerve, ils ne disent rien ; les corps luttent, mais les visages ne
souffrent ni ne triomphent. C'est que là il n'était pas question de l'âme, il ne s'agissait
que du corps. C'était le fait et non la pensée qu'on recherchait ; et la preuve que ce fut
bien l'unique cause de l'éternel temps d'arrêt où mourut l'art assyrien, c'est que, pour
tout ce qui n'est pas intellectuel, pour tout ce qui s'adresse uniquement à la sensation,
la perfection a été atteinte. Lorsque l'on examine les détails d'ornementation de
Khorsabad, ces grecques élégantes, ces briques émaillées de fleurs et d'arabesques
délicieuses, on convient bien vite avec soi-même que le génie hellénique n'a eu là qu'à
copier, et n'a rien trouvé à ajouter è la perfection de ce goût, non plus qu'à la fraîcheur
gracieuse et correcte de ces inventions.
Comme l'idéalisation morale est nulle dans l'art assyrien, celui-ci ne pouvait, malgré
ses grandes qualités, éviter mille énormités monstrueuses qui l'accompagnèrent sans
cesse et qui furent son tombeau. C'est ainsi que les Kabires et les Telchines sémites
fabriquèrent, pour l'édification de la Grèce, leur demi-compatriote, ces idoles mécaniques, remuant les bras et les jambes, imitées depuis par Dédale, et bientôt méprisées
par le sens droit d'une nation trop mâle pour se plaire à de telles futilités. Quant aux
populations féminines de Cham et de Sem, je suis bien persuadé qu'elles ne s'en
lassèrent jamais ; l'absurde ne pouvait exister pour elles dans des tendances à imiter,
d'aussi près que possible, ce que la nature présente de matériellement vrai.
Qu'on pense au Baal de Malte avec sa perruque et sa barbe blondes, rougeâtres ou
dorées ; que l'on se rappelle ces pierres informes, habillées de vêtements splendides et

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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saluées du nom de divinités dans les temples de Syrie, et que de là on passe à la laideur
systématique et repoussante des poupées hiératiques de l'Armeria de Turin, il n'y a
rien, dans toutes ces aberrations, que de très conforme aux penchants de la race chamite
et de son alliée. Elles voulaient, l'une et l'autre, du frappant, du terrible, et, à défaut de
gigantesque, elles se jetaient dans l'effroyable et frottaient leurs sensations même au
dégoûtant. C'était une annexe naturelle du culte rendu aux animaux.
Ces considérations s'appliquent également à l'Égypte, avec cette seule différence
que, dans cette société plus méthodique, le vilain et le difforme ne se développèrent
pas avec la même abondance de liberté sauvage où s'abandonnaient Ninive et Carthage.
Ces tendances revêtirent les formes immobiles de la nationalité qui les introduisait, du
reste, bien volontiers, dans son panthéon.
Ainsi, les civilisations de l'Euphrate et du Nil sont également caractérisées par la
prédominance victorieuse de l'imagination sur la raison, et de la sensualité sur le
spiritualisme. La poésie lyrique et le style des arts du dessin furent les expressions
intellectuelles de cette situation. Si l'on remarque, en outre, que jamais la puissance des
arts ne fut plus grande, puisqu'elle atteignit et dépassa les bornes que partout ailleurs le
sens commun réussit à lui imposer et que, dans ces dangereuses divagations, elle
envahit de beaucoup sur le domaine théologique, moral, politique et social, on se
demandera quelle fut la cause, l'origine première de cette loi exorbitante des sociétés
primitives.
Le problème est, je crois, résolu déjà pour le lecteur. Il est bon, cependant, de
regarder si, dans d'autres lieux et dans d'autres temps, rien de semblable ne s'est
représenté. L'Inde mise à part, et encore l'Inde d'une époque postérieure à sa véritable
civilisation ariane, non, rien de semblable n'a jamais existé. Jamais l'imagination
humaine ne s'est ainsi trouvée libre de tout frein et n'a éprouvé, avec tant de soif et tant
de faim de la matière, de si indomptables penchants à la dépravation ; le fait est donc,
sans contestation, particulier à l'Assyrie et à l’Égypte. Ceci fixé, considérons encore,
avant de conclure, une autre face de la question.
Si l'on admet, avec les Grecs et les juges les plus compétents en cette matière, que
l'exaltation et l'enthousiasme sont la vie du génie des arts, que ce génie, même lorsqu'il
est complet, confine à la folie, ce ne sera dans aucun sentiment organisateur et sage de
notre nature que nous irons en chercher la cause créatrice, mais bien au fond des
soulèvements des sens, dans ces ambitieuses poussées qui les portent à marier l'esprit
et les apparences, afin d'en tirer quelque chose qui plaise mieux que la réalité. Or, nous
avons vu que, pour les deux civilisations primitives, ce qui organisa, disciplina, inventa
des lois, gouverna à l'aide de ces lois, en un mot, fit œuvre de raison, ce fut l'élément
blanc, chamite, arian et sémite. Dès lors se présente cette conclusion toute rigoureuse,
que la source d’où les arts ont jailli est étrangère aux instincts civilisateurs. Elle est
cachée dans le sang des noirs. Cette universelle puissance de l'imagination, que nous

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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voyons envelopper et pénétrer les civilisations primordiales, n'a pas d'autre cause que
l'influence toujours croissante du principe mélanien.
Si cette assertion est fondée, voici ce qui doit arriver : la puissance des arts sur les
masses se trouvera toujours être en raison directe de la quantité de sang noir que cellesci pourront contenir. L'exubérance de l'imagination sera d'autant plus forte que
l'élément mélanien occupera plus de place dans la composition ethnique des peuples.
Le principe se confirme par l'expérience : maintenons en tête du catalogue les
Assyriens et les Égyptiens.
Nous mettrons à leurs côtés la civilisation hindoue, postérieure à Sakya-Mouni ;
Puis viendront les Grecs ;
À un degré inférieur, les Italiens du moyen âge ;
Plus bas, les Espagnols ;
Plus bas encore, les Français des temps modernes ;
Et enfin, après ceux-ci, tirant une ligne, nous n'admettrons plus rien que des inspirations indirectes et des produits d'une imitation savante, non avenues pour les masses
populaires.
C'est, dira-t-on, une bien belle couronne que je pose sur la tête difforme du nègre, et
un bien grand honneur à lui faire que de grouper autour de lui le chœur harmonieux des
Muses. L'honneur n'est pas si grand. Je n'ai pas dit que toutes les Piérides fussent là
réunies, il y manque les plus nobles, celles qui s'appuient sur la réflexion, celles qui
veulent la beauté préférablement à la passion. En outre, que faut-il pour construire une
lyre ? un fragment d'écaille et des morceaux de bois ; et je ne sache pas que personne ait
rapporté à la traînante tortue, au cyprès, voire aux entrailles du porc ou au laiton de la
mine, le mérite des chants du musicien : et cependant, sans tous ces ingrédients
nécessaires, quelle musique harmonieuse, quels chants inspirés ?
Certainement l'élément noir est indispensable pour développer le génie artistique
dans une race, parce que nous avons vu quelle profusion de feu, de flammes, d'étincelles, d'entraînement, d'irréflexion réside dans son essence, et combien l'imagination, ce
reflet de la sensualité, et toutes les appétitions vers la matière le rendent propre à subir
les impressions que produisent les arts, dans un degré d'intensité tout à fait inconnu
aux autres familles humaines. C'est mon point de départ, et s'il n'y avait rien à ajouter,
certainement le nègre apparaîtrait comme le poète lyrique, le musicien, le sculpteur par
excellence. Mais tout n'est pas dit, et ce qui reste modifie considérablement la face de la
question. Oui, encore, le nègre est la créature humaine la plus énergiquement saisie par

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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l'émotion artistique, mais à cette condition indispensable que son intelligence en aura
pénétré le sens et compris la portée. Que si vous lui montrez la Junon de Polyclète, il
est douteux qu'il l'admire. Il ne sait ce que c'est que Junon, et cette représentation de
marbre destinée à rendre certaines idées transcendantales du beau qui lui sont bien plus
inconnues encore, le laissera aussi froid que l'exposition d'un problème d'algèbre. De
même, qu'on lui traduise des vers de l'Odyssée, et notamment la rencontre d'Ulysse
avec Nausicaa, le sublime de l'inspiration réfléchie : il dormira. Il faut chez tous les
êtres, pour que la sympathie éclate, qu'au préalable l'intelligence ait compris, et là est le
difficile avec le nègre, dont l'esprit est obtus, incapable de s'élever au-dessus du plus
humble niveau, du moment qu'il faut réfléchir, apprendre, comparer, tirer des
conséquences. La sensitivité artistique de cet être, en elle-même puissante au delà de
toute expression, restera donc nécessairement bornée aux plus misérables emplois. Elle
s'enflammera et elle se passionnera, mais pour quoi ? Pour des images ridicules
grossièrement coloriées. Elle frémira d'adoration devant un tronc de bois hideux, plus
émue d'ailleurs, plus possédée mille fois, par ce spectacle dégradant, que l'âme choisie
de Périclès ne le fut jamais aux pieds du Jupiter Olympien. C'est que le nègre peut
relever sa pensée jusqu'à l'image ridicule, jusqu'au morceau de bois hideux, et qu'en face
du vrai beau cette pensée est sourde, muette et aveugle de naissance. Il n'y a donc pas
là d'entraînement possible pour elle. Aussi, parmi tous les arts que la créature
mélanienne préfère, la musique tient la première place, en tant qu'elle caresse son oreille
par une succession de sons, et qu'elle ne demande rien à la partie pensante de son
cerveau. Le nègre l'aime beaucoup, il en jouit avec excès ; pourtant, combien il reste
étranger à ces conventions délicates par lesquelles l'imagination européenne a appris à
ennoblir les sensations !
Dans l'air charmant de Paolino du Mariage secret :
Pria che spunfi in ciel' l'aurora, etc. ...

la sensualité du blanc éclairé, dirigée par la science et la réflexion, va, dès les premières
mesures, se faire, comme on dit, un tableau. La magie des sons évoque autour de lui un
horizon fantastique où les premières lueurs de l'aube jonchent un ciel déjà bleu !
L'heureux auditeur sent la fraîche chaleur d'une matinée printanière se répandre et le
pénétrer dans cette atmosphère idéale où le ravissement le transporte. Les fleurs
s'ouvrent, secouent la rosée, répandent discrètement leurs parfums au-dessus du gazon
humide parsemé déjà de leurs pétales. La porte du jardin s'ouvre, et, sous les clématites
et les pampres dont elle est demi cachée, paraissent, appuyés l'un sur l'autre, les deux
amants qui vont s'enfuir. Rêve délicieux ! les sens y soulèvent doucement l'esprit et le
bercent dans les sphères idéales où le goût et la mémoire lui offrent la part la plus
exquise de son délicat plaisir.
Le nègre ne voit rien de tout cela. Il n'en saisit pas la moindre part et cependant,
qu'on réussisse à éveiller ses instincts : l'enthousiasme, l'émotion, seront bien

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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autrement intenses que notre ravissement contenu et notre satisfaction d'honnêtes
gens.
Il me semble voir un Bambara assistant à l'exécution d'un des airs qui lui plaisent.
Son visage s'enflamme, ses yeux brillent. Il rit, et sa large bouche montre, étincelantes
au milieu de sa face ténébreuse, ses dents blanches et aiguës. La jouissance vient,
l'Africain se cramponne à son siège : on dirait qu'en s'y pelotonnant, en ramenant ses
membres les uns sous les autres, il cherche, par la diminution d'étendue de sa surface, à
concentrer davantage dans sa poitrine et dans sa tête les crispations tumultueuses du
bien-être furieux qu'il éprouve. Des sons inarticulés font effort pour sortir de sa gorge,
que comprime la passion ; de grosses larmes roulent sur ses joues proéminentes ;
encore un moment, il va crier : la musique cesse, il est accablé de fatigue 1.
Dans nos habitudes raffinées, nous nous sommes fait de l'art quelque chose de si
intimement lié avec ce que les méditations de l'esprit et les suggestions de la science ont
de plus sublime, que ce n'est que par abstraction, et avec un certain effort, que nous
pouvons en étendre la notion jusqu'à la danse. Pour le nègre, au contraire, la danse est,
avec la musique, l'objet de la plus irrésistible passion. C'est parce que la sensualité est
pour presque tout, sinon tout, dans la danse. Aussi tenait-elle une bien grande place
dans l'existence publique et privée des Assyriens et des Égyptiens ; et là où le monde
antique de Rome la rencontrait encore plus curieuse et plus enivrante que partout
ailleurs, c'est encore là que nous, modernes, nous allons la chercher, chez les
populations sémitiques de l'Espagne, et principalement à Cadix.
Ainsi le nègre possède au plus haut degré la faculté sensuelle sans laquelle il n'y a
pas d'art possible ; et, d'autre part, l'absence des aptitudes intellectuelles le rend
complètement impropre à la culture de l'art, même à l'appréciation de ce que cette
noble application de l'intelligence des humains peut produire d'élevé. Pour mettre ses
facultés en valeur, il faut qu'il s'allie à une race différemment douée. Dans cet hymen,
l'espèce mélanienne apparaît comme personnalité féminine, et bien que ses branches
diverses présentent, sur ce point, du plus ou du moins, toujours, dans cette alliance
avec l'élément blanc, le principe mâle est représenté par ce dernier. Le produit qui en
résulte ne réunit pas les qualités entières des deux races. Il a de plus cette dualité même
qui explique la fécondation ultérieure. Moins véhément dans la sensualité que les
individualités absolues du principe féminin, moins complet dans la puissance
intellectuelle que celles du principe mâle, il jouit d'une combinaison des deux forces qui
lui permet la création artistique, interdite à l'une et à l'autre des souches associées. Il va
sans dire que cet être que j'invente est abstrait, tout idéal. On ne voit que rarement, et
par l'effet de circonstances très multiples, des entités dans lesquelles ces principes
générateurs se reproduisent et s'affrontent à forces convenablement pondérées. En tout
1

Le mot ku-teta signifie en cafre parler, et en suahili, se battre, parce que l'expression violente et
criarde des Africains ressemble à une querelle. (Krapf, Von der afrikanischen Ostküste, dans la
Zeitschrift der deutsch. morgenl. Gesellschaft, t. III, p. 317.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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cas, et si on peut croire à de telles combinaisons chez des hommes isolés, il n'y faut
pas penser une minute pour les nations, et il n'est question ici que de ces dernières. Les
éléments ethniques sont en constante oscillation dans les masses. Il est tellement
difficile de saisir les moments où ils se trouvent à peu près en équilibre ; ces moments
sont si rapides, si impossibles à prévoir, qu'il vaut mieux n'en pas parler et ne raisonner
que sur ceux où tel élément, l'emportant manifestement sur l'autre, préside un peu plus
longuement aux destinées nationales.
Les deux civilisations primordiales fortement imbues de germes mélaniens, en même
temps que dirigées et inspirées par la puissance propre à la race blanche, ont dû à la
prédominance de plus en plus déclarée de l'élément noir l'exaltation qui les caractérisa :
la sensualité fut donc leur cachet principal et commun.
L'Égypte, peu ou point régénérée, se montra moins longtemps agissante que les
nations chamites noires, si heureusement renouvelées par le sang sémitique. Le pays
avait pourtant dans son mobile arian quelque chose d'évidemment supérieur ; mais la
marée montante du sang mélanien, sans détruire absolument les prérogatives de ce sang,
les domina, et, donnant à la nation cette immobilité qu'on lui reproche, ne lui permit de
sortir de l'immense que pour tomber dans le grotesque.
La société assyrienne reçut, de la série d'invasions blanches qui la renouvelèrent,
plus d'indépendance dans ses inspirations artistiques. Elle y gagna aussi, il faut
l'avouer, une splendeur plus éclatante ; car si rien, dans le genre sublime, ne dépasse la
majesté des pyramides et de certains temples palais de la haute Égypte, ces merveilleux
monuments n'offrent pas de représentations humaines qui, pour la fermeté de
l'exécution, la science des formes, puissent être comparées aux superbes bas-reliefs de
Khorsabad. Quant à la partie d'ornementation des édifices ninivites, comme les
mosaïques, les briques émaillées, j'en ai déjà dit tout ce que le jugement le moins
favorable serait contraint de reconnaître : que les Grecs eux-mêmes n'ont su que copier
ces inventions, et n'en ont dépassé jamais le goût sûr et exquis.
Malheureusement le principe mélanien était trop fort et devait l'emporter. Les
belles sculptures assyriennes, qu’il faut rejeter dans une antiquité antérieure au
septième siècle avant J.-C., ne marquèrent qu'une période assez courte. Après la date
que j'indique, la décadence fut profonde, et le culte de la laideur, si cher à l'incapacité
des noirs, ce culte toujours triomphant, toujours pratiqué, même à côté des chefsd'œuvre les plus frappants, finit par l'emporter tout à fait.
D'où il résulte que, pour assurer aux arts une véritable victoire, il fallait obtenir un
mélange du sang des noirs avec celui des blancs, dans lequel le dernier entrât pour une
proportion plus forte que les meilleurs temps de Memphis et de Ninive n'avaient pu
l'obtenir, et formât ainsi une race douée d'infiniment d'imagination et de sensibilité

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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unies à beaucoup d'intelligence. Ce mélange fut combiné plus tard lorsque les Grecs
méridionaux apparurent dans l'histoire du monde.

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LIVRE TROISIÈME
CIVILISATION RAYONNANT
DE L’ASIE CENTRALE
VERS LE SUD ET SUD-EST.

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Livre troisième

Chapitre premier
Les Arians ; les brahmanes
et leur système social

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Je suis parvenu à l'époque où Babylone fut prise d'assaut par les Mèdes. L'empire
assyrien va changer tout à la fois de forme et de valeur. Les fils de Cham et de Sem
cesseront à jamais d'être au premier rang des nations. Au lieu de diriger et de conduite
les États, ils en formeront désormais le fond corrupteur. Un peuple arian paraît sur la
scène, et, se laissant mieux apercevoir et juger que le rameau de même race enveloppé
dans les alliages égyptiens, il nous invite à considérer de près, et avec l'attention qu'elle
mérite, cette illustre famille humaine, la plus noble, sans contredit, de l'extraction
blanche.
Ce serait s'exposer à mettre cette vérité dans un jour incomplet, que de présenter
les Mèdes, sans avoir préalablement étudié et connu tout le groupe dont ils ne sont
qu'une faible fraction. Je ne puis donc commencer par eux. Je m'attacherai d'abord aux
branches les plus puissantes de leur parenté. À cet effet, je vais m'enfoncer dans les
régions situées à l'orient de l'Indus, où se sont développés d'abord les plus considérables essaims des peuples arians.
Mais ces premiers pas, détournés de la partie de l'histoire que j'ai d'abord examinée,
m'entraîneront au delà des régions hindoues ; car la civilisation brahmanique, à peu près
étrangère à l'occident du monde, a puissamment vivifié la région orientale, et,

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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rencontrant là des races que l'Assyrie et l'Égypte n'ont qu'entrevues, elle s'est trouvée
en contact intime avec les hordes jaunes. L'étude de ces rapports et de leurs résultats
est de première importance. Nous verrons, avec ce secours, si la supériorité de la race
blanche pourra s'établir vis-à-vis des Mongols comme vis-à-vis des noirs, dans quelle
mesure l'histoire la démontre, et par suite l'état respectif des deux races inférieures et
de leurs dérivées.
Il est difficile de trouver des synchronismes entre les émigrations primordiales des
Chamites et celles des Arians ; il ne l'est pas moins de se soustraire au besoin d'en
chercher. La descente des Hindous dans le Pendjab est un fait si reculé au delà de
toutes les limites de l'histoire positive, la philologie lui assigne une date si ancienne,
que cet événement paraît toucher aux époques antérieures à l'an 4000 avant J.-C.
Chamites et Arians auraient ainsi quitté, à peu près à la même heure et sous le coup
des mêmes nécessités, les demeures primordiales de la famille blanche, pour descendre
dans le sud, les uns vers l'ouest, les autres vers l'orient.
Les Arians, plus heureux que les Chamites, ont gardé, pendant une longue série de
siècles, avec leur langue nationale, annexe sacrée de l'idiome blanc primitif, un type
physique qui ne les exposa pas, tant il resta particulier, à être confondus parmi les
populations noires. Pour expliquer ce double phénomène, il faut admettre que, devant
leurs pas, les races aborigènes se retiraient, dispersées ou détruites par des incursions
d'avant-garde, ou bien qu'elles étaient très clairsemées dans les vallées hautes du
Kachemyr, premier pays hindou envahi par les conquérants. Du reste, il n'y a pas à
douter que la population première de ces contrées n'appartînt au type noir 1. Les tribus
mélaniennes que l'on rencontre encore aujourd'hui dans le Kamaoun en portent
témoignage. Elles sont formées des descendants des fugitifs qui, n'ayant pas suivi leurs
congénères lors du grand reflux vers les monts Vyndhia et le Dekkhan 2, se sont jetés
au milieu des gorges alpestres, asile sûr, puisqu'ils y conservent leur individualité
depuis des séries d'années incalculables.
Avant de mettre le pied plus avant sur le sol de l'Inde, saisissons tout l'ensemble de
la famille ariane primitive, à ce moment où son mouvement de marche vers le sud est
déjà prononcé, mais où, toutefois, si elle a commencé à envahir la vallée de Kachemyr
par ses têtes de colonnes, le gros de ses nations n'a pas encore dépassé la Sogdiane.
Déjà les Arians sont détachés des nations celtiques, acheminées vers le nord-ouest
et contournant la mer Caspienne par le haut ; tandis que les Slaves, très peu différents

1

2

Lassen, Indisch. Atterth., t. I, p. 853; voir la note 1 p. 229 de ce volume. L'Himalaya contient de
nombreux débris de populations noires ou mulâtres qui sont certainement aborigènes.
D'après Ritter, les peuples sanscrits ont repoussé jusqu'à Lanka (Ceylan) les nègres et les métis
jaunes et noirs (Malais), qui s'étendaient primitivement dans le nord. (Ritter, Erdkunde, Asien, t. I,
p. 435.)

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de ce dernier et vaste amas de peuples, suivent vers l'Europe une route plus
septentrionale encore.
Les Arians donc, longtemps avant d'arriver dans l'Inde, n'avaient plus rien de
commun avec les nations qui allaient devenir européennes. Ils formaient une immense
multitude tout à fait distincte du reste de l'espèce blanche, et qui a besoin d'être
désignée, ainsi que je le fais, par un nom spécial. Par malheur, des savants de premier
ordre n'ont pas apprécié cette nécessité. Absorbés par la philologie, ils ont donné un
peu légèrement, à l'ensemble des langues de la race, le nom fort inexact d'indogermanique, sans s'arrêter à cette considération, pourtant très sérieuse, que, de tous les
peuples qui possèdent ces idiomes, un seul est allé dans l'Inde, tandis que les autres
n'en ont jamais approché. Le besoin, d'ailleurs impérieux, des classifications a été de
tout temps la source principale des erreurs scientifiques. Les langues de la race blanche
ne sont pas plus hindoues que celtiques 1, et je les vois beaucoup moins germaniques
que grecques. Le plus tôt on renoncera à ces dénominations géographiques sera le
mieux.
Le nom d'Arian possède cet avantage précieux d'avoir été choisi par les tribus
mêmes auxquelles il s'applique, et de les suivre partout indépendamment des lieux
qu'elles habitent ou ont pu habiter. Ce nom est le plus beau qu'une race puisse
adopter : il signifie honorable 2 ; ainsi, les nations arianes étaient des nations d'hommes
honorables, d'hommes dignes d'estime et de respect, et probablement, par extension,
d'hommes qui, lorsqu'on ne leur rendait pas ce qui leur était dû, savaient le prendre. Si
cette interprétation n'est pas strictement dans le mot, on verra qu'elle se trouve dans
les faits.
Les peuples blancs qui s'appliquèrent cette dénomination en comprenaient la
portée hautaine et pompeuse. Ils s'y attachèrent avec force, et ne la laissèrent que
tardivement disparaître sous les qualifications particulières que chacun d'eux se donna
par la suite. Les Hindous appelèrent le pays sacré, l'Inde légale, Arya-varta, la terre des
hommes honorables 3. Plus tard, quand ils furent divisés en castes, le nom d'Arya resta
1

2
3

Si l'on voulait absolument appliquer aux groupes de langues des noms de nations, il serait plus
raisonnable pourtant de qualifier le rameau arian d'hindou-celtique. On aurait du moins ainsi la
désignation des deux extrêmes géographiques, et on indiquerait les deux faces les plus différentes du
système ; mais, pour mille causes, cette dénomination serait encore détestable.
Lassen, Indisch. Alterth., t. I, p. 6 ; Burnouf, Commentaire sur le Yaçna, t. I, p. 461, note.
Le Manava-Dharma-Sastra, traduction de Haughton, partage le territoire national, en dehors duquel
un çoudra, pressé par la faim, a seul le droit d'habiter, en plusieurs catégories. Voici sa classification
(t. XI, chap. II, § 17) : « Between the two divine rivers « Saraswati and Drishadwati, lies the tract
of land, which the sages have named « Brahmaverta, because it was frequented by « Gods. » (C'est
le territoire primitivement habité par les Arians purs de tout mélange noir ou jaune.) Viennent
maintenant les §§ 21 et 22, qui s'expriment ainsi : « That country which lies between Himawat and
Vindhya, to « the east of Vinasana and to the west of Prayaga, is celebrated by the title of
« Medhyadesa, or the central region. » §22 : « As far as the eastern, and as far as the « western
Oceans between the two mountains just mentioned, lies the tract which the wise « have named
Aryaverta, or inhabited by respectable men. »

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au gros de la nation, aux Vaycias, la dernière catégorie des vrais Hindous, deux fois nés,
lecteurs des Védas.
Le nom primitif, réclamé par les Arians Iraniens, auxquels appartenaient les Mèdes,
fut (alphabet étranger). Une autre branche de cette famille, les Perses, avaient
également commencé par s'appeler (alphabet étranger), et quand ils y renoncèrent pour
l'ensemble de la nation, ils conservèrent la racine de ce mot dans la plupart de leurs
noms d'hommes, tels qu'Arta-xerxès, Ario-barzane, Arta-baze, et les prêtèrent ainsi
faits aux Scythes-Mongols convertis à leur langage, et qui trouvèrent plus tard à en
renouveler l'usage dans l'emploi qu'en faisaient de leur côté les Arians Sarmates 1.
Dans leurs idées cosmogoniques, les Iraniens regardaient comme le pays le premier
créé une région qu'ils appelaient Airyanem-Vaëgo, et ils la plaçaient bien loin dans le
nord-est, vers les sources de l'Oxus et du Yaxartes 2. Ils se rappelaient que là l'été ne
durait que deux mois de l'année, et que, pendant dix autres mois, l'hiver y sévissait avec
une rigueur extrême. Ainsi, pour eux, le pays des hommes honorables était resté
l'ancienne patrie ; tandis que les Hindous des temps postérieurs, attachés au nom et
oubliant la chose, transportèrent la désignation et en firent don à leur patrie nouvelle.
Cette racine ar suivit partout les rameaux divers de la race et les préoccupa
constamment. Les Grecs la montrent, bien conservée et en bon lieu, dans le mot (en
grec) qui personnifie l'être honorable par excellence, le dieu des batailles, le héros
parfait ; dans cet autre mot, (en grec), qui indique d'abord la réunion des qualités
nécessaires à un homme véritable, la bravoure, la fermeté, la sagesse, et qui, plus tard,
voulut dire la vertu. On le trouve encore dans cette expression de (en grec), qui se
rapporte à l'action d'honorer les puissances surhumaines ; enfin, il ne serait pas trop
hardi, peut-être, ni contraire à toute bonne étymologie de voir l'appellation générique
de la famille ariane attachée à une de ses plus glorieuses descendances, en rapprochant
les mots arya, ayrianem, de (en grec), et de (en grec). Les Grecs, en se séparant à une
époque antique du faisceau commun, n’auraient point abjuré son nom ni dans leurs
habitudes de pensée, le fait est incontestable, ni même dans leur dénomination
nationale.
On pourrait pousser beaucoup plus loin cette recherche, et l'on trouverait cette
racine ar, ir ou er, conservée jusque dans le mot allemand moderne Ehre, qui semble
1
2

Lassen, Indisch. Alterth., t. I, p. 6.
Ibid., 526. On trouve, aux époques historiques, un grand nombre de noms de peuples arians dans ce
pays, que les Orientaux appellent le Touran, et que, jusqu'ici, on a faussement considéré comme
habité par des hordes jaunes exclusivement. Ainsi, on y voit, avec Pline, les Ariacæ, les Antariani,
les Aramæi, qui rappellent si fort le mot zend aïryaman. (Burnouf, Commentaire sur le Yaçna, t. I,
p. CV-CVI).
Burnouf remarque aussi que des dénominations de lieux évidemment arianes sont celles où l'on
trouve les mots : Açp, cheval, arvat ou aurvat, eau, pati, maître. Ptolémée en cite dans la Scythie et
même dans la Sérique, Açpabota, Açpacara, Açparatah.

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prouver qu'un sentiment d'orgueil fondé sur le mérite moral a toujours occupé une
grande place dans les pensées de la plus belle des races humaines 1.
D'après des témoignages aussi nombreux, on trouvera peut-être à propos de rendre
un jour, au réseau de peuples dont il s'agit, le nom général et très mérité qu'il s'était
appliqué à lui-même et de renoncer à ces appellations de Japhétides, de Caucasiens et
d'Indo-Germains, dont on ne saurait trop signaler les inconvénients. En attendant cette
restitution bien désirable pour la clarté des généalogies humaines, je me permettrai de la
devancer, et je formerai une classe particulière de tous les peuples blancs qui, ayant
inscrit cette qualification soit sur des monuments de pierre, soit dans leurs lois, soit
dans leurs livres, ne permettent pas qu'on la leur enlève. Partant de ce principe, je crois
pouvoir dénommer cette race spéciale d'après les parties qui la constituent au moment
où, déjà séparée du reste de l'espèce, elle s'avance vers le sud.
On y compte les multitudes qui vont envahir l'Inde et celles qui, s'engageant sur la
route où ont marché les Sémites, gagneront les rivages inférieurs de la mer Caspienne,
et de là, passant dans l'Asie Mineure et dans la Grèce, en différentes émissions s'y
nommeront les Hellènes. On y reconnaît encore ces colonnes nombreuses dont
quelques-unes, descendant au sud-ouest, pénétreront jusqu'au golfe Persique, tandis
que les autres, demeurant pendant des siècles aux environs de l'Imaüs, réservent les
Sarmates au monde européen. Hindous, Grecs, Iraniens, Sarmates, ne forment ainsi
qu'une seule race distincte des autres branches de l'espèce et supérieure à toutes 2.
Pour la conformation physique, il n'y a pas de doute : c'était la plus belle dont on
ait jamais entendu parler 3. La noblesse de ses traits, la vigueur et la majesté de sa
stature élancée, sa force musculaire, nous sont attestées par des témoignages qui, pour
être postérieurs à l'époque où elle était réunie, n'en ont pas moins un poids
irrésistible 4. Ils établissent tous, sur les points différents où on les recueille, une
grande identité de traits généraux, et ne laissent apercevoir les déviations locales que
comme des conséquences d'alliages postérieurs 5. Dans l'Inde, les croisements eurent
lieu avec des races noires ; dans l'Iran, avec des Chamites, des Sémites et des noirs ; en
1

2

3
4
5

La même racine se trouve dans le pa-zend hir ou ir, qui signifie maître, dans le latin herus et dans
l'allemand Herr. (Burnouf, op. cit., t. I, p. 460.)
Lassen, Indisch., Alterth., t. I, p. 516. – J'ajouterai à l'avis de M. Lassen celui d'un grand partisan
de l'unité physique et morale de l'espèce humaine. Voici l'aveu qui échappe à M. Prichard : « Diese
Eindringlinge (die indo-Europæer) scheinen ihnen (den Allophylen) « überall an geistigen Gaben
überlegen gewesen zu seyn. Einige indo-europæische Nationen « haben wirklich viele
charakteristische Kennzeichen von Barbarei und Wildheit « zurückbehalten oder bekommen ; aber
mit diesen verbanden sie alle, unzweifelhafte « Zeichen von frühzeitiger inteIlectueller
Entwickelung, besonders eine hœhere Kultur der « Sprache. » (Prichard, Naturgeschichte des
menschlichen Geschlechts, t. III, 1re partie, p. 11.)
Lassen, p. 404.
Lassen, p. 404 et 854.
C'est ainsi que M. Lassen remarque fort bien que le climat ne saurait être rendu responsable du degré
de coloration des populations hindoues, attendu que les Malabares sont plus bruns que les Kandys
de Ceylan, et les gens du Guzarate que ceux du Karnatik (t. I p. 407.)

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Grèce, avec des peuples blancs qu'il ne s'agit pas de déterminer ici et des Sémites. Mais
le fond du type demeura partout le même, et il est peu contestable que la souche qui,
même dégénérée de sa beauté primordiale, fournissait des types comme ceux des
Kachemyriens actuels et comme la plupart des Brahmanes du nord, comme ceux dont
la représentation a été figurée sous les premiers successeurs de Cyrus, dans les constructions de Nakschi-Roustam et de Persépolis ; enfin, que les hommes dont l'aspect
physique a inspiré les sculpteurs de l'Apollon Pythien, du Jupiter d'Athènes, de la
Vénus de Milo, formaient la plus belle espèce d'hommes dont la vue ait pu réjouir les
astres et la terre.
La carnation des Arians était blanche et rosée : tels apparurent les plus anciens
Grecs et les Perses ; tels se montrèrent aussi les Hindous primitifs. Parmi les couleurs
des cheveux et de la barbe, le blond dominait, et l'on ne peut oublier la prédilection que
lui portaient les Hellènes : ils ne se figuraient pas autrement leurs plus nobles divinités.
Tous les critiques ont vu, dans ce caprice d'une époque où les cheveux blonds étaient
devenus bien rates à Athènes et sur les quais de l'Eurotas, un ressouvenir des âges
primitifs de la race hellénique. Aujourd'hui encore, cette nuance n'est pas absolument
perdue dans l'Inde, et notamment au nord, c'est-à-dire dans la partie où la race ariane a
le mieux conservé et renouvelé sa pureté. Dans le Kattiwar, on trouve fréquemment des
cheveux rougeâtres et des yeux bleus.
L'idée de la beauté est restée pour les Hindous attachée à celle de la blancheur, et
rien ne le prouve mieux que les descriptions d'enfants prédestinés, si fréquentes dans
les légendes bouddhiques 1. Ces pieux récits montrent la divine créature, aux premiers
jours de son berceau, avec le teint blanc, la peau de couleur d'or. Sa tête doit avoir la
forme d'un parasol (c'est-à-dire, être ronde et éloignée de la configuration pyramidale
chez les noirs). Ses bras sont longs, son front large, ses sourcils réunis, son nez
proéminent.
Comme cette description, postérieure au VIIe siècle av. J.-C., s'applique à une race
dont les meilleures branches étaient assez mélangées, on ne peut se montrer surpris d'y
voir des exigences un peu anormales, telles que la couleur d'or souhaitée pour la peau
du corps et les sourcils réunis. Quant au teint blanc, aux bras longs, au front large, à la
tête ronde, au nez proéminent, ce sont autant de traits qui révèlent la présence de
l'espèce blanche et qui, ayant continué à être caractéristiques des hautes castes, autorisent à penser que la race ariane, dans son ensemble, les possédait également.
Cette variété humaine, ainsi entourée d'une suprême beauté de corps, n'était pas
moins supérieure d'esprit 2. Elle avait à dépenser une somme inépuisable de vivacité et

1
2

Burnouf, Introduction à l’histoire du bouddhisme indien, t. I, p. 237, 314.
Lassen, Indisch. Alterth., t. I, p. 854.

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d'énergie, et la nature du gouvernement qu'elle s'était donné coïncide parfaitement avec
les besoins d'un naturel si actif.
Les Arians, divisés en tribus ou petits peuples concentrés dans de grands villages 1,
mettaient, à leur tête, des chefs dont le pouvoir très limité n'avait rien de commun avec
l'omnipotence absolue exercée par les souverains chez les peuples noirs ou chez les
nations jaunes 2. Le nom sanscrit le plus ancien pour rendre l'idée d'un roi, d'un
directeur de la communauté politique, c'est viç pati ; le zend viç païtis l'a parfaitement
conservé, et le lithuanien wiespati indique aujourd'hui encore un seigneur terrien 3. La
signification en est tout entière dans le (mots grecs) si fréquent chez Homère et
Hésiode, et, comme la monarchie grecque de l'époque héroïque, tout à fait conforme à
celle des Iraniens avant Cyrus, ne montre, dans les souverains, qu'une autorité des plus
limitées ; comme les épopées du Ramayana et du Mahabharata ne connaissent
également que la royauté élective conférée par les habitants des villes, les brahmanes et
même les rois alliés, tout nous porte à conclure qu'un pouvoir émanant, d'une façon si
complète, de la volonté générale, ne devait être qu'une délégation assez faible, peut-être
même précaire, tout à fait dans le goût de l'organisation germanique antérieure à l'espèce
de réforme qu'en fit chez nous Khlodowig 4.
Ces rois des Arians, siégeant dans leurs villages, parmi des troupeaux de bœufs, de
vaches et de chevaux, juges nécessaires des contestations violentes qui accidentent, à
tout moment, la vie des nations pastorales, étaient entourés d'hommes plus belliqueux
encore que bergers.
1
2
3

4

Ces villages étaient appelés pour chez les Hindous, (en grec) chez les Grecs.
Lassen, Indisch. Alterth., t. I, p. 807.
On suit très bien, dans les langues arianes, les deux parties de ce mot composé : viç, qui signifie
maison, devient, par extension, une collection de maisons, et se retrouve dans le vicus latin et son
dérivé ci-vis, l'habitant du vicus. Pati, le chef, en sanscrit, c'est dans l'arménien pod, dans le slave
pod, dans le letton patin, dans le polonais pan, dans le gothique faths. (Burnouf, Comment. sur le
Yaçna, t. I, p. 461 ; Schaffarik, Stawische Alterthümer, t. I, p. 283.)
Le Manava-Dharma-Sastra (traduction de Haughton ; Londres, 1825, in-4°, t. II) est beaucoup plus
dévoué à l'idée de la monarchie absolue que les grands poèmes ; cependant il n'a pas encore, sur ce
sujet, les notions des Asiatiques modernes. Après avoir dit magnifiquement (chap. VII, t. VIII, 1) :
« A King, even though a child, must not be treated « lightly, from an idea that he is a mere
mortal : no ; he is a powerful divinity, who appears « in a human shape, » verset qui, par
parenthèse, pourrait bien avoir été dicté par un esprit d'opposition à des doctrines différentes et
antérieures, le législateur ajoute (p. 37) : « Let the « king, having risen at early dawn, respectfully
attend to brahmens, learned in the three « Vedas, and in the sciences of ethicks ; and by their
decision let him abide ; » et § 54 : « The king must appoint seven or eight ministers, who must be
sworn by touching a « sacred image and the like ; men whose ancestors were servants of kings ;
who are versed « in the holy book ; who are personally braves ; who are skilled in the use of
weapons et « whose lineage is noble. » § 56 : « Let him perpetually consult with those ministers
on « peace and war, on his forces, on his revenues, on the protection of his people, and on the
« means of bestowing aptly the wealth which he has acquired. » § 57 : « Having « ascertained the
several opinions of his « counsellors, first apart and then collectively, let him do what is most
beneficial for him in public « affairs. » § 58 : « To one learned « Brahmen, distinguished among
them all, let the king impart his momenteous counsel, « relating to six principal articles. » § 59 :
« To him, with full confidence, let « him intrust « all transactions ; and, with him, having taken
his final resolution, let him begin all his « measures. »

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Lorsque j'ai parlé, lorsque je parle de la nation ariane, de la famille ariane, je
n'entends pas dire que les différents peuples qui la formaient vécussent entre eux dans
des sentiments d'affectueuse parenté 1. Le contraire est incontestable : leur état le plus
ordinaire paraît avoir été l'hostilité flagrante et approuvée, et ces hommes honorables
ne voyaient rien de si digne d'admiration qu'un guerrier monté sur un chariot, courant,
aidé de son écuyer, épuiser ses flèches contre une tribu voisine 2. Cet écuyer, toujours
présent dans les sculptures égyptiennes, assyriennes, perses, dans les poèmes grecs ou
sanscrits, dans le Schah-nameh, dans les chants scandinaves et les épopées chevaleresques du moyen âge, fut aussi dans l'Inde une figure militaire d'une grande
importance.
Les Arians guerroyaient donc entre eux 3, et comme ils n'étaient pas nomades 4,
comme ils restaient le plus longtemps possible dans la patrie qu'ils avaient adoptée, et
que leur vaillante audace en avait partout fini promptement avec la résistance des
indigènes, leurs expéditions les plus fréquentes, leurs campagnes les plus longues, leurs
désastres les plus complets, comme aussi leurs plus beaux triomphes, n'avaient qu'euxmêmes pour acteurs. La vertu, c'était donc l'héroïsme du combattant, et, avant toute
autre considération, la bonté, c'était la bravoure, notion que l'on retrouve, bien loin de
ces temps, dans les poésies italiennes où le buon Rinaldo est aussi il gran virtuoso de
l'Arioste. Les récompenses les plus éclatantes étaient assurées aux plus énergiques
champions. On les nommait çoura, les célestes 5, parce que, s'ils tombaient dans la
bataille, ils allaient habiter le Svarga, palais splendide où les recevait Indra, le roi des
dieux, et cet honneur était si grand, si au-dessus de tout ce que pouvait réserver l'autre
vie, que, ni par les riches sacrifices, ni par l'étendue et la profondeur du savoir, ni par
aucun moyen humain, il n'était donné à personne d'occuper au ciel la même place que
les çouras. La mort reçue en combattant, tout mérite s'éclipsait devant celui-là. Mais la
prérogative des guerroyeurs intrépides ne s'arrêtait même pas à ce point suprême. Il
pouvait leur arriver, non pas seulement d'aller habiter, hôtes vénérés, la demeure
éthérée des dieux : ils étaient en passe de détrôner les dieux mêmes, et, au sein de sa
puissance, Indra, menacé sans cesse de se voir arracher le sceptre par un mortel
indomptable, tremblait toujours 6.

1

2
3
4

5
6

Ce serait nier l’affirmation positive des hymnes védiques. (Lassen, Indisch. Alterthüm., t. 1, p.
734.)
Dans le Zend-Avesta, l'homme de guerre se nomme ratbâestâo, celui qui est sur le chariot.
Lassen, Indisch. Alterth., t. I, p. 617.
Lassen, ibid., p. 816. – Bien que pasteurs par excellence, ils n'étaient pas absolu ment étrangers non
plus aux travaux de l'agriculture, et je serais tenté de croire que, si, dans leur première partie, ils ne
s'y adonnèrent pas davantage, c'est que le sol et le climat ne leur permettaient pas d'en tirer des
avantages suffisants.
Ibid., p. 734
Lassen, Indisch. Alterth., t. I.

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On trouvera entre ces idées et celles de la mythologie scandinave des rapports
frappants. Ce ne sont pas des rapports, c'est une identité parfaite qu'il faut constater
ici entre les opinions de ces deux tribus de la famille blanche, si éloignées par les siècles
et par les lieux. D'ailleurs, cette orgueilleuse conception des relations de l'homme avec
les êtres surnaturels se rencontre dans les mêmes proportions grandioses chez les
Grecs de l'époque héroïque. Prométhée, enlevant le feu divin, se montre plus rusé et
plus prévoyant que Jupiter ; Hercule arrache par la force Cerbère à l'Érèbe ; Thésée fait
trembler Pluton sur son trône ; Ajax blesse Vénus ; et Mercure, tout dieu qu'il est,
n'ose se commettre avec l'indomptable courage des compagnons de Ménélas.
Le Schah-nameh montre également ses champions aux prises avec les personnages
infernaux, qui succombent sous la vigueur de leurs adversaires.
Le sentiment sur lequel se base, chez tous les peuples blancs, cette exagération
fanfaronne est incontestablement une idée très franche de l'excellence de la race, de sa
puissance et de sa dignité. Je ne suis pas étonné de voir les nègres reconnaître si
aisément la divinité des conquérants venus du nord, quand ceux-ci supposent, de bonne
foi, la puissance surnaturelle communicable à leur égard, et croient pouvoir, en certains
cas, et au prix de certains exploits guerriers ou moraux, s'élever aux lieu et place d'où les
dieux les contemplent, les encouragent et les redoutent. C'est une observation qui peut
se faire aisément, dans l'existence commune, que les gens sincères sont pris aisément
pour ce qu'ils se donnent. À plus forte raison devait-il en être ainsi quand l'homme noir
d'Assyrie et d'Égypte, dépouillé et tremblant, entendait son souverain affirmer que, s'il
n'était pas encore dieu, il ne tarderait pas à le devenir. Le voyant gouverner, régir,
instituer des lois, défricher des forêts, dessécher des marais, fonder des villes, en un
mot, accomplir cette œuvre civilisatrice dont lui-même se reconnaissait incapable,
l'homme noir disait aux siens : « Il se trompe : il ne va pas devenir dieu, il l'est déjà. »
Et ils l'adoraient.
À ce sentiment exagéré de sa dignité on pourrait croire que le cœur de l'homme
blanc associait quelque penchant à l'impiété. On serait dans l'erreur ; car précisément le
blanc est religieux par excellence 1. Les idées théologiques le préoccupent à un très haut
degré. Déjà on a vu avec quel soin il conservait les anciens souvenirs cosmogoniques,
dont la tribu sémite des Hébreux abrahamides posséda, moitié par son propre fonds,
moitié par transmission chamitique, les fragments les plus nombreux. La nation ariane,
de son côté, prêtait son témoignage à quelques-unes des vérités de la Genèse 2.
1
2

Lassen, Indisch. Alterth., t. I, p. 755.
Voici les notions cosmogoniques conservées par une des hymnes du Rigvéda : « Alors il n'y « avait
ni être ni non-être. Pas d'univers, pas d'atmosphère, ni rien au-dessus ; rien, nulle « part, pour le
bien de qui que ce fût, enveloppant ou enveloppé. La mort n’était pas, ni « non plus l'immortalité,
ni la distinction du jour et de la nuit. Mais CELA palpitait sans « respirer, seul avec le rapport à
lui-même contenu en lui. Il n'y avait rien de plus. Tout « était voilé d'obscurité et plongé dans l'eau
indiscernable. Mais cette masse ainsi voilée « fut manifestée par la force de la contemplation. Le
désir (kama, l'amour) naquit d'abord « dans son essence, et ce fut la semence originelle, créatrice,

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D'ailleurs, ce qu'elle cherchait surtout dans la religion, c'étaient les idées métaphysiques, les prescriptions morales. Le culte en lui-même était des plus simples.
Également simple se montrait, à cette époque reculée, l'organisation du Panthéon.
Quelque peu de dieux présidés par Indra dirigeaient plutôt qu'ils ne dominaient le
monde 1. Les fiers Arians avaient mis le ciel en république.
Cependant ces dieux qui avaient l'honneur de dominer sur des hommes si hautains
leur devaient certainement d'être dignes d'hommages. Contrairement à ce qui arriva plus
tard dans l'Inde, et tout à fait en accord avec ce qu'on vit dans la Perse, et surtout dans
la Grèce, ces dieux furent d'une irréprochable beauté 2. Le Peuple arian voulut les avoir
à son image. Comme il ne connaissait rien de supérieur à lui sur la terre, il prétendit que
rien ne fût autrement parfait que lui dans le ciel ; mais il fallait aux êtres surhumains qui
conduisaient le monde une prérogative distincte. L'Arian la choisit dans ce qui est
encore plus beau que la forme humaine à sa perfection, dans la source de la beauté et
qui semble aussi l'être de la vie : il la choisit dans la lumière et dériva le nom des êtres
suprêmes de la racine dou, qui veut dire éclairer ; il leur créa donc une nature
lumineuse 3. L'idée parut bonne à toute la race, et la racine choisie porta partout une
majestueuse unité dans les idées religieuses des peuples blancs. Ce fut le Dévas des
Hindous ; le (mot grec), le (mot grec) des Hellènes ; le Diewas des Lithuaniens, le Duz
gallique 4 ; le Dia des Celtes d'Irlande ; le Tyr de l'Edda ; le Zio du haut-allemand ; la
Dewana slave ; la Diana latine. Partout enfin où pénétra la race blanche, et où elle
domina, se retrouve ce vocable sacré, au moins à l'origine des tribus. Il s'oppose, dans
les régions où existent des points de contact avec les éléments noirs, à l'Al des
aborigènes mélaniens 5 Ce dernier représente la superstition, l'autre la pensée ; l'un est
l'œuvre de l'imagination en délire et courant à l'absurde, l'autre sort de la raison. Quand
le Deus et l'Al se sont mêlés, ce qui a eu lieu par malheur trop souvent, il est arrivé,
dans la doctrine religieuse, des confusions analogues à celles qui résultaient, pour
l'organisation sociale, des mélanges de la race noire avec la blanche. L'erreur a été

1

2
3

4
5

que les sages, qui la « reconnaissaient dans leur propre cœur, par la méditation, distinguent, au sein
du néant, « comme étant le lien de l'Existence. » – Lassen, Indisch. Atterth., t. I, p. 774 C'est plus
profond et plus vigoureusement analysé que le langage d'Hésiode et que les chants celtiques ; mais
ce n'est pas différent.
Un dieu antérieur à Indra paraît avoir été Vourounas, ou Vouranas ; il est devenu, depuis, chez les
Hindous primitifs, Varouna, et chez les plus anciens Grecs, Ouranos ; « c'est physiquement le ciel
qui couvre la terre. » – Eckstein, Recherches historiques sur l'humanité primitive, p. 1-2.
Lassen, Indisch. Alterth., t. I, p. 771.
Lassen, ouvr. cité, t. I, p. 755. – Un autre étymologiste fait dériver le mot dou de dhâ, poser, créer.
(Windischmann, Jenaïsche Litteratur-Zeitung, juillet 1834, cité par Burnouf, Comment. sur le
Yaçna, t. I, p. 357.)
Schaffarik, Slawische Alterth., t. I, p. 58.
Ewald, Gesch. des Volkes Israël, t. I, p. 69. En Abyssinie, on ne se sert pas de cette expression. On
dit egzie et amlak, qui signifient simplement seigneur, et qui ont probablement fait disparaître le
mot primitif par suite d'une idée analogue à celle qui fait substituer aux Juifs le mot d'Adonaï à
celui de Jéhovah, lorsqu'ils le rencontrent dans la lecture de la Bible. – Ewald, Ueber die SahoSprache, dans la Zeitschrift der d. morgent. Gesellsch., t. V, p. 419.

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317

d'autant plus monstrueuse et dégradante, qu'Al l'emportait davantage dans cette union.
Au contraire, le Deus a-t-il eu le dessus ? L'erreur s'est montrée moins vile, et, dans le
charme que lui prêtèrent des arts admirables et une philosophie savante, l'esprit de
l'homme, s'il ne s'endormit pas sans danger, le put du moins sans honte. Le Deus est
donc l'expression et l'objet de la plus haute vénération chez la race ariane. Exceptons-en
la famille iranienne pour des causes tout à fait particulières, dont l'exposition viendra
en son temps 1
Ce fut à l'époque où les peuples arians touchaient déjà à la Sogdiane que le départ
des nations helléniques rendit la confédération moins nombreuse. Les Hellènes se
trouvaient en face de la route qui devait les mener à leurs destinées ; s'ils avaient
accompagné plus bas la descente des autres tribus, ils n'auraient pas eu l'idée de
remonter ensuite vers le nord-ouest. Marchant directement à l'ouest, ils auraient pris le
rôle que remplirent plus tard les Iraniens. Ils n'auraient créé ni Sicyone, ni Argos, ni
Athènes, ni Sparte, ni Corinthe. Ainsi je conclus qu'ils partirent à ce moment.
Je doute que cet événement soit résulté des causes qui avaient décidé l'émigration
primitive des populations blanches. Le contre-coup en était déjà épuisé, car si les
envahisseurs jaunes avaient poursuivi les fugitifs, on aurait vu tous les peuples blancs,
arians, celtes et slaves, pour échapper à leurs atteintes, se précipiter également vers le
sud et inonder cette partie du monde. Il n'en fut pas ainsi. À la même époque, à peu
près, où les Arians descendaient vers la Sogdiane, les Celtes et les Slaves gravitaient
dans le nord-ouest et trouvaient des routes, sinon libres, du moins assez faiblement
défendues pour que le passage restât praticable. Il faut donc reconnaître que la pression
qui déterminait les Hellènes à gagner vers l'ouest ne venait pas des régions supérieures :
elle était causée par les congénères arians.
Ces nations, toutes également braves, étaient en froissement continuel. Les conséquences de cette situation violente amenaient la destruction des villages, le bouleversement des États et l'obligation pour les peuplades vaincues de subir le joug ou de
s'enfuir. Les Hellènes, s'étant trouvés les plus faibles, prirent ce dernier parti, et,
faisant leurs adieux à la contrée qu'ils ne pouvaient plus défendre contre des frères
turbulents, ils montèrent sur leurs chariots, et, l'arc à la main, s'engagèrent dans les
montagnes de l'ouest. Ces montagnes étaient occupées par les Sémites, qui en avaient
chassé ou, du moins, asservi les Chamites, auxquels avait plus anciennement appartenu
l'honneur d'en dompter les aborigènes noirs. Les Sémites, battus par les Hellènes, ne
résistèrent pas à ces vaillants exilés et se renversèrent sur la Mésopotamie, et plus les
Hellènes avançaient, poussés par les nations iraniennes, plus ils forçaient de
1

Un autre nom, donné par la race ariane à la Divinité, est le mot Gott, en gothique Gouth, qui se
rapporte au grec (mot grec), et au sanscrit Goûddhah. Ce mot veut dire le Caché. – V.
Windischmam, Fortschritt der Sprachen-Kunde, p. 20, et Eckstein, Recherches historiques sur
l'humanité primitive. – Burnouf incline à voir la racine de ce mot dans le sanscrit quaddhâta,
l'Incréé. (Comment. sur le Yaçna, t. I, p. 554.)

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populations sémitiques à se déplacer pour leur donner passage, et plus ils augmentaient l'inondation de l'ancien monde assyrien par cette race mêlée. Nous avons déjà
assisté à ce spectacle. Laissons les émigrants continuer leur voyage. On sait dans quels
illustres lieux ce récit les retrouvera.
Après cette séparation, deux groupes considérables forment encore la famille ariane,
les nations hindoues et les Zoroastriens. Gagnant du terrain et se considérant comme
un seul peuple, ces tribus arrivèrent à la contrée du Pendjab. Elles s'y établirent dans
les pâturages arrosés par le Sindh, ses cinq affluents et un septième cours d'eau difficile
à reconnaître, mais qui est ou la Yamouna ou la Sarasvati 1 Ce vaste paysage et ses
beautés étaient restés profondément gravés dans la mémoire des Zoroastriens Iraniens
longtemps après qu'ils l'avaient quitté pour ne plus le revoir. Le Pendjab était, à leur
sens, l'Inde entière : ils n'en avaient pas vu davantage. Leurs connaissances sur ce point
dirigèrent celles de toutes les nations occidentales, et le Zend-Avesta, se réglant plus
tard sur ce que les ancêtres avaient raconté, donnait à l'Inde la qualification de septuple.
Cette région, objet de tant de souvenirs, fut ainsi témoin du nouveau dédoublement
de la famille ariane, et les clartés déjà plus vives de l'histoire 2 permettent de démêler
assez bien les circonstances du débat qui en fut l'origine. Je vais raconter la plus
ancienne des guerres de religion.
Le genre de piété particulier à la race blanche se révèle d'autant mieux dans sa
portée raisonnante, qu'on est en situation de le mieux examiner. Après en avoir
constaté des lueurs pâles, mais bien reconnaissables, chez les descendants métis des
Chamites, après en avoir retrouvé de précieux fragments chez les familles sémitiques,
on a vu plus à plein l'antique simplicité des croyances et l'importance souveraine qui
leur était attribuée chez les Arians réunis dans leur première station avant l'exode des
Hellènes. À ce moment le culte était simple. Il semblerait que tout, dans l'organisation
sociale, fût tourné vers le côté pratique et jugé de ce point de vue. Ainsi, de même que
le chef de la communauté, le juge du grand village, le viç-pati n'était qu'un magistrat
électif entouré, pour tout prestige, du renom que lui donnaient sa bravoure, sa sagesse
et le nombre de ses serviteurs et de ses troupeaux ; de même que les guerriers, pères de
famille, ne voyaient dans leurs filles que des aides utiles au labeur pastoral, chargées du
soin de traire les chamelles, les vaches et les chèvres, et ne leur donnaient pas d'autre
nom que celui de leur emploi ; ainsi, encore, s'ils honoraient les nécessités du culte, ils
n'imaginaient pas que les fonctions dussent en être remplies par des personnages
spéciaux, et chacun était son propre pontife, et se jugeait les mains assez pures, le
1
2

Lassen, Zeitschrift der Deutsch. Morgenl. Gesellschaft, t. II, p. 200.
C'est ici que commence véritablement l'existence des peuples hindous. La philologie va les chercher
avec raison dans leur berceau ethnique, au delà des montagnes du nord ; mais leurs annales, mal
instruites, les déclarent autochtones. Il est à croire que, dans les temps védiques, le brahmanisme
n'avait pas encore imité les Chananéens, les Grecs et les peuplades d'Italie, en admettant comme
sienne la tradition de la race inférieure qu'il avait subjuguée. – Lassen, Indisch. Alterth., t. I, p.
511.

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319

front assez haut, le cœur assez noble, l'intelligence assez éclairée, pour s'adresser sans
intermédiaire à la majesté des dieux immortels 1.
Mais soit que, dans la période qui s'écoula entre le départ des Grecs et l'occupation
du Pendjab, la famille ariane, s'étant trouvée en long contact avec les nations aborigènes, eût déjà perdu de sa pureté et compliqué son essence physique et morale de
l'adjonction d'une pensée et d'un sang étrangers ; soit que les modifications survenues
ne fussent que le développement naturel du génie progressif des Arians, toujours est-il
que les anciennes notions sur la nature du pontificat se modifièrent insensiblement, et
qu'un moment vint où les guerriers ne se crurent plus le droit ni la science de vaquer
aux fonctions sacerdotales : des prêtres furent institués.
Ces nouveaux guides des consciences devinrent sur-le-champ les conseillers des rois
et les modérateurs des peuples. On les appelait purohitas. La simplicité du culte
s'altéra entre leurs mains ; elle se compliqua, et l'art des sacrifices devint une science
pleine d'obscurités dangereuses pour les profanes. On redouta dès lors de commettre,
dans l'acte de l'adoration, des erreurs de forme qui pouvaient offenser les dieux, et, afin
d'éviter ce danger, on ne se risqua plus à agir soi-même : on eut recours au seul
purohita. Il est probable qu'à la pratique de la théologie et des fonctions liturgiques cet
homme spécial joignit, de bonne heure, des connaissances en médecine et en chirurgie ;
qu'il se livra à la composition des hymnes sacrés, et qu'il se rendit triplement vénérable
aux yeux des rois, des guerriers, des populations tout entières par les mérites qui
éclataient en sa personne au point de vue de la religion, de la morale et de la science 2.
Tandis que le pontife se créait ainsi des fonctions sublimes et bien propres à lui
concilier l'admiration et les sympathies, les hommes libres n'étaient pas sans gagner
quelque chose à la perte de plusieurs de leurs anciens droits, et, tout ainsi que le
purohita, en s'emparant exclusivement d'une partie de l'activité sociale, en savait
extraire des merveilles que les générations antérieures n'avaient pas soupçonnées, de
même le chef de famille, vacant tout entier aux soins terrestres, se perfectionnait dans
les arts matériels de la vie, dans la science du gouvernement, dans celle de la guerre et
dans l'aptitude aux conquêtes.
L'ambition la plus inquiète n'avait pas le temps de réfléchir à la valeur de ce qu'elle
avait cédé, et d'ailleurs les conseils du purohita, non moins que ses secours, lorsque le
guerrier était vaincu, ou blessé, ou malade, non moins que ses chants et ses récits,
quand il était de loisir, contribuaient à l'impressionner en faveur de l'influence qu'il avait
laissé nette, qu'il laissait croître à ses côtés, et à l'étourdir sur les dangers dont, pour
l'avenir, elle pouvait menacer sa puissance et sa liberté.
1
2

Lassen, Indisch. Alterth., t. I, p. 795.
Lassen, loc. cit. Il est ici question de l'époque où furent composés les hymnes les plus anciens des
Védas.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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D'ailleurs, le purohita n'était pas un être qui pût sembler redoutable. Il vivait isolé
auprès des chefs assez riches ou généreux pour entretenir sa vie simple et pacifique. Il
ne portait pas les armes ; il n'était pas d'une race ennemie. Sorti de la famille même du
viç-pati ou de sa tribu, il était le fils, le frère, le cousin des guerriers 1. Il communiquait
sa science à des disciples qui pouvaient le quitter à leur gré et reprendre l'arc et la
flèche. C'était donc insensiblement et par des voies inconnues, même à ceux qui les
suivaient, que le brahmanisme jetait ainsi les fondements d'une autorité qui allait
devenir exorbitante.
Un des premiers pas que fit le sacerdoce dans le maniement direct des affaires
temporelles, témoigne d'un grand perfectionnement politique et moral chez ces
contemporains d'une époque que les érudits allemands appellent, avec une poétique
justesse, la grise antériorité des temps 2. Les viç-pati comprirent qu'il serait bon de ne
plus être pour leurs administrés, qui, insensiblement, devenaient leurs sujets, les
produits irréguliers de la ruse ou de la violence heureuse. On voulut qu'une consécration supérieure à l'élection populaire investît les pasteurs des peuples de droits
particuliers au respect, et on imagina de faire dépendre la légitimité de leur caractère
d'une espèce de sacre administré par les purohitas 3. Dès lors l'importance des rois
s'accrut sans doute, car ils étaient devenus participants à la nature des choses saintes,
même sans avoir encore détrôné un dieu. Mais le pouvoir mondain du sacerdoce fut
également fondé, et l'on devine maintenant ce qu'il va devenir entre les mains d'hommes
éclairés, pacifiques, d'une redoutable énergie dans le bien, et qui, sachant que, pour une
nation dévouée, corps et âme, à l'admiration de la bravoure, aucun prétexte, si sacré fûtil, ne pouvait couvrir le soupçon d'être lâche, commençaient déjà à pratiquer des
doctrines austères d'abstinences intrépides et de renoncements obstinés. Cet esprit de
pénitence devait aboutir, un jour, à des mutilations effrénées, à des supplices absurdes,
également révoltants pour le cœur et pour la raison. Les purohitas n'en étaient pas là
encore. Prêtres d'une nation blanche, ils ne songeaient même pas à de pareilles
énormités.
La puissance sacerdotale était désormais assise sur des bases solides. Le pouvoir
séculier, fier d'en obtenir sa consécration et de s'appuyer sur elle, servait volontiers ses
développements. Bientôt il put s'apercevoir que ce qui se demande se refuse aussi.
Tous les rois ne furent pas également bien reçus des maîtres des sacrifices, et il suffit
de quelques rencontres où la fermeté de ceux-ci se trouva d'accord avec les sentiments
des peuples, il suffit que certains d'entre eux périssent martyrs de leur résistance aux
vœux d'un usurpateur, pour que l'opinion publique, frappée de reconnaissance et
d'admiration, fit aux purohitas réunis un pont vers les plus hautes entreprises.
1
2
3

Lassen, ouvr. cité, t. I, p. 812.
Die graue Vorzeit.
Lassen, ouvr. cité, t. I, p. 812. La consécration royale, dont il est si fort question dans le
Ramayana, a encore été pratiquée dans les temps modernes. W. v. Schlegel, Indische Bibliothek, t.
I, p. 430.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Ils acceptèrent le rôle éminent qui leur était attribué. Cependant je ne crois ni à la
prédominance des calculs égoïstes dans la politique d'une classe entière, ni aux grands
résultats amenés par de petites causes. Quand une révolution durable se produit au
sein des sociétés, c'est que les passions des triomphateurs ont pour rebondir un sol
plus ferme que des intérêts personnels, sans quoi elles rasent la terre et ne montent à
rien. Le fait d'où le sacerdoce arian s'avisa de faire jaillir ses destinées, loin d'être
misérable ou ridicule, devait, au contraire, lui gagner les sympathies intimes du génie de
la race, et l'observation qu'en firent les prêtres de cette époque antique accuse, chez
eux, une rare aptitude à la science du gouvernement, en même temps qu'un esprit
subtil, savant, combinateur et logique jusqu'à la rage.
Voici ce dont s'aperçurent ces philosophes, et ce qu'ensuite imagina leur prévoyance. Ils considérèrent que les nations arianes se trouvaient entourées de peuplades
noires dont les multitudes s'étendaient à tous les coins de l'horizon et dépassaient de
beaucoup par le nombre les tribus de race blanche établies sur le territoire des SeptFleuves, et déjà descendues jusqu'à l'embouchure de l'Indus. Ils virent, en outre, qu'au
milieu des Arians vivaient, soumises et paisibles, d'autres populations aborigènes qui
ne laissaient pas que de former encore une masse considérable, et qui avaient déjà
commencé à se mêler à certaines familles, probablement les plus pauvres, les moins
illustres, les moins fières de la nation conquérante. Ils remarquèrent sans peine combien
les mulâtres étaient inférieurs en beauté, en intelligence, en courage à leurs parents
blancs ; et surtout ils eurent à réfléchir aux conséquences que pouvait amener, pour la
domination des Arians, une influence exercée par les individualités métisses sur les
populations noires soumises ou indépendantes. Peut-être avaient-ils sous les yeux
l'expérience de quelques accessions fortuites de sang mêlé à la dignité royale.
Guidés par le désir de conserver le souverain pouvoir à la race blanche, ils imaginèrent un état social hiérarchisé suivant le degré d'élévation d'intelligence. Ils prétendirent
confier aux plus sages et aux plus habiles la conduite suprême du gouvernement. À
ceux dont l'esprit était moins élevé, mais le bras vigoureux, le cœur avide d'émotions
guerrières, l'imagination sensible aux excitations de l'honneur, ils remirent le soin de
défendre la chose publique. Aux hommes d'humeur douce, curieux de travaux paisibles,
peu disposés aux fatigues de la guerre, ils se piquèrent de trouver un emploi convenable
en les conviant à nourrir l'État par l'agriculture, à l'enrichir par le commerce et
l'industrie. Puis, du grand nombre de ceux dont le cerveau n'était éclairé que de lueurs
incomplètes, de tous ceux qui n'avaient pas l'âme prête à subir, sans faiblesse, le choc
du danger, des gens trop pauvres pour vivre libres, ils composèrent un amalgame sur
lequel ils jetèrent le niveau d'une égale infériorité, et décidèrent que cette classe humble
gagnerait sa subsistance en remplissant ces fonctions pénibles ou même humiliantes qui
sont cependant nécessaires dans les sociétés établies.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

322

Le problème avait trouvé sa solution idéale, et personne ne peut refuser son
approbation à un corps social ainsi organisé qu'il est gouverné par la raison et servi par
l'inintelligence. La grande difficulté, c'est de faire passer un projet abstrait de cette
espèce dans le moule d'une réalisation pratique. Tous les théoriciens du monde
occidental y ont échoué : les purohitas crurent avoir trouvé le sûr moyen d'y réussir.
Partant de cette observation établie, pour eux, sur des preuves irréfragables, que
toute supériorité était du côté des Arians, toute faiblesse, toute incapacité du côté des
noirs, ils admirent, comme conséquence logique, que la proportion de valeur intrinsèque chez tous les hommes était en raison directe de la pureté du sang, et ils fondèrent
leurs catégories sur ce principe.
Ces catégories, ils les appelèrent varna, qui signifiait couleur, et qui, depuis lors, a
pris la signification de caste 1.
Pour former la première caste, ils réunirent les familles des purohitas en qui éclatait
quelque mérite, telles que celles des Gautama, des Bhrigou, des Atri 2, célèbres par
leurs chants liturgiques, transmis héréditairement comme une propriété précieuse. Ils
supposèrent que le sang de ces familles recommandables était plus arian, plus pur que
celui de toutes les autres.
À cette classe, à cette varna, à cette couleur blanche par excellence, ils attribuèrent
non pas d'abord le droit de gouverner, résultat définitif qui ne pouvait être que l'œuvre
du temps, mais du moins le principe de ce droit et tout ce qui pouvait y conduire,
c'est-à-dire le monopole des fonctions sacerdotales, la consécration royale qu'ils
possédaient déjà, la propriété des chants religieux, le pouvoir de les composer, de les
interpréter et d'en communiquer la science ; enfin ils se déclarèrent, eux-mêmes, personnages sacrés, inviolables ; ils se refusèrent aux emplois militaires, s'entourèrent d'un
loisir nécessaire, et se vouèrent à la méditation, à l'étude, à toutes les sciences de
l'esprit, ce qui n'excluait ni l'aptitude ni la science politique 3.
Immédiatement au-dessous d'eux, ils placèrent la catégorie des rois alors existants
avec leurs familles. En exclure aucun, c'eût été donner un démenti à la valeur de la
consécration, et, en même temps, créer à l'organisation naissante des hostilités trop
redoutables. À côté des rois, ils placèrent les guerriers les plus éminents, tous les
1

2
3

Lassen, ouvr. cité, t. I, p. 514. En kawi, varna a gardé son sens primitif et n'a pas acquis le sens
dérivé. – Voir W. v. Humboldt, Ueber die Kawi-Sprache, t. I, p. 83.
Lassen, ouvr. cité, p. 804.
Lassen, Indisch. Alterthüm., t. I, p. 804 et pass. – Burnouf, Introduction à l'hist. du bouddhisme
indien, t. I, p. 141. Le trait essentiel des brahmanes est de pouvoir lire les mantrâs. – Lassen, ouvr.
cité, p. 806. L'aumône, jadis facultative, est aujourd'hui obligatoire à l'égard des brahmanes. Le
bien qui est fait à un homme de caste ordinaire acquiert un mérite simple ; à un membre de la caste
sacerdotale, un mérite double ; à un étudiant des Védas, le mérite se multiplie par cent mille, et si
c'est d'un ascète qu'il s'agit, alors il devient incommensurable.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

323

hommes distingués par leur influence et leurs richesses, et ils supposèrent, plus ou
moins justement, que cette classe, cette varna, cette couleur, était déjà moins
franchement blanche que la leur, avait déjà contracté un certain mélange avec le sang
aborigène, ou bien que, égale en pureté, tout aussi fidèle à la souche ariane, elle ne
méritait néanmoins que le second rang, par la supériorité de la vocation intellectuelle et
religieuse sur la vigueur physique. C'était une race grande, noble, illustre, que celle qui
pouvait accepter une telle doctrine. Aux membres de la caste militaire, les purohitas
donnèrent le nom de kschattryas ou hommes forts. Ils leur firent un devoir religieux de
l'exercice des armes, de la science stratégique, et, tout en leur concédant le gouvernement des peuples, sous la réserve de la consécration religieuse, ils s'appuyèrent sur
le sentiment public, imbu des doctrines libres de la race, pour leur refuser la puissance
absolue 1.
Ils déclarèrent que chaque varna conférait à ses membres des privilèges inaliénables, devant lesquels la volonté royale expirait. Il était défendu au souverain d'empiéter
sur les droits des prêtres. Il ne lui était pas moins interdit d'attenter à ceux des
kschattryas ou des castes inférieures 2. Le monarque fut entouré d'un certain nombre de
ministres ou de conseillers, sans le concours desquels il ne pouvait agir et qui
appartenaient aussi bien à la classe des purohitas qu'à celle des guerriers 3.
Les constituants firent plus. Au nom des lois religieuses, ils prescrivirent aux rois
une certaine conduite dans la vie intérieure. Ils réglèrent jusqu'à la nourriture et proscrivirent, de la manière la plus énergique, et sous des peines temporelles et spirituelles,
toute infraction à leurs mandements. Leur chef-d'œuvre, à mon avis, à l'encontre des
1

2

3

Rien d'admirable comme les prescriptions que le Manava-Dharma-Sastra (traduction de Haughton,
Londres, 1825, in-4°, t. II) adresse à la caste militaire et compile probablement de règlements plus
anciens. Je ne puis résister au plaisir de traduire cette page, animée du plus pur esprit chevaleresque.
Chap. XII, § 88 : « Ne jamais quitter le combat, protéger le « peuple et honorer les prêtres, tel est le
suprême devoir des rois, celui qui assure, « félicité. » § 89 : « Ces maîtres du monde, qui, ardents à
s'entre-défaire, déploient leur « vigueur dans la bataille sans jamais tourner le « visage, montent,
après leur mort, « directement au ciel. » § 90 : « Que nul homme, en combattant, ne frappe son
ennemi « avec des armes pointues emmanchées de bois, ni avec des flèches méchamment
« barbelées, ni avec des traits empoisonnés, ni avec des dards de feu. » § 91 : « Que, « monté sur
un char ou chevauchant un coursier, il n'attaque pas un ennemi à pied, ni un « homme efféminé, ni
celui qui demande la vie à mains jointes, ni celui dont la chevelure « dénouée couvre la vue, ni
celui qui, épuisé de fatigue, s'est assis sur la terre, ni celui qui « dit : je suis ton captif. » § 92 :
« Ni celui qui dort, ni celui qui a perdu sa cotte de mailles, « ni celui qui est nu ; ni celui qui est
désarmé, ni celui qui est spectateur et non acteur dans « le combat, ni celui qui est aux prises avec
un autre. » § 93 : « Ayant toujours présent à « l'esprit le devoir des Arians, des hommes
honorables, qu'il ne tue jamais quelqu'un qui a « rompu son arme, ni celui qui pleure pour un
chagrin particulier, ni celui qui a été blessé « grièvement, ni celui qui a peur, ni celui qui tourne le
dos. » § 98 : « Telle est la loi antique « et irréprochable des guerriers. De cette loi, nul roi ne doit
jamais se départir, quand il « attaque ses ennemis dans la bataille. »
Manava-Dbarma-Sastra, chap. VII, § 123 : « Since the servants of the king, whom he has
« appointed guardians of districts, are generally knaves, who seize what belongs to other « men,
from such knaves let him defend his people. » Cet article fut inspiré, selon toute vraisemblance, par
la féodalité des kschattryas.
Lassen, ouvr. cité, t. I, p. 805.

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kschattryas et de la caste qui va suivre, est d'avoir su se départir de la rigueur des
classifications pour ne pas monopoliser absolument les choses de l'intelligence dans le
sein de leur confrérie. Ils comprirent, sans doute, que l'instruction ne peut être refusée
à qui est capable de l'acquérir, de même qu'on la permet sans résultat aux intelligences
mal créées pour la recevoir ; puis, que si le savoir est une force et exerce un prestige,
c'est à la condition d'avoir des spectateurs qui se peuvent faire, par eux-mêmes, une
idée juste de son mérite, et qui, pour être en état d'en apprécier la valeur, doivent au
moins avoir approché les lèvres de sa coupe.
Loin donc de défendre l'instruction aux kschattryas, les purohitas la leur
recommandèrent, leur permirent la lecture des livres sacrés, les engagèrent à se les faire
expliquer, et les virent avec complaisance s'adonner aux connaissances laïques, telles
que la poésie, l'histoire et l'astronomie. Ils formaient ainsi, autour d'eux, une classe
militaire intelligente autant que brave, et qui, si elle pouvait un jour trouver, dans l'éveil
de ses idées, des excitations à combattre les progrès du sacerdoce, n'y rencontrait pas
moins de motifs d'en être séduite, d'y sourire et de les favoriser au nom de cette
sympathie instinctive que l'esprit inspire à l'esprit et le talent au talent. Toutefois, il ne
faut pas se le dissimuler : quelles que fussent les dispositions intimes des kschattryas,
l'intérêt général de leur caste et la nature des choses en faisaient pour les novateurs
religieux une terrible pierre d'achoppement, et un danger devait tôt ou tard se montrer
de ce côté-là.
Il n'en était pas de même de la varna qui venait après la caste guerrière. Ce fut celle
des vayçias, supposés moins blancs que les deux catégories sociales supérieures, et qui,
probablement aussi, étaient moins riches et moins influents dans la société. Toutefois,
leur parenté avec les deux hautes castes étant encore évidente et indiscutable, le
nouveau système les considéra comme des hommes d'élite, des hommes deux fois nés
(dvidja), expression consacrée pour représenter l'excellence de la race vis-à-vis des
populations aborigènes 1, et on en forma le peuple, le gros de la nation proprement
dite, au-dessus duquel étaient les prêtres et les soldats, et ce fut pour cette raison que
le nom d'Arians, abandonné par les kschattryas, comme par les purohitas, plus fiers,
les uns de leur titre de forts, les autres de la qualification nouvellement prise de
brahmanes, resta le partage de la troisième caste.
La loi de Manou, postérieure, du reste, dans sa forme actuelle, à l'époque en
question, établit, d'après des autorités plus anciennes qu'elle-même, le cercle d'action
où devait s'écouler l'existence des vayçias. On leur confia le soin du bétail. Le raffinement déjà considérable des mœurs ne permettait plus aux hautes classes de s'en
occuper, comme avaient fait les ancêtres. Les vayçias firent le négoce, prêtèrent de
l'argent à intérêt et cultivèrent la terre 2. Appelés à concentrer ainsi dans leurs mains les
1
2

Lassen, ouvr. cité, t. I, p. 818.
Id. ibid., p. 817.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

325

plus grandes richesses, on leur commanda l'aumône et les sacrifices aux dieux. À eux
aussi on permit de lire ou de se faire lire les Védas 1, et, afin d'assurer à leur caractère
pacifique la tranquille jouissance des humbles, prosaïques mais fructueux avantages qui
leur étaient concédés, il fut sévèrement interdit aux brahmanes, comme aux kschattryas
d'empiéter sur leurs attributions, de se mêler à leurs travaux et d'obtenir soit un épi de
blé, soit un objet fabriqué, autrement que par leur intermédiaire. Ainsi, dès l'antiquité la
plus haute, la civilisation ariane de l'Inde asseyait ses travaux sur l'existence d'une
nombreuse bourgeoisie, fortement organisée et défendue, dans l'exercice de droits considérables, par toute la puissance des prescriptions religieuses 2. On remarquera encore
que, non moins que les kschattryas, cette classe était admise aux études intellectuelles,
et que ses habitudes, plus paisibles, plus casanières que celles des guerriers, tendaient à
l'en faire profiter davantage.
Avec ces trois hautes castes, la société hindoue, dans son idéal, était complète. En
dehors de leur cercle, plus d’Arians, plus d'hommes deux fois nés. Cependant, il fallait
tenir compte des aborigènes, qui, soumis depuis plus ou moins longtemps et peut-être
un peu apparentés au sang des vainqueurs, vivaient obscurément au bas de l'échelle
sociale. On ne pouvait repousser absolument ces hommes attachés à leurs vainqueurs
et ne recevant que d'eux leur subsistance, sans se jeter, avec une barbare imprudence,
dans des périls inutiles. D'ailleurs, par ce qui se passa ensuite, il est fort probable que
les brahmanes avaient déjà senti combien il serait contraire à leurs véritables intérêts de
rompre avec ces multitudes noires qui, si elles ne leur rendaient pas les honneurs
délicats et raisonnés des autres castes, les entouraient d'une admiration plus aveugle et
les servaient avec un fanatisme plus dévoué. L'esprit mélanien se retrouvait là bien
entier. Le brahmane, prêtre pour les kschattryas et les vayçias, était dieu pour la foule
noire. On ne se brouille pas de gaieté de cœur avec de si chauds amis, et surtout quand
il n'est pas besoin de faire beaucoup pour se les conserver.
Les brahmanes composèrent une quatrième caste de toute cette population de
manœuvres, d'ouvriers, de paysans et de vagabonds. Ce fut celle des çoudras ou des
dazas, des serviteurs, qui reçut le monopole de tous les emplois serviles. Il fut
rigoureusement défendu de les maltraiter, et on les soumit à un état de tutelle éternelle,
mais avec l'obligation, pour les hautes classes, de les régir doucement et de les garder de
la famine et des autres effets de la misère. La lecture des livres sacrés leur fut interdite ;
1

2

Manava-Dharma-Sastra, chap. X, § 1 : « Let the three twiceborn classes, remaining firm in « their
several duties, carefully read the Veda; but a brahman must explain it to them, not a « man of the
other two classes : this is an established rule. » – Chap. X, § 79 : « The means « of subsistence
peculiar to... the vaisya (are), merchandize, attending on cattle and « agriculture; but, with a view to
the next life ; the duties... are almsgiving, reading, « sacrificing. »
L'importance de cette caste et l'influence extralégale qu'elle était capable d'exercer n'échappèrent pas
du tout aux législateurs de l'Inde. Je lis dans le Manava-Dharma-Sastra, ch. VIII, § 418 : « With
vigilant care should the king exert himself in compelling merchant and mechanicks « to perform
their respective duties ; for, when such men swerve from their duty, they throw this « world in
confusion. »

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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ils ne furent pas considérés comme purs, et rien de plus juste, car ils n'étaient pas
Arians 1.
Après avoir ainsi distribué leurs catégories, les inventeurs du système des castes en
fondèrent la perpétuité, en décrétant que chaque situation serait héréditaire, qu'on ne
ferait partie d'une varna qu'à la condition d'être né de père et de mère y appartenant
l'un et l'autre 2. Ce ne fut pas encore assez. De même que les rois ne pouvaient
gouverner sans avoir obtenu la consécration brahmanique, de même nul ne fut admis à
la jouissance des privilèges de sa caste avant d'avoir accompli, avec l'assentiment
sacerdotal, les cérémonies particulières de l'accession 3.
Les gens oublieux de ces formalités obligées étaient exclus de la société hindoue 4.
Impurs, fussent-ils nés brahmanes de père et de mère, on les appelait vratyas 5 :
brigands, pillards, assassins, et il est bien probable que, pour vivre, ces rebuts de la loi
étaient souvent contraints de s'armer contre, elle. Ils formèrent la base de tribus
nombreuses qui devinrent étrangères à la nationalité hindoue.
Telle est la classification sur laquelle les successeurs des purohitas imaginèrent de
construire leur état social. Avant d'en juger les conséquences et le succès, avant,
surtout, de nous arrêter devant la subtilité, les ressources inouïes, l'énergie soutenue,
l'irrésistible patience employées par les brahmanes pour défendre leur ouvrage, il est
indispensable de l'envisager à un point de vue général.
Au point de vue ethnographique, le système avait pour premier et grand tort de
reposer sur une fiction. Les brahmanes n'étaient pas et ne pouvaient être les plus
authentiques Arians, à l'exclusion de telles familles de kschattryas et de vayçias dont la
1
2

3

4

5

Lassen, Indisch., Alterth., t. I, p. 817 et pass.
Burnouf, Introduct. à l’histoire du bouddh. indien, t. I, p. 155. – Manava-Dharma-Sastra, chap.
X, § 5 : « In all classes they, and they only, who are born, in a direct order, of wives « equal in
classes and virgins at the time of marriage, are to be considered as the same in « class with their
father. »
Manava-Dharma-Sastra, chap. II, § 26: « With auspicious acts prescribed by the veda, « must
ceremonies over conception and so forth, be duty performed, which purify the « bodies of the three
classes in this life, and qualify them for the next. » Ainsi ce n'était pas seulement pour le bonheur
de cette vie qu'il était nécessaire de se pourvoir de la consécration de sa caste, c'était encore pour
assurer le sort ultérieur dans l'autre. Puis les cérémonies commençaient dès le moment présumé de
la conception. C'était, à proprement parler, celles qui constituaient l'Hindou, indépendamment de
l'idée de caste. Cette seconde condition était remplie d'une manière plus complète quelques années
après. Chap. II, p. 37 : « Should a brahman, or his father for him, be « desirous of his advancement
in sacred « knowledge; a cshatriya, of extending his power ; or a vaisya of engaging in mercantile
« business ; the investiture may be made in the fifth, sixth or eighth year respectively. »
Manava-Dharma-Sastra, ch II, § 38 : « The ceremony of the investiture hallowed by the « gayatri
must not be delayed, in the case of a priest, beyond the sixteenth year, not in that « of a soldier,
beyond the twenty second ; nor in that of a merchant, beyond the twenty « fourth. » § 39 : « After
that, all youths of these three classes, who have not been invested « at the proper time, become
vratyas, or outcasts, degraded from the gayatri, and contemned « by the virtuous.
Lassen, Indische Alterth., t. I, p. 821. Vrâta signifie une horde vivant de pillage et formée de gens
de toute origine.

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pureté n'était peut-être pas contestable, mais qui, par la position qu'elles occupaient
dans la société, la mesure de leurs ressources, se voyaient forcément désignées pour
tenir tel rang et non tel autre. Je suppose, d'autre part, que les illustres races des
Gautama et des Atri aient compté dans leur arbre généalogique plusieurs aïeules issues
de pères guerriers à une époque où ces alliances étaient légales, et que, de plus, ces
aïeules aient eu, dans leur sang, une quantité plus ou moins grande d'alliage mélanien :
voilà les Gautama, voilà les Atri reconnus métis. En sont-ils moins possesseurs des
hymnes sacrés composés par leurs ancêtres ? Ne remplissent-ils pas auprès de rois
puissants les fonctions de sacerdoces révérés ? Puissants ! ne le sont-ils pas euxmêmes ? Ils comptent parmi les coryphées du nouveau parti, et il ne faut pas
s'attendre à ce que, faisant un retour sur leur propre extraction, dont peut-être,
d'ailleurs, ils ignorent le vice, ils s'excluent volontairement de la caste suprême.
Toutefois, s'il s'agissait de n'examiner les choses qu'à travers les notions hindoues,
on pourrait répondre qu'aussitôt que, par des mariages exclusifs, les races spéciales des
brahmanes, des kschattryas, des vayçias eurent été fixées, la gradation, d'abord
supposée, quant à la pureté relative, devint bientôt réelle ; que les brahmanes se
trouvèrent être plus blancs que les kschattryas, ceux-ci que les hommes de la troisième
classe qui, à leur tour, dominèrent, en ce point, ceux de la quatrième, presque
entièrement noirs. En admettant cette façon de raisonner, il n'en est pas moins vrai que
les brahmanes eux-mêmes n'étaient plus des blancs parfaits et sans mélange. En face du
reste de l'espèce, vis-à-vis des Celtes, vis-à-vis des Slaves, et plus encore des autres
membres de la famille ariane, les Iraniens et les Sarmates, ils avaient adopté, dès lors,
une nationalité spéciale et étaient devenus distincts de la souche commune. Supérieurs
en illustration au reste des tribus blanches contemporaines, ils étaient inférieurs au
type primitif et n'en possédaient plus l'énergie ancienne.
Plusieurs des facultés de la race noire avaient commencé à déteindre sur eux. On ne
leur reconnaît plus cette rectitude de jugement, cette froideur de raison, patrimoine de
l'espèce blanche, dans sa pureté, et l'on s'aperçoit, à la grandeur même des plans de leur
société, que l'imagination tenait désormais une grande place dans leurs calculs et
exerçait une influence dominante sur la combinaison de leurs idées. Comme élan
d'intelligence, ouverture de vue, envergure de génie, ils avaient gagné. Ils avaient gagné
par l'adoucissement de leurs premiers instincts, devenus moins rêches et plus souples.
Mais en tant que métis, je ne leur trouve plus qu'un diminutif des vertus souveraines,
et si les brahmanes se présentent ainsi déchus, à plus forte raison les kschattryas et, à
un degré plus grand encore, les vayçias étaient ce qu'on peut appeler dégénérés des
mérites fondamentaux. Nous avons observé en Égypte que le premier effet, et le plus
général, de l'immixtion du sang noir est d'efféminer le naturel. Cette mollesse ne fait pas
des êtres dénués de courage ; cependant elle altère et passionne la vigueur calme, et on
pourrait dire compacte, apanage du plus excellent des types. Les Chamites ne tombent
sous l'observation qu'à un moment où ils ont trop perdu les caractères spéciaux de leur
origine paternelle, et l'on ne saurait baser sur eux une démonstration exacte.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Néanmoins, dans la langueur mêlée de férocité où nous les avons vus plongés, on
reconnaît un point où sont arrivées aujourd'hui les classes ethniquement correspondantes de la nation hindoue. On est donc en droit de supposer que, dans leurs
commencements, les Chamites ont eu aussi une période comparable à celle de la caste
brahmanique à ses débuts. Pour les Sémites, dont on découvre mieux le principe, un tel
rapprochement ne laisse rien à désirer. Ainsi toutes les expériences envisagées jusqu'ici
donnent ce résultat identique : le mélange avec l'espèce noire, lorsqu'il est léger,
développe l'intelligence chez la race blanche, en tant qu'il la tourne vers l'imagination, la
rend plus artiste, lui prête des ailes plus vastes ; en même temps, il désarme sa raison,
diminue l'intensité de ses facultés pratiques, porte un coup irrémédiable à son activité
et à sa force physique, et enlève aussi, presque toujours, au groupe issu de cet hymen
le pouvoir et le droit, sinon de briller beaucoup plus que l'espèce blanche et de penser
plus profondément, du moins de lutter avec elle de patience, de fermeté et de sagacité.
Je conclus que les brahmanes, s'étant engagés, avant la formation des castes, dans
quelques mélanges mélaniens, étaient ainsi préparés pour la défaite, quand viendrait le
jour de lutter avec des races demeurées plus blanches.
Ces réserves faites, si l'on consent à ne plus envisager les nations hindoues qu'en
elles-mêmes, l'admiration pour les législateurs doit être sans réserve. En face des castes
normales et des populations décastées qui les entourent, ils paraissent vraiment
sublimes. Il ne sera que trop facile de reconnaître plus tard combien, avec le cours des
temps et la perversion inévitable des types sans cesse grandissant malgré tous les
efforts, les brahmanes ont dégénéré ; mais jamais les voyageurs, les administrateurs
anglais, les érudits qui ont consacré leurs veilles à l'étude de la grande péninsule
asiatique, n'ont hésité à reconnaître que, au sein de la société hindoue, la caste des
brahmanes conserve une supériorité imperturbable sur tout ce qui vit autour d'elle.
Aujourd'hui, souillée par les alliages qui faisaient tant d'horreur à ses premiers pères,
elle montre cependant, au milieu de son peuple, un degré de pureté physique dont rien
n'approche. C'est chez elle que l'on retrouve encore le goût de l'étude, la vénération des
monuments écrits, la science de la langue sacrée ; et le mérite de ses membres comme
théologiens et grammairiens est assez véritable pour que les Colebrooke, les Wilson et
d'autres indianistes justement admirés aient à se féliciter d'avoir recouru à leurs
lumières. Le gouvernement britannique leur a même confié une partie importante de
l'enseignement au collège de Fort-William. Ce reflet de l'ancienne gloire est bien terne,
sans doute. Ce n'est qu'un écho, et cet écho va de plus en plus s'affaiblissant, à mesure
qu'augmente la désorganisation sociale dans l'Inde. Pourtant le système hiérarchique
inventé par les antiques purohitas est resté debout tout entier. On peut l'étudier bien
complet dans toutes ses parties, et pour être amené à lui rendre, sans nul regret,
l'honneur qui lui est dû, il suffit de calculer à peu près depuis combien de temps il dure.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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L'ère de Kali remonte à l'an 3102 avant J.-C., et on ne la fait commencer pourtant
qu'après les grandes guerres héroïques des Kouravas et des Pandavas 1. Or, à cette
époque, si le brahmanisme n'avait pas encore atteint tous ses développements, il
existait dans ses points principaux. Le plan des castes était, sinon rigoureusement
fermé, du moins tracé, et la période des purohitas dépassée depuis longtemps.
Malheureusement le chiffre de 3102 ans a quelque chose de si énorme 2 que je ne veux
pas trop presser la conviction sur ce point, et je me tourne d'un autre côté.
L'ère kachemyrienne commence un peu plus modestement, 2,448 ans avant J.-C.
On la dit également postérieure à la grande guerre héroïque ; par conséquent, elle laisse
un intervalle de 654 ans entre son début et l'ère de Kali.
Tout incertaines que soient ces deux dates, si l'on en veut chercher de plus récentes,
on n'en trouve pas, et à mesure que l'on avance, la clarté historique, devenant plus
intense, ne permet pas de douter qu'on ne s'éloigne de l'objet cherché. Ainsi, après une
lacune, à la vérité assez longue, au XIVe siècle avant J.-C., on trouve le brahmanisme
parfaitement assis et organisé, les écrits liturgiques fixés et le calendrier védique établi ;
il est donc impossible de descendre plus bas.
Nous avons trouvé l'ère de Kali trop exagérée : n'en parlons pas. Diminuons le
nombre des années qu'elle réclame et rabattons-nous à l'ère kachemyrienne. On ne peut
descendre davantage sans rendre toute chronologie égyptienne impossible. À mon sens
même, c'est beaucoup trop concéder au doute. Mais, pour ce dont il est question ici, je
m'en contente. Ne considérons même pas que le brahmanisme existait visiblement
longtemps avant cette époque et concluons que, de l'an 2448 avant J.-C. à l'an du
Seigneur 1852, il s'est écoulé 4300 ans, que l'organisation brahmanique vit toujours,
qu'elle est aujourd'hui dans un état comparable à la situation des Égyptiens sous les
Ptolémées du IIIe siècle avant notre ère, et à celle de la première civilisation assyrienne
à différentes époques, entre autres au VIIe siècle. Ainsi, en se montrant généreux envers
la civilisation égyptienne, en lui accordant, ce que je ne fais pas pour celle des
brahmanes, toute la période antérieure à la migration et toute celle de ses débuts avant
Ménès, elle aura duré depuis l'an 2448 jusqu'à l'an 300 avant J.-C., c'est-à-dire 2148
ans. Quant à la civilisation assyrienne, en reculant son point de départ aussi haut que
l'on voudra, comme on ne peut le faire antérieur de beaucoup de siècles à l'ère
kachemyrienne, il s'ensuit qu'il n'en faut pas même parler : elle s'arrête trop loin du but.
L'organisation égyptienne reste le seul terme de comparaison, et elle est en arrière,
sur le type d’où elle a tiré sa vie, de 2152 ans. Je n'ai pas besoin de confesser tout ce
qu'il y a d'arbitraire dans ce calcul : on s'en aperçoit de reste. Seulement, il ne faut pas
oublier que cet arbitraire a pour effet de rabaisser d'une manière énorme le chiffre des
1
2

Lassen, Indisch. Alterth., t. I, p. 507 et pass.
Si l'on admet un jour, couramment, les dates extraordinaires de l'histoire égyptienne, il faudra bien
s'accommoder de calculs plus lointains encore pour les faits brahmaniques.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

330

années de l'existence brahmanique ; que j'y suppose bien bénévolement l'organisation
des castes contemporaines de l'ère de Kachemyr ; qu'avec une facilité non moins
exagérée j'admets, contre toute vraisemblance, un synchronisme parfait entre les
premiers développements du brahmanisme et la naissance de la civilisation dans la
vallée du Nil, et enfin que je reporte au IIIe siècle avant J.-C. (époque où les véritables
Égyptiens ne comptaient, pour ainsi dire, plus) la comparaison que j'en fais avec les
brahmanes actuels, ce qui procure peu d'honneur à ces derniers. J'ai cru, toutefois,
devoir cet hommage au siècle où naquit Manéthon. Ainsi, il est bien entendu qu'en ne
faisant vivre la société hindoue que 2500 ans de plus que celle d’Assyrie, et 2000 ans
de plus que celle d'Égypte, je la calomnie, je rabaisse sa longévité d'un bon nombre de
siècles. Toutefois je persiste, parce que les chiffres incomplets qui me sont là entre les
mains me permettent encore d'établir le raisonnement qui suit :
Trois sociétés étant données, elles se perpétuent dans la mesure où se maintient le
principe blanc qui fait également leur base.
La société assyrienne, incessamment renouvelée au moyen d'affluents médiocrement purs, a déployé une extrême intensité de vie, a témoigné d'une activité en quelque
sorte convulsive. Puis, assaillie par trop d'éléments mélaniens et livrée à des luttes
ethniques perpétuelles, la lumière qu'elle projetait a été perpétuellement syncopée, a
sans cesse changé de direction, de formes et de couleurs, jusqu'au jour où la race arianemédique est venue lui donner une nouvelle nature. Voilà le sort d'une société très
mélangée : c'est d'abord l'agitation extrême, ensuite la torpeur morbide, enfin la mort.
L'Égypte offre un terme moyen, parce que l'organisation de ce pays se tenait dans
les demi-mesures. Le système des castes n'y exerçait qu'une influence ethnique très
restreinte, car il était incomplètement appliqué, les alliances hétérogènes étant restées
possibles. Probablement, le noyau arian s'était senti trop faible pour commander
absolument et il s'était rabattu à des transactions avec l'espèce noire. Il reçut le juste
loyer de cette modération. Plus vivace que l'organisation assyrienne, surtout plus
logique, plus compact, moins fragile et moins variable, il eut une existence effacée,
mêlée à moins d'affaires, moins influente sur l'histoire générale, mais plus honorable et
plus longue de beaucoup.
Voici maintenant le troisième terme de l'observation : c'est l'Inde. Point de compromis avoué avec la race étrangère, une pureté supérieure ; les brahmanes en jouissent
d'abord, les kschattryas ensuite. Les vayçias et même les çoudras conservent la
nationalité première d'une manière relative. Chaque caste équilibre, vis-à-vis de l'autre,
sa valeur ethnique particulière. Les degrés se consolident et se maintiennent. La société
élargit ses bases, et, pareille aux végétaux de ce climat torride, pousse, de toutes parts,
la plus luxuriante végétation. Quand la science européenne ne connaissait que la lisière
du monde oriental, son admiration pour la civilisation antique faisait des Phéniciens et
des hommes de l'Égypte et de l'Assyrie autant de personnages d'une nature titanique.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Elle leur attribuait la possession de toutes les gloires du passé. En considérant les
pyramides, on s'étonnait qu'il eût pu exister des créatures capables de si vastes travaux.
Mais depuis que nos pas se sont risqués plus loin et que, sur les rives du Gange, nous
voyons ce que l'Inde a été dans les temps antiques, pendant des séries infinies de
siècles, notre enthousiasme se déplace, passe le Nil, passe l'Euphrate, et va se prendre
aux merveilles accomplies entre l'Indus et le cours inférieur du Brahmapoutra. C'est là
que le génie humain a vraiment créé, dans tous les genres, des prodiges qui étonnent
l'esprit. C'est là que la philosophie et la poésie ont leur apogée, et que la vigoureuse et
intelligente bourgeoisie des vayçias a longtemps attiré et absorbé tout ce que le monde
ancien possédait de richesses en or, en argent, en matières précieuses. Le résultat
général de l'organisation brahmanique fut supérieur encore aux détails de l'œuvre. Il en
sortit une société presque immortelle par rapport à la durée de toutes les autres. Elle
avait deux périls à redouter, et seulement deux : l'attaque d'une nation plus purement
blanche qu'elle-même, la difficulté de maintenir ses lois contre les mélanges ethniques.
Le premier péril a éclaté plusieurs fois, et jusqu'à présent, si l'étranger s'est trouvé
constamment assez fort pour subjuguer la société hindoue, il s'est, non moins constamment, reconnu impuissant à la dissoudre. Aussitôt que la cause de sa supériorité
momentanée a cessé, c'est-à-dire qu'il a laissé entamer la pureté de son sang, il n'a pas
tardé à disparaître et à laisser libre sa majestueuse esclave.
Le second danger s'est réalisé aussi. Il était, d'ailleurs, en germe dans l'organisation
primitive. Le secret ne s'est pas trouvé de l'étouffer ni même d'arrêter sa croissance,
causée par des alliages qui, pour être rares et souvent inaperçus, n'en sont pas moins
certains et ne se montrent que trop dans l'abâtardissement graduel des hautes castes de
l'Inde. Toutefois, si le régime des castes n'est pas parvenu à paralyser entièrement les
exigences de la nature, il les a beaucoup réduites. Les progrès du mal ne se sont
accomplis qu'avec une extrême lenteur, et comme la supériorité des brahmanes et des
kschattryas sur les populations hindoues n'a pas cessé, jusqu'à nos jours, d'être un fait
incontestable, on ne saurait prévoir, avant un avenir très nébuleux, la fin définitive de
cette société. C'est une grande démonstration de plus acquise à la supériorité du type
blanc et aux effets vivifiants de la séparation des races.

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Livre troisième

Chapitre II
Développements du brahmanisme.

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Dans le tableau du régime inventé par les purohitas, et qui devint le brahmanisme,
je n'ai encore indiqué que le système en lui-même, sans l'avoir montré aux prises avec
les difficultés d'application, et j'ai choisi pour le dépeindre, non pas le moment où il
commença à se former, se développant petit à petit, se complétant par des actes
additionnels, mais l'époque de son apogée. Si j'ai voulu le représenter ainsi, dans sa
plus haute taille, et des pieds à la tête, c'est afin qu'après avoir décrit l'enfance, je
n'eusse pas à expliquer la maturité. Maintenant, pour voir le système à l'œuvre,
rentrons dans le domaine de l'histoire.
La puissance des purohitas s'était établie sur deux fortes colonnes : la piété
intelligente de la race ariane, d'une part ; de l'autre, le dévouement, moins noble mais
plus fanatique, des métis et des aborigènes soumis. Cette puissance reposait sur les
vayçias, toujours enclins à chercher un appui contre la prépondérance des guerriers, et
sur les çoudras, pénétrés d'un sentiment nègre de terreur et d'admiration superstitieuse
pour des hommes honorés de communications journalières avec la Divinité. Sans ce
double appui, les purohitas n'auraient pu raisonnablement songer à attaquer l'esprit

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d'indépendance si cher à leur race, ou, l'ayant osé, n'auraient pas réussi. Se sachant
soutenus, ils furent audacieux. Tout aussitôt, comme ils devaient s'y attendre, une vive
résistance éclata dans une fraction nombreuse des Arians. Ce fut certainement à la suite
des combats et des grands désastres amenés par cette nouveauté religieuse que les
nations zoroastriennes, faisant scission avec la famille hindoue, sortirent du Pendjab et
des contrées avoisinantes, et s'éloignèrent vers l'ouest, rompant à jamais avec des frères
dont l'organisation politique ne leur convenait plus. Si l'on s'enquiert des causes de
cette scission, si l'on demande pourquoi ce qui agréait aux uns écartait les autres, la
réponse sans doute est difficile. Cependant je doute peu que les Zoroastriens, étant
restés plus au nord et à l'arrière-garde des Arians hindous, n'aient conservé, avec une
plus grande pureté ethnique, de bonnes raisons de se refuser à l'établissement d'une
hiérarchie de naissance, factice à leur point de vue, et, donc, sans utilité, sans
popularité chez eux. S'ils n'avaient pas dans leurs rangs des çoudras noirs, ni de vayçias
câpres, ni de kschattryas mulâtres ; s'ils étaient tous blancs, tous forts, tous égaux,
aucun motif raisonnable n'existait pour qu'ils acceptassent, à la tête du corps social, des
brahmanes moralement souverains. Il est, dans tous les cas, certain que le nouveau
système leur inspira une aversion qui ne se dissimulait point. On trouve les traces de
cette haine dans la réforme dont un très ancien Zoroastre, Zerduscht ou Zeretoschtro,
fut le promoteur ; car les dissidents ne conservèrent pas plus que les Hindous l'ancien
culte arian. Ils prétendaient peut-être le ramener à une formule plus exacte. Tout porte,
en effet, dans le magisme un caractère protestant, et c'est là que se voit la colère contre
le brahmanisme 1. Dans le langage sacré des nations zoroastriennes, le Dieu des
Hindous, le Deva, devint le Diw, le mauvais esprit 2, et le mot maaniou reçut la
signification de céleste quand sa racine, pour les nations brahmaniques, conservait celle
de fureur et de haine 3. Ce serait ici le cas d'appliquer le 101e vers du premier livre de
Lucrèce.
La séparation eut donc lieu, et les deux peuples, poursuivant leur vie à part,
n'eurent plus de rapports que l'arc à la main. Néanmoins, tout en se rendant, sans
mesure, aversion pour aversion, insulte pour insulte, ils se souvinrent toujours de leur
origine commune et ne renièrent pas leur parenté.
Je noterai ici, en passant, que ce fut, selon toute vraisemblance, à peu de temps de
cette séparation, que commença à se former le dialecte prâcrit et que la langue ariane
proprement dite, si jamais elle exista sous une forme plus concrète qu'un faisceau de
dialectes, acheva de disparaître. Le sanscrit domina longtemps encore à l'état d'idiome
parlé et préexcellent, ce qui n'empêcha pas les dérivations de se multiplier et de tendre
à refouler, à la longue, la langue sainte dans le mutisme éloquent des livres.
1

2

3

Il y a dans le Zend-Avesta des restes de croyances brahmaniques qui ne se retrouvent pas dans la
croyance actuelle des Parsis. Burnouf, Comment. sur le Yaçna, t. I, p. 342.
Le nom d'Indra est également donné par les Zoroastriens à un mauvais génie. – Lassen, ouvr. cité, t.
I, p. 516.
Lassen, ouvr. cité, t. I, p. 525.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

334

Heureux les brahmanes, si le départ des nations zoroastriennes avait pu les délivrer
de toute opposition ! Mais ils n'avaient encore lutté qu'avec un seul ennemi, et
beaucoup d'opposants devaient s'efforcer de briser leur œuvre. Ils n'avaient expérimenté qu'une seule forme de protestation : d'autres plus redoutables allaient se révéler.
Les Arians n'avaient pas cessé de graviter vers le sud et vers l'est, et ce mouvement,
qui a duré jusqu'au XVIIIe siècle de notre ère, et qui, peut-être même, se poursuit
encore obscurément tant le brahmanisme est vivace, était suivi et, en partie, causé par
la pression septentrionale d'autres populations qui arrivaient de l'ancienne patrie. Le
Mahabharata raconte la grande histoire de cette tardive migration 1. Ces nouveaux
venus, sous la conduite des fils de Pandou, paraissent avoir suivi la route de leurs
prédécesseurs et être venus dans l'Inde par la Sogdiane, où ils fondèrent une ville qui,
du nom de leur patriarche, s'appelait Panda 2, Quant à la race à laquelle appartenaient
ces envahisseurs, le doute n'est pas permis. Le mot qui les désigne veut dire un homme
blanc 3. Les brahmanes reconnaissent, sans difficulté, ces ennemis pour des rejetons de
la famille humaine, source de la nation hindoue. Ils avouent même la parenté de ces
intrus avec la race royale orthodoxe des Kouravas. Leurs femmes étaient grandes et
blondes, et jouissaient de cette liberté qui, chez les Teutons, bizarrerie à demi condamnée des Romains, n'était que la continuation des primitives coutumes de la famille
blanche 4.
Ces Pandavas mangeaient toutes sortes de viandes, c'est-à-dire, se nourrissaient de
bœufs et de vaches, suprême abomination pour les Arians hindous. Sur ce point, les
réformés zoroastriens conservaient l'ancienne doctrine, et c'est une nouvelle et forte
preuve rétrospective qu'un mode particulier de civilisation et une déviation commune
dans les idées religieuses, avaient réuni longtemps les deux rameaux en dehors des idées
primordiales de la race. Les Pandavas, irrespectueux pour les animaux sacrés, ne
connaissaient pas davantage la hiérarchie des castes. Leurs prêtres n'étaient pas des
brahmanes, pas même les purohitas de l'ancien temps. À ces différents titres, ils
paraissaient, aux yeux des Hindous, frappés d'impureté et leur contact compromettait
gravement la civilisation brahmanique.
Comme on les reçut fort mal (ils ne s'attendaient pas, sans doute, à un autre
accueil), une guerre s'engagea, qui eut pour théâtre tout le nord, le sud, l'est de la
péninsule jusqu'à Videha et Viçala, et pour acteurs toutes les populations, tant arianes
qu'aborigènes 5. La querelle fut d'autant plus longue que les envahisseurs avaient des
alliés naturels dans beaucoup de nations arianes de l'Himalaya, hostiles au régime
1
2
3
4
5

Lassen, ouvr. cité, t. 1, 626 et pass.
Ibid, p. 652.
Ibid., p. 664.
Ibid, p. 822.
Ibid, p. 713.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

335

brahmanique. Ils en trouvaient dans plusieurs peuples métis, plus intéressés encore à le
repousser, et, s'il était possible, à l'abattre : conquérants et pillards, les pillards de
toute couleur devenaient leurs amis 1.
L'intérêt incline évidemment du côté des Kouravas, qui défendaient la civilisation.
Pourtant, après bien du temps et des peines, après avoir longtemps repoussé leurs
antagonistes, les Kouravas finirent par succomber. Le Pendjab et de vastes contrées
aux alentours restèrent acquis aux envahisseurs plus blancs, et, par conséquent, plus
énergiques que les nations brahmaniques, et la civilisation hindoue, forcée de céder,
s'enfonça davantage dans le sud-est. Mais elle était tenace en raison de l'immobilité de
ses races. Elle n'eut qu'à attendre, et sa revanche sur les descendants des Pandavas fut
éclatante. Ceux-ci, vivant libres de toute restriction sacrée, se mêlèrent rapidement aux
indigènes. Leur mérite ethnique se dégrada. Les brahmanes reprirent le dessus. Ils
enlacèrent les fils dégénérés de Pandou dans leur sphère d'action, leur imposèrent idées
et dogmes, et, les forçant de s'organiser sur les modèles donnés par eux, couronnèrent la
victoire en leur fournissant une caste sacerdotale qui ne fut pas triée parmi ce qu'il y
avait de mieux. Aussi remarque-t-on, dans le Kachemyr, que les hommes de la classe
suprême sont plus bruns aujourd'hui que le reste de la population. C'est que leurs
ancêtres viennent du sud 2.
Les rapports entre les castes ne furent pas, dans le nord, pareils à ce qu'ils étaient
dans le sud. Les brahmanes ne s'y montrèrent pas intellectuellement supérieurs au reste
des nationaux, ceux-ci n'obéirent jamais aisément à leur sacerdoce 3, et le mépris
profond des vrais Hindous, des qualifications injurieuses, et, mieux que tout, une
infériorité morale très marquée punirent à jamais les descendants des Pandavas de la
perturbation qu'ils avaient apportée un moment dans l'œuvre brahmanique. On peut
donc observer ici ce phénomène, que ce fut moins de la pureté de la race que de
l'homogénéité des éléments ethniques que résulta la victoire des brahmanes sur les
descendants des Pandavas. Chez les premiers, tous les instincts étaient classes et
agissaient, sans se nuire, dans des sphères spéciales ; chez les seconds, le mélange
illimité du sang les brouillait à l'infini. Nous avons déjà vu l'analogue de cette situation
dans la dernière période de l'histoire tyrienne.
1

2

3

Ibid, p. 689. – Les Pandavas paraissent avoir dû surtout leur victoire à des renforts venus des
régions septentrionales, tels que les Kulindas, établis à l'est vers les sources du Gange. Le
Mahabharata les considère comme une race pure, mais très en dehors de la culture hindoue.
Les populations du Kachemyr et du Pendjab ont eu des contacts de toute espèce avec les peuples
jaunes, tout aussi bien qu'avec les tribus noires ou mulâtres. Dans les temps plus modernes, elles
ont été envahies par les Grecs Bactriens et les Saces, puis par les Arabes, les Afghans, les Baloukis.
F. Lassen, Zeitschrift für die Kunde des Morgenlandes, t III, p. 208 : Indisch. Alterth., t. I, p. 404.
Il résulte d'un tel état de choses que le pays hindou qui vit le premier dominer les tribus arianes est
aujourd'hui un de ceux où ces dernières ont subi le plus de mélanges. Dans les temps épiques, les
Dârâdas du Pendjab étaient déjà comptés parmi les peuples réprouvés. – Lassen, loc. cit., p. 544.
C'est ainsi que la fameuse classification que faisaient les écrivains grecs des nations hindoues en
trois classes : les pêcheurs, les agriculteurs et les montagnards, ne peut, de toute évidence,
s'appliquer qu'à des groupes fort peu arianisés et habitant les confins occidentaux.

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336

À dater de ce moment, de nombreuses nations arianes se trouvèrent encore à peu
près retranchées de la nationalité hindoue, et réduites à un degré inférieur de dignité et
d'estime. Il faut placer, dans cette catégorie, les tribus blanches, vivant entre la
Sarasvati et l'Hindou-koh, et plusieurs des riverains de l'Indus, c'est-à-dire celles-là
mêmes qui, aux yeux de l'antiquité grecque ou romaine, représentaient les populations
de l'Inde 1. Au-dessous de ces peuplades dédaignées, il y en avait un très grand nombre
d'impures, puis venaient les aborigènes 2.
Ainsi, pour les brahmanes, terribles logiciens, l'humanité politique se divisait en
trois grandes fractions : la nation hindoue proprement dite, avec ses trois castes sacrées
et sa caste supplémentaire, que l'on pourrait appeler de tolérance – sacrifice que la
conviction faisait à la nécessité – puis les nations arianes, nommées vratyas, trop
ouvertement mêlées au sang indigène, qui avaient adopté tard la règle sacrée et ne la
suivaient pas rigoureusement, ou bien, pis est, s'étaient obstinées à la repousser. Dans
ce cas, l'appellation de vratya, voleur, pillard, ne suffisait pas à l'aversion indignée du
véritable Hindou, et de pareilles gens étaient qualifiés de dasyou, terme qui emporte un
sens à peu près semblable avec le superlatif. Cette injure agréait d'autant mieux à la
rancune acrimonieuse de ceux qui l'employaient, qu'elle se rapproche étymologiquement du zend dandyou, dakyou, dakhou 3, dont usaient les Zoroastriens du sud

1

2

3

« Quant aux Pandits (Cachemyriens), tous bramines de caste, ils sont d'une ignorance « grossière, et
il n'y a pas un de nos serviteurs hindous qui ne se regarde comme de « meilleure caste qu'eux. Ils
mangent de tout, excepté du bœuf, et boivent de l'arak ; il n'y a « dans l'Inde que les gens des castes
infâmes qui le fassent. »
(Correspondance de V. Jacquemont. – Lettre du 22 avril 1831.)
Les populations attaquées par Alexandre étaient à demi arianes, mais considérées comme vratyas par
les vrais Hindous. Tels étaient les Mali (Malavas) et les sujets de Porus (Pourou). Les Malavas
étaient comptés au nombre des Bahlikas, avec les Ksudrakas (Oxydraques). Leurs brahmanes étaient
considérés comme peu réguliers, et le Manava-Dharma-Sastra les accuse de négliger l'enseignement
religieux. – Lassen, Indisch. Alterth., t. I, p. 197; A W. V. Schlegel, Indische Bibliothek, t. I, p.
169 et pass. – Si les Grecs ne connaissaient les Hindous que par approximation, ceux-ci n'étaient
pas moins ignorants à leur égard. Dans les temps les plus anciens, les hommes d'au delà du Sindh
avaient appelé les populations de l'ouest, Chamites et Sémites, avec lesquelles ils avaient des
relations commerciales, Javana, mot très difficile à expliquer, car s'il paraît désigner généralement
des nations occidentales, il s'applique aussi à des tribus du nord, voire même du sud. Jawa signifie
courir, faire invasion. (W. de Humboldt, Ueber die Kawi-Sprache, t. I, p. 65 et pass.; Burnouf,
Nouveau journal asiatique, t. X, p. 238.) Plus tard, javana désigna particulièrement les Arabes. La
Bible, s'emparant de cette expression, l'applique aux habitants sémites de Chypre et de Rhodes, et
même aux Turdétains d'Espagne, et les nomme Javanim. (Movers, das Phœnizische Allerthum, t.
II, 1 re partie, p. 270.) Enfin on trouve, dans une inscription de Darius, Jouna devenu la
dénomination des Grecs insulaires, et, comme l'usage de ce mot chez les Hellènes est postérieur à
Homère, il est à croire que les colons de la côte l'ont reçu des Perses, et, après l'avoir adopté pour
eux-mêmes, l'ont transmis aux populations continentales. (Lassen, Indisch. Alterth., t. I, p. 730.)
Ce n'est que très tard que les Hindous ont sciemment reconnu les Grecs dans les javanas et l'époque
n'en est pas antérieure au V e siècle avant notre ère. Le Mahabharata, dans ses derniers livres,
dénomme ainsi les Macédoniens-Bactriens, et les vante comme faisant partie d'un peuple brave et
savant. (Lassen, ibid., p. 862, et Zeitschrift für d. K. des Morgenl., II, p. 215.)
Lassen, Zeitschrift für K. des Morgenl., t. II, p. 49.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

337

pour désigner les provinces de leurs États. Rien de plus semblable (charité à part) au
rebut du genre humain qu'un hérétique, et réciproquement.
Enfin, en troisième lieu et même au-dessous de ces dasyous si détestés, venaient les
nations aborigènes. Nulle part on n'imaginera de plus complets sauvages, et, par
malheur, c'est que leur nombre était exorbitant. Pour juger de leur valeur morale, il faut
voir aujourd'hui ce que sont leurs descendants les plus purs, soit dans le Dekkhan, soit
dans les monts Vyndhias et dans les forêts centrales de la péninsule, où ils vont errant
par bandes. Regardons-les vivant, après tant de siècles, comme faisaient leurs aïeux au
temps où Rama vint combattre les insulaires de Ceylan, alors leurs congénères. Je ne
prétends pas les énumérer tous, ce n'est pas mon affaire ; j'indiquerai seulement
quelques noms.
Les Kad-Erili-Garou, parlent le tamoul. Ils vont entièrement nus, dorment sous des
grottes et des buissons, vivent de racines, de fruits et d'animaux qu'ils attrapent.
Ne sont-ce pas là les fils d'Anak, les Chorréens de l'Écriture 1?
Les Katodis campent sous les arbres, mangent les reptiles crus, et, quand ils l'osent,
se couchent sur les fumiers des villages hindous.
Les Kauhirs ne savent même pas se défendre contre les attaques des bêtes féroces.
Ils fuient ou sont dévorés, et se laissent faire 2.
Les Kandas, très adonnés aux sacrifices humains, égorgent les enfants hindous qu'ils
volent, ou même en achètent des plus misérables parias, leurs semblables à beaucoup
d'égards. En voilà assez 3.
Les brahmanes donnaient à tous les peuples de cette triste catégorie le nom général
de Mlekkhas 4, sauvages, ou de Barbaras. Ce dernier nom est incrusté dans toutes les
langues de l'espèce blanche. Il témoigne assez de la supériorité que cette famille s'adjuge
sur le reste de l'espèce humaine 5.
1

2
3
4
5

Lassen, Indiscb. Alterth., t. I, 364. – Une tribu qui rappelle encore mieux les fils d'Anak est celle
qui habitait jadis au delà de la rive sud de la Yamouna, dans le désert de Dandaka, jusqu'à la
Gadaouri. C'étaient des géants féroces, toujours enclins à attaquer les ermitages des ascètes
brahmaniques. (Ouvr. cité, p. 524 et passim.)
Lassen, Ibid., p. 372.
Ibid., p. 377.
Mlekkba veut dire faible. (Benfey, Encycl. Ersch u. Gruber, Indien, p. 7.)
Barbara, varvara indique un homme qui a les cheveux crépus ; papoua a la même signification.
(Benfey, loc. cit.) Comme le mot barbare est en usage dans toutes les langues de notre société, il en
faut conclure que les premiers peuples non blancs connus des Arians furent des noirs, ce qui est
d'accord avec ce qui a été remarqué de l'énorme diffusion de cette race vers le nord. (Lassen, Indisch
Alterth., t. I, p. 855.) Plusieurs nations, non blanches, métisses ou noires portent aujourd'hui ce
nom. Ainsi les Barbaras, sur la côte occidentale de l'Indus (Lassen, Zeitschrift für die Kunde des

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

338

À considérer le nombre immense des aborigènes, les politiques de l'Inde comprenaient cependant que les renier ne les paralysait pas, et qu'il fallait, mettant de côté
toute répugnance, les rallier par un appât quelconque à la civilisation ariane. Mais le
moyen ? Que restait-il à leur offrir qui pût les tenter ? Tous les bonheurs de ce monde
étaient distribués. Les brahmanes imaginèrent pourtant de les leur proposer, même les
plus hauts, même ceux que les premiers Arians se faisaient fort de conquérir par la
vigueur de leurs bras, j'entends le caractère divin, avec cette seule réserve, que tant de
magnifiques perspectives ne devaient s'ouvrir qu'après la mort, que dis-je ? après une
longue série d'existences. Le dogme de la métempsycose une fois admis, rien de plus
plausible, et comme le Mlekkha voyait, sous ses yeux, toutes les classes de la société
hindoue agir en vertu de cette croyance, il avait déjà, dans la bonne foi de ses
convertisseurs, une forte raison de se laisser convaincre.
Le brahmane véritablement pénitent, mortifié, vertueux, se flattait hautement de
prendre place, après sa mort, dans une catégorie d'êtres supérieurs à l'humanité. Le
kschattrya renaissait brahmane avec la même espérance au deuxième degré, le vayçia
reparaissait kschattrya, le çoudra, vayçia 1. Pourquoi l'indigène ne serait-il pas devenu
çoudra, et ainsi de suite ? D'ailleurs, il arriva que ce dernier rang lui fut conféré même de
son vivant. Quand une nation se soumettait en masse, et qu'il fallait l'incorporer à un
État hindou, on était contraint, malgré le dogme, de l'organiser, et le moins qu'on pût
faire pour elle, c'était encore de l'admettre immédiatement dans la dernière des castes
régulières 2.
Des ressources politiques comme ce système de promesses réalisables moyennant
résurrection ne peuvent s'improviser. Elles n'ont de valeur que lorsque la bonne foi de
ceux qui les emploient est intacte. Dans ce cas elles deviennent irrésistibles, et
l'exemple de l'Inde le prouve.
Il y eut ainsi, vis-à-vis des Aborigènes, deux sortes de conquêtes. L'une, la moins
fructueuse, fut opérée par les kschattryas. Ces guerriers, formant une armée régulière
quadruple, disent les poèmes, c'est-à-dire composée d'infanterie, de cavalerie, de chars
armés et d'éléphants, et généralement appuyée d'un corps auxiliaire d'indigènes, se
mettaient en campagne et allaient attaquer l'ennemi. Après la victoire, la loi civile et
religieuse interdisait aux militaires de procéder à l'incorporation des populations

1

2

Morgenlandes, t. III, p. 215) ; les Barabras, sur le cours supérieur du Nil ; les Berbers d'Afrique,
etc. (Meïer, Hebraisches Wurzelwœrterbuch, 1845.)
Les fautes, les crimes produisaient le même effet en sens contraire : « As the son of a Sudra « may
thus attain the rank of a Brahman, and as the son of a Brahman may sink to a level « with Sudras,
even so must it be with him who springs from a Chsatriya ; even so with him, « who was born of a
Vaisya. » (Manava-Dharma-Sastra, chap. X, § 65.)
Les temps les plus anciens offrent des exemples de cette politique tolérante. Ainsi les Angas, les
Poundras, les Bangas, les Souhmas et les Kalingas, populations aborigènes du sud-est, s'étant
converties, furent d'abord déclarées çoudras en masse. Puis le roi des Angas, Lomâpâda, ayant
obtenu la main de la fille du souverain arian d'Ayodhya, ses descendants furent considérés comme
fils de brahmanis et de kschattryas. (Lassen, Indische Alterthumskunde, t. I, p. 559.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

339

impures. Les kschattyras se contentaient d'enlever le pouvoir au chef promoteur de la
querelle, et lui substituaient un de ses parents ; après quoi ils se retiraient en emportant
le butin et des promesses précaires de soumission et d'alliance 1. Les brahmanes procédaient tout autrement, et leur manière constitue seule la véritable prise de possession
du pays et les conquêtes sérieuses 2.
Ils s'avançaient par petits groupes au delà du territoire sacré de l'Aryavarta ou
Brahmavarta. Une fois dans ces forêts épaisses, dans ces marécages incultes où la
nature des tropiques fait croître en abondance les arbres, les fruits, les fleurs, place les
oiseaux aux riches plumages et aux chants variés, les gazelles par troupeaux, mais aussi
les tigres et les reptiles les plus redoutables, ils construisaient des ermitages isolés où
les aborigènes les voyaient s'appliquant incessamment à la prière, à la méditation, à
l'enseignement. Le sauvage pouvait les tuer sans peine. À demi nus, assis à la porte de
leurs cabanes de branchages, seuls le plus souvent, tout au plus assistés de quelques
disciples aussi désarmés qu'eux-mêmes, le massacre ne présentait ni les difficultés ni
les enivrements de la lutte. Cependant des milliers de victimes tombèrent 3. Mais, pour
un ermite égorgé dix accouraient, se disputant le sanctuaire désormais sanctifié, et les
vénérables colonies, étendant de plus en plus leurs ramifications, conquéraient irrésistiblement le sol. Leurs fondateurs ne s'emparaient pas moins de l'imagination de leurs
farouches meurtriers. Ceux-ci, frappés de surprise ou d'une superstitieuse épouvante,
voulaient enfin savoir ce qu'étaient ces mystérieux personnages si indifférents à la
souffrance et à la mort, et quelle tâche étrange ils accomplissaient. Et voilà alors ce que
les anachorètes leur apprenaient. « Nous sommes les plus augustes des hommes, et nul
ici-bas ne « nous est comparable. Ce n'est pas sans l'avoir mérité que nous possédons
« cette dignité suprême. Dans nos existences antérieures, on nous vit aussi « misérables
que vous-mêmes. À force de vertus et de degrés en degrés, nous « voici au point où les
rois même rampent à nos pieds. Toujours poussés d'une « unique ambition, aspirant à
des grandeurs sans limites, nous travaillons à « devenir dieux. Nos pénitences, nos
austérités, notre présence ici, n'ont pas « d'autre but. Tuez-nous : nous aurons réussi.
Écoutez-nous, croyez, humiliez-« vous, servez, et vous deviendrez ce que nous
sommes 4. »
Les sauvages écoutaient, croyaient et servaient. L'Aryavarta gagnait une province.
Les anachorètes devenaient la souche d'un rameau brahmanique local. Une colonie de
1

2
3

4

Lassen, Indische Alterth., t. I, p. 535. – Il est douteux que la campagne de Rama contre les
Raksasas, démons noirs du sud, ait déterminé l'établissement des Arians à Lanka ou Ceylan. Le
vainqueur, après avoir détrôné Ravana, donna l'empire à un des frères de ce géant et s'en retourna
vers le nord. – Ramayana
Lassen, ouvr cité, t. I, p. 578
D'après les légendes brahmaniques et les poèmes, les ascètes avaient affaire à des anthropophages.(Lassen, Indische Alterth., t I, p. 535.)
Manava-Dharma-Sastra, chap. X, § 62 : Desertion of life, without reward, for the « sake of
« preserving a priest or a cow, a woman or a child, may cause the beatitude of those base-born
« tribes. »

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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kschattryas accourait pour gouverner et garder le nouveau territoire. Bien souvent,
presque toujours, une tolérance nécessaire souffrit que les rois du pays prissent rang
dans la caste militaire. Des vayçias se formèrent également, et, je le crois, sans un trop
grand respect pour la pureté du sang. D'un district de l'Inde à l'autre, le reproche de
manquer de pureté n'a jamais cessé de courir et d'atteindre même les brahmanes 1. Il est
incontestable que ce reproche est fondé, et l'on en peut donner des preuves éclatantes.
Ainsi, dans les temps épiques, Lomâpâda, le roi indigène des Angas convertis, épouse
Çanta, fille du roi arian d'Ayodhya 2. Ainsi encore, au XVIIIe siècle, lors des colonisations hindoues opérées chez les peuples jaunes, à l'est de la Kali, dans le Népaul et le
Boutan, on a vu les brahmanes se mêler aux filles du pays et installer leur progéniture
métisse comme caste militaire 3.
Procédant de cette manière, au nom de leur principe ; rendant ce principe indispensable à l'organisation sociale, cependant le faisant plier, malheureusement pour
l'avenir, très judicieusement pour le présent, devant les difficultés trop grandes, les
ascètes brahmaniques formaient une corporation d'autant plus nombreuse que la vie de
ses membres était généralement sobre et toujours éloignée des travaux de la guerre. Leur
système s'implantait profondément dans la société qui leur devait la vie. Tout se présentait bien : seulement, si grands que fussent les obstacles déjà surmontés, il en allait
surgir de plus redoutables encore.
Les kschattryas s'apercevaient que si, dans cette organisation sociale, le rôle le plus
brillant leur était assigné, la puissance que leur laissait le sacerdoce avait plus de fleurs
que de fruits. À peu près réduits à la situation de satellites effacés, il leur devenait
difficile d'avoir une idée, une volonté, un plan différent de celui qu'avaient arrêté, sans
eux, les brahmanes, et, tout rois qu'on les disait, ils se sentaient tellement enlacés par
les prêtres, que leur prestige, vis-à-vis des peuples, devenait secondaire. Ce n'était pas
non plus, pour leur avenir, un symptôme peu menaçant que de voir les brahmanes se
poser, dans l'État, en médiateurs éternels entre les souverains et leurs bourgeois, leurs
peuples, peut-être même leurs guerriers, tandis qu'au moyen d'une énergique patience,
d'un indomptable détachement des joies humaines, ces mêmes brahmanes se faisaient
les pères, les augmentateurs de l'Aryavarta, par les conversions en masse que leurs
courageux missionnaires opéraient dans les nations aborigènes. Un tel tableau devait
cesser, tôt ou tard, d'être considéré d'un œil placide par les princes, et les brahmanes
1

2

3

« Of two telingas bramines, who came from the vicinity of Hyderabad, one was derived of
« intermixture with the white race. This man stated that his cast intermarried with the « bramins of
the Dekkan ; but not with those of Bengal or Guzerat. All the Mahrattas « bramins I meet with
appeared to be of unmixed white descent ; but one of them said that « the telinga bramins were
highly respected, while the Pendjaub, Guzerat, Cutche and « Cashmere bramins were regarded as
impure. » (Pickering, p. 181.)
De même aux termes du Ramayana, une des femmes du roi héroïque Dasaratha appartient à la nation
kêkaya. Ce peuple, à la vérité, était arian ; mais habitant au delà de la Sarasvati, hors des limites du
territoire sacré, il était considéré comme réfractaire ou vratya.
Lassen, ouvr. cité., t. I, p. 443 et 449.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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paraissent ne pas avoir assez ménagé, même d'après les données de leur propre
système, les méfiances et l'ambition des hommes qu'ils avaient le plus à craindre.
Ce n'est pas qu'ils n'aient usé de quelques ménagements. De même qu'ils avaient fait
plier la rigueur de leur système jusqu'au point d'admettre des chefs aborigènes à la
dignité de kschattryas, ils avaient fait preuve d'une tolérance plus difficile encore à
l'égard des Arians de cette caste, en permettant à plusieurs, que signalaient la sainteté,
la science et des pénitences extraordinaires, de s'élever au rang de brahmane. L'épisode
de Visvamitra, dans le Ramayana, n'a pas d'autre signification 1. On citerait encore la
consécration d'un autre guerrier de la race des Kouravas. Mais de telles concessions ne
pouvaient être que rares, et il faut avouer qu'en échange ils se réservaient la faculté
d'épouser des filles de kschattryas et de devenir rois à leur tour. Gendres des
souverains, ils admettaient encore que les rejetons de leurs alliances suivaient une loi de
décroissance, et se trouvaient exclus de la caste sacerdotale. Mais, du chef de leur mère,
les prérogatives de la tribu militaire leur revenaient pleinement, et la dignité royale du
même coup. Il y a, sur ce sujet, une anecdote que j'intercalerai ici, bien qu'elle
interrompe, ou peut-être parce qu'elle interrompt des considérations un peu longues et
assez arides.
Il existait, dans des temps très anciens, à Tchampa, un brahmane. Ce brahmane eut
une fille, et il demanda aux astrologues quel avenir était réservé à l'objet de son inquiète
tendresse. Ceux-ci, ayant consulté les astres, reconnurent, à l'unanimité, que la petite
brahmani serait un jour mère de deux enfants, dont l'un deviendrait un saint illustre et
l'autre un grand souverain. Le père fut transporté de joie à cette nouvelle, et aussitôt
que la jeune fille se trouva nubile, remarquant avec orgueil comme elle était douée d'une
beauté parfaite, il voulut concourir à l'accomplissement du destin, peut-être le hâter, et
il s'en alla offrir son enfant à Bandusara, roi de Pataliputhra, monarque renommé pour
ses richesses et sa puissance.
Le don fut accepté, et la nouvelle épouse conduite dans le gynécée royal. Ses grâces
y firent trop de sensation. Les autres épouses du kschattrya la jugèrent tellement
dangereuse, qu'elles appréhendèrent d'être remplacées dans le cœur du roi, et se mirent
à chercher une ruse qui, tout aussi bien qu'une violence impossible, les pût débarrasser
de leurs craintes, en écartant leur rivale. La belle brahmani était, comme je l'ai dit, fort
jeune, et, probablement, sans beaucoup de malice. Les conjurées surent lui persuader
que, pour plaire à son mari, il lui fallait apprendre à le raser, à le parfumer et à lui
couper les cheveux. Elle avait tout le désir imaginable d'être une épouse soumise : elle
obéit donc promptement à ces perfides conseils, de sorte que la première fois que
Bandusara la fit appeler, elle se présenta devant lui une aiguière d'une main et portant,
dans l'autre, tout l'appareil de la profession qu'elle venait d'apprendre.

1

Burnouf, Introduction à l'histoire du bouddhisme indien, t. I, p. 891.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

342

Le monarque, qui, sans doute, se perdait un peu dans le nombre de ses femmes et
avait en tête des préoccupations de toute nature, oublia les tendres mouvements dont il
était agité un moment auparavant, tendit le cou et se laissa parer. Il fut ravi de l'adresse
et de la grâce de sa servante, et tellement que le lendemain il la demanda encore.
Nouvelle cérémonie, nouvel enchantement, et, cette fois, voulant, en prince généreux,
reconnaître le plaisir qu'il recevait, il demanda à la jeune fille comment il pourrait la
récompenser.
La belle brahmani indiqua naïvement un moyen sans lequel les promesses des
astrologues ne pouvaient, en effet, s'accomplir. Mais le roi se récria bien fort. Il
remontra cependant avec bonté, à la belle postulante, que, puisqu'elle était de la caste
des barbiers, sa prétention était insoutenable, et qu'il ne commettrait certainement pas
une action aussi énorme que celle dont elle le sollicitait. Aussitôt, explication ; l'épouse
méconnue revendique, avec le juste sentiment de la dignité blessée, sa qualité de
brahmani, raconte pourquoi et dans quelle louable intention elle remplit les fonctions
serviles qui scandalisent le roi tout en lui agréant. La vérité se fait jour, la beauté
triomphe, l'intrigue s'évanouit, et l'astrologie s'honore d'un succès de plus, à la grande
satisfaction du vieux brahmane 1.
Ainsi, dans l'organisation antique de l'Inde, l'union de deux castes était, pour le
moins, tolérée, et, en mille circonstances, les brahmanes devaient se trouver en concurrence directe avec les kschattryas pour l'exercice matériel de la souveraine puissance 2.
Comment faire ? Appliquer le principe de séparation dans sa rigueur entière, n'était-ce
pas blesser tout le monde ? Il y fallait des ménagements. D'autre part, si l'on en gardait
trop, le système même était en péril. On essaya de recourir, pour éviter le double
écueil, à la logique et à la subtilité si admirables de la politique brahmanique.
Il fut établi que, dans la règle, le fils d'un kschattrya et d'une brahmani ne pourrait
être ni roi ni prêtre. Participant, tout à la fois, des deux natures, il serait le barde et
l'écuyer des rois. En tant que brahmane dégénéré, il pourrait être savant dans l'histoire,
connaître les poésies profanes, en composer lui-même, les réciter à son maître et aux
1
2

Bournouf, Introduction à l'histoire du bouddhisme indien, t. I, p. 149.
La Manava-Dharma-Sastra (chap. III) stipule, évidemment, une loi de tolérance que le système
rigoureux n'admettait pas (§ 12) : « For the first marriage of the twice born classes, « a woman of
the same class is recommended ; but for such as are impelled by inclination to « marry again,
women in the direct order of the classes are to be preferred. » – § 13 : « A « Sudra-Woman only
must be wife of a Sudra ; she and a Vaicya, of a Vaicya ; they two and « a Kshatriya of a
Kshatriya ; those two and a Brahmany of a Brahman. » – § 14 : « A « woman of the servile class is
not mentioned, even in the recital of any ancient story, as the « first wife of a Brahman or of a
Kshatriya, athough in the greatest difficulty to find a « suitable match. » – Aujourd'hui, routes ces
atténuations, en effet illogiques, ont été supprimées ; les alliances d'une caste à l'autre sont
sévèrement interdites, et le Madana-Ratna-Pradipa dit expressément : « These marriage of twice
born men with damsels not of « the same class... these parts of ancient law were abrogated by wise
legislators. » Malheureusement, la défense est venue quand le mal s'était déjà beaucoup développé.
Elle n'est cependant pas inutile.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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kschattryas rassemblés. Pourtant il n'aurait pas le caractère sacerdotal, il ne connaîtrait
pas les hymnes liturgiques, et l'étude directe des sciences sacrées serait interdite à son
intelligence. Comme kschattrya incomplet, il aurait le droit de porter les armes, de
monter à cheval, de diriger un char, de combattre, mais en sous-ordre, et sans espoir de
commander jamais lui-même à des guerriers. Une grande vertu lui fut réservée : ce fut
l'abnégation. Accomplir des exploits pour son prince et s'oublier en chantant les traits
de valeur des plus braves, tel fut son lot ; on l'appelait le soûta. Aucune figure héroïque
des épopées hindoues n'a plus de douceur, de grâce, de tendresse et de mélancolie.
C'est le dévouement d'une femme dans le cœur indomptable d'un héros 1.
Une fois le principe admis, les applications en devenaient constantes, et, en dehors
des quatre castes légales, le nombre des associations parasites allait devenir incommensurable 2. Il le devint tellement, les combinaisons se croisant formèrent un réseau si
inextricable, que l'on peut considérer aujourd'hui, dans l'Inde, les castes primitives
comme presque étouffées sous les ramifications prodigieuses auxquelles elles ont
donné naissance, et sous les greffes perpétuelles que ces ramifications supplémentaires
ont causées à leur tour. D'une brahmani et d'un kschattrya nous avons vu naître les
bardes-écuyers ; d'une brahmani et d'un vayçia sortirent les ambastas, qui prirent le
monopole de la médecine, et ainsi de suite. Quant aux noms imposés à ces subdivisions, les uns indiquent les fonctions spéciales qu'on leur attribuait, les autres sont
simplement des dénominations de peuples indigènes étendues à des catégories qui, sans
doute, avaient mérité de les prendre, en se mêlant à leurs véritables propriétaires 3.
Cet ordre apparent, tout ingénieux qu'il fût, devenait, en définitive, du désordre, et
bien que les compromis dont il résultait eussent été inséparables des débuts du
système, il n'était pas douteux que, si l'on voulait empêcher le système lui-même de
périr sous l'exubérance de ces concessions néfastes, il ne fallait pas louvoyer plus
longtemps, et qu'un remède vigoureux devait, quoi qu'il pût arriver, cautériser au plus
vite la plaie ouverte aux flancs de l'état social. Ce fut d'après ce principe que le
brahmanisme inventa la catégorie des tchandalas, qui vint compléter d'une manière
terrible la hiérarchie des castes impures.
Les dénominations insultantes et les rigueurs n'avaient pas été ménagées aux Arians
réfractaires ni aux aborigènes insoumis. Mais on peut dire que l'expulsion, et même la
1

2
3

Lassen, ouvr. cité, t. I, p. 480.–- Le soutâ est le véritable prototype de l'écuyer de la chevalerie
errante, du GandoIin ou Gwendofin d'Amadis.
Lassen, ibid., p. 196.
La loi cherchait cependant à retenir, tout en cédant ; ainsi elle n'est à peu près clémente que pour les
unions contractées entre les castes rapprochées l'une de l'autre, et voici ce qu'elle dit, par exemple,
du produit d'un guerrier avec une femme de la classe servile : « From a « Kshatrya with a wife or
the Sudra class, springs a creature, called Ugra, with a nature « partly warlike and partly servile,
ferocious in his manners, cruel in his acts. » (Manava-Dharma-Sastra, chap. X, § 9.) – Ce passage
suffirait seul à prouver l’importance que les brahmanes apportaient à conserver le sang arian en vue
des qualité morales qu'ils lui reconnaissaient.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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mort, furent peu de chose auprès de la condition immonde à laquelle les quatre castes
légales eurent à savoir que seraient désormais condamnés les malheureux issus de leurs
mélanges par des hymens défendus. L'approche de ces tristes êtres fut à elle seule une
honte, une souillure dont le kschattrya pouvait, à son gré, se laver en immolant ceux
qui s'en rendaient coupables. On leur refusait l'entrée des villes et des villages. Qui les
apercevait pouvait lancer les chiens sur eux. Une fontaine où on les avait vus boire était
condamnée. S'établissaient-ils en un lieu quelconque, on avait le droit de détruire leur
asile. Enfin, il ne s'est jamais trouvé sur la terre de monstres détestés contre lesquels
une théorie sociale, une abstraction politique, se soit plu à imaginer de si épouvantables
effets d'anathème. Ce n'étaient pas les malheureux tchandalas que l'on considérait au
moment où l'on fulminait des menaces si atroces : c'étaient leurs futurs parents qu'il
s'agissait d'effrayer. Aussi faut-il le reconnaître, si la caste éprouvée a senti, en
quelques occasions, s'appesantir sur elle le bras sanguinaire de la loi, ces occasions ont
été rares. La théorie lutta ici vainement contre la douceur des mœurs hindoues. Les
tchandalas furent méprisés, détestés ; pourtant ils vécurent. Ils possédèrent des
villages qu'on aurait eu le droit d'incendier, et qu'on n'incendia point. On ne prit même
pas tant de soin de fuir leur contact, qu'on ne tolérât leur présence dans les villes. On
les laissa s'emparer de plusieurs branches d'industrie, et nous avons vu tout à l'heure la
brahmani de Tchampa prise pour une tchandala par le roi son mari, parce qu'elle
remplissait un office concédé à cette tribu, et cependant favorablement accueillie chez
un monarque même. Dans l'Inde moderne, des fonctions réputées impures, comme
celles de boucher par exemple, rapportent de gros bénéfices aux tchandalas qui s'en
mêlent. Plusieurs se sont enrichis par le commerce des blés. D'autres jouent un rôle
important dans les fonctions d'interprètes. En montant au plus haut de l'échelle sociale,
on trouve des tchandalas riches, heureux et, indépendamment de l'idée de caste,
considérés et respectés. Telle dynastie hindoue est bien connue pour appartenir à la
caste impure, ce qui ne l'empêche pas d'avoir pour conseillers des brahmanes qui se
prosternent devant elle. Il est vrai qu'un pareil état de choses n'a pu être amené que par
les bouleversements survenus depuis les invasions étrangères. Quant à la tolérance
pratique et à la douceur des mœurs opposées à la fureur théorique de la loi, elle est de
tous les temps 1.
J'ajouterai seulement que, de tous les temps aussi, les tchandalas, s'ils eurent
quelque chose d'arian dans leur origine, comme on ne peut en douter, n'ont rien eu de
plus pressé que de le perdre. Ils ont usé de la vaste latitude de déshonneur où on les
abandonnait, pour s'allier et se croiser, sans fin, avec les indigènes. Aussi sont-ils, en

1

Le comte E. de Warren, l'Inde anglaise en 1843. – Dans les époques antiques, on a vu déjà des
hommes qui, sans être de la caste guerrière, pouvaient devenir souverains. Le plus ancien empire
établi dans le sud fut celui du Pândja, dont Madhûra était la capitale. Il avait été fondé par un vayçia
venu du nord, postérieurement à l'époque des guerres de Rama. (Lassen, Indische Alterthumskunde,
t. I, p. 536.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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général, les plus noirs des Hindous, et quant à leur dégradation morale, à leur lâche
perversité, elle n'a pas de limites 1.
L'invention de cette terrible caste eut certainement de grands résultats, et je ne
doute pas qu'elle n'ait été assez puissante pour maintenir dans la société hindoue la
classification qui en formait la base, et mettre un grand obstacle à la naissance de
nouvelles castes, au moins au sein des provinces déjà réunies à l'Aryavarta. Quant à
celles qui le furent ensuite, les sources des catégories ne doivent pas non plus être
recherchées trop strictement.
Là comme ailleurs, alors comme auparavant, les brahmanes firent ce qu'ils purent. Il
leur suffit d'avoir une apparence pour commencer, et de n'établir leurs règles qu'une
fois l'organisation assise. Je ne répéterai pas ici ce que j'ai dit pour le Boutan et le
Népaul. Ce qui arriva dans ces contrées se produisit dans bien d'autres. Toutefois, il ne
faut pas perdre de vue que, quel que fût le degré dans lequel la pureté du sang arian se
compromit en tel ou tel lieu, cette pureté restait toujours plus grande dans les veines
des brahmanes d'abord, des kschattryas ensuite, que dans celles des autres castes
locales, et de là cette supériorité incontestable qui, même aujourd'hui, après tant de
bouleversements, n'a pas encore fait défaut à la tête de la société brahmanique. Puis, si
la valeur ethnique de l'ensemble perdait de son élévation, le désordre des éléments n'y
était que passager. L'amalgame des races se faisait plus promptement au sein de chaque
caste en se trouvant limité à un petit nombre de principes, et la civilisation haussait ou
baissait, mais ne se transformait pas, car la confusion des instincts faisait assez
promptement place dans chaque catégorie à une unité véritable, bien que de mérite
souvent très pâle. En d'autres termes, autant de castes, autant de races métisses, mais
closes et facilement équilibrées.
La catégorie des tchandalas répondait à une nécessité implacable de l'institution, qui
devait surtout paraître odieuse aux familles militaires. Tant de lois, tant de restrictions
arrêtaient les kschattryas dans l'exercice de leurs droits guerriers et royaux, les
humiliaient dans leur indépendance personnelle, les gênaient dans l'effervescence de
leurs passions, en leur défendant l'abord des filles et des femmes de leurs sujets. Après
de longues hésitations, ils voulurent secouer le joug, et, portant la main à leurs armes,
déclarèrent la guerre aux prêtres, aux ermites, aux ascètes, aux philosophes dont l'œuvre
avait épuisé leur patience. C'est ainsi qu'après avoir triomphé des hérétiques zoroastriens et autres, après avoir vaincu la féroce inintelligence des indigènes, après avoir
surmonté des difficultés de toute nature pour creuser au courant de chaque caste un lit
1

C'est à ce dernier trait que les brahmanes prétendent reconnaître surtout les castes impures : « Him,
who was born of a sinful mother, and consequently in a low class, but is not openly « known, who,
though worthless in truth, bears the semblance of a worthy man, let people « discover by his acts. –
Want of virtuous dignity, harshness of speech, cruelty, and habitual « neglect of prescribed « duties,
betray in this world the son of a criminal mother. » (Manava-Dharma-Sastra, chap. X, §§ 57 et
58.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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contenu entre les digues de la loi et le contraindre à n'empiéter pas sur le lit des voisins,
les brahmanes voyaient venir maintenant la guerre civile, et la guerre de l'espèce la plus
dangereuse, puisqu'elle avait lieu entre l'homme armé et celui qui ne l'était pas 1.
L'histoire du Malabar nous a conservé la date, sinon de la lutte en elle-même, du
moins d'un de ses épisodes qui fut certainement parmi les principaux. Les annales de ce
pays racontent qu'une grande querelle s'émut entre les kschattryas et les sages dans le
nord de l'Inde, que tous les guerriers furent exterminés, et que les vainqueurs, conduits
par Paraçou Rama, célèbre brahmane qu'il ne faut pas confondre avec le héros du
Ramayana, vinrent, après leurs triomphes, s'établir sur la côte méridionale, et y constituèrent un État républicain. La date de cet événement, qui fournit le commencement de
l'ère malabare, est l'an 1176 av. J.-C. 2.
Dans ce récit, il entre un peu de forfanterie. Généralement l'usage des plus forts
n'est pas d'abandonner le champ de bataille, et surtout quand le vaincu est anéanti. Il
est donc vraisemblable que, tout au rebours de ce que prétend leur chronique, les
brahmanes furent battus et forcés de s'expatrier, et qu'en haine de la caste royale dont
ils avaient dû subir l'insulte, ils adoptèrent la forme gouvernementale qui ne reconnaît
pas l'unité du souverain.
Cette défaite ne fut, d'ailleurs, qu'un épisode de la guerre, et il y eut plus d'une
rencontre où les brahmanes n'obtinrent pas l'avantage. Tout indique aussi que leurs
adversaires, Arians presque autant qu'eux, ne se montrèrent pas dénués d'habileté, et
qu'ils ne mirent pas dans la puissance de leurs épées une confiance tellement absolue,
qu'ils n'aient cru nécessaire d'aiguiser encore des armes moins matérielles. Les
kschattryas se placèrent très adroitement au sein même des ressources de l'ennemi,
dans la citadelle théologique, soit afin d'émousser l'influence des brahmanes sur les
vayçias, les çoudras et les indigènes, soit pour calmer leur propre conscience et éviter à
leur entreprise un caractère d'impiété qui l'aurait rendue promptement odieuse à l'esprit
profondément religieux de la nation.
On a vu que, pendant le séjour dans la Sogdiane et plus tard, l'ensemble des tribus
zoroastriennes et hindoues professait un culte assez simple. S'il était plus chargé
d'erreurs que celui des époques tout à fait primordiales de la race blanche, il était moins
compliqué cependant que les notions religieuses des purohitas qui commencèrent le
travail du brahmanisme. À mesure que la société hindoue gagnait de l'âge et qu'en
conséquence le sang noir des aborigènes de l'ouest et du sud et le type jaune de l'est et
du nord s'infiltraient davantage dans son sein, les besoins religieux auxquels il fallait
répondre variaient et devenaient exigeants. Pour satisfaire l'élément noir, Ninive et
l'Égypte nous ont appris déjà les concessions indispensables. C'était le commencement
1
2

Lassen, ouvr. cité, t. I, p. 719-720.
Lassen, ouvr. cité, t. I, p. 537.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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de la mort des nations arianes. Celles-ci avaient continué à être purement abstraites et
morales, et bien que l'anthropomorphisme fût peut-être au fond des idées, il ne s'était
pas encore manifesté. On disait que les dieux étaient beaux, beaux à la manière des
héros arians. On n'avait pas songé à les portraire.
Quand les deux éléments noir et jaune eurent la parole, il fallut changer de système,
il fallut que les dieux eux-mêmes sortissent du monde idéal dans lequel les Arians
avaient trouvé du plaisir à laisser planer leurs sublimes essences. Quelles que pussent
être les différences capitales existant, d'ailleurs, entre le type noir et le type jaune, sans
avoir besoin de tenir compte, non plus, de ce fait que ce fut le premier qui parla d'abord
et fut toujours écouté, tout ce qui était aborigène se réunit, non seulement pour vouloir
voir et toucher les dieux qu'on lui vantait tant, mais aussi pour qu'ils lui apparussent
plutôt terribles, farouches, bizarres et différents de l'homme, que beaux, doux, bénins,
et ne se plaçant au-dessus de la créature humaine que par la perfection plus grande des
formes de celle-ci. Cette doctrine eût été trop métaphysique au sens de la tourbe. Il est
bien permis de croire aussi que l'inexpérience primitive des artistes la rendait plus
difficile à réaliser. On voulut donc des idoles très laides et d'un aspect épouvantable.
Voilà le côté de dépravation.
On a dit quelquefois, pour trouver une explication à ces bizarreries repoussantes
des images païennes de l'Inde, de l'Assyrie et de l'Égypte, à ces obscénités hideuses où
les imaginations des peuples orientaux se sont toujours complu, que la faute en
revenait à une métaphysique abstruse, qui ne regardait pas tant à présenter aux yeux
des monstruosités qu'à leur proposer des symboles propres à donner pâture aux
considérations transcendantales. L’explication me paraît plus spécieuse que solide. Je
trouve même qu'elle prête, bien gratuitement, un goût pervers aux esprits élevés qui,
pour vouloir pénétrer les plus subtils mystères, ne sont cependant pas, ipso facto,
dans la nécessité absolue de rudoyer et d'avilir leurs sensations physiques. N'est-il pas
moyen de recourir à des symboles qui ne soient pas répugnants ? Les puissances de la
nature, les forces variées de la Divinité, ses attributs nombreux ne sauraient-ils être
exprimés que par des comparaisons révoltantes ? Lorsque l'hellénisme a voulu produire
la statue mystique de la triple Hécate, lui a-t-il donné trois têtes, six bras, six jambes, at-il contourné ses visages dans d'abominables contractions ? L'a-t-il assise sur un
Cerbère immonde ? Lui a-t-il disposé sur la poitrine un collier de têtes et dans les
mains des instruments de supplice souillés des marques d'un emploi récent ? Quand, à
son tour, la foi chrétienne a représenté la Divinité triple et une, s'est-elle jetée dans les
horreurs ? Pour montrer un saint Pierre, ouvrant à la fois le monde d'en haut et celui
d'en bas, a-t-elle pris son recours à la caricature ? Nullement. L'hellénisme et la pensée
catholique ont su parfaitement se dispenser d'en appeler à la laideur dans des sujets qui
cependant n'étaient pas moins métaphysiques que les dogmes hindous, assyriens,
égyptiens, les plus compliqués. Ainsi, ce n'est pas à la nature de l'idée abstraite en ellemême qu'il faut s'en prendre quand les images sont odieuses : c'est à la disposition des
yeux, des esprits, des imaginations auxquelles doivent s'adresser les représentations

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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figurées. Or, l'homme noir et l'homme jaune ne pouvaient bien comprendre que le laid :
c'est pour eux que le laid fut inventé et resta toujours rigoureusement nécessaire.
En même temps que chez les Hindous il fallait produire ainsi les personnifications
théologiques, il était de même nécessaire de les multiplier afin, en les dédoublant, de
leur faire présenter un sens plus clair et plus facile à saisir. Les dieux peu nombreux des
âges primordiaux, Indra et ses compagnons, ne suffirent plus à rendre les séries d'idées
qu'une civilisation de plus en plus vaste enfantait à profusion. Pour en citer un
exemple, la notion de la richesse étant devenue plus familière à des masses qui avaient
appris à en apprécier les causes et les effets, on mit ce puissant mobile social sous la
garde d'un maître céleste, et on inventa Kouvéra, déesse faite de manière à satisfaire
pleinement le goût des noirs 1.
Dans cette multiplication des dieux il n'y avait cependant pas que de la grossièreté.
À mesure que l'esprit brahmanique lui-même se raffinait, il faisait effort et cherchait à
ressaisir l'antique vérité échappée jadis à la race ariane, et, en même temps qu'il créait
des dieux inférieurs pour satisfaire les aborigènes ralliés, ou encore qu'il tolérait d'abord
et acceptait ensuite des cultes autochtones, il montait de son côté. Il cherchait par en
haut, et, imaginant des puissances, des entités célestes supérieures à Indra, à Agni, il
découvrait Brahma, lui donnait le caractère le plus sublime que jamais philosophie
humaine ait pu combiner, et, dans le monde de création sur-éthérée où son instinct des
belles choses concevait un si grand être, il ne laissait pénétrer que peu d'idées qui en
fussent indignes.
Brahma resta longtemps pour la foule un dieu inconnu. On ne le figura que très
tard. Négligé des castes inférieures, qui ne le comprenaient ni ne s'en souciaient, il était
par excellence le dieu particulier des ascètes, celui dont ils se réclamaient, qui faisait
l'objet de leurs plus hautes études, et qu'ils n'avaient nulle pensée de détrôner jamais.
Après avoir passé par toute la série des existences supérieures, après avoir été dieux
eux-mêmes, tout ce qu'ils espéraient, c'était d'aller se confondre dans son sein et se
reposer, un temps, des fatigues de la vie, lourde à porter pour eux, même dans les
délices de l'existence céleste.
Si le dieu supérieur des brahmanes planait trop au-dessus de la compréhension
étroite des classes inférieures et peut-être des vayçias eux-mêmes, il était cependant
accessible au sens élevé des kschattryas, qui, restés participants de la science védique,
avaient, sans doute, une piété moins active que leurs contemplatifs adversaires, mais
1

Lassen, Indische Alterthumskunde, t. I, p. 771. – Du reste, l'esprit brahmanique lutta longtemps
avant d'en venir à l'anthropomorphisme, et c'est ainsi que M. de Schlegel paraît avoir eu toute
raison de dire que les monuments hindous ne peuvent rivaliser d'antiquité avec ceux de l'Égypte. Il
n'est pas autant dans le vrai, quand il ajoute : « Et ceux de la Nubie. » (A. W. V. Schlegel, Vorrede
zur Darstellung der ægyptischen Mythologie von Prichard, übersetzt von Haymann. Bonn, 1837),
p. XIII.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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possédaient assez de science avec assez de netteté d'esprit, pour ne pas heurter de
front une notion dont ils appréciaient très bien la valeur. Ils prirent un biais, et, les
théologiens militaires aidant, ou quelque brahmane déserteur, ils transformèrent la
nature subalterne d'un dieu kschattrya jusque-là peu remarqué, Vischnou 1, et, lui
dressant un trône métaphysique, l'élevèrent aussi haut que le maître céleste de leurs
ennemis. Placé alors en face et sur le même plan que Brahma, l'autel guerrier valut celui
du rival et les guerriers n'eurent pas à s'humilier sous une supériorité de doctrine.
Un tel coup, bien médité sans doute, et longtemps réfléchi, car il accuse par les
développements qui lui furent nécessaires la longueur et l'acharnement d'une lutte
obstinée, menaçait le pouvoir des brahmanes, et, avec lui, la société hindoue, d'une
ruine complète. D'un côté, aurait été Vischnou avec ses kschattryas libres et armés ; de
l'autre, Brahma, égalé par un dieu nouveau, avec ses prêtres pacifiques, et les classes
impuissantes des vayçias et des çoudras. Les aborigènes auraient été mis en demeure de
choisir entre deux systèmes, dont le premier leur eût offert, avec une religion tout aussi
complète que l'ancienne, une délivrance absolue de la tyrannie des castes et la
perspective, pour le dernier des hommes, de parvenir à tout, pendant le cours même de
la vie actuelle, sans avoir à attendre une seconde naissance. L'autre régime n'avait rien
de nouveau à dire ; situation toujours défavorable quand il s'agit de plaider devant les
masses ; et, de même qu'il ne pouvait pas accuser ses rivaux d'impiété, puisqu'ils
reconnaissaient le même panthéon que lui, sauf un dieu supérieur différent, il ne
pouvait non plus se poser, comme il l'avait fait jusqu'alors, en défenseur des droits des
faibles, en libéral, comme on dirait aujourd'hui ; car le libéralisme était évidemment du
côté de ceux qui promettaient tout aux plus humbles, et voulaient même leur accorder
le rang suprême à l'occasion. Or, si les brahmanes perdaient la fidélité de leur monde
noir, quels soldats auraient-ils à opposer au tranchant des épées royales, eux qui ne
pouvaient payer de leur personne ?
Comment la difficulté fut traitée, c'est ce qu'il est impossible de saisir. Ce sont
choses si vieilles, qu'on les devine plutôt qu'on ne les aperçoit au milieu des décombres
mutilés de l'histoire. Il est toutefois évident que, dans les deux sommes de fautes que
deux partis politiques belligérants ne manquent jamais de commettre, le chiffre le plus
petit revient aux brahmanes. Ils eurent aussi le mérite de ne pas s'obstiner sur des
détails, et de sauver le fond en sacrifiant beaucoup du reste. À la suite de longues
discussions, prêtres et guerriers se raccommodèrent, et, s'il faut en juger sur
l'événement, voici quels furent les termes du traité.
Brahma partagea le rang suprême avec Vischnou. De longues années après, d'autres
révolutions dont je n'ai pas à parler, car elles n'ont pas un caractère directement

1

Lassen Indische Alterth., t. I, p. 781.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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ethnique, leur adjoignirent Siva 1, et, plus tard encore, une certaine doctrine philosophique, ayant fondu ces trois individualités divines en une trinité pourvue du caractère
de la création, de la conservation et de la destruction, ramena, par ce détour, la
théologie brahmanique à la primitive conception d'un dieu unique enveloppant
l'univers 2.
Les brahmanes renoncèrent à occuper jamais le rang suprême, et les kschattryas le
conservèrent comme un droit imprescriptible de leur naissance.
Moyennant quoi, le régime des castes fut maintenu dans sa rigueur entière, et toute
infraction conduisit résolument le fruit du crime à l'impureté des basses castes.
La société hindoue, scellée sur les bases choisies par les brahmanes, venait encore
de passer heureusement une des crises les plus périlleuses, qu'elle pût subir. Elle avait
acquis bien des forces, elle était homogène et n'avait qu'à poursuivre sa route : c'est ce
qu'elle fit avec autant de suite que de succès. Elle colonisa, vers le sud, la plus grande
partie des territoires fertiles, elle refoula les récalcitrants dans les déserts et les marais,
sur les cimes glacées de l'Himalaya, au fond des monts Vyndhias. Elle occupa le
Dekkhan, elle s'empara de Ceylan, et y porta sa culture avec ses colonies. Tout porte à
croire qu'elle s'avança, dès lors, jusqu'aux îles lointaines de Java et de Bali 3 ; elle
s'instilla aux bords inférieurs du Gange, et osa pénétrer le long du cours malsain du
Brahmapoutra, au milieu des populations jaunes que, dès longtemps, elle avait connues
sur quelques points du nord, de l'est, et dans les îles du sud 4.
Pendant que s'accomplissaient de tels travaux, d'autant plus difficiles que les
régions étaient plus vastes, les distances plus longues, les difficultés naturelles bien
autrement accumulées qu'en Égypte, un immense commerce maritime allait de toutes
parts, en Chine, entre autres, et cela, d'après un calcul très vraisemblable, 1 400 ans
avant J.-C., porter les magnifiques produits du sol, des mines et des manufactures, et
rapporter ce que le Céleste Empire et les autres lieux civilisés du monde possédaient de
plus excellent. Les marchands hindous fréquentaient de même Babylone 5. Sur la côte
1

2
3
4

5

Au jugement de Lassen, cette divinité est originairement empruntée à quelque culte des aborigènes
noirs. Dans le sud, on l'adore sous la forme du Linga, et un brahmane n'accepte jamais d'emploi
dans les temples où elle se trouve. (Indische Alterth., t. I, .p. 783 et passim.)
Ibid., t. I, p. 784.
W. de Humboldt, Ueber die Kawi-Sprache.
Les Arians n'ont jamais possédé dans l'Inde un territoire compact. Sur plusieurs points, des
populations complètement aborigènes interrompent encore et isolent leurs établissements. Le
Dekkhan est presque absolument privé de leurs colonisations. (Lassen, Indische Alterth., t. I, p.
391.)
Le vayçia naviguait beaucoup. Une légende bouddhique cite un marchand qui avait fait sept voyages
sur mer. (Burnouf, Introduction à l'histoire du bouddhisme indien, t. I, p. 196.) - Les Hindous
pouvaient ainsi se mettre en communication avec les Chaldéens, qui avaient eux-mêmes une marine
(Isaïe, XLIII, 14) et une colonie à Gerrha sur la côte occidentale du golfe Persique, où se faisait un
grand commerce avec l'Inde. Les Phéniciens, avant et après leur départ de Tylos, y prenaient part. –
L'Ophir des livres saints était sur la côte de Malabar (Lassen, Indische Alterth., t. I, p. 539), et,

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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de l'Yémen, leur séjour était, pour ainsi dire, permanent. Aussi les brillants États de
leur péninsule regorgeaient de trésors, de magnificences et de plaisirs, résultats d'une
civilisation développée sous des règles strictes à la vérité, mais que le caractère national
rendait douces et paternelles. C'est, du moins, le sentiment qu'on éprouve à la lecture
des grandes épopées historiques et des légendes religieuses fournies par le bouddhisme.
La civilisation ne se bornait pas à ces brillants effets externes. Fille de la science
théologique, elle avait puisé à cette source le génie des plus grandes choses, et on peut
dire d'elle ce que les alchimistes du moyen âge pensaient du grand œuvre, dont le
moindre mérite était de faire de l'or. Avec tous ses prodiges, avec tous ses travaux, avec
ses revers si noblement supportés, ses victoires si sagement mises à profit, la civilisation hindoue considérait comme la moindre partie d'elle-même ce qu'elle accomplissait
de positif et de visible, et, à ses yeux, ses seuls triomphes dignes d'estime commençaient au delà du tombeau.
Là était le grand point de l'institution brahmanique. En établissant les catégories
dans lesquelles elle divisait l'humanité, elle se faisait fort de se servir de chacune pour
perfectionner l'homme, et l'envoyer, à travers le redoutable passage dont l'agonie est la
porte, soit à une destinée supérieure, s'il avait bien vécu, soit, dans le cas contraire, à
un état dont l'infériorité donnait du temps au repentir. Et quelle n'est pas la puissance
de cette conception sur l'esprit du croyant, puisque aujourd’hui même l'Hindou des
castes les plus viles, soutenu, presque enorgueilli par l'espérance de renaître à un rang
meilleur, méprise le maître européen qui le paye, ou le musulman qui le frappe, avec
autant d'amertume et de sincérité que peut le faire un kschattrya ?
La mort et le jugement d'outre-tombe sont donc les grands points de la vie d'un
Hindou, et on peut dire, à l'indifférence avec laquelle il porte communément l'existence
présente, qu'il n'existe que pour mourir. Il y a là des similitudes évidentes avec cet
esprit sépulcral de l'Égypte, tout porté vers la vie future, la devinant et, en quelque
façon, l'arrangeant à l'avance. Le parallèle est facile, ou mieux, les deux ordres d'idées se
coupent à angle droit et partent d'un sommet commun. Ce dédain de l'existence, cette
foi solide et délibérée dans les promesses religieuses, donnent à l'histoire d'une nation
une logique, une fermeté, une indépendance, une sublimité que rien n'égale. Quand
l'homme vit à la fois, par la pensée, dans les deux mondes, et, en embrassant de l’œil et
de l'esprit ce que les horizons du tombeau ont de plus sombre pour l'incrédule, les
illumine d'éclatantes espérances, il est peu retenu par les craintes ordinaires aux
sociétés rationalistes, et, dans la poursuite des affaires d'ici-bas, il ne compte plus
comme les noms hébraïques des marchandises qui en provenaient sont sanscrits et non dekkhaniens,
il s'ensuit que les hautes castes du pays étaient arianes au temps où les vaisseaux de Salomon les
visitaient. (Ibid.) Il faut aussi remarquer ici que les plus anciennes colonisations arianes, dans le sud
de l'Inde, eurent lieu sur les côtes de la mer, ce qui indique clairement que leurs fondateurs étaient,
en même temps, des navigateurs. (Ouvrage cité, p. 537). Il est très probable qu'arrivés de bonne
heure aux embouchures de l'Indus, ils y établirent leurs premiers empires, tels que celui de Pôtâla.
(Ibid., p. 543.)

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parmi les obstacles la crainte d'un trépas qui n'est qu'un passage d'habitude. Le plus
illustre moment des civilisations humaines est celui où la vie n'est pas encore cotée si
haut qu'on ne place, avant le besoin de la conserver, bien d'autres soucis plus utiles aux
individus. D'où dépend cette disposition heureuse ? Nous la verrons toujours et
partout corrélative à la plus ou moins grande abondance de sang arian dans les veines
d'un peuple.
La théologie et les recherches métaphysiques furent donc le pivot de la société
hindoue. De là sortirent, sans s'en détacher jamais, les sciences politiques, les sciences
sociales. Le brahmanisme ne fit pas deux parts spéciales de la conscience du citoyen et
de celle du croyant. La théorie chinoise et européenne de la séparation de l'Église et de
l'État ne fut jamais admissible pour lui. Sans religion, point de société brahmanique.
Pas un seul acte de la vie privée ne s'en isolait. Elle était tout, pénétrait partout,
vivifiait tout et d'une manière bien puissante, puisqu'elle relevait le tchandala lui-même,
tout en l'abaissant, et donnait même à ce misérable un motif d'orgueil et des inférieurs à
mépriser.
Sous l'égide de la science et de la foi, la poésie des soutas avait aussi trouvé
d'illustres imitateurs dans les ermitages sacrés. Les anachorètes, descendus des
hauteurs inouïes de leurs méditations, protégeaient les poètes profanes, les excitaient et
savaient même les devancer. Valmiki, l'auteur du Ramayana, fut un ascète vénéré. Les
deux rapsodes auxquels il confia le soin d'apprendre et de répéter ses vers, étaient des
kschattryas, Cuso et Lavo, fils de Rama lui-même. Les cours des rois du pays accueillaient avec feu les jouissances intellectuelles, une partie des brahmanes se consacra
bientôt au seul emploi de leur en procurer 1. Les poèmes, les élégies, les récits de toute
nature vinrent se placer auprès des élucubrations volumineuses des sciences austères 2.
Sur une scène illustrée par les génies les plus magnifiques, le drame et la comédie
représentèrent, avec éclat, les mœurs des temps présents et les actions les plus
grandioses des époques passées. Certes, le grand nom de Kalidasa mérite de briller à
l'égal des plus illustres mémoires dont s'enorgueillissent les fastes littéraires 3. À côté
1
2

3

Burnouf, ouvr. cité, t. I, p. 141.
La critique littéraire a existé de très bonne heure dans l'Inde. Vers le XIe siècle avant notre ère, les
hymnes védiques de l'Atharvan furent réunies et mises en ordre. Au VIe siècle parurent les
grammairiens, qui étudièrent et classèrent le langage de toutes les nations habitant le territoire sacré
ou ses frontières. Ce travail philologique et les résultats qu'il consacre sont du plus précieux secours
pour l'ethnologie. À cette même époque, le langage des Védas fut si parfaitement fixé, que l'on ne
trouve, ni dans les manuscrits ni dans les citations, la moindre variante. (Lassen, Indische Alterth.,
t. I, p. 739 et 756 et passim.)
Les Hindous n'ont pas eu la même manière que nous d'envisager l'histoire, de sorte que, bien que
nous ayant conservé les souvenirs les plus remarquables des faits, des caractères et des habitudes de
leurs plus anciens ancêtres, ils ne nous fournissent pas d'ouvrage vraiment méthodique à ce sujet.
M. Jules Mohl a très bien constaté et apprécié cette particularité remarquable : « On sait, dit cet
admirable juge des choses asiatiques, que l'Inde n'a pas « produit d'historien, ni même de
chroniqueur. La littérature sanscrite ne manque pas pour « cela de données historiques ; elle est plus
riche, peut-être, que toute autre littérature en « renseignements sur l'histoire morale de la nation, sur
l'origine et le développement de ses « idées et de ses institutions, enfin sur tout ce qui forme le

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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de cet homme illustre, plusieurs encore créaient ces chefs-d'œuvre recueillis en partie
par le savant Wilson, dans son Théâtre indien, et, bref, l'amour des plaisirs intellectuels, d'une part, et celui des profits qu'il rapportait, de l'autre, avaient fini par créer,
dans ce monde antique, le métier d'homme de lettres, comme nous le voyons pratiquer
sous nos yeux depuis trente ans environ, non pas tout à fait dans la même forme quant
aux productions, mais sans la moindre différence quant à l'esprit 1. Je n'en veux pour
démonstration qu'une courte anecdote que je citerai, afin d'ouvrir aussi une échappée de
vue sur le côté familier de cette grande civilisation.
Un brahmane faisait le métier que je dis, et, soit qu'il y gagnât peu, ou peut-être
qu'il dépensât trop, il se trouvait à court d'argent. Sa femme lui conseilla d'aller se
mettre sur le passage du rajah et, aussitôt qu'il le verrait sortir de son palais, de
s'avancer hardiment et de lui réciter quelque chose qui lui pût être agréable.
Le poète trouva l'idée ingénieuse, et, suivant le conseil de la brahmani, il rencontra
le roi au moment où celui-ci allait faire sa promenade, assis sur le dos de son éléphant.
L'auteur vénal ne se piquait pas d'un grand respect. « Qui des deux louerai-je ? se dit-il.
Cet éléphant est cher et agréable au peuple ; laissons là le roi, je vais chanter
l'éléphant 2. »
Voilà le laisser-aller de ce qu'on nomme aujourd'hui la vie d'artiste ou de journaliste,
avec cette différence que le danger n'en était pas grand au milieu des barrières qui
encadraient tous les chemins. Je ne répondrais pas cependant que ces façons d'indépendance, séduisant quelques esprits, n'aient contribué à amener la dernière grande
insurrection et une des plus dangereuses, à coup sûr, que le brahmanisme ait eu à subir.
Je veux parler de la naissance des doctrines bouddhiques et de l'application politique
qu'elles essayèrent.

1

2

cœur, comme le noyau de « l'histoire de ce que les chroniqueurs de la plupart des peuples négligent
pour se contenter « de l'écorce. Mais, comme dit Albirouni : « Ils ont toujours négligé de rédiger
les « chroniques des règnes de leurs rois. » De sorte que nous ne savons jamais exactement « quand
leurs dynasties commencent et quand elles finissent, ni sur quels pays elles ont « régné. Leurs
généalogies sont en mauvais ordre et leur chronologie est nulle. » (Rapport annuel fait à la Société
asiatique, 1849, p. 26-27.)
C'est probablement à l'école de ces littérateurs que se formaient les poètes du genre de celui qui a
écrit le Hásyarnavah (l'Océan des plaisanteries). C'est une comédie très mordante dirigée contre les
rois, les hommes de cour et les prêtres. Les uns sont traités de fainéants inutiles et les autres
d'hypocrites. (W, v. Schlegel, Indische Bibliothek, t. III, p. 161.)
Burnouf, ouvr. cité, t. I, p. 140.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Livre troisième

Chapitre III
Le bouddhisme, sa défaite ; l'Inde actuelle.

Retour à la table des matières

On était arrivé à une époque qui, suivant le comput cinghalais, concorderait avec le
VII siècle avant J.-C. 1, et suivant d'autres calculs bouddhiques dressés pour le nord de
l'Inde, descendrait jusqu'à l'an 543 avant notre ère 2. Depuis quelque temps déjà, des
idées très dangereuses s'étaient glissées dans cette branche de la science hindoue qui
porte le nom de philosophie sankhya. Deux brahmanes, Patandjali et Kapila, avaient
enseigné que les œuvres ordonnées par les Védas étaient inutiles de soi au perfectionnement des créatures, et que, pour arriver aux existences supérieures, il suffisait de la
pratique d'un ascétisme individuel et arbitraire. Par cette doctrine, on était mis en droit,
sans inconvénient pour l'avenir du tombeau, de mépriser tout ce que le brahmanisme
recommandait et de faire ce qu'il prohibait 3.
e

1
2

3

Burnouf, ouvr. cité, p. 287.
Lassen, Indische Alterth., t. I, p. 356 et 711. – C'est à l'époque de Cyrus. Vers le même temps,
Scylax exécuta son périple de la mer Érythrée, et rapporta dans l'occident les premières notions sur
les pays hindous que recueillirent Hécatée et Hérodote par l'intermédiaire des Perses. – L'Inde était,
à ce moment, à l'apogée de sa civilisation et de sa puissance. (Burnouf, ouvr. cité, t. I, p. 131 .)
Burnouf, op. cit., p. 152 et passim. et 211.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Une telle théorie pouvait renverser la société. Cependant, comme elle ne se
présentait que sous une forme purement scientifique et ne se communiquait que dans
les écoles, elle resta matière à discussion pour les érudits et ne descendit pas dans la
politique. Mais, soit que les idées qui lui avaient donné naissance fussent quelque
chose de plus que la découverte accidentelle d'un esprit chercheur, ou bien que des
hommes très pratiques en aient eu connaissance, il se trouva qu'un jeune prince, de la
plus illustre origine, appartenant à une branche de la race solaire, Sakya, fils de
Çuddodhana, roi de Kapilavastu, entreprit d'initier les populations à ce que cette
doctrine avait de libéral.
Il se mit à enseigner, comme Kapila, que les oeuvres védiques étaient sans valeur ; il
ajouta que ce n'était ni par les lectures liturgiques, ni par les austérités et les supplices,
ni par le respect des classifications, qu'il était possible de s'affranchir des entraves de
l'existence actuelle ; que, pour cela, il ne fallait avoir recours qu'à l'observance des lois
morales, dans lesquelles on était d'autant plus parfait qu'on s'occupait moins de soi et
plus d'autrui. Comme vertus supérieures et d'une efficacité incomparable, il proclama la
libéralité, la continence, la science, l'énergie, la patience et la miséricorde. Il acceptait,
du reste, en fait de théologie et de cosmogonie, tout ce que le brahmanisme savait, hors
un dernier point, sur lequel il avait la prétention de promettre beaucoup plus que la loi
régulière. Il affirmait pouvoir conduire les hommes, non seulement dans le sein de
Brahma, d'où, après un temps, l'ancienne théologie enseignait que, par suite de l'épuisement des mérites, il fallait sortir pour recommencer la série des existences terrestres,
mais dans l'essence du Bouddha parfait, où l'on trouvait le nirwana, c'est-à-dire le
complet et éternel néant. Ainsi le brahmanisme était un panthéisme très compliqué, et
le bouddhisme le compliquait encore en le faisant poursuivre sa route jusqu'à l'abîme de
la négation 1.
Maintenant, comment Sakya produisait-il ses idées et cherchait-il à les répandre ? Il
commença par renoncer au trône ; il se couvrit d'une robe de grosse toile commune et
jaune, composée de haillons qu'il avait recueillis lui-même dans les bourriers, dans les
cimetières, et cousus de sa main ; il prit un bâton et une écuelle, et désormais ne
mangea plus que ce que l'aumône voulut lui donner. Il s'arrêtait sur les places publiques
des villes et des villages et prêchait sa doctrine morale 2. Se trouvait-il là des
brahmanes, il faisait avec eux assaut de science et de subtilité, et les assistants écoutaient, pendant des heures entières, une polémique qu'enflammait la conviction égale
des antagonistes. Bientôt il eut des disciples. Il en recruta beaucoup dans la caste
militaire, peut-être plus encore dans celle des vayçias, alors bien puissante et bien
honorée, comme fort riche. Quelques brahmanes vinrent aussi à lui. Ce fut surtout dans

1

2

Lassen, Indische Alterth., t. I, p. 831 ; Burnouf, Introduction à l'hist. du bouddhisme indien, t. I,
p. 152 et passim.
Burnouf, Introd. à l'hist. du bouddh. indien, t. I, p. 194.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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le bas peuple qu'il enrôla ses plus nombreux prosélytes 1. Du moment qu'il avait
repoussé les prescriptions des Védas, les séparations des castes n'existaient plus pour
lui et il déclarait ne reconnaître d'autre supériorité que celle de la vertu 2.
Un de ses premiers disciples et des plus dévoués, Ananda, son cousin, kschattrya
d'une grande famille, revenant un jour d'une longue course dans les campagnes, accablé
de fatigue et de chaleur, s'approche d'un puits où il voit une jeune fille occupée à tirer
de l'eau. Il exprime le désir d'en avoir. Celle-ci s'excuse, en lui faisant observer qu'en lui
rendant ce service elle le souillerait, étant de la tribu matanghi, de la caste des
tchandalas. « Je ne te demande, ma sœur, lui répond Ananda, ni ta caste ni ta famille,
mais seulement de l'eau, si tu peux m'en donner 3. »
Il prit la cruche et but, et, pour porter de la liberté de ses idées un témoignage plus
éclatant encore, quelque temps après il épousa la tchandala. Que des novateurs de cette
force exerçassent de la puissance sur l'imagination du bas peuple, on le conçoit
aisément. Les prédications de Sakya convertirent un nombre infini de personnes, et,
après sa mort, des disciples ardents, poursuivant son œuvre de tous côtés, en
étendirent les succès bien au delà des bornes de l'Inde, où des rois se firent bouddhistes
avec toute leur maison et leur cour.
Cependant l'organisation brahmanique était tellement puissante, que la réforme
n'osa pas, dans la pratique, se montrer aussi hostile ni aussi téméraire que dans la
théorie. On niait bien, en principe, et souvent même en action, la nécessité religieuse
des castes. En politique, on n'avait pu trouver le moyen de s'y soustraire. Qu'Ananda
épousât une fille impure, c'était de quoi se faire applaudir de ses amis, mais non pas
empêcher ses enfants d'être impurs à leur tour. En tant que bouddhistes, ils pouvaient
devenir des bouddhas parfaits et être en grande vénération dans leur secte ; en tant que
citoyens, ils n'avaient que justement les droits et la position assignés à leur naissance.
Aussi, malgré le grand ébranlement dogmatique, la société menacée n'était pas
sérieusement entamée 4.

1

2
3
4

Un de ses principaux arguments à l'adresse des hommes des basses castes était de leur dire que, dans
leurs existences antérieures, ils avaient fait partie des plus hautes, et que, par le seul fait qu'ils
l'écoutaient, ils étaient dignes d'y rentrer. (Burnouf, ouvr. cité, t. I, p. 196.)
Ouvrage cité, t. I, p. 211.
Burnouf, Introd. à l’hist., etc., t. I, p. 205.
Les éléments révolutionnaires ne manquaient pas absolument dans ce monde hindou où les classes
moyennes, les chefs de métiers, les marchands, les chefs de marins, avaient acquis une importance
extraordinaire. Mais l'édifice était si bien cimenté, qu'il pouvait résister à tout. – Voir Burnouf,
ouvr. cité, t. I, p. 163, où il est fait mention d'une légende bouddhique qui met bien en relief la
puissance de la bourgeoise vayçia à l'époque où se forma le bouddhisme. Je remarquerai ici que,
pour ces temps de l'histoire hindoue, les légendes des bouddhas ont le même genre d'intérêt
historique que, chez nous, les vies des saints, lorsqu'il s'agit des âges de la domination
mérovingienne. Ces productions, d'une piété également vive, bien que différemment appliquée, se
ressemblent de très près. Elles racontent les mœurs, les usages du temps où le vénérable personnage
dont elles s'occupent a vécu, et ont, les unes et les autres, celles des Arians-Franks, comme celles

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Cette situation se prolongea d'une manière qui prouve, à elle seule, la vigueur
extraordinaire de l'organisation brahmanique. Deux cents ans après la mort de Sakya, et
dans un royaume gouverné par le roi bouddhiste Pyadassi, les édits ne manquaient
jamais de donner le pas aux brahmanes sur leurs rivaux 1, et la guerre véritable, la guerre
d'intolérance, la persécution ne commença qu'avec le Ve siècle de notre ère 2. Ainsi le
bouddhisme avait pu vivre pendant près de huit cents ans, à tout le moins, côte à côte
avec l'antique régulateur du sol, sans parvenir à se rendre assez fort pour l'inquiéter et
le faire courir aux armes.
Ce n'était pas faute de bonne volonté. Les conversions dans les basses classes
avaient toujours été en augmentant. À l'appel d'une doctrine qui, prétendant ne tenir
compte que de la valeur morale des hommes, leur disait : « Par ce seul fait que vous
m'accueillez, je vous relève de votre abaissement en ce monde », tout ce qui ne voulait
ou ne pouvait obtenir naturellement un rang social était fortement tenté d'accourir.
Puis, dans les brahmanes il y avait des hommes sans science, sans considération ; dans
les kschattryas, des guerriers qui ne savaient pas se battre ; dans les vayçias, des
dissipateurs regrettant leur fortune, et trop paresseux ou trop nuls pour s'en refaire une
autre par le travail 3. Toutes ces accessions donnaient du relief à la secte en la
répandant dans les hautes classes, et il était, en somme, aussi flatteur que facile de se
glorifier de vertus intimes et inaperçues, de débiter des discours de morale, et aussitôt
d'être tenu pour saint et quitte du reste 4.
Les couvents se multiplièrent. Des religieux et des religieuses remplirent ces asiles
appelés viharas, et les arts, que l'antique civilisation avait formés et élevés, prêtèrent
leur concours à la glorification de la nouvelle secte 5. Les cavernes de Magatanie, de
Baug, sur la route d'Oudjeïn, les grottes d'Eléphanta sont des temples bouddhiques. Il

1
2
3

4
5

des Arians-Hindous, la même prédilection pour la partie philosophique de l'histoire, unie au même
dédain de la chronologie.
Burnouf, Introduct. à l'hist., etc., t. I, p. 395, note.
Ibid., p. 586.
Quand les brahmanes reprochaient à Sakya de s'entourer de gens appartenant aux castes impures ou
de personnes de mauvaise vie, Sakya répondait : « Ma loi est une loi de grâce pour tous. »
(Burnouf, ouvr. cité, t. I, p. 198.) – Cette loi de grâce devint très promptement une sorte de
religiosité facile qui recrutait des partisans dans les classes supérieures, parmi les hommes dégoûtés
de toutes les restrictions que le régime brahmanique inflige à ses fidèles, par suite de cette idée
qu'on ne peut se faire pardonner les fautes de l'existence actuelle et se rendre dignes de passer dans
un rang supérieur, qu'au prix des plus redoutables austérités. Ainsi, un jeune ascète, après de
longues abstinences au fond d'une forêt, se donne en pâture a une tigresse, qui vient de mettre bas,
en s'écriant : « Comme il « est vrai que je n'abandonne la vie ni pour la royauté, ni pour les
jouissances du plaisir, ni « pour le rang de sakya, ni pour celui de monarque souverain, mais bien
pour arriver à « l'état suprême de bouddha parfaitement accompli ! » (Burnouf, ibid., p. 159 et
passim.) – Les bouddhistes prenaient les choses d'une façon plus commode. Ils condamnaient ces
rigueurs personnelles comme inutiles, et leur substituaient le simple repentir et l'aveu de la faute, ce
qui, du reste, les fit arriver très promptement à instituer la confession. (Ibid., p. 299.)
Burnouf, Introd. à l'hist., etc., t. I, p. 196, 277.
Ibid., p. 287.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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en est d'aussi extraordinaires par la vaste étendue des proportions que par le fini
précieux des détails. Tout le panthéon brahmanique, doublé de la nouvelle mythologie
qui vint s'enter sur ses rameaux, de tous les bouddhas, de tous les boddhisatvas et
autres inventions d'une imagination d'autant plus féconde qu'elle plongeait davantage
dans les classes noires, tout ce que la pensée humaine, ivre de raffinements et
complètement déroutée par l'abus de la réflexion, a jamais pu imaginer d'extravagant en
fait de formes, vint trôner sous ces splendides asiles 1. Il était temps, pour peu que les
brahmanes voulussent sauver leur société, de se mettre à l'œuvre. La lutte s'engagea, et,
si l'on compare le temps du combat à celui de la patience, l'un fut aussi long que l'autre.
La guerre commencée au Ve siècle se termine au XIVe 2.
Autant qu'on peut en juger, le bouddhisme mérita d'être vaincu, parce qu'il recula
devant ses conséquences. Sensible, de bonne heure, au reproche, évidemment très
mérité, de démentir ses prétentions à la perfection morale en se recrutant de tous les
gens perdus, il s'était laissé persuader d'admettre des motifs d'exclusion physiques et
moraux. Par là, il n'était déjà plus la religion universelle, et se fermait les accessions les
plus nombreuses, si elles n'étaient pas les plus honorables. En outre, comme il n'avait
pas pu détruire, de prime abord, les castes, et qu'il avait été obligé de les reconnaître de
fait, tout en les niant en théorie, il avait dû, dans son propre sein, compter avec elles 3.
Les rois kschattryas et fiers de l'être bien que bouddhistes, les brahmanes convertis et
qui n'avaient rien à gagner, les uns et les autres, à la nouvelle foi, si ce n'est la dignité de
bouddha et l'anéantissement parfait, devaient, tôt ou tard, soit par eux, soit par leurs
descendants, éprouver, en mille circonstances, des tentations violentes de rompre avec
la tourbe qui s'égalait à eux, et de reprendre la plénitude de leurs anciens honneurs.
De cent façons le bouddhisme perdit du terrain ; au XIe siècle, il disparut tout à fait
du sol de l'Inde. Il se réfugia dans des colonies, comme Ceylan ou Java, que la culture
brahmanique avait sans doute formées, mais où, par l'infériorité ethnique des prêtres et
des guerriers, la lutte put continuer indécise et même se terminer à l'avantage des
hérétiques. Le culte dissident trouva encore un asile dans le nord-est de l'Inde, où
cependant, comme au Népaul, on le voit aujourd'hui, dégénéré et sans forces, reculer
devant le brahmanisme. En somme, il ne fut vraiment à l'aise que là où il ne rencontra
pas de castes, en Chine, dans l’Annam, au Thibet, dans l’Asie centrale. Il s'y déploya à
son aise, et, contrairement à l'avis de quelques critiques superficiels, il faut avouer que
l'examen ne lui est pas favorable et montre d'une manière éclatante le peu que réussit à

1

2
3

Burnouf, Introduction à l'hist., etc., t. I, p. 337. – Le bouddhisme hindou est aujourd'hui tellement
dégénéré dans les provinces lointaines où il végète encore, que les religieux se marient, usage
diamétralement opposé à l'esprit de la foi fondamentale. Ces religieux mariés se nomment au
Népaul vadira âtchâryas. (Ibid.)
Burnouf, Introd. à l'hist., etc., t. I, p. 586.
Ibid., p. 144. – Il fit plus que de les admettre en pratique. Il se montra faible au point de donner un
démenti à sa prétention d'être une loi de grâce pour tous, en avouant que les boddhissatvas ne
pouvaient s'incarner que dans des familles de brahmanes ou de kschattryas. (Ibid.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

359

produire, pour les hommes et pour les sociétés, une doctrine politique et religieuse qui
se pique d'être basée uniquement sur la morale et la raison.
Bientôt l'expérience démontre combien cette prétention est vaine et creuse. Comme
le bouddhisme, la doctrine incomplète veut réparer sa faute en se donnant, après coup,
des fondements. Il est trop tard, elle ne crée qu'absurdités. Procédant à l'inverse de ce
qui se voit dans les véritables philosophies, au lieu de faire que la loi morale découle de
l'ontologie, c'est, au contraire, l'ontologie qui découle de la loi morale 1. De là, encore
plus de non-sens, s'il est possible, que dans le brahmanisme dégénéré, qui en contient
tant. De là, une théologie sans âme, toute factice, et les niaiseries du cylindre de
prières, qui, placardé de manuscrits d'oraisons et mis en rotation perpétuelle par une
force hydraulique, est censé envoyer au ciel l'esprit pieux contenu sous les lettres, et en
réjouir les intelligences suprêmes 2. À quel point d'avilissement tombe bientôt une
théorie rationaliste qui s'aventure hors des écoles et va entreprendre la conduite des
peuples ! Le bouddhisme le montre pleinement, et l'on peut dire que les multitudes
immenses dont il dirige les consciences appartiennent aux classes les plus viles de la
Chine et des pays circonvoisins. Telle fut sa fin, tel est son sort actuel.
Le brahmanisme ne fit pas que profiter des infirmités et des fautes de son ennemi.
Il eut aussi des bénéfices d'habileté, et il suivit, en ces circonstances, la même politique
dont il avait déjà usé avec succès lors de la révolte des kschattryas. Il sut pardonner et
accorder les concessions indispensables. Il ne voulut pas violenter les consciences ou
les humilier. Il imagina, au moyen d'un syncrétisme accommodant, de faire du bouddha
Sakya-mouni une incarnation de Vischnou. De cette façon, il permettait à ceux qui
voulaient revenir à lui de toujours vénérer leur idole, et leur épargnait ce que les
conversions ont de plus amer, le mépris de ce que l'on a adoré. Puis, peu à peu, son
panthéon accueillit beaucoup de divinités bouddhiques, avec cette seule réserve, que
ces dernières venues n'occupèrent que des rangs inférieurs. Enfin il manœuvra de telle
sorte qu'aujourd'hui le bouddhisme est aussi bien non avenu dans l'Inde que s'il n'y
avait jamais existé. Les monuments sortis des mains de cette secte passent, dans
l'opinion générale, pour l'œuvre de son rival heureux 3. L'opinion publique ne les
dispute pas au vainqueur, tellement que l'adversaire est mort, sa dépouille est restée
aux brahmanes, et le retour des esprits est aussi complet que possible. Que dire de la
puissance, de la patience et de l'habileté d'une école qui, après une campagne de près de
1

2

3

M. Burnouf se sert très habilement de la postériorité de l'ontologie dans le bouddhisme pour établir
l'âge de ce système religieux (Ouvr. cité, t. I, p. 132.)
Voir les détails nombreux sur ce cylindre, très en usage chez les Mongols, dans les Souvenirs d'un
voyage dans la Tartarie, le Thibet et la Chine, pendant les années 1844, 1845 et 1846 (Paris,
1850), par M. Huc, prêtre missionnaire de la congrégation de Saint-Lazare. – Voir aussi, dans le
même ouvrage, ce qui a rapport à la réforme moderne du bouddhisme lamaïque, appelée réforme de
Tsong-Kaba, et qui date du XVIIe siècle. L'esprit hindou, dont il restait peu, a été presque
absolument expulsé par ces innovations.
Burnouf, ouvr. cité, t. I, p. 339. – Bouddha, considéré comme une incarnation de Vischnou, est une
idée qui ne remonte pas plus haut que l'an 1005 de l'ère de Vikramâditya, 943 de la nôtre.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

360

deux mille ans, sinon plus, remporta une victoire semblable ? Pour moi, je l'avoue, je ne
vois rien d'aussi extraordinaire dans l'histoire, et je ne sache rien, non plus, qui fasse
autant d'honneur à l'autorité de l'esprit humain.
Que doit-on ici admirer davantage ? Est-ce la ténacité avec laquelle le brahmanisme
se conserva, pendant cet énorme laps de temps, parfaitement pareil à lui-même dans
ses dogmes essentiels et dans ce que son système politique avait de plus vital, sans
jamais transiger sur ces deux terrains ? Est-ce, au contraire, sa condescendance à rendre
hommage à la partie honorifique des idées de son adversaire et à désintéresser l'amourpropre au moment suprême de la défaite ? Je n'oserais en décider. Le brahmanisme
montra, pendant cette longue contestation, ce double genre d'habileté, loué jadis avec
tant de raison dans l'aristocratie anglaise, de savoir maintenir le passé en s'accommodant aux exigences du présent. Bref, il fut animé d'un véritable esprit de
gouvernement, et il en reçut la récompense par le salut de la société qui était son
œuvre.
Son triomphe, il le dut surtout à ce bonheur d'avoir été compact, ce qui manquait au
bouddhisme. L'excellence du sang arian était aussi beaucoup plus de son côté que de
celui de ses adversaires qui, recrutés principalement dans les basses castes et moins
strictement attachés aux lois de séparation dont ils niaient la valeur religieuse, offraient,
au point de vue ethnique, des qualités très inférieures. Le brahmanisme représentait,
dans l'Inde, la juste suprématie du principe blanc, bien que très altéré, et les bouddhistes essayaient, au contraire, une protestation des rangs inférieurs. Cette révolte ne
pouvait réussir tant que le type arian, malgré ses souillures, conservait encore, au
moyen de son isolement, la majeure partie de ses vertus spéciales. Il ne s'ensuit pas, il
est vrai, que la longue résistance des bouddhistes n'ait pas eu des résultats : loin de là.
Je ne doute pas que la rentrée au sein brahmanique de nombreuses tribus de la caste
sacerdotale et de kschattryas médiocrement fidèles, pendant tant de siècles, aux
prescriptions ethniques, n'ait considérablement développé les germes fâcheux qui
existaient déjà. Cependant la nature ariane était assez forte, et l'est encore aujourd'hui,
pour maintenir debout son organisation au milieu des plus terribles épreuves que
jamais peuple ait traversées.
Dès l'an 1001 de notre ère, l'Inde avait cessé d'être ce pays fermé aux nations
occidentales, dont le plus grand des conquérants, Alexandre lui-même, n'avait pu que
soupçonner les merveilles chez les peuples impurs, chez les nations vratyas de l'ouest
qu'il avait combattues 1. Le fils de Philippe n'avait pas touché au territoire sacré. Un
prince musulman de race mélangée, beaucoup plus blanche que ne l'était devenu l'alliage
d'où sortent maintenant les brahmanes et les kschattryas, Mahmoud le Gnaznévide, à
la tête d'armées qu'animait le fanatisme musulman, promena le fer et le feu sur la
péninsule, détruisit les temples, persécuta les prêtres, massacra les guerriers, s'en prit
1

Lassen, Indische Alterth., t. I, p. 353.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

361

aux livres et commença, sur une vaste échelle, une persécution qui, dès lors, n'a jamais
complètement cessé. S'il est difficile à toute civilisation de se tenir debout contre les
assauts intérieurs que les passions humaines lui livrent constamment, qu'est-ce donc
lorsqu'elle est, non seulement attaquée, mais possédée par des étrangers qui ne
l'épargnent pas et n'ont pas de plus cher souci que d'amener sa perte ? Est-il, dans
l'histoire, un exemple de résistance heureuse et longue à cette terrible conspiration ? Je
n'en connais qu'un seul, et c'est dans l'Inde que je le trouve, Depuis le rude sultan de
Ghizni, on peut affirmer que la société brahmanique n'a pas joui d'un moment de
tranquillité et, au milieu de ces attaques constantes, elle a gardé la force d'expulser le
bouddhisme. Après les Persans de Mahmoud sont venus les Turcs, les Mongols, les
Afghans, les Tatares, les Arabes, les Abyssins, puis de nouveau les Persans de NadirSchah, les Portugais, les Anglais, les Français. Au nord, à l'ouest, au sud, des routes
d'invasions incessantes se sont ouvertes, des nuées disparates de populations
étrangères sont venues couvrir les provinces. Contraintes par le sabre, des nations
entières ont fait défection à la religion nationale. Les Kachemyriens sont devenus
musulmans ; les Syndhis aussi, encore d'autres groupes du Malabar et de la côte de
Coromandel. Partout les apôtres de Mahomet, favorisés par les princes de la conquête,
ont prodigué, et non sans succès, des prédications redoutées. Le brahmanisme n'a pas
un instant renoncé au combat, et l'on sait, au contraire, que dans l'est, dans les
montagnes du nord, notamment depuis la conquête du Népaul par les Gorkhas au XVe
siècle, il poursuit encore son prosélytisme, et qu'il réussit 1. L'infusion du sang demiarian, dans le Pendjab, a produit la religion égalitaire de Nanek. Le brahmanisme s'est
dédommagé de cette perte en rendant de plus en plus imparfaite la foi musulmane qui
habite avec lui.
Miné depuis un siècle par l'action européenne, on sait avec quelle imperturbable
confiance il a jusqu'ici résisté, et je ne crois pas qu'il existe un homme, ayant vécu dans
l'Inde, qui se laisse aller à croire que ce pays puisse jamais subir une transformation et
devenir civilisé à notre manière. Plusieurs des observateurs qui l'ont le plus pratiqué et
le mieux connu ont témoigné que, dans leur conviction, ce moment-là n'arriverait pas.
Pourtant le brahmanisme est en décadence complète ; ses grands hommes ont
disparu ; les absurdes ou féroces superstitions, les niaiseries théologiques de la partie
noire de son culte, ont pris le dessus d'une manière effrayante sur ce que son antique
philosophie présentait de si élevé, de si noblement ardu. Le type nègre et le principe
jaune ont creusé leur chemin dans ses populations d'élite, et, sur plusieurs points, il est
difficile, même impossible, de distinguer les brahmanes de telles individualités appartenant aux basses castes. En tout cas, jamais la nature pervertie de cette race dégénérée ne
pourra prévaloir contre la force supérieure des nations blanches venues de l'occident de
l'Europe.

1

Ritter, Erdkunde, Asien, t. III, p. 111 et passim.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

362

Mais s'il arrivait que, par suite de circonstances étrangères aux événements de la
politique locale, la domination anglaise cessât dans ces vastes contrées et que, rendues
à elles-mêmes, il leur fallût se reconstituer, sans doute après un temps plus ou moins
long, le brahmanisme, seul ordre social qui offre encore, dans ce pays, quelque solidité,
quelques doctrines inébranlables, finirait par prévaloir.
Dans le premier moment, la force matérielle résidant plutôt chez les Rohillas de
l'ouest et chez les Sykhes du nord, l'honneur de fournir les souverains reviendrait à ces
tribus. Néanmoins, la civilisation musulmane est trop dégradée, trop intimement unie
aux types les plus vils de la population pour fournir une longue carrière. Quelques
nations de cette croyance échappent, peut-être, à ce dur jugement ; mais il tombe en
plein sur le plus grand nombre. Le brahmanisme est patient dans ses conquêtes. Il
userait, par les coups même qu'il saurait supporter sans mourir, le tranchant du sabre
ébréché de ses ennemis, et, d'abord relevé avec triomphe chez les Mahrattes et les
Radjapoutes, il ne tarderait pas à se retrouver maître de la plus grande partie du terrain
qu'il a perdu depuis tant de siècles. D'ailleurs il n'est pas inflexible aux transactions, et,
s'il consentait, dans un traité définitif, à recevoir au rang de deux premières castes les
belliqueux convertis des races arianisées du nord et cette classe remuante et active des
métis anglo-hindous, ne contre-balancerait-il pas, dans son sein même, la longue
infusion des types inférieurs, et ne pourrait-il ainsi renaître à quelque médiocre puissance ? Il se passerait probablement quelque chose de ce genre. Toutefois, je l'avoue, le
désordre ethnique en serait plus compliqué, et l'unité majestueuse de la civilisation
primitive ne renaîtrait pas.
Ce ne sont là que les applications rigoureuses des principes posés jusqu'ici et des
expériences que j'ai relevées et indiquées. Si, quittant ces hypothèses, on veut laisser
l'avenir, et se borner à résumer les enseignements qu'au point de vue des races on peut
tirer de l'histoire de l'Inde, voici les faits, tout à fait incontestables, qui en ressortent.
Nous devons considérer la famille ariane comme la plus noble, la plus intelligente, la
plus énergique de l'espèce blanche. En Égypte, où nous l'avons aperçue d'abord, sur la
terre hindoue, où nous venons de l'observer, nous lui avons reconnu de hautes facultés
philosophiques, un grand sentiment de moralité, de la douceur dans ses institutions, de
l'énergie à les maintenir ; en somme, une supériorité marquée sur les aborigènes, soit de
la vallée du Nil, soit des bords de l'Indus, du Gange et du Brahmapoutra.
En Égypte, pourtant, nous n'avons réussi à la considérer que déjà, et dès la plus
haute antiquité, violemment combattue et paralysée par des immixtions trop considérables de sang noir, et, à mesure que les temps ont marché, cette immixtion, prenant
plus de forces, a fini par absorber les énergies du principe auquel la civilisation
égyptienne devait la vie. Dans l'Inde, il n'en a pas été de même. Le torrent arian,
précipité du haut de la vallée de Kachemyr sur la péninsule cisgangétique, était des
plus considérables. Il eut beau être dédoublé par la désertion des Zoroastriens, il resta

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

363

toujours puissant, et le régime des castes fut, malgré sa décomposition lente, malgré ses
déviations répétées, une cause décisive, qui conserva aux deux hautes classes de la
société hindoue les vertus et les avantages de l'autorité. Puis, si des infiltrations
illégales de sang étranger eurent lieu, par l'influence des révolutions, dans les veines des
brahmanes et des kschattryas, toutes ne furent pas nuisibles de la même façon, toutes
ne produisirent pas de mauvaises conséquences semblables. Ce qui provint des tribus
arianes ou demi-arianes du nord renforça la vigueur de l'ancien principe blanc, et nous
avons remarqué que l'invasion des Pandavas avait fait une trouée bien profonde dans
l'Aryavarta. L'influence de cette immigration y fut donc désorganisatrice, et non pas
énervante. Puis, au pourtour entier de cette même frontière montagneuse, d'autres
populations blanches paraissaient incessamment sur les crêtes, et descendant jusque
dans l'Inde, à différentes époques, elles ont également apporté quelque ressouvenir des
mérites de l'espèce.
Quant aux mélanges nuisibles, la famille hindoue n'a pas autant à gémir des parentés
jaunes qu'elle s'est données que des noires, et bien que, sans nul doute, elle n'ait pas vu
sortir de ces mélanges des descendances aussi robustes que lorsqu'elle ne produisait
qu'avec elle-même, elle possède cependant, de ce côté, des lignées qui ne sont pas
absolument dénuées de valeur, et qui, mêlant à la culture hindoue, dont elles ont adopté
les principales règles, certaines idées chinoises, prêtent, au besoin, quelque secours à la
civilisation brahmanique. Tels sont les Mahrattes, tels encore, les Birmans.
En somme, la force de l'Inde contre les invasions étrangères, la force qui persiste
tout en cédant reste cantonnée dans le nord-ouest, le nord et l'ouest, c'est-à-dire chez
les peuples d'origine ariane plus ou moins pure : Syndhis, Rohillas, montagnards de
l'Hindou-koh, Sykhes, Radjapoutes, Gorkhas du Népaul ; puis viennent les Mahrattes,
enfin les Birmans que j'ai nommés plus haut. Dans ce camp de réserve, la suprématie
appartient, incontestablement, aux descendances les plus arianisées du nord et du nordouest. Et quelle singulière persistance ethnique, quelle conscience vive et puissante
toute famille alliée à la race ariane a de son mérite ! J'en trouverais une marque
singulière dans l'existence curieuse d'une religion bien étrange répandue chez quelques
peuplades misérables, habitantes des pics septentrionaux. Là, des tribus encore fidèles
à l'ancienne histoire sont cernées de tous côtés par des jaunes qui, maîtres des vallées
basses, les ont repoussées sur les hauteurs neigeuses et dans les gorges alpestres, et ces
peuples, nos derniers et malheureux parents, adorent, avant tout, un ancien héros
appelé Bhim-Sem. Ce dieu, fils de Pandou, est la personnification de la race blanche
dans la dernière grande migration qu'elle ait opérée de ce côté du monde 1.
Il reste le sud de l'Inde, la partie qui s'étend vers Calcutta, le long du Gange, les
vastes provinces du centre et le Dekkhan. Dans ces régions, les tribus de sauvages
noirs sont nombreuses, les forêts immenses, impénétrables, et l'usage des dialectes
1

Ritter, Erdkunde, Asien, t. III p. 115.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

364

dérivés du sanscrit cesse presque complètement. Un amas de langues, plus ou moins
ennoblies par des emprunts à l'idiome sacré, le tamoul, le malabare et cent autres se
partagent les populations. Une bigarrure infinie de carnations étonne d'abord
l'Européen, qui, dans l'aspect physique des hommes, ne découvre aucune trace d'unité,
pas même chez les hautes castes. Ces contrées sont celles où le mélange avec les
aborigènes est le plus avancé. Elles sont aussi les moins recommandables, à tous
égards. Des multitudes molles, sans énergie, sans courage, plus bassement superstitieuses que partout ailleurs, semblent mortes, et ce n'est qu'être juste envers elles que
de les déclarer incapables de se laisser galvaniser, un seul instant, par un désir
d'indépendance. Elles n'ont jamais été que soumises et sujettes, et le brahmanisme n'en
a reçu nul secours, car la proportion de sang des noirs, répandue au sein de cette masse,
dépasse trop ce que l'on voit dans le nord, d'où les tribus arianes n'ont jamais poussé
jusque-là, soit par terre, soit par mer, que des colonies insuffisantes 1.
Cependant ces contrées méridionales de l'Inde possèdent, aujourd'hui, un nouvel
élément ethnique d'une grande valeur, auquel j'ai déjà fait allusion plus haut. Ce sont les
métis, nés de pères européens et de mères indigènes et croisés de nouveau avec des
Européens et des natifs. Cette classe, qui va, chaque jour s'augmentant, montre des
qualités si spéciales, une intelligence si vive, que l'attention des savants et des
politiques s'est déjà éveillée à son sujet, et l'on a vu, dans son existence, la cause future
des révolutions de l'Inde.
Il est de fait qu'elle mérite l'intérêt. Du côté des mères, l'origine n'est pas brillante :
ce ne sont guère que les plus basses classes qui fournissent des sujets aux plaisirs des
conquérants. Si quelques femmes appartiennent à un rang social un peu moins rabaissé,
ce sont des musulmanes, et cette circonstance ne garantit aucune supériorité de sang.
Toutefois, comme l'origine de ces Hindoues a cessé d'être absolument identique avec
l'espèce noire et qu'elle a déjà été relevée par l'accession d'un principe blanc, si faible
qu'on veuille le supposer, il y a profit, et l'on doit établir une immense distance entre le
produit d'une femme bengali de basse caste et celui d'une négresse yolof ou bambara.
Du côté du père, il peut exister de grandes différences dans l'intensité du principe
blanc transmis à l'enfant. Suivant que cet homme est anglais, irlandais, français, italien
ou espagnol, les variations sont notables. Comme, le plus souvent, le sang anglais
domine, comme il est celui qui, en Europe, a conservé le plus d'affinités avec l'essence
ariane, les métis sont généralement beaux ou intelligents. Je m'unis donc à l'opinion qui
attache de l'importance pour l'avenir de l'Inde au développement de cette population
nouvelle, et, en m'abstenant de penser qu'elle soit jamais en état de mettre la main au
collet de ses maîtres et de s'attaquer au radieux génie de la Grande-Bretagne, je ne crois
pas inadmissible qu'après les dominateurs européens le sol de l'Inde ne la voie saisir le
sceptre. À la vérité, cette race composite est exposée au même danger sous lequel ont
1

Lassen, Indische Alterth., t. I, p. 391.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

365

succombé presque toutes les nations musulmanes, j'entends la continuité des mélanges
et l'abâtardissement qui en est la conséquence. Le brahmanisme seul possède le secret
de contrarier le progrès d'un tel fléau.
Après avoir ainsi classé les groupes hindous et indiqué les points d'où l'étincelle
vivante, encore que très affaiblie, jaillira à l'occasion, je ne saurais m'empêcher de
revenir sur la longévité si extraordinaire d'une civilisation qui fonctionnait avant les âges
héroïques de la Grèce, et qui, sauf les modifications voulues par les variations ethniques, a gardé, jusqu'à nos jours, les mêmes principes, a toujours cheminé dans les
mêmes voies, parce que la race dirigeante est demeurée suffisamment compacte. Ce
colosse merveilleux de génie, de force, de beauté, a, depuis Hérodote, offert au monde
occidental l'image d'une de ces prêtresses qui, bien que couvertes d'une robe épaisse et
d'un voile discret, parvenaient cependant, par la majesté de leur attitude, à convaincre
tous les regards qu'elles étaient belles. On ne la voyait pas, on n'apercevait que les
grands plis de ses vêtements, on n'avait jamais dépassé la zone occupée par les peuples
qu'elle-même renonçait comme siens. Plus tard, les conquêtes des musulmans, à demi
connues en Europe, et leurs découvertes, dont les résultats n'arrivaient que défigurés,
augmentèrent graduellement l'admiration pour ce pays mystérieux, bien que la
connaissance en restât fort imparfaite.
Mais, depuis une vingtaine d'années que la philologie, la philosophie, la statistique,
ont commencé l'inventaire de la société et de la nature hindoues, sans presque avoir
l'espérance de le compléter de bien longtemps, tant la matière est riche et abondante, il
est arrivé le contraire de ce que révèle l'expérience commune : moins une chose est
connue, plus on l'admire ; ici, à mesure qu'on connaît et qu'on apprécie mieux, on
admire davantage. Habitués à l'existence bornée de nos civilisations, nous répétions,
imperturbablement, les paroles du psautier sur la fragilité des choses humaines, et
lorsque le rideau immense qui cachait l'activité de l'existence asiatique a été soulevé, et
que l'Inde et la Chine ont apparu clairement à nos regards, avec leurs constitutions
inébranlables, nous n'avons su comment prendre cette découverte si humiliante pour
notre sagesse et notre force.
Quelle honte, en effet, pour des systèmes qui se sont proclamés chacun à leur tour
et se proclament encore sans rivaux ! Quelle leçon pour la pensée grecque, romaine,
pour la nôtre, que de voir un pays qui, battu par huit cents ans de pillage et de massacres, de spoliations et de misères, compte plus de cent quarante millions d'habitants,
et, probablement, avant ses malheurs, en nourrissait plus du double ; pays qui n'a
jamais cessé d'entourer de son affection sans bornes et de sa conviction dévouée les
idées religieuses, sociales et politiques auxquelles il doit la vie, et qui, dans leur
abaissement, lui conservent le caractère indélébile de sa nationalité ! Quelle leçon, disje, pour les États de l'Occident, condamnés par l'instabilité de leurs croyances à changer
incessamment de formes et de direction, pareils aux dunes mobiles de certains rivages
de la mer du Nord !

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

366

Il y aurait pourtant injustice à blâmer trop les uns comme à trop louer les autres. La
longévité de l'Inde n'est que le bénéfice d'une loi naturelle qui n'a pu trouver que rarement à s'appliquer en bien. Avec une race dominante éternellement la même, ce pays a
possédé des principes éternellement semblables ; tandis que, partout ailleurs, les
groupes, se mêlant sans frein et sans choix, se succédant avec rapidité, n'ont pas réussi
à faire vivre leurs institutions, parce qu'ils disparaissaient eux-mêmes rapidement
devant des successeurs pourvus d'instincts nouveaux.
Mais je viens de le dire : l'Inde n'a pas été le seul pays où se soit réalisé le
phénomène que j'admire : il faut citer encore la Chine. Recherchons si les mêmes causes
y ont amené les mêmes effets. Cette étude se lie d'autant mieux à celle qui finit ici,
qu'entre le Céleste Empire et les pays hindous s'étendent de vastes régions, comme le
Thibet, où des institutions mixtes portent le caractère des deux sociétés d'où elles
émanent. Mais, avant de nous informer si cette dualité est vraiment le résultat d'un
double principe ethnique, il faut, de toute nécessité, connaître la source de la culture
sociale en Chine, et nous rendre compte du rang que cette contrée a droit d'occuper
parmi les nations civilisées du monde.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

367

Livre troisième

Chapitre IV
La race jaune.

Retour à la table des matières

À mesure que les tribus hindoues se sont plus avancées vers l'est, et qu'après avoir
longé les monts Vyndhias, elles ont dépassé le Gange et le Brahmapoutra pour
pénétrer dans le pays des Birmans, nous les avons vues se mettre en contact avec des
variétés humaines que l'occident de l'Asie ne nous avait pas encore fait connaître. Ces
variétés, non moins multipliées dans leurs nuances physiques et morales que les
différences déjà constatées chez l'espèce nègre, nous sont une nouvelle raison d'admettre, par analogie, que la race blanche eut aussi, comme les deux autres, ses séparations
propres, et que non seulement il exista des inégalités entre elle et les hommes noirs et
ceux de la nouvelle catégorie que j'aborde, mais encore que, dans son propre sein, la
même loi exerça son influence, et qu'une diversité pareille distingua ses tribus et les
disposa par étages.
Une nouvelle famille, très bigarrée de formes, de physionomie et de couleur, très
spéciale dans ses qualités intellectuelles, se présente à nous aussitôt que nous sortons
du Bengale en marchant vers l'est, et comme des affinités évidentes réunissent à cette
avant-garde de vastes populations marquées de son cachet, il nous faut adopter, pour
tout cet ensemble, un nom unique, et, malgré les différences qui le fractionnent, lui

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

368

attribuer une dénomination commune. Nous nous trouvons en face des peuples jaunes,
troisième élément constitutif de la population du monde.
Tout l'empire de la Chine, la Sibérie, l'Europe entière, à l'exception, peut-être, de
ses extrémités les plus méridionales, tels sont les vastes territoires dont le groupe jaune
se montre possesseur aussitôt que des émigrants blancs mettent le pied dans les
contrées situées à l'ouest, au nord ou à l'est des plateaux glacés de l’Asie centrale.
Cette race est généralement petite, certaines même de ses tribus ne dépassent pas
les proportions réduites des nains. La structure des membres, la puissance des muscles
sont loin d'égaler ce que l'on voit chez les blancs. Les formes du corps sont ramassées,
trapues, sans beauté ni grâce, avec quelque chose de grotesque et souvent de hideux.
Dans la physionomie, la nature a économisé le dessin et les lignes. Sa libéralité s'est
bornée à l'essentiel : un nez, une bouche, de petits yeux sont jetés dans des faces larges
et plates, et semblent tracés avec une négligence et un dédain tout à fait rudimentaires.
Évidemment, le Créateur n'a voulu faire qu'une ébauche. Les cheveux sont rares chez la
plupart des peuplades. On les voit cependant, et comme par réaction, effroyablement
abondants chez quelques-unes et descendant jusque dans le dos ; pour toutes, noirs,
roides, droits et grossiers comme des crins. Voilà l'aspect physique de la race jaune 1.
Quant à ses qualités intellectuelles, elles ne sont pas moins particulières, et font
une opposition si tranchée aux aptitudes de l'espèce noire, qu'ayant donné à cette
dernière le titre de féminine, j'applique à l'autre celui de mâle, par excellence. Un défaut
absolu d'imagination, une tendance unique à la satisfaction des besoins naturels,
beaucoup de ténacité et de suite appliqué à des idées terre à terre ou ridicules, quelque
instinct de la liberté individuelle, manifesté, dans le plus grand nombre des tribus, par
l'attachement à la vie nomade, et, chez les peuples les plus civilisés, par le respect de la
vie domestique ; peu ou point d'activité, pas de curiosité d'esprit, pas de ces goûts
passionnés de parure, si remarquables chez les nègres : voilà les traits principaux que
toutes les branches de la famille mongole possèdent, en commun, à des degrés
différents. De là, leur orgueil profondément convaincu et leur médiocrité non moins
caractéristique, ne sentant rien que l'aiguillon matériel, et ayant trouvé dès longtemps le
moyen d'y satisfaire. Tout ce qui se fait en dehors du cercle étroit qu'elles connaissent
leur paraît insensé, inepte, et ne leur inspire que pitié. Les peuples jaunes sont
beaucoup plus contents d'eux-mêmes que les nègres, dont la grossière imagination,
1

M. Pickering ajoute, à tous ces caractères, un autre trait qui lui semble tout à fait spécifique : c'est
l'aspect féminin que le défaut de barbe donne aux peuples jaunes. En revanche, il ne considère pas
l'obliquité de l'œil comme essentielle. Je crois qu'ici il ne tient pas assez de compte des immixtions
noires qui souvent, et à dose même très légère, ont pu suffire pour faire disparaître cette
particularité. (United-States exploring Expedition during the years 1838, 1839, 1843, 1841 and
1842, under the command of Charles Wilkes, U. S. N. ; vol. IX : The Races of man and their
geographical distribution, by Charles Pickering, M. D. ; Philadelphia, 1848, in-4°.) – M.
Pickering pense que la race jaune couvre actuellement deux cinquièmes de la surface du globe. Il
comprend évidemment, dans cette classification, beaucoup de populations hybrides.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

369

constamment en feu, rêve à tout autre chose qu'au moment présent et aux faits
existants.
Mais, il faut aussi en convenir, cette tendance générale et unique vers les choses
humblement positives, et la fixité de vues, conséquence de l'absence d'imagination,
donnent aux peuples jaunes plus d'aptitude à une sociabilité grossière que les nègres
n'en possèdent. Les plus ineptes esprits, n'ayant, pendant des siècles, qu'une seule
pensée dont rien ne les distrait, celle de se nourrir, de se vêtir et de se loger, finissent
par obtenir, dans ce genre, des résultats plus complets que des gens qui, naturellement
non moins stupides, sont encore dérangés sans cesse, des réflexions qui pourraient leur
venir, par des fusées d'imagination. Aussi les peuples jaunes sont-il devenus assez
habiles dans quelques métiers, et ce n'est pas sans surprise qu'on les voit, dès
l'antiquité la plus haute, laisser, comme marque irréfragable de leur présence dans une
contrée, des traces d'assez grands travaux de mines. C'est là, pour ainsi dire, le rôle
antique et national de la race jaune 1. Les nains sont des forgerons, sont des orfèvres, et
de ce qu'ils ont possédé une telle science et l'ont conservée à travers les siècles jusqu'à
nos jours (car, à l'est des Tongouses orientaux et sur les bords de la mer d'Ochotsk, les
Doutcheris et d'autres peuplades ne sont pas des forgerons moins adroits que les
Permiens des chants scandinaves), il faut conclure que, de tout temps, les Finnois se
sont trouvés, au moins, propres à former la partie passive de certaines civilisations 2.
D'où venaient ces peuples ? Du grand continent d'Amérique. C'est la réponse de la
physiologie comme de la linguistique ; c'est aussi ce qu'on doit conclure de cette
observation, que, dès les époques les plus anciennes, avant même ce que nous nommons les âges primitifs, des masses considérables de populations jaunes s'étaient
accumulées dans l'extrême nord de la Sibérie, et de là avaient prolongé leurs campements et leurs hordes jusque très avant dans le monde occidental, donnant sur leurs
premiers ancêtres des renseignements fort peu honorables.
Elles prétendaient descendre des singes, et s'en montraient très satisfaites. Il n'est
dès lors pas étonnant que l'épopée hindoue, ayant à dépeindre les auxiliaires aborigènes
de l'héroïque époux de Sita dans sa campagne contre Ceylan, nous dise tout simplement que ces auxiliaires étaient une armée de singes. Peut-être, en effet, Rama, voulant
combattre les peuples noirs du sud du Dekkhan, eut-il recours à quelques tribus jaunes
campées sur les contreforts méridionaux de l'Himalaya.
Quoi qu'il en puisse être, ces nations étaient fort nombreuses, et quelques déductions bien claires de points déjà connus vont l'établir à l'instant.

1
2

Ritter, Erdkunde, Asien, t. I, p. 337.
Lassen, Zeitschrift für d. K .d. Morgenl., t. II, p. 62 ; Ritter, Erdkunde, Asien, t. II.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

370

Ce n'est pas un fait nécessaire à prouver, car il l'est surabondamment, que les
nations blanches ont toujours été sédentaires, et, comme telles, n'ont jamais quitté leurs
demeures que par contrainte. Or, le plus ancien séjour connu de ces nations étant le
haut plateau de l'Asie centrale, si elles l'ont abandonné, c'est qu'on les en a chassées. Je
comprends bien que certaines branches, parties seules, isolément, pourraient être
considérées comme ayant été victimes de leurs congénères, et battues, violentées par
des parents. Je l'admettrai pour les tribus helléniques et pour les zoroastriennes ; mais
je ne saurais étendre ce raisonnement à la totalité des migrations blanches. La race
entière n'a pas dû s'expulser de chez elle dans tout son ensemble, et cependant on la
voit se déplacer, pour ainsi dire, en masse et presque en même temps, avant l'an 5000.
À cette époque et dans les siècles qui en sont le plus rapprochés, les Chamites, les
Sémites, les Arians, les Celtes et les Slaves désertent également leurs domaines
primitifs. L'espèce blanche s'échappe de tous côtés, s'en va de toutes parts, et certes
dans une telle dissolution, qui finit par laisser ses plaines natales aux mains des jaunes,
il est difficile de voir autre chose que le résultat d'une pression des plus violentes
opérée par ces sauvages sur son faisceau primordial.
D'un autre côté, l'infériorité physique et morale des multitudes conquérantes est si
claire et si constatée, que leur invasion et la victoire finale qui en démontre la force, ne
peuvent avoir leur source ailleurs que dans le très grand nombre des individus
agglomérés dans ces bandes. Il n'est, dès lors, pas douteux que la Sibérie regorgeait de
populations finnoises, et c'est aussi ce que va démontrer bientôt un ordre de preuves
qui, cette fois, appartient à l'histoire. Pour le moment, poursuivant le rayon de clarté
que la comparaison de la vigueur relative des races jette sur les événements de ces
temps obscurs, je ferai remarquer encore que, si l'on admet la victoire des nations
jaunes sur les blanches et la dispersion de ces dernières, il faudra aussi s'accommoder
de l'alternative suivante :
Ou bien le territoire des nations blanches s'étendait beaucoup vers le nord et très
peu vers l'est, atteignant au moins, dans la première direction, l'Oural moyen, et, dans
l'autre, ne dépassant pas le Kouen-loun, ce qui semblerait impliquer un certain
développement vers les steppes du nord-ouest ;
Ou bien ces peuples, ramassés sur les crêtes du Mouztagh, dans les plaines élevées
qui suivent immédiatement, et dans les trois Thibets, n'existaient qu'en nombre très
faible et dans une proportion compatible avec l'étendue médiocre de ces territoires et
les ressources alimentaires fort réduites, presque nulles, qu'ils peuvent offrir.
Je vais d'abord expliquer comment je me vois contraint de tracer ces limites ;
ensuite j'établirai par quelle raison il faut repousser la seconde hypothèse et s'attacher
fortement à la première.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

371

J'ai dit que la race jaune se montrait en possession primordiale de la Chine, et, en
outre, que le type noir à tête prognathe et laineuse, l'espèce pélagienne, remontait
jusqu'au Kouen-loun, d'une part, et, de l'autre côté, jusqu'à Formose 1, au japon et par
delà. Aujourd'hui même des populations de ce genre habitent ces pays reculés.
Voir le nègre établi si avant dans l'intérieur de l'Asie a déjà été pour nous la grande
preuve de l’alliance, en quelque sorte, originelle des Chamites et des Sémites avec ces
peuples d'essence inférieure ; j'ai dit originelle, parce que l'alliance fut évidemment
contractée avant la descente des envahisseurs dans les pays mésopotamiques de
l'Euphrate et du Tigre.
Maintenant, en nous transportant des plaines de la Babylonie à celles de la Chine,
nous trouverons un spécimen des résultats gradués du mélange des deux espèces noire
et jaune dans ces métis qui habitent le Yun-nan, et que Marco-Polo appelle les
Zerdendam. En allant plus loin, nous rencontrerons encore cette autre famille, non
moins marquée des caractères de l'alliage, qui couvre la province chinoise du Fo-kien, et
enfin nous tomberons au milieu des nuances innombrables de ces groupes cantonnés
dans les provinces méridionales du Céleste Empire, dans l'Inde transgangétique, dans
les archipels de la mer des Indes, depuis Madagascar jusqu'à la Polynésie, et depuis la
Polynésie jusqu'aux rives occidentales de l’Amérique, atteignant l'île de Pâques 2.
Ainsi la race noire a embrassé tout le sud de l'ancien monde et envahi fortement sur
le nord, tandis que la jaune, se rencontrant avec elle à l'orient de l'Asie, y contractait un
hymen fécond dont les rejetons occupent tous les amas d'îles prolongés dans la
direction du pôle austral. Si l'on réfléchit que le centre, le foyer de l'espèce mélanienne
est l'Afrique, et que c'est de là que s’est opérée sa diffusion principale, et, en outre, que
la race jaune, en même temps que ses métis possédaient les îles, allait aussi se
reproduisant au nord et à l'est de l'Asie et dans toute l'Europe, on en conclura que la
famille blanche, pour ne pas se perdre et disparaître au milieu des variétés inférieures,
devait unir à la puissance de son génie et de son courage la garantie du nombre, bien
qu'à un moindre degré, sans doute, que ses adversaires.

1

2

Ce sont les habitants de l'intérieur de l'île qui sont complètement noirs. Les hommes des côtes
appartiennent à l'espèce malaise et ont beaucoup de rapports avec les Haraforas. (Ritter, t. III, p.
879.) – Le nombre des tribus nègres est assez considérable dans l'Inde transgangétique. On peut citer
entre autres les Samangs, retirés dans la partie méridionale du district de Queda, au pays de Siam.
C'est une race petite, à cheveux crépus, sans demeures fixes et se nourrissant de reptiles crus et de
vers. (Ritter, loc. cit., p. 1131.) – Ce géographe avoue ne pouvoir s'expliquer l'extrême diffusion de
la famille mélanienne en Asie. Le fait serait, en effet, incompréhensible, s'il fallait le considérer
comme postérieur aux temps historiques ; mais il devient très simple quand on admet qu'il s'est
opéré à une époque tout à fait primordiale, où les immigrants nègres trouvaient le pays désert.
Ritter, Erdkunde, Asien, t. II, p. 1046.
Pickering, p. 135. Cet excellent observateur n'hésite pas à déclarer qu'à ses yeux les Ovahs de
Madagascar sont des Malais imméconnaissables.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

372

Nous ne pouvons même essayer le dénombrement des masses chamites et sémites
qui descendirent, par les passages de l’Arménie, dans les régions du sud et de l'ouest.
Mais, du moins, considérons le nombre énorme des mélanges qui s'en firent avec la race
noire, jusque par delà les plaines de l'Éthiopie, et, au nord, sur toute la côte d'Afrique,
au delà de l'Atlas, tendant vers le Sénégal ; regardons les produits de ces hymens
peuplant l'Espagne, la basse Italie, les îles grecques, et nous serons en situation de nous
persuader que l'espèce blanche ne se limitait pas à quelques tribus. Nous en devons
décider ainsi d'autant plus sûrement, qu'aux multitudes que je viens d'énumérer il
convient d'ajouter encore les nations arianes de toutes les branches méridionales, et les
Celtes, et les Slaves, et les Sarmates, et d'autres peuples sans célébrité, mais nullement
sans influence, qui restèrent au milieu des jaunes.
La race blanche était donc aussi fort prolifique, et puisque les deux espèces noire et
finnoise ne lui permettaient pas de dépasser le Mouztagh et l'Altaï à l'est, l'Oural à
l'ouest, resserrée dans de telles limites, elle s'étendait, au nord, jusque vers le cours
moyen de l'Amour, le lac Baïkal et l'Obi.
Les conséquences de cette disposition géographique sont considérables et vont,
tout à l'heure, trouver leurs applications.
J'ai constaté les facultés pratiques de la race jaune. Toutefois, en lui reconnaissant
des aptitudes supérieures à celles de la noire pour les basses fonctions d'une société
cultivée, je lui ai refusé la capacité d'occuper un rang glorieux sur l'échelle de la
civilisation, et cela parce que son intelligence, bornée autrement, ne l'est pas moins
étroitement que celle des nègres, et parce que son instinct de l'utile est trop peu
exigeant.
Il faut relâcher quelque chose de la sévérité de ce jugement lorsqu'il s'agit, non plus
de l'espèce jaune, non plus du type noir, mais du métis des deux familles, le Malais.
Que l'on prenne, en effet, un Mongol, un habitant de Tonga-Tabou et un nègre pélagien
ou hottentot, l'habitant de Tonga-Tabou, tout inculte qu'il soit, montrera certainement
un type supérieur.
Il semblerait que les défauts des deux races se sont balancés et modérés dans le
produit commun, et que, plus d'imagination relevant l'esprit, tandis qu'un sentiment
moins faux de la réalité restreignait l'imagination, il en est résulté plus d'aptitude à
comparer, à saisir, à conclure. Le type physique a éprouvé aussi d'heureuses modifications. Les cheveux du Malais sont durs et revêches, à la vérité ; mais, enclins à se
crêper, ils ne le font pas ; le nez est plus formé que chez les Kalmouks. Pour quelques
insulaires, à Tahiti par exemple, il devient presque semblable au nez droit de la race
blanche. L’œil n'est plus toujours relevé à l'angle externe. Si les pommettes restent
saillantes, c'est que ce trait est commun aux deux races génératrices. Les Malais sont,
du reste, on ne peut plus différents entre eux. Suivant que le sang noir ou jaune domine

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

373

dans la formation d'une tribu, les caractères physiques et moraux s'en ressentent. Les
alliages postérieurs ont augmenté cette extrême variabilité de types. En somme, deux
signes, nettement distinctifs, demeurent à toutes ces familles, comme un présent de
leur double origine : plus intelligentes que le nègre et l'homme jaune, elles ont gardé de
l'un l'implacable férocité, de l'autre l'insensibilité glaciale 1.
J'ai achevé ce qu'il y avait à dire sur les peuples qui figurent dans l'histoire de l'Asie
orientale, il est maintenant à propos de passer à l'examen de leur civilisation. Le plus
haut degré s'en rencontre en Chine. C'est là qu'est, tout à la fois, le point de départ de
leur culture et sa plus originale expression : c'est donc là qu'il convient de l'étudier.

1

Aux témoignages sur lesquels je me suis déjà appuyé, je joins celui de Ritter, confirmé par
Finlayson et sir Stamford Raffles : « Les Malais, suivant le grand géographe allemand, sont de
taille moyenne et plutôt petits. Ils ont une carnation plus claire que les peuples d'au-delà du Gange.
Le tissu de la peau est, chez eux, doux et brillant. Leur disposition à engraisser est remarquable. La
musculature est molle, lâche, quelquefois très volumineuse, généralement sans élasticité. Les
hanches sont très fortes, ce qui leur donne une apparence lourde. Les visages sont larges et plats, les
pommettes saillantes. Les yeux sont espacés et très petits, quelquefois droits, le plus souvent
relevés à l'angle externe. L'occiput est resserré ; les cheveux, épais, grossiers, tendant à se crêper,
sont plantés très bas et restreignent le front. Le trou occipital est souvent très en arrière. Les bras,
très longs, rappellent ceux du singe. » (Ritter, III, p. 1145.) – À ces détails j'en ajouterai encore un
que je dois à l'intéressante observation d'un voyageur : « Lorsque les matelots malais employés sur
les navires européens montent aux cordages, ils se cramponnent non seulement par les mains, mais
encore par les orteils, qu'ils ont très gros et très vigoureux. Un homme de race blanche n'en pourrait
faire autant. »

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

374

Livre troisième

Chapitre V
Les Chinois.

Retour à la table des matières

Je me trouve, d'abord, en dissentiment avec une idée assez généralement répandue.
On incline à considérer la civilisation chinoise comme la plus ancienne du monde, et je
n'en aperçois l'avènement qu'à une époque inférieure à l'aurore du brahmanisme,
inférieure à la fondation des premiers empires chamites, sémites et égyptiens. Voici
mes raisons. Il va sans dire que l'on ne discute plus les affirmations chronologiques et
historiques des Tao-sse. Pour ces sectaires, les cycles de 300 000 années ne coûtent
absolument rien. Comme ces périodes un peu longues forment le milieu où agissent des
souverains à têtes de dragons, et dont les corps sont contournés en serpents monstrueux, ce qu'il y a de mieux à faire, c'est d'en abandonner l'examen à la philosophie, qui
pourra y glaner quelque peu, mais d'en écarter, avec grand soin, l'étude des faits
positifs 1.

1

Nu-oua, sœur de Fou-hi, et qui lui succéda, était un esprit. Elle avait ramassé, dans un marais, un
peu de terre jaune, et, en s'aidant d'une corde, elle en fabriqua le premier homme. (Le père Gaubil,
Chronologie chinoise, in-4°, p. 7.)

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375

La date la plus rationnelle où se placent les lettrés du Céleste Empire pour juger de
leur état antique, c'est le règne de Tsin-chi-hoang-ti, qui, pour couper court aux conspirations féodales et sauver la cause unitaire dont il était le promoteur, voulut étouffer les
anciennes idées, fit brûler la plupart des livres, et ne consentit à sauver que les annales
de la dynastie princière de Tsin, dont lui-même descendait. Cet événement arriva 207
ans avant J.-C.
Depuis cette époque, les faits sont bien détaillés, suivant la méthode chinoise. Je
n'en goûte pas moins l'observation d'un savant missionnaire, qui voudrait voir dans ces
lourdes compilations un peu plus de critique européenne 1. Quoi qu'il en soit, à dater
de ce moment, tout s'enchaîne tant bien que mal. Quand on veut remonter au-delà, il
n'en est pas longtemps de même. Tant qu'on reste dans les temps rapprochés de Tsinchi-hoang-ti, la clarté continue en s'affaiblissant. On remonte ainsi, de proche en
proche, jusqu'à l'empereur Yaô. Ce prince régna cent et un ans, et son avènement est
placé à l'an 2357 avant J.-C. Par delà cette époque, les dates, déjà fort conjecturales,
sont remplacées par une complète incertitude 2. Les lettrés ont prétendu que cette
fâcheuse interruption d'une chronique dont les matériaux, suivant eux, pourraient
remonter aux premiers jours du monde, n'est que la conséquence de ce fameux incendie
des livres, déploré de père en fils, et devenu un des beaux sujets d'amplification que la
rhétorique chinoise ait à commandement. Mais, à mon gré, ce malheur ne suffit pas
pour expliquer le désordre des premières annales. Tous les peuples de l'ancien monde
ont eu leurs livres brûlés, tous ont perdu la chaîne systématique de leurs dynasties en
tant que les livres primitifs devaient en être les dépositaires, et cependant tous ces
peuples ont conservé assez de débris de leur histoire pour que, sous le souffle vivifiant
de la critique, le passé se relève, se remue, ressuscite, et, se dévoilant peu à peu, nous
montre une physionomie à coup sûr bien ancienne, bien différente des temps dont
nous avons la tradition. Chez les Chinois, rien de semblable. Aussitôt que les temps
positifs cessent, le crépuscule s'évanouit, et de suite on arrive, non pas aux temps
mythologiques, comme partout ailleurs, mais à des chronologies inconciliables, à des
absurdités de l'espèce la plus plate, dont le moindre défaut est de ne rien contenir de
vivant.
Puis, à côté de cette nullité prétentieuse de l'histoire écrite, une absence complète et
bien significative de monuments. Ceci appartient au caractère de la civilisation chinoise.
Les lettrés sont grands amateurs d'antiquités, et les antiquités manquent ; les plus
anciennes ne remontent pas au delà du VIIIe siècle après J.-C. 3. De sorte que, dans ce
pays stable par excellence, les souvenirs figurés, statues, vases, instruments, n'ont rien
1
2

3

Id. ibid.
Suivant M. Lassen, il ne faut pas demander d'histoire positive aux Chinois avant l'année 782 qui
précéda notre ère. Toutefois, ce même savant confesse que l'avènement de la première dynastie
humaine peut être reporté, avec une grande vraisemblance, à l'année 2205 av. J.-C. (Indische
Alterthumskunde, t. I, p. 751.) – Nous voilà loin des dates extraordinaires des annales hindoues,
égyptiennes et assyriennes.
Gaubil, Traité de la chronologie chinoise.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

376

qui puisse être comparé, pour l'ancienneté, avec ce que notre Occident si remué, si
tourmenté, si ravagé et transformé tant de fois, peut cependant étaler avec une
orgueilleuse abondance. La Chine n'a matériellement rien conservé 1 qui nous reporte
même de loin, à ces époques extravagantes ou quelques savants du dernier siècle se
réjouissaient de voir l'histoire s'enfoncer en narguant les témoignages mosaïques.
Laissons donc de côté les concordances impossibles des différents systèmes suivis
par les lettrés pour fixer les époques antérieures à Tsin-chi-hoang-ti, et ne recueillons
que les faits appuyés de l'assentiment des autres peuples, ou portant avec eux une
suffisante certitude.
Les Chinois nous disent que le premier homme fut Pon-kou. Le premier homme,
disent-ils ; mais ils entourent cet être primordial de telles circonstances qu'évidemment
il n'était pas seul dans le lieu où ils le font apparaître. Il était entouré de créatures
inférieures à lui, et ici on se demande s'il n'avait pas affaire à ces fils de singes, ces
hommes jaunes dont la singulière vanité se complaisait à réclamer une si brutale origine.
Le doute se change bientôt en certitude. Les historiens indigènes affirment qu'à
l'arrivée des Chinois, les Miao 2 occupaient déjà la contrée, et que ces peuples étaient
étrangers aux plus simples notions de sociabilité. Ils vivaient dans des trous, dans des
grottes, buvaient le sang des animaux qu'ils attrapaient à la course, ou bien, à défaut de
chair crue, mangeaient de l'herbe et des fruits sauvages. Quant à la forme de leur
gouvernement, elle ne démentait pas tant de barbarie. Les Miao se battaient à coups de
branches d'arbres, et le plus vigoureux restait le maître jusqu'à ce qu'il en vînt un plus
fort que lui. On ne rendait aucun, honneur aux morts. On se contentait de les
empaqueter dans des branches et des herbages, on les liait au milieu de ces espèces de
fagots, et on les cachait sous des buissons 3.
Je remarquerai, en passant, que voilà bien, dans une réalité historique, l'homme
primitif de la philosophie de Rousseau et de ses partisans ; l'homme qui, n'ayant que
des égaux, ne peut aussi fonder qu'une autorité transitoire dont une massue est la
légitimité, genre de droit assez souvent frappé de défaveur devant des esprits un peu
libres et fiers. Malheureusement pour l'idée révolutionnaire, si cette théorie rencontre
une preuve chez les Miao et chez les noirs, elle n'a pas encore réussi à la découvrir
chez les blancs, où nous ne pouvons apercevoir une aurore privée des clartés de
l'intelligence.

1

2
3

Il faut excepter de ce jugement certains travaux de colonisation et de dessèchement sur les rives du
Hoang-ho, qui paraissent remonter à des temps fort reculés. Ce ne sont pas là, à proprement parler,
des monuments. C'est un tracé cent fois fait et refait depuis sa création.
Gaubil, Traité de la chronologie chinoise.
Gaubil, ouvr. cité, p. 2, 80, 109 ; Ritter, Erdkunde, Asien, t. III, p. 758 ; Lassen, Indische Alterth.,
t. I, p. 454.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

377

Pan-Kou, au milieu de ces fils de singes 1, fut donc regardé, et j'ose le dire, avec
pleine raison, comme le premier homme. La légende chinoise ne nous fait pas assister à
sa naissance. Elle ne nous le montre pas créature, mais bien créateur, car elle déclare
expressément qu'il commença à régler les rapports de l'humanité. D'où venait-il,
puisque, à la différence de l'Adam de la Genèse, de l'autochtone, phénicien et athénien,
il ne sortait pas du limon ? Sur ce point la légende se tait ; cependant, si elle ne sait pas
nous apprendre où il est né, elle nous indique, du moins, où il est mort et où il fut
enterré : c'est, dit-elle, dans la province méridionale de Honan 2.
Cette circonstance n'est pas à négliger, et il faut la rapprocher, sans retard, d'un
renseignement très clairement articulé par le Manava-Dharma-Sastra. Ce code religieux
des Hindous, compilé à une époque postérieure à la rédaction des grands poèmes, mais
sur des documents incontestablement fort anciens, déclare, d'une manière positive, que
le Maha-Tsin, le grand pays de la Chine, fut conquis par des tribus des kschattryas
réfractaires qui, après avoir passé le Gange et erré pendant quelque temps dans le
Bengale, traversèrent les montagnes de l'est et se répandirent dans le sud du Céleste
Empire, dont ils civilisèrent les peuples 3.
Ce renseignement acquiert beaucoup plus de poids encore venant des brahmanes
que s'il émanait d'une autre source. On n'a pas la moindre raison de supposer que la
gloire d'avoir civilisé un territoire différent du leur, par une branche de leur nation, ait
eu de quoi tenter leur vanité et égarer leur bonne foi. Du moment qu'on sortait de
l'organisation voulue chez eux, on leur devenait odieux, on était coupable à tous les
chefs et renié ; et, de même qu'ils avaient oublié leurs liens de parenté avec tant de
nations blanches, ils en auraient fait autant de ceux-là, si la séparation s'était opérée à
une époque relativement basse et dans un temps où, la civilisation de l'Inde étant déjà
fixée, il n'y avait plus moyen de ne pas apercevoir un fait aussi considérable que le
départ et la colonisation séparatiste d'un nombre important de tribus appartenant à la
seconde caste de l'État. Ainsi, rien n'infirme, tout appuie, au contraire, le témoignage
des lois de Manou, et il en résulte que la Chine, à une époque postérieure aux premiers
temps héroïques de l'Inde, a été civilisée par une nation immigrante de la race hindoue,
kschattrya, ariane, blanche, et, par conséquent, que Pan-Kou, ce premier homme que,
tout d'abord, on est surpris de voir défini en législateur par la légende chinoise, était ou
l'un des chefs, ou le chef, ou la personnification d'un peuple blanc venant opérer en

1
2
3

Les Miao ne manquaient pas de se donner cette généalogie. (Ritter, Erdkunde, Asien, t. II, p. 273.)
Gaubil, ouvr. cité.
Ritter, Erdkunde, Asien, t. III, p. 716 ; Manava-Dharma-Sastra, ch. X, § 43, p. 346 : « The
« following races of Kshattryas, by their omission of holy rites and by seeing no brahmens, « have
gradually sunk among men, to the lowest of the four classes. – 44 : Paunidracas, « Odras and
Draviras ; Cambojas, Vavanas and Sacas ; Paradas, Pahlavà, CHINAS, « Ciratas, Deradas and
Chasas. – 45 : All those tribes of men who sprang from the mouth, « the arm, the thigh and the
foot of Brahma, but who became out casts by having « neglected their duties, are called Dasyus, or
plunderers, whether they speak the language « of Mlechchas or that of Aryas. »

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Chine, dans le Honan, les mêmes merveilles qu'un rameau également hindou avait,
antérieurement, préparées dans la vallée supérieure du Nil 1.
Dès lors s'expliquent aisément les relations très anciennes de l'Inde avec la Chine, et
l'on n'a plus besoin, pour les commenter, de recourir à l'hypothèse aventurée d'une
navigation toujours difficile. La vallée du Brahmapoutra et celle qui, longeant le cours
de l'Irawaddy, enferme les plaines et les nombreux passages du pays des Birmans,
offraient aux vratyas du Ho-nan des chemins déjà bien connus, puisqu'il avait jadis
fallu les suivre pour quitter l'Aryavarta.
Ainsi, en Chine, comme en Égypte, à l'autre extrémité du monde asiatique, comme
dans toutes les régions que nous avons déjà parcourues jusqu'ici, voilà un rameau blanc
chargé par la Providence d'inventer une civilisation. Il serait inutile de chercher à se
rendre compte du nombre de ces Arians réfractaires qui, dès leur arrivée dans le Honan, étaient probablement mélangés et déchus de leur pureté primitive. Quelle que fût
leur multitude, petite ou grande, leur tâche civilisatrice n'en était pas moins possible.
Ils avaient, par suite de leur alliance, des moyens d'agir sur les masses jaunes. Puis, ils
n'étaient pas les seuls rejetons de la race illustre adressés vers ces contrées lointaines,
et ils devaient s'y associer d'anciens parents aptes à concourir, à aider à leur œuvre.
Aujourd'hui, dans les hautes vallées qui bordent le grand Thibet du côté du Boutan,
on rencontre, tout aussi bien que sur les crêtes neigeuses, des contrées situées plus à
l'ouest, des tribus très faibles, très clairsemées, pour la plupart étrangement mêlées, à la
vérité, qui cependant accusent une descendance ariane 2. Perdues, comme elles le sont,
au milieu des débris noirs et jaunes de toute provenance, on est en droit de comparer
ces peuplades à tels morceaux de quartz qui, entraînés par les eaux, contiennent de l'or
et viennent de fort loin. Peut-être les orages ethniques, les catastrophes des races les
ont-elles portées là où leur espèce elle-même n'avait jamais apparu. Je ne me servirai
donc pas de ces détritus par trop altérés, et je me borne à constater leur existence 3.
Mais, beaucoup plus avant dans le nord, nous apercevons, à une époque assez
récente, vers l'an 177 avant J.-C., de nombreuses nations blanches à cheveux blonds ou
1

2

3

M. Biot raconte, d'après les documents chinois, que le pays fut civilisé, entre le XXXe siècle et le
XXVIIe avant notre ère, par une colonisation d'étrangers venant du nord-ouest et désignés
généralement, dans les textes, sous le nom de peuple aux cheveux noirs. Cette nation conquérante
est aussi appelée les cent familles. Ce qui résulte principalement de cette tradition, c'est que les
Chinois avouent que leurs civilisateurs n'étaient pas autochtones. (Tcheou-li ou Rites des Tcheou,
traduit pour la première fois, par feu Edouard Biot ; Paris, Imprimerie nationale, 1851, in-fol.,
Avertiss., p. 2, et Introduct., p. V.)
Tel est l'État alpestre de Gwalior, près du Ladakh et du Gherwal. (Ritter, Erdkunde, Asien, t. III.) –
Telles sont encore certaines populations du Thibet oriental, où l'on retrouve, avec certains caractères
physiques de l'espèce blanche, des mœurs qu'on peut dire tout à fait contraires aux habitudes des
nations jaunes : le régime féodal et un grand esprit de liberté belliqueuse. (Hue, Souvenirs d'un
voyage dans la Tartarie, le Thibet et la Chine, t. II, p. 467, et passim et 482.)
Ritter, Erdkunde, Asien, t. II.

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rouges, à yeux bleus, cantonnées sur les frontières occidentales de la Chine. Les écrivains du Céleste Empire, à qui l'on doit la connaissance de ce fait, nomment cinq de ces
nations. Remarquons d'abord la position géographique qu'elles occupaient à l'époque
où elles nous sont révélées.
Les deux plus célèbres sont les Yue-tchi et les Ou-soun. Ces deux peuples
habitaient au nord du Hoang-ho, sur la limite du désert de Gobi 1.
Venaient ensuite, à l'est des Ou-soun, les Khou-te 2.
Plus haut, au nord des Ou-soun, à l'ouest du Baïkal, étaient les Tingling 3.
Les Kian-kouans, ou Ha-kas, succédaient à ces derniers et dépassaient le Yénisseï 4.
Enfin, plus au sud, dans la contrée actuelle du Kaschgar, au delà du Thian-chan,
s'étendaient les Chou-le ou Kin-tcha, que suivaient les Yan-Thsai, Sarmates-Alains,
dont le territoire allait jusqu'à la met Caspienne 5.
De cette façon, à une époque relativement rapprochée de nous, puisque c'est au IIe
siècle avant notre ère, et après tant de grandes migrations de la race blanche qui auraient
dû épuiser l'espèce, il en restait encore, dans l'Asie centrale, des branches assez
nombreuses et assez puissantes pour enserrer le Thibet et le nord de la Chine, de sorte
que non seulement le Céleste Empire possédait, au sein des provinces du sud, des
nations arianes-hindoues immigrantes à l'époque où commence son histoire, mais, de
plus, il est bien difficile de ne pas admettre que les antiques peuples blancs du nord et
de l'ouest, fuyant la grande irruption de leurs ennemis jaunes, n'aient pas été souvent
rejetés sur la Chine et forcés de s'unir à ses populations originelles 6. Ce n'eût été, dans
l'est de l'Asie, que la répétition de ce qui s'était fait au sud-ouest par les Chamites, les
enfants de Sem et les Arians hellènes et zoroastriens. En tout cas, il est hors de doute
1
2

3
4

5

6

Ritter, Erdkunde, Asien, t. I, p. 433 et passim.
Ritter identifie cette nation avec les Goths, et M. le baron A. de Humboldt accepte cette opinion.
(Asie centrale, t. II, p. 130.) Elle ne me paraît cependant s'appuyer que sur une vague ressemblance
de syllabes. – Les Ou-soun, vivant au nord-ouest de la Chine, sont signalés par Vensse-kou, le
commentateur des Annales de la dynastie des Han, traduit par M. Stanislas Julien, comme étant un
peuple blond « à barbe rousse et à yeux bleus. » Ils étaient au nombre de 120,000 familles. (A. de
Humboldt, Asie centrale, t. I, p. 393.)
Ritter, loc. cit.
Les Ha-kas étaient de très haute taille. Ils avaient les cheveux rouges, le visage blanc, les yeux verts
ou bleus. Ils se mêlèrent avec les soldats chinois de Li-ling, 97 ans avant J.-C. (Ritter, t. I, p.
1115.)
Ibid. Les Chinois désignaient ces nations arianes, dont les traits différaient si fort des leurs, comme
« ayant de longs visages de cheval. » (Asie centrale, t. II, p. 64.)
Le Chou-king, dont on fait remonter la composition à plus de 2000 ans avant J.-C., atteste que la
population de la Chine admettait les mélanges. Ainsi, je lis dans la 1 re partie, chap. II, § 20 :
« Kao-Yao. Les étrangers excitent des troubles. » Et chap. III, § 6 : « Si vous êtes « appliqués aux
affaires, les étrangers viendront se soumettre à vous avec obéissance. »

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que ces populations blanches des frontières orientales se montraient, à une époque très
ancienne, beaucoup plus compactes qu'elles ne le pouvaient être aux débuts de notre
ère. Cela suffit pour démontrer la vraisemblance, la nécessité même de fréquentes
invasions et partant de fréquents mélanges 1.
Je ne doute pas toutefois que l'influence des kschattryas du sud n'ait été d'abord
dominante. L'histoire l'établit suffisamment. C'est au sud que la civilisation jeta ses
premières racines, c'est de là qu'elle s'étendit dans tous les sens 2.
On ne s'attend pas sans doute à trouver, dans des kschattryas réfractaires, des
propagateurs de la doctrine brahmanique. En effet, le premier point qu'ils devaient
rayer de leurs codes, c'était la supériorité d'une caste sur toutes les autres, et, pour être
logiques, l'organisation même des castes. D'ailleurs, comme les Égyptiens, ils avaient
quitté le gros des nations arianes à une époque où peut-être le brahmanisme lui-même
n'avait pas encore complètement développé ses principes. On ne trouve donc rien en
Chine qui se rattache directement au système social des Hindous ; cependant, si les
rapports positifs font défaut, il n'en est pas de même des négatifs. On en rencontre de
cette espèce qui donnent lieu à des rapprochements assez curieux.
Quand, pour cause de dissentiments théologiques, les nations zoroastriennes se
séparèrent de leurs parents, elles leur témoignèrent une haine qui se manifesta par
l'attribution du nom vénéré des dieux brahmaniques aux mauvais esprits et par d'autres
violences de même sorte. Les kschattryas de la Chine, déjà mêlés au sang des jaunes,
paraissent avoir considéré les choses sous un aspect plutôt mâle que féminin, plutôt
politique que religieux, et, de ce point de vue, ils ont fait une opposition tout aussi vive
1

2

Les alliages anciens ne furent pas les seuls qui introduisirent le sang de l'espèce blanche dans les
masses chinoises. Il y en eut, à des époques très rapprochées de nous, qui ont sensiblement modifié
certaines populations du Céleste Empire. En 1286, Koubilai régnait et introduisait un grand nombre
d'immigrants hindous et malais dans le Fo-kien. Aussi la population de cette province, comme celle
du Kouang-toung, diffère-t-elle assez notablement de celle des autres contrées de la Chine. Elle est
plus novatrice, plus portée vers les idées étrangères. Elle fournit le plus de monde à cette énorme
émigration, qui n'est pas moindre de 3 millions d'hommes, et qui couvre aujourd'hui la
Cochinchine, le Tonkin, les îles de la Sonde, Manille, Java, s'étendant chez les Birmans, à Siam, à
l'île du Prince de Galles, en Australie, en Amérique. (Ritter, t. II, p. 783 et passim.) – Il vint aussi
en Chine, antérieurement, sous la dynastie des Thangs, qui commença en 618 et finit en 907, de
nombreux musulmans qui se sont mêlés à la population jaune et que l'on nomme aujourd'hui Hoeïhoeï. Leur physionomie est devenue tout à fait chinoise, mais leur esprit, non. Ils sont plus
énergiques que les masses qui les entourent, dont ils se font craindre et respecter (Huc, Souvenirs
d'un voyage dans la Tartarie, le Thibet et la Chine, t. II, p. 75.) – Enfin, d'autres Sémites, des
juifs, ont aussi pénétré en Chine à une époque inconnue de la dynastie Tcheou (de 1122 av. notre
ère à 255 après J.-C.) Ils ont exercé jadis une très grande influence et ont revêtu les premières
charges de l'État. Aujourd'hui ils sont fort déchus, et beaucoup d'entre eux se sont faits musulmans.
(Gaubil, Chronologie chinoise, p. 264 et passim.) – Ces mélanges de sang ont eu pour conséquence
des modifications importantes dans le langage. Les dialectes du sud diffèrent beaucoup du haut
chinois, et l'homme du Fo-kien, du Kuang-toung ou du Yun-nan a autant de peine à comprendre le
pékinois qu'un habitant de Berlin le suédois ou le hollandais. (K. F. Neumann, die Sinologen und
Ihre Werke, Zeitschrift der deutschen morgenlændischen Gesellschaft, t. I, p. 104.)
Ritter, Erdkunde, Asien, t. III, p. 714.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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que les Zoroastriens. C'est en se mettant au rebours des idées les plus naturelles qu'ils
ont manifesté leur horreur contre la hiérarchie brahmanique.
Ils n'ont pas voulu admettre de différence de rangs, ni de situations pures ou
impures résultant de la naissance. Ils ont substitué à la doctrine de leurs adversaires
l'égalité absolue. Cependant, comme ils étaient poursuivis, malgré eux et en vertu de
leur origine blanche, par l'idée indestructible d'une inégalité annexée à la race, ils
conçurent la pensée singulière d'anoblir les pères par leurs enfants, au lieu de rester
fidèles à l'antique notion de l'illustration des enfants par la gloire des pères. Impossible
de voir dans cette institution, qui relève, suivant le mérite d'un homme, un certain
nombre des générations ascendantes, un système emprunté aux peuples jaunes. Il ne se
trouve nulle part chez eux, que là où la civilisation chinoise l'a importé. En outre, cette
bizarrerie répugne à toute idée réfléchie, et, même en se mettant au point de vue
chinois, elle est encore absurde. La noblesse est une prérogative honorable pour qui la
possède. Si l'on veut la faire adhérer uniquement au mérite, il n'est pas besoin de lui
créer un rang à part dans l'État en la forçant de monter ou de descendre autour de la
personne qui en jouit. Si, au contraire, on se préoccupe de lui créer une suite, une
conséquence étendue à la famille de l'homme favorisé, ce n'est pas à ses aïeux qu'il faut
l'appliquer, puisqu'ils n'en peuvent jouir. Autre raison très forte : il n'y a aucune espèce
d'avantage, pour celui qui reçoit une telle récompense, à en parer ses ancêtres, dans un
pays où tous les ancêtres sans distinction, étant l'objet d'un culte officiel et national,
sont assez respectés et même adorés. Un titre de noblesse rétrospectif n'ajoute donc
que peu de chose aux honneurs dont ils jouissent. Ne cherchons pas, en conséquence,
dans l'idée chinoise ce qu'elle a l'air de donner, mais bien une opposition aux doctrines
brahmaniques, dont les kschattryas immigrants avaient horreur et qu'ils voulaient
combattre. Le fait est d'autant plus incontestable, qu'à côté de cette noblesse fictive les
Chinois n'ont pu empêcher la formation d'une autre, qui est très réelle et qui se fonde,
comme partout ailleurs, sur les prérogatives de la descendance. Cette aristocratie est
composée des fils, petits-fils et agnats des maisons impériales, de ceux de Confucius,
de ceux de Meng-tseu, et encore de plusieurs autres personnages vénérés. À la vérité,
cette classe fort nombreuse ne possède que des privilèges honorifiques ; cependant elle
a, par cela seul qu'on la reconnaît, quelque chose d'inviolable, et prouve très bien que le
système à rebours placé à ses côtés est une invention artificielle tout à fait contraire
aux suggestions naturelles de l'esprit humain, et résultant d'une cause spéciale.
Cet acte de haine pour les institutions brahmaniques me semble intéressant à
relever. Mis en regard de la scission zoroastrienne et des autres événements insurrectionnels accomplis sur le sol même de l'Inde, il prouve toute la résistance que
rencontra l'organisation hindoue et les répulsions irréconciliables qu'elle souleva. Le
triomphe des brahmanes en est plus grand.
Je reviens à la Chine. Si l'on doit signaler comme une institution anti-brahmanique,
et, par conséquent, comme un souvenir haineux pour la mère patrie, la création de la

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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noblesse rétroactive, il n'est pas possible d'assigner la même origine à la forme
patriarcale choisie par le gouvernement de l'empire du Milieu. Dans une conjoncture
aussi grave que le choix d'une formule politique, comme il s'agit de satisfaire, non pas à
des théories de personnes, ni à des idées acquises, mais à ce que les besoins des races,
qui, combinées ensemble, forment l’État, réclament le plus impérieusement, il faut que
ce soit la raison publique qui juge et décide, admette ou retienne en dernier ressort ce
qu'on lui propose, et l'erreur ne dure jamais qu'un temps. À la Chine, la formule gouvernementale n'ayant reçu, dans le cours des siècles, que des modifications partielles
sans être jamais atteinte dans son essence, elle doit être considérée comme conforme à
ce que voulait le génie national.
Le législateur prit pour type de l'autorité le droit du père de famille. Il établit
comme un axiome inébranlable que ce principe était la force du corps social, et que,
l'homme pouvant tout sur les enfants mis au monde, nourris et élevés par lui, de même
le prince avait pleine autorité sur ses sujets, que, comme des enfants, il surveille, garde
et défend dans leurs intérêts et dans leurs vies. Cette notion, en elle-même, et si on
l'envisage d'une certaine façon, n'est pas, à proprement parler, chinoise. Elle appartient
très bien à la race ariane, et, précisément, parce que, dans cette race, chaque individu
isolé possédait une importance qu'il ne paraît jamais avoir eue dans les multitudes
inertes des peuples jaune et noir, l'autorité de l'homme complet, du père de famille, sur
ses membres, c'est-à-dire sur les personnes groupées autour de son foyer, devait être le
type du gouvernement.
Où l'idée s'altère aussitôt que le sang arian se mêle à d'autres espèces qu'à des
blancs, c'est dans les conséquences diverses tirées de ce premier principe. – Oui, disait
l'Arian hindou, ou sarmate, ou grec, ou perse, ou mède, et même le Celte, oui, l'autorité
paternelle est le type du gouvernement politique ; mais c'est cependant par une fiction
que l'on rapproche ces deux faits. Un chef d'État n'est pas un père : il n'en a ni les
affections ni les intérêts. Tandis qu'un chef de famille ne veut que très difficilement, et
par une sorte de renversement des lois naturelles, le mal de sa progéniture, il se peut
fort bien faire que, sans même être coupable, le prince dirige les tendances de la
communauté d'une façon trop nuisible aux besoins particuliers de chacun, et, dès lors,
la valeur de l'homme arian, sa dignité est compromise ; elle n'existe plus ; l'Arian n'est
plus lui-même : ce n'est plus un homme.
Voilà le raisonnement par lequel le guerrier de race blanche arrêtait tout court le
développement de la théorie patriarcale, et, en conséquence, nous avons vu les
premiers rois des États hindous n'être que des magistrats électifs, pères de leurs sujets
dans un sens très restreint et avec une autorité fort surveillée. Plus tard, le rajah prit
des forces. Cette modification dans la nature de sa puissance ne se réalisa que lorsqu'il
commanda bien moins à des Arians qu'à des métis, qu'à des noirs, et il eut d'autant
moins la main libre qu'il voulut faire agir son sceptre sur des sujets plus blancs. Le

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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sentiment politique de la race ariane ne répugne donc pas absolument à la fiction
patriarcale : seulement, il la commente d'une façon précautionneuse.
Ce n'est pas, du reste, chez les seuls Arians hindous que nous avons déjà observé
l'organisation des pouvoirs publics. Les États de l'Asie antérieure et la civilisation du
Nil nous ont offert également l'application de la formule patriarcale. Les modifications
qui y furent apportées à l'idée primitive se montrent non seulement très différentes de
ce qu'on voit en Chine, elles le sont beaucoup aussi de ce qui s'observa dans l'Inde.
Beaucoup moins libérale que dans ce dernier pays, la notion du gouvernement paternel
était commentée par des populations étrangères aux sentiments raisonnables et élevés
de la race dominante. Elle ne put être l'expression d'un despotisme paisible comme en
Chine, parce qu'il s'agissait de dompter des multitudes mal disposées pour comprendre
l'utile, et ne se courbant que devant la force brutale. La puissance fut donc, en Assyrie,
terrible, impitoyable, armée du glaive, et se piqua surtout de se faire obéir. Elle n'admit
pas la discussion et ne se laissa pas limiter. L'Égypte ne parut pas aussi rude. Le sang
arian maintint là une ombre de ses prétentions, et les castes, moins parfaites que dans
l'Inde, s'entourèrent pourtant, surtout les castes sacerdotales, de certaines immunités,
de certains respects qui, ne valant pas ceux de l'Aryavarta, gardaient encore quelque
reflet des nobles exigences de l'espèce blanche. Quant à la population noire, elle fut
constamment traitée par les Pharaons comme la tourbe qui lui était parente l'était sur
l'Euphrate, le Tigre, et aux bords de la Méditerranée.
La formule patriarcale, s'adressant à des nègres, n'eut donc affaire qu'à des vaincus
insensibles à tout autre argument qu'à ceux de la violence, elle devint lourdement,
absolument despotique, sans pitié, sans limite, sans relâche, sans restriction, si ce n'est
la révolte sanguinaire.
En Chine, la seconde partie de la formule fut bien différente. À coup sûr, la famille
ariane qui l'apportait n'avait pas lieu de se dessaisir des droits et des devoirs du
conquérant civilisateur pour proclamer sa conclusion propre. Ce n'était pas plus
possible que tentant ; mais la conclusion noire ne fut pas adoptée non plus, par cette
raison que les populations indigènes avaient un autre naturel et des tendances bien
spéciales.
Le mélange malais, c'est-à-dire le produit du sang noir mêlé au type jaune, était
l'élément que les kschattryas immigrants avaient à dompter, à assujettir, à civiliser, en
se mêlant à lui. Il est à croire que, dans cet âge, la fusion des deux races inférieures était
loin d'être aussi complète qu'on le voit aujourd'hui, et que, sur bien des points du midi
de la Chine, où les civilisateurs hindous opéraient, des tribus, des fragments de tribus
ou même des individualités de chaque espèce demeuraient encore à peu près pures et
tenaient en échec le type opposé. Cependant il ressortait de ce mélange imparfait des
besoins, des sentiments, en bloc très analogues à ceux qui ont pu se produire plus tard
comme résultats d'une fusion achevée, et les blancs se voyaient là aux prises avec des

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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nécessités d'un ordre tout différent de celles auxquelles leurs congénères vainqueurs
dans l'Asie occidentale avaient été forcés de se plier.
La race malaise, je l'ai déjà définie : sans être susceptible de grands élans d'imagination, elle n'est pas hors d'état de comprendre les avantages d'une organisation régulière
et coordonnée. Elle a des goûts de bien-être, comme l'espèce jaune tout entière, et de
bien-être exclusivement matériel. Elle est patiente, apathique, et subit aisément la loi,
s'arrangeant, sans difficulté, de façon à en tirer les avantages qu'un état social comporte,
et à en subir la pression sans trop d'humeur.
Avec des gens animés de pareilles dispositions, il n'y avait pas lieu à ce despotisme
violent et brutal qu'amenèrent la stupidité des noirs et l'avilissement graduel des
Chamites, devenus trop près parents de leurs sujets et participant à leurs incapacités.
Au contraire, en Chine, quand les mélanges eurent commencé à énerver l'esprit arian, il
se trouva que ce noble élément, à mesure qu'en se subdivisant il se répandait dans les
masses, relevait d'autant les dispositions natives des peuples. Il ne leur donnait pas,
assurément, sa souplesse, son énergie généreuse, son goût de la liberté. Toutefois, il
confirmait leur amour instinctif de la règle, de l'ordre, leur antipathie pour les abus
d'imagination. Qu'un souverain d'Assyrie se plongeât dans des cruautés exorbitantes,
que, pareil à ce Zohak ninivite dont la tradition persane raconte les horreurs, il nourrît
de la chair et du sang de ses sujets les serpents bourgeonnants sur son corps, le peuple
en souffrait, sans doute ; mais comme les têtes s'exaltaient devant de tels tableaux !
Comme, au fond, le Sémite comprenait bien l'exagération passionnée des actes de la
toute-puissance et comme la férocité la plus dépravée en grandissait encore à ses yeux
l'image gigantesque ! Un prince doux et tranquille risquait, chez lui, de devenir un objet
de dédain.
Les Chinois ne concevaient pas ainsi les choses. Esprits très prosaïques, l'excès leur
faisait horreur, le sentiment public s'en révoltait, et le monarque qui s'en rendait
coupable perdait aussitôt tout prestige et détruisait tout respect pour son autorité.
Il arriva donc, en ce pays, que le principe du gouvernement fut le patriarcat, parce
que les civilisateurs étaient Arians, que son application fut le pouvoir absolu, parce
que les Arians agissaient en vainqueurs et en maîtres au milieu de populations inférieures ; mais que, dans la pratique, l'absolutisme du souverain ne se manifesta ni par
des traits d'orgueil surhumain, ni par des actes de despotisme repoussant, et se
renferma entre des limites généralement étroites, parce que le sens malais n'appelait pas
de trop grosses démonstrations d'arrogance, et que l'esprit arian, en se mêlant à lui, y
trouvait un fond disposé à comprendre de mieux en mieux que le salut d'un État est
dans l'observance des lois, aussi bien sur les hauteurs sociales que dans les bas-fonds.
Voilà le gouvernement de l'empire du Milieu organisé. Le roi est le père de ses
sujets, il a droit à leur soumission entière, il devient pour eux le mandataire de la

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Divinité, et on ne l'approche qu'à genoux. Ce qu'il veut, il le peut théoriquement ; mais,
dans la pratique, s'il veut une énormité, il a bien de la peine à l'accomplir. La nation se
montre irritée, les mandarins font entendre des représentations, les ministres, prosternés aux pieds du trône impérial, gémissent tout haut des aberrations du père commun,
et le père commun, au milieu de ce tolle général, reste le maître de pousser sa fantaisie
jusqu'au bout, à la seule condition de rompre avec ce qu'on lui a appris, dès l'enfance, à
tenir pour sacré et inviolable. Il se voit isolé et n'ignore pas que, s'il continue dans la
route où il s'engage, l'insurrection est au bout.
Les annales chinoises sont éloquentes sur ce sujet. Dans les premières dynasties, ce
qu'on raconte des méfaits des empereurs réprouvés aurait paru bien véniel aux
historiens d'Assyrie, de Tyr ou de Chanaan. J'en veux donner un exemple.
L'empereur Yeou-wang, de la dynastie de Tcheou, qui monta sur le trône 781 ans
avant J.-C., régna trois ans sans qu'on eût aucun reproche grave à lui faire. La troisième
année, il devint amoureux d'une fille nommée Pao-sse, et s'abandonna sans réserve à la
fougue de ce sentiment. Pao-sse lui donna un fils, qu'il nomma Pe-fou, et qu'il voulut
instituer prince héritier à la place de l'aîné, Y-kieou. Pour y parvenir, il exila l'impératrice et son fils, ce qui mit le comble au mécontentement déjà éveillé par une conduite
qui n'était pas conforme aux rites. De tous côtés l'opposition éclata.
Les grands de l'empire firent assaut d'observations respectueuses auprès de l'empereur. On demanda, de toutes parts, l'éloignement de Pao-sse, on l'accusa d'épuiser
l’État par ses dépenses, de détourner le souverain de ses devoirs. Des satires violentes
couraient de toutes parts, répétées par les populations. De leur côté, les parents de
l'impératrice s'étaient réfugiés, avec elle, chez les Tartares, et on s'attendait à une
invasion de ces terribles voisins, crainte qui n'augmentait pas peu la fureur générale.
L'empereur aimait éperdument Pao-sse et ne cédait pas.
Toutefois, comme à son tour il redoutait, non sans raison, l'alliance des mécontents
avec les hordes de la frontière, il réunit des troupes, les plaça dans des positions
convenables, et ordonna qu'en cas d'alarme on allumât des feux et battît du tambour,
auquel signal tous les généraux auraient à accourir, avec leur monde, pour tenir tête à
l'ennemi.
Pao-sse était d'un caractère très sérieux. L'empereur se consumait perpétuellement
en efforts pour attirer sur ses lèvres un sourire. C'était grand hasard quand il y
réussissait, et rien ne lui était plus agréable. Un jour, une panique soudaine se répandit
partout, les gardiens des signaux crurent que les cavaliers tartares avaient franchi les
limites et approchaient ; ils mirent promptement le feu aux bûchers qu'on avait
préparés, et aussitôt tous les tambours de battre. À ce bruit, princes et généraux,
rassemblant leurs troupes, accoururent ; on ne voyait que gens en armes, se hâtant deçà

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et delà et demandant où était l'ennemi, que personne ne voyait, puisqu'il n'existait pas
et que l'alerte était fausse.
Il paraît que les visages animés des chefs et leurs attitudes belliqueuses parurent
souverainement ridicules à la sérieuse Pao-sse, car elle se mit à rire. Ce que voyant,
l'empereur se déclara au comble de la joie. Il n'en fut pas de même des graves plastrons
de tant de bonne humeur. Ils se retirèrent profondément blessés, et la fin de l'histoire
est que, lorsque les Tartares parurent pour de bon, personne ne vint au signal,
l'empereur fut pris et tué, Pao-sse enlevée, son fils dégradé, et tout rentra dans l'ordre
sous la domination d'Y-kieou, qui prit la couronne sous le nom de Ping-wang 1.
En voilà assez pour montrer combien, en fait, l'autorité absolue des empereurs était
limitée par l'opinion publique et par les mœurs ; et c'est ainsi que l'on a toujours vu, en
Chine, la tyrannie n'apparaître que comme un accident constamment détesté, réprimé,
et qui ne se perpétue guère, parce que le naturel de la race gouvernée ne s'y prête pas.
L'empereur est, sans doute, le maître des États du Milieu, voire, par une fiction plus
hardie, du monde entier, et tout ce qui se refuse à son obéissance est, par cela même,
réputé barbare et en dehors de toute civilisation. Mais, tandis que la chancellerie
chinoise s'épuise en formules de respect lorsqu'elle s'adresse au Fils du ciel, l'usage ne
permet pas à celui-ci de s'exprimer, sur son propre compte, d'une manière aussi
pompeuse. Son langage affecte une extrême modestie : le prince se représente comme
au-dessous, par son petit mérite et sa vertu médiocre, des sublimes fonctions que son
auguste père a confiées à son insuffisance. Il conserve toute la phraséologie douce et
affectueuse du langage domestique, et ne manque pas une occasion de protester de son
ardent amour pour le bien de ses chers enfants : ce sont ses sujets 2.
L'autorité est donc, de fait, assez bornée, car je n'ai pas besoin de dire que, dans cet
empire, dont les principes gouvernementaux n'ont jamais varié, quant à l'essentiel, ce
qui était considéré comme bon autrefois est devenu, pour cela seul, meilleur
aujourd'hui. La tradition est toute-puissante 3, et c'est déjà une tyrannie, dans un
empereur, que de s'éloigner, pour le moindre détail, de l'usage suivi par les ancêtres.
Bref, le Fils du ciel peut tout, à condition de ne rien vouloir que de déjà connu et
approuvé.
Il était naturel que la civilisation chinoise, s'appuyant, à son début, sur des peuples
malais, et plus tard sur des agglomérations de races jaunes, mélangées de quelques
Arians, fût invinciblement dirigée vers l'utilité matérielle 4. Tandis que, dans les grandes
1
2
3

4

Gaubil, Traité de la chronologie chinoise, p. 111.
J. F. Davis, The Chinese, p. 178.
« En Chine, l'empire n'a pas passé d'un peuple à l'autre, et les traditions sont restées « nécessairement plus familières et ont pénétré plus profondément dans les esprits que chez « nous. » (Jules
Mohl, Rapport tait à la Société asiatique, 1851, p. 85.)
J'ai mentionné plus haut que des infiltrations blanches, assez importantes, avaient gagné la Chine, à
différentes époques. Cependant l'avantage du nombre reste toujours à la race jaune, d'abord parce que

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

387

civilisations du monde antique occidental, l'administration proprement dite et la police
n'étaient que des objets fort secondaires et à peine ébauchés, ce fut, en Chine, la grande
affaire du pouvoir, et on rejeta tout à fait sur l'arrière-plan les deux questions qui
ailleurs l'emportaient : la guerre et les relations diplomatiques.
On admit en principe éternel que, pour que l'État se maintînt dans une situation
normale, il fallait que les vivres s'y trouvassent abondamment, que chacun pût se vêtir,
se nourrir et se loger ; que l'agriculture reçût des encouragements perpétuels, non moins
que l'industrie ; et, comme moyen suprême d'arriver à ces fins, il fallait par-dessus tout
une tranquillité solide et profonde, et des précautions minutieuses contre tout ce qui
était capable d'émouvoir les populations ou de troubler l'ordre. Si la race noire avait
exercé quelque action influente dans l'empire, il n'est pas douteux que nul de ces
préceptes n'eût tenu longtemps. Les peuples jaunes, au contraire, gagnant chaque jour
du terrain, et comprenant l'utilité de cet ordre de choses, ne trouvaient rien en eux qui
n'appréciât vivement le bonheur matériel dans lequel on voulait les ensevelir. Les
théories philosophiques et les opinions religieuses, ces brandons ordinaires de
l'incendie des États, restèrent à jamais sans force devant l'inertie nationale, qui, bien
repue de riz et avec son habit de coton sur le dos, ne se soucia pas d'affronter le bâton
des hommes de police pour la plus grande gloire d'une abstraction 1.
Le gouvernement chinois laissa prêcher tout, affirmer tout, enseigner les absurdités
les plus monstrueuses, à la condition que rien, dans les nouveautés les plus hardies, ne
tendrait à un résultat social quelconque. Aussitôt que cette barrière menaçait d'être
franchie, l'administration agissait sans pitié et réprimait les innovations avec une
sévérité inouïe, confirmée par les dispositions constantes de l'opinion publique 2.
Dans l'Inde, le brahmanisme avait installé, lui aussi, une administration bien
supérieure à ce que les États chamites, sémites ou égyptiens possédèrent jamais.
Cependant, cette administration n'occupait pas le premier rang dans l'État, où les
préoccupations créatrices de l'intelligence réclamaient la meilleure part de l'attention. Il

1

2

le fond primitif lui appartient, ensuite parce que des immigrations mongoles se sont effectuées, de
tout temps, qui ont augmenté la force de la masse nationale. C'est ainsi qu'une invasion de Tartares,
considérée comme la première, avait lieu en 1531 avant J.-C. (Gaubil, Chronologie chinoise, p.
28.) – C'est encore ainsi que de la Sibérie venait, en 398 de notre ère, la dynastie des Weï je
n'insiste pas trop sur ce dernier fait, que pourrait bien recouvrir une immixtion de métis blancs et
jaunes. (A. de Humboldt, Asie centrale, t. I, p. 27.
W. v. Schlegel, Indische Bibliothek, t. II, p. 214 : « L'idée du bonheur est représentée en « Chine, à
ce que l'on m'assure, par un plat de riz bouilli et une bouche ouverte ; celle du « gouvernement, par
une canne de bambou et par un second caractère qui signifie agiter « l'air. »
La vigilance de la police chinoise est incomparable. on sait toutes les inquiétudes que les Russes et
les Anglais inspirent au cabinet impérial dans le sud-ouest. Le voyageur Burnes donne un exemple
des précautions qui sont prises : le signalement et même le portrait de tout étranger suspect est
envoyé aux villes du haut Turkestan avec l'ordre de tuer l'original, s'il est saisi au delà de la
frontière. Moorcroft avait été si bien représenté sur les murs de Yarkend, et sa physionomie anglaise
si parfaitement saisie, que c'était à faire reculer le plus audacieux de ses compatriotes qui aurait pu
se voir exposé aux suites d'une confrontation. (Burnes, Travels, t. II, p. 233.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

388

ne faut donc pas s'étonner si le génie hindou, dans sa liberté, dans sa fierté, dans son,
goût pour les grandes choses et dans ses théories surhumaines, ne regardait, en
définitive, les intérêts matériels que comme un point secondaire. Il était, d'ailleurs,
sensiblement encouragé dans une telle opinion par les suggestions de l'alliage noir. À la
Chine, l'apogée fut donc atteint en matière d'organisation matérielle, et, en tenant
compte de la différence des races, qui nécessite des procédés différents, il me semble
qu'on peut admettre que, sous ce rapport, le Céleste Empire obtint des résultats
beaucoup plus parfaits et surtout plus continus qu'on ne le voit dans les pays de
l'Europe moderne, depuis que les gouvernements se sont particulièrement appliqués à
cette branche de la politique. En tout cas, l'empire romain n'y est pas comparable.
Cependant, il faut aussi en convenir, c'est un spectacle sans beauté et sans dignité.
Si cette multitude jaune est paisible et soumise, c'est à la condition de rester, à tout
jamais, privée des sentiments étrangers à la plus humble notion de l'utilité physique. Sa
religion est un résumé de pratiques et de maximes qui rappellent fort bien ce que les
moralistes genevois et leurs livres d'éducation se plaisent à recommander comme le nec
plus ultra du bien : l'économie, la retenue, la prudence, l'art de gagner et de ne jamais
perdre. La politesse chinoise n'est qu'une application de ces principes. C'est, pour me
servir du mot anglais, un cant perpétuel, qui n'a nullement pour raison d'être, comme la
courtoisie de notre moyen âge, cette noble bienveillance de l'homme libre envers ses
égaux, cette déférence pleine de gravité envers les supérieurs, cette affectueuse
condescendance envers les inférieurs ; ce n'est qu'un devoir social, qui, prenant sa
source dans l'égoïsme le plus grossier, se traduit par une abjecte prosternation devant
les supérieurs, un ridicule combat de cérémonies avec les égaux et une arrogance avec
les inférieurs qui s'augmente dans la proportion où décroît le rang de ceux-ci. La
politesse est ainsi plutôt une invention formaliste, pour tenir chacun à sa place, qu'une
inspiration du cœur. Les cérémonies que chacun doit faire, dans les actes les plus
ordinaires de la vie, sont réglées par des lois tout aussi obligatoires et aussi rigoureuses
que celles qui portent sur des sujets en apparence plus essentiels.
La littérature est une grande affaire pour le Chinois. Loin de se rendre, comme
partout ailleurs, un moyen de perfectionnement, elle est devenue, au contraire, un agent
puissant de stagnation. Le gouvernement se montre grand ami des lumières ; il faut
seulement savoir comment lui et l'opinion publique l'entendent. Dans les 300 millions
d'âmes, attribués généralement à l'empire du Milieu, qui, suivant la juste expression de
M. Ritter, compose à lui seul un monde, il est très peu d'hommes, même dans les plus
basses classes, qui ne sachent lire et écrire suffisamment pour les besoins ordinaires de
la vie, et l'administration a soin que cette instruction soit aussi générale que possible.
La sollicitude du pouvoir va encore au delà. Il veut que chaque sujet connaisse les lois ;
on prend toutes les mesures nécessaires pour qu'il en soit ainsi. Les textes sont mis à la
portée de tout le monde, et, de plus, des lectures publiques s'exécutent aux jours de
nouvelle lune, afin de bien inculquer aux sujets les prescriptions essentielles, telles que
les devoirs des enfants envers leurs parents et, partant, des citoyens envers l'empereur

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

389

et les magistrats. De cette façon, le peuple chinois est, très certainement, ce qu'on
appelle, de nos jours, plus avancé que nos Européens. Dans l'antiquité asiatique,
grecque et romaine, la pensée d'une comparaison ne peut pas même se présenter.
Ainsi, instruit dans le plus indispensable, le bas peuple comprend que la première
chose pour arriver aux fonctions publiques, c'est de se rendre capable de subir les
examens. Voilà encore un puissant encouragement à apprendre 1. On apprend donc. Et
quoi ? On apprend ce qui est utile, et là est l'infranchissable point d'arrêt. Ce qui est
utile, c'est ce qui a toujours été su et pratiqué, ce qui ne peut donner matière à
discussion. Il faut apprendre, mais ce que les générations précédentes ont su avant
vous, et comme elles l'ont su : toute prétention à créer du nouveau, dans ce sens,
conduirait l'étudiant à se voir repousser de l'examen, et, s'il s'obstinait, à un procès de
trahison où personne ne lui ferait grâce. Aussi n'est-il personne qui se risque à de tels
hasards, et, dans ce champ de l'éducation et de la science chinoises, si constamment, si
exemplairement labouré, il n'y a pas la moindre chance qu'une idée inconnue lève jamais
la tête. Elle serait arrachée sur l'heure avec indignation 2.
Dans la littérature proprement dite, le bout-rimé et toutes les distractions
ingénieusement puériles qui y ressemblent, sont tenues en grand honneur. Des élégies
assez douces, des descriptions de la nature plus minutieuses que pittoresques, bien que
non sans grâce, voilà le meilleur. Le réellement bon, c'est le roman. Ces peuples sans
imagination ont beaucoup d'esprit d'observation et de finesse, et telle production issue
de ces deux qualités rappelle chez eux, et peut-être en les dépassant, les œuvres
anglaises destinées à peindre la vie du grand monde. Là s'arrête le vol de la muse
chinoise. Le drame est mal conçu et assez plat. L'ode à la façon de Pindare n'a jamais
passé par l'esprit de cette nation rassise. Quand le poète chinois se bat les flancs pour
échauffer sa verve, il se jette à plein corps dans les nuages, fait intervenir les dragons de
toute couleur, s'essouffle, et ne saisit rien que le ridicule.
La philosophie, et surtout la philosophie morale, objet d'une grande prédilection, ne
consiste qu'en maximes usuelles, dont l'observance parfaite serait assurément fort
méritoire, mais qui, par la manière puérilement obscure et sèchement didactique dont
elles sont exposées et déduites, ne constituent pas une branche de connaissances très
dignes d'admiration 3. Les gros ouvrages scientifiques donnent lieu à plus d'éloges.
1

2

3

« Le principe de l'admission aux fonctions administratives, c'est le choix au village, la « promotion
au district. Sans ces principes fondamentaux, il serait difficile de chercher à « gouverner l'empire. »
(Tcheou-li, Commentaire Weï-kiao, sur le § 36 du livre XI, t. I, p. 261.)
L'amour du médiocre est de principe. Voici la maxime : « Le ministre de Chine Kao-yao fit
« connaître les punitions différentes et dit : « Le peuple est uni dans le juste milieu. Ainsi, « c'est
par les châtiments que l'on instruit les hommes à garder le juste milieu. » Il n'est pas « d'étudiant
qui ne tienne pour dûment prévenu et n'évite d'avoir plus d'esprit qu'il ne « convient. » (Tcheou-li,
t. I, p. 197.)
Il n'y a pas de philosophie possible là où les rites ont réglé d'avance jusqu'aux plus petits détails de
la vie, et où tous les intérêts matériels conspirent également à étouffer la pensée. M. Ritter remarque
très bien que la Chine s'est arrangée de façon à former un monde à elle seule et que la nature servait

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

390

À la vérité, ces compilations verbeuses manquent de critique. L'esprit de la race
jaune n'est ni assez profond, ni assez sagace pour saisir cette qualité réservée à l'espèce
blanche. Toutefois, on peut encore beaucoup apprendre et recueillir dans les
documents historiques 1. Ce qui a trait aux sciences naturelles est quelquefois précieux,
surtout par l'exactitude de l'observation et la patience des artistes à reproduire les
plantes et les animaux connus. Mais il ne faut pas s'attendre à des théories générales.
Quand la fantaisie vague d'en créer passe par l'esprit des lettrés, ils tombent aussitôt
au-dessous de la niaiserie. On ne les verra pas, comme les Hindous ou les peuples
sémitiques, inventer des fables qui, dans leur incohérence, sont du moins grandioses ou
séduisantes. Non : leur conception restera uniquement lourde et pédantesque. Ils vous
conteront gravement, comme un fait incontestable, la transformation du crapaud en tel
ou tel animal. Il n'y a rien à dire de leur astronomie. Elle peut fournir quelques lueurs
aux travaux difficiles des chronologistes, sans que sa valeur intrinsèque, corrélative à
celle des instruments qu'elle emploie, cesse d'être très médiocre. Les Chinois l'ont
reconnu eux-mêmes par leur estime pour les missionnaires jésuites. Ils les chargeaient
de redresser leurs observations et de travailler même à leurs almanachs.
En somme, ils aiment la science dans sa partie d'application immédiate 2. Pour ce
qui est grand, sublime, fécond, d'une part, ils ne peuvent y atteindre, de l'autre, ils le
redoutent et l'excluent avec soin. Des savants très appréciés à Pékin auraient été
Trissotin et ses amis.
Pour avoir eu, trente ans, des yeux et des oreilles ;
Pour avoir employé neuf à dix mille veilles
À savoir ce qu'ont dit les autres avant eux.

1

2

cette pensée. De tous côtés, le pays est peu accessible. Le gouvernement n'a pas voulu changer cette
situation en créant des routes. À part le voisinage de Pékin, deux chemins entre le Kuang-toung et
le Kiang-si, les passages du Thibet et quelques voies impériales en très petit nombre, les moyens de
communication font absolument défaut, et non seulement la politique ne veut pas de rapports avec
les autres pays de la terre, mais elle s'oppose même, avec une persistante énergie, à toutes relations
suivies entre les provinces. (Ritter, ouvr. cité, p. 727 et passim.)
Ce jugement n'est pas absolu, il comporte des exceptions, et on en doit faire une notable, par
exemple, en faveur de Matouan-lin.
Ainsi, ils entendent bien la littérature utilitaire. Ils ont de bons routiers (une Encyclopédie agricole),
d'où l'on a déjà extrait et traduit d'excellents renseignements sur la culture du mûrier et l'élève des
vers à soie. (J. Mohl, Rapport fait à la Société asiatique de Paris, 1851, p. 83.) – M. le baron A.
de Humboldt a pu louer avec vérité, au sujet de la géographie et de l'histoire, les documents
chinois, « dont les surprenantes richesses embrassent une immense étendue du continent (Asie
centrale, introduction, t. I, p. XXXIII) », et il dit encore très bien : « Dans les grandes
« monarchies, en Chine comme dans l'empire persan, « divisées en satrapies, on a senti de bonne
heure le besoin d'ouvrages descriptifs, de ces « tableaux statistiques détaillés pour lesquels, en
Europe, les peuples de l'antiquité les plus « spirituels et les plus lettrés ont montré si peu de
penchant. Un gouvernement « pédantesquement réglé dans les moindres détails de son
administration, embrassant tant « de tribus de races diverses, nécessitait, en même temps, de
nombreux bureaux « d'interprètes. Il existait, dès l'an 1407, des collèges établis dans les grandes
villes des « frontières, où l'on enseignait huit à dix langues à la fois. C'est ainsi que la vaste
étendue « de l'empire et les exigences d'un gouvernement despotique et central favorisaient
« simultanément la géographie et la littérature linguistique. » (Asie centrale, t. I, p. 29.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

391

Le sarcasme de Molière ne serait pas compris dans un pays où la littérature est
tombée en enfance aux mains d'une race dont l'esprit arian s'est complètement noyé
dans les éléments jaunes, race composite, pourvue de certains mérites qui ne
renferment pas ceux de l'invention et de la hardiesse.
En fait d'art, il y a moins à approuver encore. Je parlais, tout à l'heure, de
l'exactitude des peintres de fleurs et de plantes. On connaît, en Europe, la délicatesse
de leur pinceau. Dans le portrait, ils obtiennent aussi des succès honorables, et, assez
habiles à saisir le caractère des physionomies, ils peuvent lutter avec les plats chefsd’œuvre du daguerréotype. Puis, c'est là tout. Les grandes peintures sont bizarres, sans
génie, sans énergie, sans goût. La sculpture se borne à des représentations monstrueuses et communes. Les vases ont les formes qu'on leur connaît. Cherchant le
bizarre et l'inattendu, leurs bronzes sont conçus dans le même sentiment que leurs
porcelaines. Pour l'architecture, ils préfèrent à tout ces pagodes à huit étages dont
l'invention ne vient pas complètement d'eux, ayant quelque chose d'hindou dans
l'ensemble ; mais les détails leur en appartiennent, et, si l'œil qui ne les a pas encore
observées peut être séduit par la nouveauté, il se dégoûte bientôt de cette uniformité
excentrique. Dans ces constructions, rien n'est solide, rien n'est en état de braver les
siècles. Les Chinois sont trop prudents et trop bons calculateurs pour employer à la
construction d'un édifice plus de capitaux qu'il n'est besoin. Leurs travaux les plus
remarquables ressortent tous du principe d'utilité : tels les innombrables canaux dont
l'empire est traversé, les digues, les levées pour prévenir les inondations, surtout celles
du Hoang-ho. Nous retrouvons là le Chinois sur son véritable terrain. Répétons-le donc
une dernière fois : les populations du Céleste Empire sont exclusivement utilitaires ;
elles le sont tellement, qu'elles ont pu admettre, sans danger, deux institutions qui
paraissent peu compatibles avec tout gouvernement régulier : les assemblées populaires réunies spontanément pour blâmer ou approuver la conduite des magistrats et
l'indépendance de la presse 1. On ne prohibe, en Chine, ni la libre réunion, ni la
diffusion des idées 2. Il va sans dire, toutefois, que lorsque l'abus se montre, ou, pour
1

2

Davis, the Chinese, p. 99 : « The people sometimes hold public meetings by advertisement, « for
the express purpose of addressing the magistrate and this without being punished. The « influence
of public opinion seems indicated by this practice ; together with that frequent « custom of
placarding and lampooning (though of course anonymously) obnoxious « officers. Honours are
rendered to a just magistrate, and addresses presented to him on his « departure by the people ;
testimonies which are highly valued... It may be added, that « there is no established censorship of
the press in China, nor any limitations but those « which the interests of social peace and order
seem to render necessary. If these are « endangered, the process of the government is of course more
« summary than even an « information filed by the attorney general. » – Le système chinois me
semble s'accorder encore avec une autre idée adoptée par les écoles libérales d'Europe : c'est la
sécularisation du système militaire. Ils ne connaissent que la garde nationale ou la landwehr. Je ne
parle pas ici des Mantchous, mais seulement des véritables indigènes de l'empire. Les Mantchous,
étant tous soldats de naissance, sont censés plus habiles sur le maniement des armes. (Davis, p.
105.)
On consulte le peuple en des occasions fort graves, par exemple, en matière de justice criminelle.
Ainsi, Je lis dans le commentaire de Tching-khang-tching, sur le 26e § du livre XXXV du Tcheou-

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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mieux dire, que si l'abus se montrait, la répression serait aussi prompte qu'implacable,
et aurait lieu sous la direction des lois contre la trahison.
On en conviendra : quelle solidité, quelle force n'a pas une organisation sociale qui
peut permettre de telles déviations à son principe et qui n'a jamais vu sortir de sa
tolérance le moindre inconvénient !
L'administration chinoise a atteint, dans la sphère des intérêts matériels, à des
résultats auxquels nulle autre nation antique ou moderne n'est jamais parvenue 1 ;
instruction populaire partout propagée, bien-être des sujets, liberté entière dans la
sphère permise, développements industriels et agricoles des plus complets, production
aux prix les plus médiocres, et qui rendraient toute concurrence européenne difficile
avec les denrées de consommation ordinaire, comme le coton, la soie, la poterie. Tels
sont les résultats incontestables dont le système chinois peut se vanter 2.
Il est impossible ici de se défendre de la réflexion que, si les doctrines de ces écoles
que nous appelons socialistes venaient jamais à s'appliquer et à réussir dans les États
de l'Europe, le nec plus ultra du bien serait d'obtenir ce que les Chinois sont parvenus à
immobiliser chez eux. Il est certain, dans tous les cas, et il faut le reconnaître à la gloire
de la logique, que les chefs de ces écoles n'ont pas le moins du monde repoussé la
condition première et indispensable du succès de leurs idées, qui est le despotisme. Ils
ont très bien admis, comme les politiques du Céleste Empire, qu'on ne force pas les
nations à suivre une règle précise et exacte, si la loi n'est pas armée, en tout temps,
d'une complète et spontanée initiative de répression. Pour introniser leur régime, ils ne
se refuseraient pas à tyranniser. Le triomphe serait à ce prix, et une fois la doctrine
établie, l'universalité des hommes aurait la nourriture, le logement, l'instruction pratique
assurés. Il ne serait plus besoin de s'occuper des questions posées sur la circulation du
capital, l'organisation du crédit, le droit au travail et autres détails 3.

1

2

3

li : « Si le peuple dit : Tuez ! le sous-préposé aux brigands tue. Si le « peuple dit : Faites grâce !
alors, il fait grâce. » Et un autre commentateur, Wang-tchao-yu, ajoute : « Lorsque le peuple pense
qu'on doit exécuter le coupable, on applique sans « incertitude les peines supérieures... Lorsque le
peuple pense qu'il faut gracier, on « n'accorde pas la grâce pleine et entière. Seulement on applique
les peines inférieures, « qui sont moindres que les premières. » (Tcheou-li, t. I. p. 323.)
Le commentaire de Tching-khang-tching sur le 9 e verset du livre VII du Tcheou-li donne une
excellente formule de la cité chinoise. La voici : « Un royaume est constitué par « l'établissement
du marché et du palais dans la capitale. L'empereur établit le palais ; « l'impératrice établit le
marché. C'est le symbole de la concordance parfaite des deux « principes mâle et femelle qui
président au mouvement et au repos. » (Tcheou-li, t. I, p. 145.)
Vers l'an 1070 (de notre ère), le Premier ministre de l'empereur Chin-tsong, nommé « Wang-« ngantchi, introduisit des changements dans les droits des marchés et institua un « nouveau système
d'avances en grains faites aux cultivateurs. » Voilà des idées tout à fait analogues à celles que,
depuis soixante ans seulement, on déclare, en Europe, dominer, en importance, toutes les autres
notions politiques. (Voir Tcheou-li, t. I, introd., p. XXII.)
« C'est un système étonnant (l’organisation chinoise), reposant sur une idée unique, celle de « l'État
chargé de pourvoir à tout ce qui peut contribuer au bien public et subordonnant « l'action de chacun
à ce but suprême. Tcheou-kong a dépassé, dans son organisation, tout « ce que les États modernes
les plus centralisés et les plus bureaucratiques ont essayé, et il « s'est rapproché en beaucoup de

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Il y a, sans doute, quelque chose, en Chine, qui semble répugner aux allures des
théories socialistes. Bien que démocratique dans sa source, puisqu'il sort des concours
et des examens publics, le mandarinat est entouré de bien des prérogatives et d'un éclat
gênant pour les idées égalitaires. De même, le chef de l'État, qui, en principe, n'est pas
nécessairement issu d'une maison régnante (car, dans les temps anciens, règle toujours
présente, plus d'un empereur n'a été proclamé que pour son mérite), ce souverain,
choisi parmi les fils de son prédécesseur et sans égard à l'ordre de naissance, est trop
vénéré et placé trop haut au-dessus de la foule. Ce sont là, en apparence, autant
d'oppositions aux idées sur lesquelles bâtissent les phalanstériens et leurs émules.
Cependant, si l'on consent à y réfléchir, on verra que ces distinctions ne sont que
des résultats auxquels M. Fourrier et Proudhon, chefs d'État, seraient eux-mêmes
amenés bientôt. Dans des pays où le bien-être matériel est tout et où, pour le
conserver, il convient de retenir la foule entre les limites d'une organisation stricte, la
loi, immuable comme Dieu (car si elle ne l'était pas, le bien-être public serait sans cesse
exposé aux plus graves revirements), doit finir, un jour ou l'autre, par participer aux
respects rendus à l'intelligence suprême. Ce n'est plus de la soumission qu'il faut à une
loi si préservatrice, si nécessaire, si inviolable, c'est de l'adoration, et on ne saurait aller
trop loin dans cette voie. Il est donc naturel que les puissances qu'elle institue pour
répandre ses bienfaits et veiller à son salut, participent du culte qu'on lui accorde ; et
comme ces puissances sont bien armées de toute sa rigueur, il est inévitable qu'elles
sauront se faire rendre ce qu'elles ne seront pas les dernières à juger leur être dû.
J'avoue que tant de bienfaits, conséquences de tant de conditions, ne me paraissent
pas séduisants. Sacrifier sur la huche du boulanger, sur le seuil d'une demeure
confortable, sur le banc d'une école primaire, ce que la science a de transcendantal, la
poésie de sublime, les arts de magnifique, jeter là tout sentiment de dignité humaine.
abdiquer son individualité dans ce qu'elle a de plus précieux : le droit d'apprendre et de
savoir, de communiquer à autrui ce qui n'était pas su auparavant, c'est trop, c'est trop
donner aux appétits de la matière. Je serais bien effrayé de voir un tel genre de bonheur
menacer nous ou nos descendants, si je n'étais rassuré par la conviction que nos
générations actuelles ne sont pas encore capables de se plier à de pareilles jouissances
au prix de pareils sacrifices. Nous pouvons bien inventer des alcorans de toutes sortes ;
mais cette féconde variabilité, à laquelle je suis loin d'applaudir, a les revers de ses
défauts. Nous ne sommes pas gens capables de mettre en pratique tout ce que nous
imaginons. À nos plus hautes folies d'autres succèdent, qui les font négliger. Les
Chinois s'estimeront encore les premiers administrateurs du monde, qu'oublieux de
toutes propositions de les imiter, nous aurons passé à quelque nouvelle phase de nos
histoires, hélas ! si bariolées !
choses de ce que tentent certaines théories socialistes de « notre temps... » (J. Mohl, Rapport fait à
la Société asiatique, 1851, p. 89.)

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Les annales du Céleste Empire sont uniformes. La race blanche, auteur premier de
la civilisation chinoise, ne s'est jamais renouvelée d'une manière suffisante pour faire
dévier de leurs instincts naturels des populations immenses. Les adjonctions qui se
sont accomplies, à différentes époques, ont généralement appartenu à un même
élément, à l'espèce jaune. Elles n'ont apporté presque rien de nouveau, elles n'ont fait
que contribuer à étendre les principes blancs en les délayant dans des masses d'autre
nature et de plus en plus fortes. Quant à elles-mêmes, trouvant une civilisation
conforme à leurs instincts, elles l'ont embrassée volontiers et ont toujours fini par se
perdre au sein de l'océan social, où leur présence n'a, cependant, pas laissé que de
déterminer plusieurs perturbations légères, qu'il n'est pas impossible de démêler et de
constater. Je vais l'essayer en reprenant les choses de plus haut.
Lorsque les Arians commencèrent à civiliser les mélanges noirs et jaunes, autrement
dit malais, qu'ils trouvèrent en possession des provinces du sud, ils leur portèrent, ai-je
dit, le gouvernement patriarcal, forme susceptible de différentes applications, restrictives ou extensives. Nous avons vu que cette forme, appliquée aux noirs, dégénère
rapidement en despotisme dur et exalté, et que, chez les Malais, et surtout chez les
peuples plus purement jaunes, si le despotisme est entier, il est, au moins, tempéré
dans son action et forcé de s'interdire les excès inutiles, faute d'imagination chez les
sujets pour en être plus effrayés qu'irrités, pour les comprendre et les tolérer. Ainsi
s'explique la constitution particulière de la royauté en Chine.
Mais un rapport général de la première constitution politique de ce pays avec les
organisations spéciales de tous les rameaux blancs, rapport curieux que je n'ai pas
encore fait ressortir, c'est l'institution fragmentaire de l'autorité et sa dissémination en
un grand nombre de souverainetés plus ou moins unies par le lien commun d'un
pouvoir suprême. Cette sorte d'éparpillement de forces, nous l'avons vue en Assyrie,
où les Chamites, puis les Sémites, fondèrent tant d'États isolés sous la suzeraineté,
reconnue ou contestée, suivant les temps, de Babylone et de Ninive ; dissémination si
extrême, qu'après les revers des descendants de Salomon il se créa trente-deux États
distincts dans les seuls débris des conquêtes de David, du côté de l'Euphrate 1. En
Égypte, avant Ménès, le pays était également divisé entre plusieurs princes, et il en fut
de même du côté de l'Inde, où le caractère arian s'était toujours mieux conservé. Une
complète réunion territoriale de la contrée n'eut jamais lieu sous aucun prince
brahmanique.
En Chine, il en alla autrement, et c'est une nouvelle preuve de la répugnance du
génie arian pour l'unité dont, suivant l'expression romaine, l'action se résume dans ces
deux mots : reges et greges.

1

Movers, das Phœnizische Alterthum, t. II, 1re partie, p. 374. – I, Rois, 20, 24, 25.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

395

Les Arians, vainqueurs orgueilleux dont on ne fait pas facilement des sujets,
voulurent, toutes les fois qu'ils se trouvèrent maîtres des races inférieures, ne pas
laisser aux mains d'un seul d'entre eux les jouissances du commandement. En Chine,
donc, comme dans toutes les autres colonisations de la famille, la souveraineté du
territoire fut fractionnée, et sous la suzeraineté précaire d'un empereur une féodalité,
jalouse de ses droits 1, s'installa et se maintint depuis l'invasion des Kschattryas
jusqu'au règne de Tsin-chi-hoang-ti, l'an 246 avant J.-C., autrement dit, aussi longtemps que la race blanche conserva assez de virtualité pour garder ses aptitudes
principales 2. Mais, aussitôt que sa fusion avec les familles malaise et jaune fut assez
prononcée pour qu'il ne restât pas de groupes même à demi blancs, et que la masse de
la nation chinoise se trouva élevée de tout ce dont ces groupes jusque-là dominateurs
avaient été diminués pour être rabaissés et confondus avec elle, le système féodal, la
domination hiérarchisée, le grand nombre des petites royautés et des indépendances de
personnes, n'eurent plus nulle raison d'exister, et le niveau impérial passa sur toutes les
têtes, sans distinction.
Ce fut de ce moment que la Chine se constitua dans sa forme actuelle 3. Cependant
la révolution de Tsin-chi-hoang-ti ne faisait qu'abolir la dernière trace apparente de la
race blanche, et l'unité du pays n'ajoutait rien à ses formes gouvernementales, qui
restaient patriarcales comme ci-devant. Il n'y avait de plus que cette nouveauté, grande
d'ailleurs en elle-même, que la dernière trace de l'indépendance, de la dignité personnelle, comprises à la manière ariane, avait disparu à jamais devant les envahissements
définitifs de l'espèce jaune 4.
1

2

3

4

« Sous les trois premières races, l'empire était entièrement composé de principautés, de fiefs « et
d'apanages héréditaires. Les hommes qui en étaient investis avaient sur leurs « subordonnés une
autorité plus grande que celle des pères sur leurs fils, des chefs de « famille sur leurs propriétés...
Chaque chef gouvernait son fief comme sa propriété « héréditaire. » (Ma-touan-lin, cité par M. E.
Biot, voir le Tcheou-li, t. I, Introduct., p. XXVII.)
Les Chinois, qui forment aujourd'hui une grande démocratie impériale, ne jouissaient pas du
principe de l'égalité au XXIIe siècle avant notre ère, dans l'époque féodale. Le peuple était en servage
complet, il n'était pas apte à posséder des biens immeubles. Les Tcheou l'admirent au partage des
bas emplois jusqu'au grade de préfet. Plus anciennement, il n'avait pas le droit d'acquérir
l'instruction. (Tcheou-li, t. I, Introduct., p. LV, et pass.) – Ainsi les Chinois, comme tous les
autres peuples, n'ont eu l'égalité politique qu'à la suite de la disparition des grandes races.
Et c'est seulement de ce moment-là que date la philosophie politique nationale. Confucius, et plus
tard Meng-tseu, furent également centralisateurs et impérialistes. Le système féodal ne leur est pas
moins odieux qu'aux écoles politiques de l'Europe actuelle. (Gaubil, Chronologie chinoise, p. 90.)
– Les moyens qu'employa Tsin-chi-hoang-ti pour abattre les familles seigneuriales furent des plus
énergiques. On commença par brûler les livres : c'étaient les archives du droit souverain des nobles
et les annales de leur gloire. On abolit les alphabets particuliers des provinces. On désarma toute la
nation. On abrogea les noms des anciennes circonscriptions territoriales, et l'on partagea le pays en
trente-six départements administrés par des mandarins que l'on eut soin de changer fréquemment de
postes. On força cent vingt mille familles à venir résider dans la capitale, avec défense de s'en
éloigner sans permission, etc., etc. (Gaubil, Chronologie chinoise, p. 61.)
Il se passa alors un fait absolument semblable à celui qui eut lieu, chez nous, en 1789, lorsque
l'esprit novateur considéra comme de première nécessité la destruction des anciennes subdivisions
territoriales. En Chine, on abolit les circonscriptions qui pouvaient rappeler des idées de nationalités
ou de souverainetés. On créa des provinces et des arrondissements purement administratifs. Je
remarque toutefois une différence assez sérieuse. Les départements chinois furent très étendus et les

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

396

Autre point encore. Nous avons d'abord vu la race malaise recevant dans le Yunnan les premières leçons des Arians en s'alliant avec eux ; puis, par les conquêtes et les
adjonctions de toute nature, la famille jaune s'augmenta rapidement et finit par ne pas
moins neutraliser, dans le plus grand nombre des provinces de l'empire, les métis
mélaniens, qu'elle ne transformait, en la divisant, la vertu de l'espèce blanche. Il en
résulta pendant quelque temps un défaut d'équilibre manifesté par l'apparition de
quelques coutumes tout à fait barbares.
Ainsi, dans le nord, des princes défunts furent souvent enterrés avec leurs femmes
et leurs soldats, usages certainement empruntés à l'espèce finnoise 1. On admit aussi
que c'était une grâce impériale que d'envoyer un sabre à un mandarin disgracié pour
qu'il pût se mettre à mort lui-même 2. Ces traces de dureté sauvage ne tinrent pas. Elles
disparurent devant les institutions restées de la race blanche et ce qui survivait encore
de son esprit. À mesure que de nouvelles tribus jaunes se fondaient dans le peuple
chinois, elles en prenaient les mœurs et les idées. Puis, comme ces idées se trouvaient
désormais partagées par une plus grande masse, elles allaient diminuant de force, elles
s'émoussaient, la faculté de grandir et de se développer leur était ravie, et la stagnation
s'étendait irrésistiblement.
Au XIIIe siècle de notre ère, une terrible catastrophe ébranla le monde asiatique. Un
prince mongol, Témoutchin, réunit sous ses étendards un nombre immense de tribus de
la haute Asie, et, entre autres conquêtes, commença celle de la Chine, terminée par
Koubilaï. Les Mongols, se trouvant les maîtres, accoururent de toutes parts, et l'on se
demande pourquoi, au, lieu de fonder des institutions inventées par eux, ils s'empressèrent de reconnaître pour bonnes les inspirations des mandarins ; pourquoi ils se mirent
sous la direction de ces vaincus, se conformèrent de leur mieux aux idées du pays, se
piquèrent de se civiliser à la façon chinoise, et finirent, au bout de quelques siècles,
après avoir ainsi côtoyé plutôt qu'embrassé l'empire, par se faire chasser
honteusement.
Voici ce que je réponds. Les tribus mongoles, tatares et autres qui formaient les
armées de Djinghiz-khan, appartenaient, en presque totalité, à la race jaune. Cependant
comme, dans une antiquité assez lointaine, les principales branches de la coalition,
c'est-à-dire les mongoles et les tatares, avaient été pénétrées par des éléments blancs,
tels que ceux venus des Hakas, il en était résulté un long état de civilisation relative visà-vis des rameaux purement jaunes de ces nations, et, comme conséquence de cette
supériorité, la faculté, sous des circonstances spéciales, de réunir ces rameaux autour

1
2

nôtres très petits. Matouan-lin prétend que la méthode de son pays n'a pas été sans inconvénient, en
rendant plus difficiles la surveillance et la bonne gestion des magistrats impériaux. D'autre part,
notre système a soulevé bien des critiques. (Le Tcheou-li, t. i, Introduct., XXVIII.)
Gaubil, Chronologie chinoise, p. 46 et pass.
Ibid, p. 51.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

397

d'un même étendard et de les faire concourir quelque temps vers un seul but. Sans la
présence et la conjonction heureuse des principes blancs répandus dans des multitudes
jaunes, il est complètement impossible de se rendre compte de la formation des grandes
armées envahissantes qui, à différentes époques, sont sorties de l'Asie centrale avec les
Huns, les Mongols de Djinghiz-khan, les Tatares de Timour, toutes multitudes
coalisées et nullement homogènes.
Si, dans ces agglomérations, les tribus dominantes possédaient leur initiative, en
vertu d'une réunion fortuite d'éléments blancs jusque-là trop disséminés pour agir, et
qui, en quelque sorte, galvanisaient leur entourage, la richesse de ces éléments n'était
pourtant pas suffisante pour douer les masses qu'ils entraînaient d'une bien grande
aptitude civilisatrice, ni même pour maintenir, dans l'élite de ces masses, la puissance
de mouvement qui les avait élevées à la vie de conquêtes. Qu'on se figure donc ces
triomphateurs jaunes animés, je dirai presque enivrés par le concours accidentel de
quelques immixtions blanches en dissolution dans leur sein, exerçant dès lors une
supériorité relative sur leurs congénères plus absolument jaunes. Ces triomphateurs ne
sont pas cependant assez rehaussés pour fonder une civilisation propre. Ils ne feront
pas comme les peuples germaniques, qui, débutant par adopter la civilisation romaine,
l'ont transformée bientôt en une autre culture tout originale. Ils n'ont pas la valeur
d'aller jusque-là. Seulement, ils possèdent un instinct assez fin qui leur fait comprendre
les mérites de l'ordre social, et, capables ainsi du premier pas, ils se tournent
respectueusement vers l'organisation qui régit des peuples jaunes comme eux-mêmes.
Cependant, s'il y a parenté, affinité entre les nations demi-barbares de l'Asie
centrale et les Chinois, il n'y a pas identité. Chez ces derniers, le mélange blanc et
surtout malais se fait sentir avec beaucoup plus de force, et, par conséquent, l'aptitude
civilisatrice est bien autrement active. Au sein des autres, il y a un goût, une partialité
pour la civilisation chinoise, toutefois moins pour ce qu'elle a conservé d'arian que pour
ce qui est corrélatif, en elle, au génie ethnique des Mongols. Ceux-ci sont donc toujours
des barbares aux yeux de leurs vaincus, et plus ils font d'efforts afin de retenir les
leçons des Chinois, plus ils se font mépriser. Se sentant ainsi isolés au milieu de
plusieurs centaines de millions de sujets dédaigneux, ils n'osent pas se séparer, ils se
concentrent sur des points de ralliement, ils ne renoncent pas, ils n'osent pas renoncer
à l'usage des armes, et comme cependant la manie d'imitation qui les travaille les a
poussés en plein dans la mollesse chinoise, un jour vient où, sans racines dans le pays,
bien que nés de ses femmes, un coup d'épaule suffit pour les pousser dehors. Voilà
l'histoire des Mongols. Ce sera également celle des Mantchous.
Afin d'apprécier la vérité de ce que j'avance, touchant le goût des dominateurs
jaunes de l'Asie centrale pour la civilisation chinoise, il suffit de considérer ces
nomades dans leurs conquêtes, autres que celles du Céleste Empire. En général, on a

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

398

beaucoup exagéré leur sauvagerie. Ainsi, les Huns, les Hioung-niou des Chinois 1,
étaient loin d'être ces cavaliers stupides que les terreurs de l'Occident ont rêvés. Placés
assurément à un degré social peu élevé, ils n'en avaient pas moins des institutions
politiques assez habiles, une organisation militaire raisonnée, de grandes villes de
tentes, des marchands opulents, et même des monuments religieux. On pourrait en dire
autant de plusieurs autres nations finnoises, telles que les Kirghizes, race plus
remarquable que toutes les autres, parce qu'elle fut plus mêlée encore d'éléments
blancs 2. Cependant ces peuples qui savaient apprécier le mérite d'un gouvernement
pacifique et des mœurs sédentaires, montrèrent constamment des sentiments très
hostiles à toute civilisation quand ils se trouvèrent en contact avec des rameaux
appartenant à des variétés humaines différentes de l'espèce jaune. Dans l'Inde, jamais
Tatare n'a fait mine d'éprouver la moindre propension pour l'organisation brahmanique.
Avec une facilité qui accuse le peu d'aptitude dogmatique de ces esprits utilitaires, les
hordes de Tamerlan s'empressèrent, en général, d'adopter l'islamisme. Les vit-on
conformer aussi leurs mœurs à celles des populations sémitiques qui leur
communiquaient la foi ? En aucune façon. Ces conquérants ne changèrent ni de mœurs,
ni de costumes, ni de langue. Ils restèrent isolés, cherchèrent très peu à faire passer
dans leur idiome les chefs-d'œuvre d'une littérature brillante plus que solide, et qui
devait leur sembler déraisonnable. Ils campèrent en maîtres, et en maîtres indifférents,
sur le sol de leurs esclaves. Combien ce dédain est éloigné du respect sympathique que
ces mêmes tribus jaunes laissaient éclater lorsqu'elles s'approchaient des frontières de
la civilisation chinoise !
J'ai donné les raisons ethniques qui me paraissaient empêcher les Montchous,
comme elles ont empêché les Mongols, de fonder un empire définitif en Chine. S'il y
avait identité parfaite entre les deux races, les Mantchous, qui n'ont rien apporté à la
somme des idées du pays, recevraient les notions existantes, ne craindraient pas de se
débander et de se confondre avec les différentes classes de cette société, et il n'y aurait
plus qu'un seul peuple. Mais, comme ce sont des maîtres qui ne donnent rien et qui ne
prennent que dans une certaine mesure ; comme ce sont des chefs qui, en réalité, sont
inférieurs, cette situation présente une inconséquence choquante et qui ne se terminera
que par l'expulsion de la dynastie.
On peut se demander ce qui arriverait, si une invasion blanche venait remplacer le
gouvernement actuel et réaliser le hardi projet de lord Clive.

1

2

Ritter identifie les Hioung-niou, les Thou-kieou, les Ouïgours et les Hoei-he. De tous ces peuples,
il fait des nations turques. Cette opinion, peut-être fondée quant à certaines tribus, me paraît fort
critiquable pour l'ensemble. (Erdkunde, Asien, t. I, p. 437.)
Ritter, Erdkunde, Asien, t. I, p. 744, p. 1114 et pass. ; t. II, p. 116. Schaffarik, Slawiche
Alterthümer, t. I, p. 68. – Les langues turques, mongoles, tongouses et mantchoues contiennent un
grand nombre de racines indo-germaniques. (Ritter, t. 1, p. 436.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

399

Ce grand homme pensait n'avoir besoin que d'une armée de trente mille hommes
pour soumettre tout l'empire du Milieu, et on est porté à croire son calcul exact, à voir
la lâcheté chronique de ces pauvres gens, qui ne veulent pas qu'on les arrache à la douce
fermentation digestive dont ils font leur unique affaire. Supposons donc la conquête
tentée et achevée. Dans quelle position se seraient trouvés ces trente mille hommes ?
Suivant lord Clive, leur rôle aurait dû se borner à garnisonner les villes. Comme le
succès se serait accompli dans un simple but d'exploitation, les troupes auraient
occupé les principaux ports, peut-être auraient poussé des expéditions dans l'intérieur
du pays pour maintenir la soumission, assurer la libre circulation des marchandises et
la rentrée des impôts ; rien de plus.
Un pareil état de choses, tout convenable qu'il peut être, ne saurait jamais se
prolonger longtemps. Trente mille hommes pour en dominer trois cents millions, c'est
trop peu, surtout quand ces trois cents millions sont aussi compacts de sentiments et
d'instincts, de besoins et de répugnances. L'audacieux général aurait fini par augmenter
ses forces et les aurait portées à un chiffre mieux proportionné à l'immensité de l'océan
populaire dont sa volonté aurait voulu contenir les orages. Ici je commence une sorte
d'utopie.
Si je continue à supposer lord Clive simple et fidèle représentant de la mère patrie,
il apparaît toujours, malgré l'augmentation indéfinie de son armée, fort isolé, fort
menacé, et, un jour, lui-même ou ses descendants seront expulsés de ces provinces qui
reçoivent tous les vainqueurs en intrus. Mais changeons d'hypothèse : laissons-nous
aller au soupçon qui fit repousser, dit-on, par les directeurs de la Compagnie des Indes,
les somptueuses propositions du gouverneur général. Imaginons que lord Clive, sujet
peu loyal de la couronne d'Angleterre, veut régner pour son compte, repousse
l'allégeance de la métropole et s'installe, véritable empereur de la Chine, au milieu des
populations soumises par son épée. Alors les choses peuvent se passer bien
différemment que dans le premier cas.
Si ses soldats sont tous de race européenne ou si un grand nombre de cipayes
hindous ou musulmans sont mêlés aux Anglais, l'élément immigrant s'en ressentira, de
toute nécessité, dans la mesure de sa vigueur. À la première génération, le chef et
l'armée étrangère, fort exposés à être mis dehors, auront encore entière leur énergie de
race pour se défendre et sauront traverser, sans trop d'encombre, ces moments
dangereux. Ils s'occuperont à faire entrer de force leurs notions nouvelles dans le
gouvernement et dans l'administration. Européens, ils s'indigneront de la médiocrité
prétentieuse de tout le système, de la pédanterie creuse de la science locale, de la
lâcheté créée par de mauvaises institutions militaires. Ils feront au rebours des
Mantchous, qui se sont pâmés d'admiration devant de si belles choses. Ils y mettront
courageusement la hache et renouvelleront, sous de nouvelles formes, la proscription
littéraire de Tsin-chi-hoang-ti.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

400

À la seconde génération, ils seront beaucoup plus forts au point de vue du nombre.
Un rang serré de métis, nés des femmes indigènes, leur aura créé un heureux
intermédiaire avec les populations. Ces métis, instruits, d'une part, dans la pensée de
leurs pères, et, de l'autre, dominés par le sentiment des compatriotes de leurs mères,
adouciront ce que l'importation intellectuelle avait de trop européen, et l'accommoderont mieux aux notions locales. Bientôt, de génération en génération, l'élément
étranger ira se dispersant dans les masses en les modifiant, et l'ancien établissement
chinois, cruellement ébranlé, sinon renversé, ne se rétablira plus ; car le sang arian des
kschattryas est épuisé depuis longtemps, et si son œuvre était interrompue, elle ne
pourrait plus être reprise.
D'un autre côté, les graves perturbations infusées dans le sang chinois ne
conduiraient certainement pas, je viens de le dire, à une civilisation à l'européenne. Pour
transformer trois cents millions d'âmes, toutes nos nations réunies auraient à peine
assez de sang à donner, et les métis, d'ailleurs, ne reproduisent jamais ce qu'étaient
leurs pères. Il faut donc conclure :
1° Qu'en Chine, des conquêtes provenant de la race jaune et ne pouvant ainsi
qu'humilier la force des vainqueurs devant l'organisation des vaincus, n'ont jamais rien
changé et ne changeront jamais rien à l'état séculaire du pays ;
2° Qu'une conquête des blancs, dans de certaines conditions, aurait bien la
puissance de modifier et même de renverser pour toujours l'état actuel de la civilisation
chinoise, mais seulement par le moyen des métis.
Encore cette thèse, qui peut être théoriquement posée, rencontrerait-elle, en pratique, de très graves difficultés, résultant du chiffre énorme des populations agglomérées,
circonstance qui rendrait fort difficile, à la plus nombreuse émigration, d'entamer
sérieusement leurs rangs.
Ainsi, la nation chinoise semble devoir garder encore ses institutions pendant des
temps incalculables. Elle sera facilement vaincue, aisément dominée ; mais transformée,
je n'en vois guère le moyen.
Elle doit cette immutabilité gouvernementale, cette persistance inouïe dans ses
formes d'administration, à ce seul fait que toujours la même race a dominé sur son sol
depuis qu'elle a été lancée dans les voies sociales par des Arians, et qu'aucune idée
étrangère n'a paru avec une escorte assez forte pour détourner son cours.
Comme démonstration de la toute-puissance du principe ethnique dans les
destinées des peuples, l'exemple de là Chine est aussi frappant que celui de l'Inde. Ce
pays, grâce à la faveur des circonstances, a obtenu, sans trop de peine et sans nulle
exagération de ses institutions politiques, au contraire, en adoucissant ce que son

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

401

absolutisme avait en germe de trop extrême, le résultat que les brahmanes, avec toute
leur énergie, tous leurs efforts, n'ont cependant qu'imparfaitement touché. Ces derniers,
pour sauvegarder leurs règles, ont dû étayer, par des moyens factices, la conservation
de leur race. L'invention des castes a été d'une maintenue toujours laborieuse, souvent
illusoire, et a eu cet inconvénient, de rejeter hors de la famille hindoue beaucoup de
gens qui ont servi plus tard les invasions étrangères et augmenté le désordre extrasocial.
Toutefois, le brahmanisme a atteint à peu près son but, et il faut ajouter que ce but,
incomplètement touché, est beaucoup plus élevé que celui au pied duquel rampe la
population chinoise. Celle-ci n'a été favorisée de plus de calme et de paix, dans son
interminable vie, que parce que, dans les conflits des races diverses qui l'ont assaillie
depuis 4000 ans, elle n'a jamais eu affaire qu'à des populations étrangères trop peu
nombreuses pour entamer l'épaisseur de ses masses somnolentes. Elle est donc restée
plus homogène que la famille hindoue, et dès lors plus tranquille et plus stable, mais
aussi plus inerte.
En somme, la Chine et l'Inde sont les deux colonnes, les deux grandes preuves
vivantes de cette vérité, que les races ne se modifient, par elles-mêmes, que dans les
détails ; qu'elles ne sont pas aptes à se transformer, et qu'elles ne s'écartent jamais de la
voie particulière ouverte à chacune d'elles, dût le voyage durer autant que le monde.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

402

Livre troisième

Chapitre VI
Les origines de la race blanche.

Retour à la table des matières

De même qu'on a vu, à côté des civilisations assyrienne et égyptienne, des sociétés
de mérite secondaire se former à l'aide d'emprunts faits à la race civilisatrice, de même
l'Inde et la Chine sont entourées d'une pléiade d'États, dont les uns sont formés sur le
norme hindou, dont les autres s'efforcent d'approcher, d'aussi près que possible, l'idéal
chinois, tandis que les derniers se balancent entre les deux systèmes.
Dans la première catégorie, on doit placer Ceylan et, très anciennement, Java,
aujourd'hui musulmane 1, plusieurs des îles de l'archipel, comme Bali 1, Sumatra, puis
d'autres.
1

Le commencement de l'ère javanaise de Aje-Saka reporte les souvenirs au temps de Sâliwâhana, et
répond à l'année 78 après J.-C. Ce fut une époque de civilisation brahmanique, nais non pas de
première civilisation de ce genre. Ce ne fut que le renouvellement et comme un rajeunissement
d'une domination hindoue beaucoup plus ancienne qui avait vu l'île occupée par des nègres
pélagiens fort abrutis. Le Fo-koue-ki raconte que les navigateurs chinois trouvèrent ces aborigènes
horriblement laids et sales, avec les cheveux semblables au « gazon naissant. » Ils se nourrissaient
de vermine. La loi brahmanique de Java a conservé le souvenir de cet état de choses par la défense
formelle qu'elle adresse aux personnes d'un rang élevé de ne manger ni chiens, ni rats, ni couleuvres,
ni lézards, ni chenilles. Il semblerait que le brahmanisme n'a jamais pu s'établir à l'état pur dans
l'île. Le bouddhisme ne fut pas plus heureux. Au commencement du XVIIe siècle de notre ère, les
javanais adoptèrent l'islamisme. (W. v. Humboldt, Ueber die Kawi-Sprache, t. I, p. 10, 11, 15, 18,
43, 49, 208.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Dans la seconde, il faut mettre le japon, la Corée, le Laos au dernier rang.
La troisième comprend, avec des modifications infinies dans la mesure où est
acceptée chacune des deux civilisations contendantes, le Népaul, le Boutan, les deux
Thibets, le royaume de Ladakh, les États de l'Inde transgangétique et une partie de
l'archipel de la mer des Indes, de telle sorte que, d'île en île, de groupe en groupe, les
populations malaises ont fait circuler jusqu'à la Polynésie des inventions chinoises ou
hindoues, qui vont s'effaçant davantage à mesure que le mélange avec le sang de l'une
des deux races initiatrices diminue.
Nous avons vu Ninive rayonner sur Tyr, et, par Tyr, sur Carthage, inspirer les
Himyarites, les enfants d'Israël, et perdre d'autant plus son action sur ces pays, que
l'identité des races était plus troublée entre eux et elle. Pareillement nous avons vu
l'Égypte envoyer la civilisation à l'Afrique intérieure. Les sociétés secondaires de l'Asie
présentent, avec le même spectacle, l'observation rigoureuse des mêmes lois.
À Ceylan, à Java, à Bali, des émigrations brahmaniques très anciennes apportèrent
le genre de culture particulier à l'Inde et le système des castes. Ces colonisations, de
plus en plus restreintes, à mesure que les rivages du Dekkhan s'éloignaient,
s'échelonnèrent aussi en mérite. Les plus lointaines, où le sang hindou était en moindre
abondance, furent aussi les plus imparfaites 2.
Longtemps avant l'arrivée des Arians, des invasions de peuples jaunes étaient
venues modifier le sang des aborigènes noirs, et les métis malais, en plusieurs lieux,
avaient même commencé déjà à se substituer aux tribus purement mélaniennes. Ce fut
une raison déterminante pour que les sociétés dérivées, formées plus tard sous
l'influence des métis blancs, ne ressemblassent pas, malgré tous les efforts des initiateurs, à celle des pays où la race noire pure servait de base. Le naturel malais, plus
froid, plus raisonneur, plus apathique, s'accommoda mal de la séparation des castes, et
aussitôt qu'apparut le bouddhisme, cette religion grossière réussit vite à s'implanter au
milieu des multitudes à demi jaunes. Quels succès ne devait-elle pas obtenir auprès de
celles dont les éléments étaient plus libres encore de principes mélaniens. Ceylan et
java restèrent longtemps les citadelles de la foi de Bouddha. Comme le principe arian
hindou existait dans ces deux îles, le culte de Sakya y resta assez noble. Il construisit
de beaux monuments à Java, témoins ceux de Boro-Budor, de Madjapahit, de
Brambanan, et, ne s'écartant pas trop, ne dégénérant pas d'une manière complète des
données intellectuelles qui font la gloire de l'Inde, il donna naissance à une littérature
remarquable, où se trouvaient mêlées les idées brahmaniques et celles du nouveau
1

2

Les coutumes et la religion brahmaniques se sont, jusqu'ici, conservées à Bali pures de tout mélange
mahométan ou européen. C'est, au jugement de Raffes, l'image vivante de ce qu'était Java avant sa
conversion par les musulmans. (W. v. Humboldt, Ueber die Kawi-Sprache, t. I, p. 111.)
Guillaume de Humboldt, Ueber die Kawi-Sprache.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

404

système religieux. Plus tard, Ceylan et Java reçurent des colonisations arabes.
L'islamisme y fit de grands progrès, et le sang malais, ainsi modifié et relevé par les
immigrations brahmaniques, bouddhiques et sémitiques, ne rentra jamais dans l'humilité
des autres peuples de sa race.
Au japon, les apparences sont chinoises, et un grand nombre d'institutions ont été
apportées par plusieurs colonies venues originairement, et à différentes époques, du
Céleste Empire. Il y existe aussi des éléments ethniques tout différents et qui amènent
des divergences sensibles. Ainsi, l'État est encore féodal, l'humeur des nobles héréditaires est restée belliqueuse. Le double gouvernement laïque et ecclésiastique ne se fait
pas obéir sans peine. La politique soupçonneuse de la Chine, à l'égard des étrangers, a
été adoptée par le Koubo, qui prend grand soin d'isoler ses sujets du contact de
l'Europe. Il paraît que l'état des esprits lui donne raison, et que, taillés sur un tout autre
modèle que ceux de la Chine, ses administrés, doués d'une façon dangereuse, sont âpres
aux nouveautés. Le Japon semble donc entraîné dans le sens de la civilisation chinoise
par les résultats des nombreuses immigrations jaunes, et en même temps il y résiste
par l'effet de principes ethniques qui n'appartiennent pas au sang finnois. En effet, il
existe certainement dans la population japonaise une forte dose d'alliage noir, et peutêtre même quelques éléments blancs dans les hautes classes de la société 1. De sorte
que, les premiers faits de l'histoire de cette contrée ne remontant pas bien haut,
seulement 660 ans avant J.-C., le Japon serait à peu près aujourd'hui dans la situation
où la Chine se trouva sous la direction des descendants des kschattryas réfractaires,
jusqu'à l'empereur Tsin-chi-hoang-ti. Ce qui confirmerait l'idée que des colonies de race
blanche ont civilisé primitivement la population malaise qui fait le fond de ce pays,
c'est qu'on y retrouve exactement, aux débuts de l'histoire, les mêmes récits mythiques
qu'en Assyrie, en Égypte et même à la Chine, quoique d'une manière plus marquée
encore. Les premiers souverains antérieurs à l'époque positive sont des dieux, puis des
demi-dieux. Je m'explique le développement d'imagination poétique accusé par la
nature de cette tradition, développement qui serait incompréhensible chez un peuple
jaune pur, par une certaine prédominance d'éléments mélaniens. Cette opinion n'est pas
une hypothèse. On a vu plus haut que Kaempfer constate la présence des noirs dans
une île au nord du Japon, peu de siècles avant son voyage, et, au sud du même point, il
invoque le témoignage des annales écrites pour établir le même fait 2. Ainsi

1

2

Kaempfer, Histoire du Japon. – Ce voyageur, d'ailleurs judicieux, sacrifie, comme il était de mode
de son temps, à la manie de faire venir d'Assyrie tous les peuples, et il trace ainsi, d'une manière
assez curieuse, l'itinéraire de ses japonais : « Mais, pour finir ce chapitre, il « résulte que, peu de
temps après le déluge, lorsque la confusion des langues à Babel « força les Babyloniens
d'abandonner le désir qu'ils avaient de bâtir une tour d'une hauteur « extraordinaire et les obligea de
se disperser par toute la terre ; lorsque les Grecs, les « Goths et les Esclavons passèrent en Europe,
d'autres en Asie et en Afrique, d'autres en « Amérique, qu'alors, dis-je, les japonais partirent aussi ;
que, selon toutes les apparences, « après avoir voyagé plusieurs années et souffert plusieurs
incommodités, lis « rencontrèrent cette partie éloignée du monde ; que, trouvant sa situation, sa
fertilité fort « à leur gré, ils résolurent de la choisir pour le lieu de leur demeure, etc., etc. (p. 83.) »
Kaempfer, Histoire du Japon, p. 81 et pass.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

405

s'expliqueraient les particularités physiologiques et morales qui créent l'originalité
japonaise 1.
Il n'y a pas, du reste, à s'y tromper : ce coin du monde si peu connu, beaucoup plus
mystérieux que son prototype chinois, recèle la solution des questions ethnographiques les plus hautes. Quand il sera permis de l'aborder, de l'étudier en paix, d'y
comparer les races, de faire rayonner les observations sur les archipels qui le touchent
au nord, on trouvera, sur ce sol, bien des secours décisifs pour l'éclaircissement de ce
que les origines américaines présentent de plus ardu.
La Corée est, de même que le Japon, une copie de la Chine, moins intéressante
toutefois. Comme le sang arian n'est arrivé dans ces parages reculés que par communication très indirecte, il n'y a produit que des efforts d'imitation bien maladroits. Le
Laos, je l'ai déjà fait entrevoir, est encore au-dessous, et, encore plus bas, se place la
population de l'archipel Lieou-kieou 2.
Les contrées où les deux principes, hindou et chinois, se partagent les sympathies
des populations, sont également étrangères à la plus belle conquête des civilisations
qu'elles vénèrent, la stabilité. Rien de plus mouvant, de plus variable, que les idées, les
doctrines, les mœurs de ces territoires. Cette mobilité n'a rien à reprocher à la nôtre.
Dans les terres transgangétiques, les peuples sont malais, et leurs nationalités se
brouillent en nuances imperceptibles autant qu'innombrables, suivant que les éléments
jaunes ou noirs dominent. Lorsqu'une invasion de l'est donne la prépondérance aux
premiers, l'esprit brahmanique recule, et c'est la situation des derniers siècles, dans bien
des provinces, où des ruines imposantes et de pompeuses inscriptions en caractères
dévanagaris proclament encore l'antique domination de la race sanscrite, ou, du moins,
des bouddhistes chassés par elle.
Quelquefois aussi le principe blanc reprend le dessus. Ainsi, ses missions poursuivent, en ce moment, de véritables succès dans l'Assam 3, les États annamitiques 4, chez
1

2

3

4

M. Pickering, jugeant sur ses observations personnelles, tient les japonais pour identiques de race
avec les Malais polynésiens (p. 117). – Il n'est pas impossible qu'avant toute invasion hindoue à
Java, les japonais n'y aient eu des établissements. Un des noms anciens de l'île est Cha-po. On y
connaît deux districts appelés, l'un Ja-pan et l'autre Ji-pang. On sait, d'ailleurs, qu'à une époque très
lointaine, les Japonais ont navigué dans tout l'archipel. (W. v. Humboldt. Ueber die Kawi-Sprache,
t. I, p. 19 ; Crawfurd, Arcbipelago, t. III, p. 465.)
M. Jurien de la Gravière a fait justice de l'espèce d'Arcadie que les voyageurs anglais avaient
installée dans ces îles. (Revue des Deux-Mondes, 1852.)
La civilisation de ce pays affecte des formes brahmaniques. Les rois ont la prétention de descendre
des dieux de l'Inde ; mais ils ne font pas dater leurs annales plus haut que l'ère des Vikramaditya
(deux siècles av. J.-C.). Il y a eu des immigrations de kschattryas assez récentes, puis le
brahmanisme fut étouffé pendant quelque temps pour être rétabli au XVIIe siècle. (Ritter, Erdkunde,
Asien, t. III, p. 298 et pass.)
Les Siamois sont, à coup sûr, le peuple le plus avili de la terre, parmi les nations relativement
civilisées ; et ce qui est assez remarquable, c'est qu'ils savent tous lire et écrire. (Ritter, Erdkunde,
Asien, t. III, p. 1152.) Ceci semblerait fort contraire à l'avis des économistes anglais et français, qui

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406

les Birmans 1. Au Népaul, des invasions modernes ont également donné de la puissance
au brahmanisme, mais quel brahmanisme ! Aussi imparfait que la race jaune a pu le
rendre.
Au nord, vers le centre des chaînes de l'Hymalaya, dans ce dédale de montagnes où
les deux Thibets ont établi les sanctuaires du bouddhisme lamaïque, commencent les
imitations inadmissibles des doctrines de Sakya qui atteignent, en s'altérant, jusqu'aux
rivages de la mer Glaciale, presque jusqu'au détroit de Behring.
Des invasions arianes, de différentes époques, ont laissé, au fond de ces montagnes,
de nombreuses tribus mêlées de près au sang jaune. C'est là qu'il faut chercher la source
de la civilisation thibétaine et la cause de l'éclat qu'elle a jeté. L'influence chinoise est
venue, de bonne heure, combattre sur ce terrain le génie de la famille hindoue, et,
soutenue par la majorité des éléments ethniques, elle a naturellement beaucoup gagné
de terrain et en gagne chaque jour davantage.
La culture hindoue est en perte visible autour de Hlassa 2.
Plus haut, vers le nord, elle cesse bientôt d'apparaître, lorsque s'ouvrent les steppes
parcourues par les grandes nations nomades de l'Asie centrale. La contrefaçon des idées
chinoises règne seule, dans ces froides régions, avec un bouddhisme réformé, à peu près
complètement dépouillé d'idées hindoues.
Je ne saurais trop le répéter : on s'est représenté comme beaucoup plus barbares
qu'ils ne le sont, et surtout qu'ils ne l'étaient, ces puissants amas d'hommes qui ont
influé si fort, sous Attila, sous Djen-ghiz-khan, à l'époque de Timour le Boiteux, sur
les destinées du monde, même du monde occidental. Mais, en revendiquant plus de
justice pour les cavaliers jaunes des grandes invasions, je conviens que leur culture

1
2

ont, d'un commun accord, adopté ce genre de connaissances pour le criterium le plus irréfragable de
la moralité et de l'intelligence d'un peuple.
Le brahmanisme s'étend jusqu'au Tonkin ; il y est, à la vérité, très défiguré. (Ritter, ibid., p. 956.)
Ritter, Erdkunde, Asien, t. III, p. 238, 273 et pass., 744. Les idées religieuses du Thibet portent
témoignage de l'extrême mélange de la race. On y remarque des notions hindoues, des traces de
l'ancien culte idolâtrique du pays, puis des inspirations chinoises, enfin, s'il faut en croire un
missionnaire moderne, M. Huc, des traces probables de catholicisme importées au XVIe siècle par
des moines européens et acceptées dans la réforme de Tsong-Kaba. (Souvenirs d'un voyage dans la
Tartarie, le Thibet et la Chine, t. I.) – Au X e siècle, une grande invasion de Kalmoucks et de
Dzoungars avait presque anéanti le bouddhisme. (Ritter, Erdkunde, Asien, t. III, p. 242.) – Depuis
cette époque, et particulièrement sous le règne réparateur de Srong-dzan-gambo, il y a eu quelques
immigrations de religieux venus du nord de l'Inde, c'est-à-dire du Bouran et du Népaul. (Ritter,
ibid., p. 278.) Mais, désormais, c'est le sens chinois qui domine et progresse chaque jour
davantage. La double origine de la civilisation actuelle du Thibet est très bien symbolisée par
l'histoire du mariage de Srong-dzan-gambo. Ce monarque épousa deux femmes, l'une que les
chroniques appellent Dara-Nipol, la Blanche, et qui était fille du souverain du Népaul ; l'autre,
nommée Dara-wen-tching, la Verte, qui venait du palais impérial de Péking. Hlassa fut fondée sous
l'influence de ces deux reines, et l’architecture des monuments de cette ville est tout à la fois
chinoise et hindoue. (Ritter, ibid., p. 238.)

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407

manquait d'originalité et que les constructeurs étrangers de tous ces temples, de tous
ces palais, dont les ruines couvrent les steppes mongoles, demeurant isolés au milieu
des guerriers qui leur demandaient et leur payaient l'emploi de leurs talents, venaient
généralement de la Chine. Cette réserve faite, je puis dire qu'aucun peuple n'a poussé
plus loin que les Kirghizes l'amour de l'imprimerie et de ses productions. Des princes,
sans grande renommée et d'une puissance médiocre, Ablaï, entre autres, ont semé le
désert de monastères bouddhiques, aujourd'hui en décombres. Plusieurs de ces
monuments offraient, jusque dans le siècle dernier, où l'académicien Müller les visita 1,
le spectacle de leurs grandes salles dévastées depuis des années, à moitié démantelées
et sans toits ni fenêtres, pourtant toutes remplies encore de milliers de volumes. Les
livres tombés sur le sol, par suite de la rupture des tablettes moisies qui les supportaient jadis, fournissaient des bourres pour les fusils et du papier pour coller les
fenêtres, à toutes les tribus nomades et aux Cosaques des environs 2.
D'où avaient pu provenir cette persévérance, cette bonne volonté pour la
civilisation, chez les multitudes belliqueuses du XVIe siècle, menant une existence des
plus dures, des plus hérissées de privations, sur une terre improductive ? Je l'ai dit
plus haut : d'un mélange antique de ces races avec quelques rameaux blancs perdus 3.
C'est maintenant l’occasion de toucher un problème qui va prendre, tout à l'heure,
les proportions les plus imposantes et faire presque reculer l'audace de l'esprit.
J'ai cité, dans le chapitre précédent, les noms de six nations blanches connues des
Chinois pour avoir résidé, à une époque relativement récente, sur leurs frontières du
nord-ouest et de l'est. Par ces mots, relativement récente, j'indique le IIe siècle avant
notre ère.
Ces nations ont toutes eu des destinées ultérieures qui sont connues.
Deux d'entre elles, les Yue-tchi et les Ou-soun, habitant sur la rive gauche du
Hoang-ho, contre la lisière du désert de Gobi, furent attaquées par les Huns, Hioungniou, peuple de race turque, venu du nord-est. Obligées de céder au nombre, et
séparées dans leurs retraites, elles allèrent se fixer, les Yue-tchi, un peu plus bas vers le

1

2
3

Ce savant avait une manière, toute particulière à lui, d'explorer les contrées sur lesquelles devait
s'escrimer son érudition. Il s'établissait de son mieux dans une ville ou dans un village, et
s'entourait de tout le confortable disponible. Puis il envoyait à la découverte un caporal et trente
Cosaques, et consignait gravement dans ses notes les observations que ces doctes militaires lui
rapportaient. (Ritter, ibid., p. 734.)
Ritter, t. I, p. 744 et pass.
Les langues turques et mongoles. le tongouse et son dérivé, le mandchou, portent des marques de ce
fait si considérable. Tous ces idiomes contiennent un grand nombre de racines indo-germaniques.
(Ritter, Erdkunde, Asien, t. I, p. 436.) – Au point de vue physiologique, on observe encore que les
yeux bleus ou verdâtres, les cheveux blonds ou rouges se rencontrent fréquemment chez certaines
populations actuelles de la Mongolie. (Ibid.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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sud-ouest, et les Ou-soun, assez loin dans la même direction, sur le versant
septentrional du Thian-chan 1.
La redoutable progression des masses ennemies ne les laissa pas longtemps jouir en
paix de leur patrie improvisée. Au bout de douze ans les Yue-tchi furent accablés de
nouveau. Ils traversèrent le Thian-chan, longèrent le nouveau pays des Ou-soun et
vinrent s'abattre au sud, sur le Sihoun, dans la Sogdiane. Là se trouvait une nation
blanche comme eux, appelée les Szou par les Chinois, et que les historiens grecs
nomment les Gètes ou Indo-Scythes. Ce sont les Khétas du Mahabharata, les Ghats
actuels du Pendjab, les Utsavaran-Kétas du Kachemyr occidental. Ces Gètes, attaqués
par les Yue-tchi, leur cédèrent la place, et reculèrent sur la monarchie métisse et
dégénérée des Bactriens-Macédoniens. L'ayant renversée, ils fondèrent, au milieu de
ses débris, un empire qui ne laissa pas que de devenir assez important.
Pendant ce temps, les Ou-soun avaient résisté avec bonheur aux assauts des hordes
hunniques. Ils s'étaient étendus sur les rives de la rivière Yli, et y avaient établi un État
considérable. Comme chez les Arians primitifs, leurs mœurs étaient pastorales et
guerrières, leurs chefs portaient ce titre que la transcription chinoise fait prononcer
kouen-mi ou houen-mo, et dans lequel on retrouve aisément la racine du mot
germanique kunig 2. Les demeures des Ou-soun étaient sédentaires.
La prospérité de cette nation courageuse s'éleva rapidement. L'an 107 avant J.-C.,
c'est-à-dire 170 ans après la migration, l'établissement de ce peuple offrait assez de
solidité pour que la politique chinoise crût devoir s'en faire un appui contre les Huns.
Une alliance étroite fut formée entre l'empereur et le kouen-mi des Ou-soun, et une
princesse vint, du royaume du Milieu, partager la puissance du souverain blanc et
porter le titre de kouen-ti (queen) 3.
Mais l'esprit d'indépendance personnelle et de fractionnement, propre à la race
ariane, décida trop tôt du sort d'une monarchie qui, exposée à d'incessantes attaques,
aurait eu besoin d'être fortement unie pour y faire tête. Sous le petit-fils de la reine
chinoise, la nation se partagea en deux branches, régies par des chefs différents, et, à la
suite de cette scission malencontreuse, la partie du nord se vit bientôt accablée par des
barbares jaunes, appelés les Sian-pi, qui, accourant en grand nombre, chassèrent les
habitants. D'abord les fugitifs se retirèrent vers l'ouest et le nord. Après être restés
dans leur asile pendant quatre cents ans, ils furent de nouveau expulsés et dispersés.
Une fraction chercha un refuge au delà du Jaxartes, sur les terres de la Transoxiane ; le
reste gagna vers l'Irtisch et se retira dans la steppe des Kirghizes, où, en 619 de notre
ère, étant tombé sous la sujétion des Turcs, il s'allia à ses vainqueurs et disparut 4.
1
2
3
4

Ritter, t. I, p. 431 et pass.
Ritter, Erdkunde, Asien, t. I, p. 433-434.
Ritter, Erdkunde, Asien, t. I, p. 433-434.
Ritter, loc. cit.

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409

Pour l'autre branche des Ou-soun, elle fut absorbée par les envahisseurs, et se mêla
à eux comme l'eau d'un lac à celle du grand fleuve qui la traverse.
À côté des Ou-soun et des Yue-tchi, quand ils habitaient sur le Hoang-ho, vivaient
d'autres peuples blancs. Les Ting-ling occupaient le pays à l'occident du lac Baïkal ; les
Khou-te tenaient les plaines à l'ouest des Ou-soun ; les Chou-le s'étendaient vers la
contrée plus méridionale où est aujourd'hui Kaschgar ; les Kian-kouan ou Ha-kas
montaient vers le Jénisseï où, plus tard, ils se sont fondus avec les Kirghizes. Enfin, les
Yan-thsaï, Alains-Sarmates, touchaient à l'extrémité septentrionale de la mer
Caspienne 1.
On n'a pas perdu de vue qu'il s'agit ici de l'an 177 ou 200 avant J.-C. On a remarqué
aussi que tous ceux des peuples blancs que je viens de nommer, quand ils ont pu se
maintenir, ont fondé des sociétés : tels les Szou ou Khétas, les Ou-soun et les Yanthsaï ou Alains. Je passe à une nouvelle considération qui se déduit de ce qui précède.
Puisque la race noire occupait, dans les temps primordiaux, et avant la descente des
nations blanches, la partie australe du monde, ayant pour frontières, en Asie, tout au
moins la partie inférieure de la mer Caspienne d'une part, de l'autre les montagnes du
Kouen-loun, vers le 36° degré de latitude nord, et les îles du Japon sous le 4° à peu
près ; que la race jaune, à la même époque, antérieurement à toute apparition des
peuples blancs dans le sud, se trouvait avancée au moins jusqu'au Kouen-loun, et, dans
la Chine méridionale, jusqu'au rivage de la mer Glaciale, tandis que, dans les pays de
l'Europe, elle allait jusqu'en Italie et en Espagne, ce qui suppose l'occupation préalable
du nord 2 ; puisque, enfin, la race blanche, en apparaissant sur les crêtes de l'Imaüs et
se laissant voir sur les limites du Touran, envahissait des terres qui lui étaient toutes
nouvelles ; pour toutes ces raisons, il est bien évident, bien incontestable, bien positif
que les premiers domaines de cette race blanche doivent être cherchés sur les plateaux
du centre de l'Asie, vérité déjà admise, mais de plus, qu'on peut les délimiter d'une
manière exacte. Au sud, ces territoires ont leur frontière depuis le lac Aral jusqu'au
cours supérieur du Hoang-ho, jusqu'au Khou-khou-noor. À l'ouest, la limite court de la
mer Caspienne aux monts Ourals. À l'est, elle remonte brusquement en dehors du
Kouen-loun vers l'Altaï. La délimitation au nord semble plus difficile ; cependant nous
allons, tout à l'heure, la chercher et la trouver.

1
2

Ritter, t. I, p. 1110 et 1114. – Les Kirghizes ont absorbé, à la fois, les Ting-ling et les Ha-kas.
Les invasions dans l'ouest étaient extrêmement facilitées à la race jaune par la configuration du
terrain. M. le baron A. de Humboldt remarque que, depuis les rives de l'Obi, par le 78° de
longitude, jusqu'aux bruyères du Lunebourg, de la Westphalie et du Brabant, le pays offre
exactement le même aspect, triste et monotone. (Asie centrale, t. I, p. 55.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

410

La race blanche était très nombreuse, le fait n'est pas contestable 1. J'en ai donné
ailleurs les preuves principales. Elle était, de plus, sédentaire et, de plus, malgré les
émissions considérables de peuples qu'elle avait faites au dehors de ses frontières,
plusieurs de ses nations restèrent encore dans le nord-ouest de la Chine, longtemps
après que la race jaune eut réussi à rompre la résistance du tronc principal, à le briser, à
le disperser et à s'avancer à sa place dans l'Asie australe. Or, la position qu'occupent,
au IIe siècle avant notre ère, les Yue-tchi et les Ou-soun, sur la rive gauche du Hoangho, en tirant vers le Gobi supérieur, c'est-à-dire sur la route directe des invasions
jaunes, vers le centre de la Chine, a de quoi surprendre, et l'on pourrait la considérer
comme forcée, comme étant le résultat violent de certains chocs qui auraient repoussé
les deux rameaux blancs d'un territoire plus ancien et plus naturellement placé, si la
position relative des six autres nations que j'ai aussi nommées, n'indiquait pas que tous
ces membres de la grande famille dispersée se trouvaient réellement chez eux et
formaient le jalonnement des anciennes possessions de leur race, au temps de la
réunion. Ainsi, il y avait eu extension primitive des peuples blancs au delà du lac
Khou-khou-noor vers l'est, tandis qu'au nord ces mêmes peuples touchaient encore, à
une époque assez basse, au lac Baïkal et au cours supérieur du Jénisseï. Maintenant
que toutes les limites sont précisées, il y a lieu de chercher si le sol qu'elles embrassent
ne renferme plus aucun débris matériel, aucune trace, qui puissent se rapporter à nos
premiers parents. Je sais bien que je demande ici des antiquités presque hyperboliques.
Cependant la tâche n'est pas chimérique en présence des découvertes curieuses et
entourées de tant de mystères qui eurent l'honneur, au dernier siècle, d'attirer l'attention
de l'empereur Pierre le Grand, et de donner, en sa personne, une preuve de plus de
cette espèce de divination qui appartient au génie.
Les Cosaques, conquérants de la Sibérie à la fin du XVIe siècle, avaient trouvé des
traînées de tumulus soit de terre, soit de pierres, qui, au milieu de steppes complètement désertes, accompagnaient le cours des rivières. Dans l'Oural moyen, on en
rencontrait aussi. Le plus grand nombre était de grandeur médiocre. Quelques-uns,
magnifiquement construits en blocs de serpentin et de jaspe, affectaient la forme
pyramidale et mesuraient jusqu'à cinq cents pieds de tour à la base 2.
Dans le voisinage de ces sépultures, on remarquait, en outre, des restes étendus de
circonvallations, des remparts massifs, et, ce qui est encore aujourd'hui d'une grande
1

2

Les territoires sibériens qu'elle occupait étaient assez vastes pour la contenir, car ils ne mesurent pas
moins de 300,000 lieues carrées. (Humboldt, Asie centrale, t. I, p. 176.) Les ressources que
présentaient ces pays pour la nourriture de masses considérables étaient également très suffisantes.
Les plaines de la Mongolie actuelle, appelées par les Chinois la Terre des Herbes, offraient des
pâturages immenses aux nombreux troupeaux d'une famille humaine essentiellement pastorale. Le
seigle et l'orge réussissent très avant dans le nord. À Kaschgar, à Khoten, à Aksou, à Koutché, dans
le parallèle de la Sardaigne, on cultive le coton et les vers à soie. Plus au nord, à Yarkand, à Hami,
à Kharachar. les grenades et les raisins arrivent à maturité. (Asie centrale, t. III, p. 20.) – « Au delà
du Jenisséï, à l'est du « méridien de Sayansk, et surtout au delà du lac Baïkal, la Sibérie même
prend un « caractère montueux et agréablement pittoresque. » (Ibid., p. 23.)
Ritter, Erdkunde, Asien, t. II, p. 332 et pass., p. 336.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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utilité pour les Russes, d'innombrables travaux de mines sur tous les points riches en
or, en argent et en cuivre 1.
Les Cosaques et les administrateurs impériaux du XVIIe siècle auraient fait peu
d'attention à ces restes d'antiquités inconnues, sauf, peut-être, les ouvertures de mines,
si une circonstance intéressante ne les avait captivés. Les Kirghizes étaient dans
l'habitude d'ouvrir ces tombeaux, beaucoup d'entre eux en faisaient même un métier, et
ce n'était pas sans raison. Ils en extrayaient, en grande quantité, des ornements ou des
instruments d'or, d'argent et de cuivre. Il ne paraît pas que le fer s'y soit jamais montré.
Dans les monuments construits pour le commun peuple, la trouvaille était de médiocre
valeur ; aussi les chasseurs kirghizes ont-ils laissé subsister, jusqu'à nos jours, un grand
nombre de ces constructions. Mais les plus belles, celles qui annonçaient, chez le mort,
du rang ou de la richesse, ont été bouleversées sans pitié, non sans profit, car dans leur
sein l'or a été recueilli avec profusion.
Les Cosaques prirent bientôt leur part de ces opérations destructives ; mais Pierre
le Grand, l'ayant appris, défendit de fondre ni de détruire les objets déterrés dans les
excavations, et ordonna de les lui envoyer à Saint-Pétersbourg. C'est ainsi que fut
formé, dans cette capitale, le curieux musée des antiquités tchoudes, précieux par la
matière et plus encore par la valeur historique. On appela ces monuments tchoudes ou
daours, honneur peu mérité qu'on faisait aux Finnois, faute de connaître les véritables
auteurs.
Les découvertes ne devaient pas se borner là. Bientôt on s'aperçut qu'on n'avait pas
vu tout. À mesure qu'on avançait vers l'est, on trouvait des tombeaux par milliers, des
fortifications, des mines. Dans l'Altaï, on remarqua même des restes de cités, et, de
proche en proche, on put se convaincre que ces mystérieuses traces de la présence de
l'homme civilisé embrassaient une zone immense, puisqu'elles s'étendaient depuis
l'Oural moyen jusqu'au cours supérieur de l’Amour, prenant ainsi toute la largeur de
l'Asie et couvrant de marques irrécusables d'une haute civilisation ces terribles plaines
sibériennes aujourd'hui désertes, stériles et désolées. Vers le sud, on ne connaît pas la
limite des monuments. À Semipalatinsk, sur l'Irtisch, dans le gouvernement de Tomsk,
les campagnes sont hérissées de puissantes accumulations de terre et de pierres. Sur le
Tarbagataï et la Chaïnda, des débris de cités nombreuses laissent contempler encore des
ruines colossales 2.

1

2

La limite des tombeaux et des mines tchoudes s'arrête vers le nord, au 58° ; et, du côté du sud, elle
descend jusqu'au 45°. L'extension de l'est à l'ouest va depuis l'Amour moyen jusque sur le Volga,
jusqu'au pied oriental de l'Oural. (Ritter, ibid., p. 337.)
Ritter, ibid., p. 325 et pass. Il semblerait que les monuments puissent se distinguer en deux classes,
et celle à laquelle appartient la plus haute antiquité indique aussi la civilisation la plus complète.
(Ibid., t. II, p. 333.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

412

Voilà les faits. À leur suite se présente cette question : à quels peuples nombreux et
civilisés ont appartenu ces fortifications, ces villes, ces tombeaux, ces instruments d'or
et d'argent ?
Pour obtenir une réponse, il faut ici procéder d'abord par exclusion. On ne saurait
penser à attribuer toutes ces merveilles aux grands empires jaunes de la haute Asie. Eux
aussi ont laissé des marques de leur existence. On les connaît, ces marques, et ce ne
sont pas celles-là. Elles ont une tout autre apparence, une autre disposition. Il n'y a
pas moyen de les confondre avec celles dont il est question ici. De même pour les
restes de la grandeur passagère de certaines peuplades, comme les Kirghizes. Les
couvents bouddhiques d'Ablaï-kitka ont leur caractère, qui ne saurait être confondu
avec celui des constructions tchoudes 1.
Les temps modernes ainsi mis hors de cause, cherchons dans les temps anciens à
quelle nation nous pouvons nous adresser. M. Ritter insinue que les habitants de ce
mystérieux et vaste empire septentrional pourraient bien avoir été les Arimaspes
d’Hérodote.
Je me permettrai de résister à l'opinion du grand érudit allemand, qui ne fait
d'ailleurs qu'offrir cette solution sans paraître lui-même convaincu de sa valeur. Pour
s'y tenir, il faudrait, ce me semble, forcer le texte du père de l'Histoire. Que dit-il ? Il
raconte qu'au-dessus des Hindous demeurent les Arimaspes, et il décrit les Arimaspes ;
mais au-dessus des Arimaspes résident les Gryphons, plus loin encore les
Hyperboréens. Tous ces peuples sont les mêmes nations à demi fantastiques dont les
poètes de l'Inde peuplent l'Uttara-Kourou 2. Je ne vois aucun motif d'attribuer à ces
fantômes, qui cachent d'ailleurs des peuples réels et, sans nul doute, de race blanche, ce
que l'on doit reporter à de vrais hommes, On serait plus près de la vérité en ne voyant
dans les Issédons, les Arimaspes, les Gryphons, les Hyperboréens, que des fragments
de l'antique société blanche, des peuples apparentés aux Arians zoroastriens, aux
Sarmates 3. Ce qui appuie cette opinion, c'est que jusqu'ici les géographes avaient placé
1

2

3

M. Ritter fait ici une observation pleine de sens et de profondeur. Comment, dit-il, se pourrait-il
faire que des populations jaunes, que des Kalmouks, ces hommes absolument dénués d'imagination,
eussent donné cours au mythe des Gryphons, et, devenus les Arimaspes, se fussent entourés de tant
de peuples si singulièrement fabuleux ? En effet, le génie finnois n'atteint pas à de tels résultats.
(Ritter, ibid., p. 336.)
Lassen, Zeitschrift für d. K. d. Morgenl., t. II, p. 62 et 65. Les Grecs avaient puisé leurs
connaissances à demi romanesques des peuples de l'Asie centrale à la source bactrienne à peu près
identique avec celle du Mahabharata. L'Uttara-Kourou, le pays primitif des Kauravas, les Attacori de
Pline, était aussi l'Hataka, la terre de l’or. Près de là demeuraient les Risikas qui, ayant des chevaux
merveilleux, ressemblent fort aux Arimaspes. (Hérodote, IV, 13 et 17.)
Il est incontestable que les Arimaspes portent, dans la première syllabe de leur nom une sorte de
témoignage de leur origine blanche. Ne pourrait-on retrouver encore actuellement dans le nord de la
Sibérie la même racine are avec quelques-unes de ses conséquences ethnologiques ? Strahlenberg
raconte que les Wotiaks se nomment, en leur langue, Arr, et appellent leur pays Arima. Il ne
s'ensuivrait pas, sans doute, que les Wotiaks fussent un peuple de race ariane ; mais on pourrait
conclure que ce sont des métis blancs et jaunes qui ont conservé le nom d'une partie de leurs

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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ces tribus en cercle autour de la Sogdiane et nullement dans le nord sibérien. C'est le
vrai sens d'Hérodote, et rien ne porte à y être infidèle. De plus, les récits d'Aristée de
Proconnèse, tels qu'Hérodote les rapporte, ont trait à une époque où les nations
blanches de l'Asie étaient trop divisées, trop poursuivies pour pouvoir fonder de
grandes choses, et laisser des traces d'une civilisation étendue sur de si immenses
contrées.
Si ces peuples avaient été aussi puissants que M. Ritter le suppose, les Chinois
n'auraient pu éviter de très nombreux rapports avec eux, et les Grecs, qui savaient de si
belles choses de ces Chinois, que je ne fais pas difficulté de reconnaître dans les
Argippéens chauves, sages et essentiellement pacifiques 1, auraient donné également
des détails plus minutieux et plus exacts sur des faits aussi frappants que ceux dont les
monuments tchoudes proclament l'existence. Il ne me paraît donc nullement possible
qu'au VIe siècle avant J.-C. tout le centre de l'Asie ait été la possession d'un grand
peuple cultivé, s'étendant du Iénisséi à l'Amour, dont ni les Chinois, ni les Grecs, ni les
Perses, ni les Hindous n'auraient jamais eu ni vent ni nouvelles, tous persuadés, au
contraire, à l'exception des premiers, qui ont le privilège de ne rêver à rien, qu'il fallait
peupler ces régions inconnues de créatures à moitié mythologiques.
Si l'on ne peut pas accorder de telles œuvres au temps d'Hérodote, comme il n'est
pas possible non plus de les reporter, après lui, à l'époque d'Alexandre, par exemple,
où ce prince, s'étant avancé jusqu'à l'extrémité de la Sogdiane, n'aurait rien appris des
merveilles du nord, ce qui est inadmissible, il faut, de toute nécessité, se plonger
intrépidement dans ce que l'antiquité a de plus reculé, de plus noir, de plus ténébreux,
et ne pas hésiter à voir dans les contrées sibériennes le séjour primitif de l'espèce
blanche, alors que les nations diverses de cette race, réunies et civilisées, occupaient
des demeures voisines les unes des autres, alors qu'elles n'avaient pas encore de motifs
de quitter leur patrie, et de s'éparpiller pour aller en chercher une autre au loin.
Tout ce qu'on a exhumé des tombeaux et des ruines tchoudes ou daouriennes
confirme ce sentiment. Les squelettes sont toujours ou presque toujours accompagnés
de têtes de chevaux. On observe à côté d'eux une selle, une bride, des étriers, des
monnaies marquées d'une rose, des miroirs de cuivre, rencontre si commune parmi les
reliques chinoises et étrusques, si fréquente encore sous les yourtes tongouses où ces
instruments servent aux opérations magiques. Ils se trouvent abondamment dans les
plus pauvres tombeaux daouriens 2. Chose plus remarquable : au siècle dernier, Pallas

1
2

ancêtres. Strahlenberg das Nord-und-œstliche Theil von Europa und Asien, p. 76.) Nota. – Are est
le mot mongol pour dire homme, par opposition à came, femme. (Ibid., 137.) – De même, arian
signifie pur, etc.
Hérodote, IV, 23.
Chez les Bouriates, il est peu de temps où l'on ne rencontre de ces sortes de miroirs suspendus aux
piliers. Le lama s'en sert en y faisant refléter l'image du Bouddha ; puis il verse dessus de l'eau qui,
coulant de là dans un vase, est censée emporter l'image divine et devient consacrée. (Ritter,
Erdkunde, Asien, t. II, p. 119-120.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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aperçut sur un monument en forme d'obélisque et sur des pierres tumulaires des
inscriptions étendues. Un vase retiré d'un sépulcre en portait une également, et W. G.
Grimm n'hésite pas à signaler entre les caractères de ces inscriptions et les runes germaniques, non pas une identité complète, mais une ressemblance imméconnaissable 1.
J'arrive au trait frappant, concluant, selon moi : au nombre des ornements les plus
fréquents, comme les cornes de bélier, de cerf, d'élan, d'argali, en métal, or ou cuivre, le
sujet le plus ordinaire, le plus répété, c'est le sphinx. Il se trouve au manche des miroirs
et même taillé en relief sur des pierres 2.
Il sied bien aux énigmatiques habitants de la Sibérie antique de s'être rendu justice
devant la postérité en lui léguant, comme leur plus parfait emblème, le symbole de
l'impénétrable. Mais, trop prodigué, le sphinx finit par se révéler lui-même. Comme
nous le trouvons chez les Perses sculpté aux murailles de Persépolis, comme nous le
rencontrons en Égypte s'étendant silencieux en face du désert, et que sur les croupes du
Cithéron des Grecs il erre encore tandis qu'Hérodote, ce soigneux observateur, le voit
chez les Arimaspes, il devient possible de poser la main sur l'épaule de cette créature
taciturne, et de lui dire, sinon qui elle est, du moins le nom de son maître. Elle
appartient évidemment en commun à la race blanche. Elle fait partie de son patrimoine,
et bien que le secret de ce qu'elle signifie n'ait pas encore été pénétré, on est autorisé à
déclarer que, là où on l'aperçoit, là furent aussi des peuples arians.
Ces steppes du nord de l'Asie, aujourd'hui si tristes, si désertes, si dépeuplées,
mais non pas stériles, comme on le croit généralement 3, sont donc le pays dont parlent
les Iraniens, l'Airyanemvaëgo, berceau de leurs aïeux. Ils racontaient eux-mêmes qu'il
avait été frappé d'hiver par Ahriman, et qu'il n'avait pas deux mois d'été. C'est l'UttaraKourou de la tradition brahmanique, région située, suivant elle, à l'extrême nord, où
régnait la liberté la plus absolue pour les hommes et pour les femmes ; liberté réglée

1

2

3

W. C. Grimm, Ueber die deutschen Runen, in-12, p. 128 ; Strahlenberg, das Nordund-œstliche
Theil von Europa und Asien, in-4° ; Stockholm, 1730. Le capitaine suédois, premier auteur qui ait
parlé des monuments tchoudes, fait une remarque on ne peut plus intéressante : il dit qu'en Islande,
dans les temps anciens, on écrivait sur des os de poissons avec une couleur rouge indélébile ; que
des caractères tracés avec la même matière se rencontrent chez les Permiens et sur les bords du
Iéniséi, puis à la source de l'Irbyht, et ailleurs encore (p. 363). On entrevoit sans peine les
conclusions à tirer d'un fait aussi remarquable, et il est temps de se rappeler ici que le mot qui, chez
les nations gothiques, signifiait écrire, était mêljan ou gameljan dont le sens véritable est peindre ;
mèl, peinture, et de là, écriture ; ufarmêli, inscription. (W.C. Grimm, Ueber die deutschen Runen,
p. 47.)
« Dans le vestibule du musée (à Barnaul) était un sphinx taillé en pierre, reposant sur un « bloc
carré, et long de quatre pieds sur un pied et demi de large. Ce monument fut, pour « moi, d'un
grand intérêt, ayant été découvert dans un tombeau tchoude. Le travail en « était, à la vérité,
grossier ; mais trouver en ce lieu une production d'une si haute antiquité « me frappa beaucoup. Je
vis aussi plusieurs pierres sépulcrales, provenant également de « tombeaux tchoudes, ornées de basreliefs représentant des figures d'hommes, peu « saillantes et d'une exécution également assez
rude. » (C. F. von Ledebour, Reise durch das Altaï-Gebirge and die soongorische Kirgisen-Steppe,
1re partie ; Berlin, 1829, p. 371-372.)
Voir plus haut, p. 430 et suiv.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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cependant par la sagesse, car là habitaient les Rischis, les saints de l'ancien temps 1.
C'est l'Hermionia des Hellènes, patrie des Hyperboréens, des gens de l'extrême nord,
macrobiens, dont la vie était longue, la vertu profonde, la science infinie, l'existence
heureuse. Enfin, c'était cette contrée de l'est dont les Suèves germaniques ne parlaient
qu'avec un respect sans bornes, parce que, disaient-ils, elle était possédée par leurs
glorieux ancêtres, les plus illustres des hommes, les Semnons 2.
Ainsi, voilà quatre peuples arians qui, depuis la séparation de l'espèce, n'ont jamais
communiqué ensemble, et qui s'accordent à placer dans le fond du nord, à l'est de
l'Europe, le premier séjour de leurs familles. Si un pareil témoignage était repoussé, je
ne sais plus sur quelle base solide pourrait compter l'histoire.
La terre de Sibérie garde donc dans ses solitudes les vénérables monuments d'une
époque bien autrement ancienne que celle de Sémiramis, bien autrement majestueuse
que celle de Nemrod. Ce n'est ni l'argile, ni la pierre taillée, ni le métal fondu que j'en
admire. Je réfléchis que, dans une antiquité aussi haute, la civilisation que je constate
touche de près aux âges géologiques, à cette époque encore troublée par les révoltes
d'une nature mal soumise qui a vu la mise à sec de la grande mer intérieure dont le
désert de Gobi faisait le fond. C'est vers le soixantième siècle avant J.-C. que les
Chamites et les Hindous apparaissent au seuil du monde méridional. Il ne reste donc
plus pour atteindre la limite que la religion et les sciences naturelles semblent imposer à
l'âge du monde qu'un ou deux milliers d'années environ, et c'est pendant cette période
que se développa avec une vigueur dont les preuves sont nombreuses et patentes un
perfectionnement social qui ne laisse pas le moindre espace de durée à une barbarie
primitive. Ce que j'ai répété plusieurs fois déjà sur la sociabilité et la dignité innées de
l'espèce blanche, je crois que je viens de l'établir définitivement ici, et, en écartant, en
repoussant dans un néant inexorable l'homme sauvage, le premier homme des
philosophes matérialistes, celui dont le spectre constamment évoqué sert à combattre
ce que les institutions sociales ont de plus respectable et de plus nécessaire, en
chassant définitivement dans les kraals des Hottentots et jusqu'au fond des cabanes
tongouses, et par delà encore, dans les cavernes des Pélagiens, cette misérable créature
humaine qui n'est pas des nôtres, et qui se dit fille des singes, oublieuse d'une origine
meilleure bien que défigurée, je ne fais autre chose que d'accepter ce que les découvertes
de la science apportent de confirmation aux antiques paroles de la Genèse.
Le livre saint n'admet pas de sauvages à l'aurore du monde. Son premier homme agit
et parle, non pas en vertu de caprices aveugles, non pas au gré de passions purement
brutales, mais conformément à la règle préétablie, appelée par les théologiens loi
naturelle, et qui n'a d'autre source possible que la révélation, asseyant ainsi la morale
sur un sol plus solide et plus immuable que ce droit ridicule de chasse et de pêche
1
2

Lassen, Zeitschrift der deutsch. morgenl. Gesellsch., t. II, p. 39.
Mannert, Germania, p. 2.

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proposé par les docteurs du socialisme. J'ouvre la Genèse, et, au second chapitre, si les
deux ancêtres sont nus, c'est qu'ils sont dans l'état d'innocence : « c'est », dit le livre
saint, « qu'ils ne le prennent point à honte. » Aussitôt que l'état paradisiaque cesse, je
ne vois pas les auteurs de l'espèce blanche se mettre à vaguer dans les déserts. Ils
reconnaissent immédiatement la nécessité du travail, et ils la pratiquent. Immédiatement ils sont civilisés, puisque la vie agricole et les habitudes pastorales leur sont
révélées. La pensée biblique est si ferme sur ce point, que le fondateur de la première
ville est Caïn, le fils du premier homme, et cette ville porte le nom d’Hénoch, le petitfils d'Adam 1.
Inutile de débattre ici la question de savoir si le récit sacré doit être entendu dans un
sens littéral ou de toute autre façon : ce n’est pas de mon sujet. Je me borne à constater
que, dans la tradition religieuse, qui est en même temps le récit le plus complet des âges
primitifs de l'humanité, la civilisation naît, pour ainsi dire, avec la race, et cette donnée
est pleinement confirmée par tous les faits qu'on peut grouper à l'entour.
Encore un mot sur l'espèce jaune. On la voit, dès les âges primordiaux, retenue par
la digue épaisse et puissante que lui oppose la civilisation blanche, contrainte, avant
d'avoir pu surmonter l'obstacle, de se partager en deux branches et d'inonder l'Europe et
l'Asie orientale, en se coulant le long de la mer Glaciale, de la mer du Japon et des
plages de la Chine. Mais il n'est pas possible de supposer, à voir quelles masses
effrayantes se pressaient, au second siècle avant J.-C., dans le nord de la Mongolie
actuelle, que ces multitudes aient pris naissance et continuassent à se former uniquement dans les misérables territoires des Tongouses, des Ostiaks, des Yakouts, et dans
la presqu'île du Kamtschatka.
Tout indique, en conséquence, que le siège originaire de cette race se trouve sur le
continent américain. J'en déduis les faits suivants :
Les peuples blancs, isolés d'abord, à la suite des catastrophes cosmiques, de leurs
congénères des deux autres espèces, et ne connaissant ni les hordes jaunes ni les tribus
noires, n'eurent pas lieu de supposer qu'il existât d'autres hommes qu'eux. Cette
manière de juger, loin d'être ébranlée par le premier aspect des Finnois et des nègres,
s'en confirma au contraire. Les blancs ne purent s'imaginer voir des êtres égaux à eux
dans ces créatures qui, par une hostilité méchante, une laideur hideuse, une
1

Gen., IV, 17 : « Caïn... ædificavit civitatem, vocavitque nomen ejus ex nomine filii sui,
« Henoch. » La suite du récit n'est pas moins curieuse, et ne concorde pas moins avec ce que j'ai dit
des mœurs primitives de la race blanche et de ses habitudes : 20. « Genuit Ada « Jabel, qui fuit
pater habitantium in tentoriis, arque pastorum. » 21. « Et nomen fratris ejus « Jubal ; ipse fuit pater
canentium cithara et organo. » 22. « Sella quoque genuit Tubalcaïn, « qui fuit malleator et faber in
cuncta opera æris et ferri » Ainsi, cinq générations après Caïn, fondateur de la première ville, les
peuples menaient la vie pastorale, connaissaient l'art du chant, c'est-à-dire conservaient des annales
et savaient travailler les métaux. Je n'ai pas tiré des résultats différents de la série des témoignages
physiologiques, philologiques et historiques que j'ai interrogés jusqu'ici dans ces pages.

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inintelligence brutale et le titre de fils de singes qu'elles revendiquaient, semblaient se
repousser d'elles-mêmes au rang des animaux. Plus tard, quand vinrent les conflits, la
race d'élite flétrit les deux groupes inférieurs, surtout les peuplades noires, de ce nom
de barbares, qui resta comme le témoignage éternel d'un juste mépris.
Mais à côté de cette vérité se trouve encore celle-ci, que la race jaune, assaillante et
victorieuse, tombant précisément au milieu des nations blanches, devint semblable à un
fleuve qui traverse et détruit des gisements aurifères : il charge son limon de paillettes,
et s'enrichit lui-même. Voilà pourquoi la race jaune apparaît si souvent, dans l'histoire,
à demi civilisée et relativement civilisable, importante au moins comme instrument de
destruction, tandis que l'espèce noire, plus isolée de tout contact avec la famille illustre,
reste plongée dans une inertie profonde.

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LIVRE QUATRIÈME
CIVILISATIONS SÉMITISÉES
DU SUD-OUEST

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Livre quatrième

Chapitre premier
L'histoire n'existe que chez les nations blanches.
Pourquoi presque toutes les civilisations se sont
développées dans l'occident du globe.

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Nous abandonnons maintenant, jusqu'au moment d'aller, avec les conquérants
espagnols, toucher le sol du continent américain, ces peuples isolés qui, moins exposés
que les autres aux mélanges ethniques, ont pu conserver, pendant un long enchaînement
de siècles, une organisation contre laquelle rien n'agissait. L'Inde et la Chine nous ont,
dans leur séparation du reste du monde, présenté ce rare spectacle. Et de même que
nous ne verrons plus désormais que des nations enchaînant leurs intérêts, leurs idées,
leurs doctrines et leurs destinées à la marche de nations différemment formées, de
même nous ne verrons plus durer les institutions sociales. Nulle part, nous n'aurons un
seul moment l'illusion qui, dans le Céleste Empire et sur la terre des brahmanes,
pourrait aisément porter l'observateur à se demander si la pensée de l'homme n'est pas
immortelle. Au lieu de cette majestueuse durée, au lieu de cette solidité presque
impérissable, magnifique prérogative que l'homogénéité relative des races garantit aux
deux sociétés que je viens de nommer, nous ne contemplerons plus, à dater du VIIe
siècle avant J.-C., dans la turbulente arène où va se ruer la majeure partie des peuples
blancs, qu'instabilité, inconstance dans l'idée civilisatrice. Tout à l'heure, pour mesurer

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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sur la longueur du temps la série des faits hindous ou chinois, il fallait compter par
dizaines de siècles. Déshabitués de cette méthode, nous constaterons bientôt qu'une
civilisation de cinq à six cents ans est comparativement très vénérable. Les plus
splendides créations politiques n'auront de vie que pour deux cents, trois cents ans, et,
ce terme passé, elles devront se transformer ou mourir. Éblouis un instant de
l'éphémère éclat de la Grèce et de la Rome républicaine, ce nous sera une grande
consolation, quand nous en viendrons aux temps modernes, de réfléchir que, si nos
échafaudages sociaux durent peu, ils ont néanmoins autant de longévité que tout ce que
l'Asie et l'Europe ont vu naître, ont admiré, redouté, puis, une fois mort, foulé aux
pieds depuis cette ère du VIIe siècle avant J.-C., époque de renouvellement et de
transformation quasi complète de l'influence blanche dans les affaires des terres
occidentales.
L'Ouest fut toujours le centre du monde. Cette prétention, toutes les régions un
tant soit peu apparentes l'ont, à la vérité, nourrie et affichée. Pour les Hindous,
l'Aryavarta est au milieu des contrées sublunaires ; autour de ce pays saint s'étendent
les Dwipas, rattachés au centre sacré, comme les pétales de lotus au calice de la divine
plante. Selon les Chinois, l'univers rayonne autour du Céleste Empire. La même
fantaisie amusa les Grecs ; leur temple de Delphes était le nombril de la Bonne Déesse.
Les Égyptiens furent aussi fous. Ce n'est pas dans le sens de cette vieille vanité
géographique qu'il est permis à une nation ou à un ensemble de nations de s'attribuer un
rôle central sur le globe. Il ne lui est pas même accordé de réclamer la direction
constante des intérêts civilisateurs et, sous ce rapport, je me permets de faire une
critique bien radicale du célèbre ouvrage de M. Gioberti 1. C'est, en se plaçant au seul
point de vue moral, qu'il y a de l'exactitude à soutenir que, en dehors de toutes les
préoccupations patriotiques, le centre de gravité du monde social a toujours oscillé
dans les contrées occidentales, sans les quitter jamais, ayant, suivant les temps, deux
limites extrêmes, Babylone et Londres de l'est à l'ouest, Stockholm et Thèbes d'Égypte
du nord au sud ; au delà, isolement, personnalité restreinte, impuissance à exciter la
sympathie générale, et finalement la barbarie sous toutes ses formes.
Le monde occidental, tel que je viens d'en marquer le contour, est comme un
échiquier où les plus grands intérêts sont venus se débattre. C'est un lac qui a
constamment débordé sur le reste du globe, parfois le ravageant, toujours le fertilisant.
C'est une sorte de champ aux cultures bariolées où toutes les plantes, salubres et
vénéneuses, nutritives et mortelles, ont trouvé des cultivateurs. La plus grande somme
de mouvement, la plus étonnante diversité de faits, les plus illustres conflits et les plus
intéressants par leurs vastes conséquences se concentrent là, tandis qu'en Chine et dans
l'Inde il s'est produit bien des ébranlements considérables dont l'univers a été si peu
averti que l'érudition, éveillée par certains indices, n'en découvre les traces qu'avec
beaucoup d'efforts. Au contraire, chez les peuples civilisés de l'Occident, il n'est pas
1

Primato civile e morale dell' Italiani ; in-8°, Bruxelles.

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une bataille un peu sérieuse, pas une révolution un peu sanglante, pas un changement
de dynastie un tant soit peu notable, qui, arrivé depuis trente siècles, n'ait percé jusqu'à
nous, souvent avec des détails qui laissent le lecteur aussi étonné que le peut être
l'antiquaire lorsque, sur les monuments des anciens âges, son œil retrouve intacte la
délicatesse des sculptures les plus fines.
D'où vient cette différence ? C'est que, dans la partie orientale du monde, la lutte
permanente des causes ethniques n'eut lieu qu'entre l'élément arian, d'une part, et les
principes noirs et jaunes, de l'autre. Je n'ai pas besoin de faire remarquer que, là où les
races noires ne combattirent qu'avec elles-mêmes, où les races jaunes tournèrent
également dans leur cercle propre ou bien là encore où les mélanges noirs et jaunes sont
aux prises aujourd'hui, il n'y a pas d'histoire possible. Les résultats de ces conflits étant
essentiellement inféconds, comme les agents ethniques qui les déterminent, rien n'en a
paru, rien n'en est resté. C'est le cas de l'Amérique, de la plus grande partie de l'Afrique
et d'une fraction trop considérable de l'Asie. L'histoire ne jaillit que du seul contact des
races blanches.
Dans l'Inde, l'espèce noble n'a de frottement qu'avec deux antagonistes inférieurs.
Compacte, en débutant, dans son essence ariane, toute son œuvre est de se défendre
contre l'invasion, contre l'immersion au sein des principes étrangers. Ce travail
préservateur se poursuit avec énergie, avec conscience du danger et par des moyens
qu'on peut dire désespérés, et qui seraient vraiment romanesques, s'ils n'avaient donné
des résultats si longuement pratiques. Cette lutte si réelle, si vraie, n'est pourtant pas
de nature à produire l'histoire proprement dite. Comme le rameau blanc mis en action
est, ainsi que je viens de le dire, compact, et qu'il a un but unique, une seule idée
civilisatrice, une seule forme, c'est assez pour lui que de vaincre et de vivre. Peu de
variété dans l'origine des mouvements enfante peu de désirs de conserver la trace des
faits, et de même qu'on a remarqué avec raison que les peuples heureux n'ont pas
d'annales, on peut ajouter qu'ils n'en ont pas, parce qu'ils n'ont à se raconter que ce que
tout le monde sait chez eux. Ainsi le développement d'une civilisation unitaire telle que
celle de l'Inde, n'offrant à la réflexion nationale que très peu d'innovations surprenantes,
de renversements inattendus dans les pensées, dans les doctrines, dans les mœurs, n'a
rien non plus de grave à narrer, et de là vient que les chroniques hindoues ont toujours
revêtu la forme théologique, les couleurs de la poésie, et présentent une si complète
absence de chronologie et de si considérables lacunes dans l'enregistrement des choses.
En Chine, recueillir des faits est un usage des plus anciens. On se l'explique en
observant que la Chine a été de bonne heure en relation avec des peuples généralement
trop peu nombreux pour la pouvoir conquérir, assez forts cependant pour l'inquiéter et
l'émouvoir, et qui, formés, en tout ou en partie, d'éléments blancs, ne venaient pas
seulement, lorsqu'ils l'attaquaient, heurter des sabres, mais aussi des idées. La Chine,
bien qu'éloignée du contact européen, a eu pourtant beaucoup de part aux contre-coups
des différentes migrations, et plus on lira les grandes compilations de ses écrivains,

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plus on y trouvera de renseignements sur nos propres origines, renseignements que
l'histoire de l'Aryavarta ne nous fournit pas avec une précision comparable. Déjà,
depuis plusieurs années, c'est par les livres des lettrés que l'on a modifié, de la manière
la plus heureuse, nombre d'idées fausses sur les Huns et les Alains. On y a recueilli
encore des détails précieux au sujet des Slaves, et peut-être le trop petit nombre de
renseignements jusqu'ici obtenus sur les débuts des peuples sarmates s'augmentera-il,
par cette voie, de nouvelles découvertes. Du reste, cette abondance de réalités antiques,
conservée par la littérature du Céleste Empire, s'applique, et ceci est fort à remarquer,
beaucoup plutôt aux contrées du nord-ouest de la Chine qu'à celles du sud de cet État.
Il n'en faut pas chercher la cause ailleurs que dans le frottement des populations
mélangées de blanc du Céleste Empire avec les tribus blanches ou demi blanches des
frontières ; de sorte qu'en suivant une progression évidente, à partir de l'inerte silence
des races noires ou jaunes, on trouve d'abord l'Inde, avec ses civilisateurs, n'ayant que
peu d'histoire, parce qu'ils ont peu de rapports avec d'autres rameaux de même race.
On rencontre ensuite l'Égypte, qui n'en a qu'un peu plus par la même raison. La Chine
vient après, en en présentant davantage, parce que les frottements avec l'étranger arian
ont été réitérés, et on arrive ainsi au territoire occidental du monde, à l'Asie antérieure,
aux contrées européennes, où les annales alors se développent avec un caractère
permanent et une activité infatigable. C'est parce que là ne s'affrontent plus seulement
un ou deux ou trois rameaux de l'espèce noble, occupés à se défendre de leur mieux
contre l'enlacement des branches inférieures de l'arbre humain. La scène est tout autre,
et sur ce théâtre turbulent, à dater du septième siècle avant notre ère, de nombreux
groupes de métis blancs doués de différentes manières, tous aux prises les uns avec les
autres, combattant du poing et surtout de l'idée, modifient sans fin leurs civilisations
réciproques au milieu d'un champ de bataille où les peuples noirs et jaunes ne
paraissent plus que déguisés par des mélanges séculaires et n'agissent sur leurs
vainqueurs que par une infusion latente et inaperçue, dont le seul auxiliaire est le
temps. Si, en un mot, l'histoire s'épanouit dès ce moment dans les régions occidentales,
c'est que désormais ce qui sera à la tête de tous les partis sera mélangé de blanc, qu'il ne
sera question que d'Arians, de Sémites (les Chamites étant déjà fondus avec ceux-ci), de
Celtes, de Slaves, tous peuples originairement nobles, ayant des idées spéciales, tous
s'étant fait sur la civilisation un système plus ou moins raffiné, mais tous en possédant
un, et se surprenant, s'étonnant les uns les autres par les doctrines qu'ils vont émettant
en toutes choses, et dont ils cherchent le triomphe sur les doctrines rivales. Cet
immense et incessant antagonisme intellectuel a semblé, de tout temps, à ceux qui
l'accomplissaient, des plus dignes d'être observé, recueilli, enregistré heure par heure,
tandis que d'autres peuples moins tourmentés n'estimaient pas utile de garder grand
souvenir d'une existence sociale toujours uniforme, malgré les victoires gagnées sur des
races à peu près muettes. Ainsi, l'ouest de l'Asie et de l'Europe est le grand atelier où se
sont posées les plus importantes questions humaines. C'est là, en outre, que pour les
besoins du combat civilisateur, tout ce qui, dans le monde, a été d'un prix capable
d'exciter la convoitise a tendu inévitablement à se concentrer.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

423

Si on n'y a pas tout créé, on a voulu tout y posséder, et toujours on y a réussi, dans
la mesure où l'essence blanche exerçait son empire, car, il ne faut pas l'oublier, la race
noble n'y est pure nulle part, et repose partout sur un fond ethnique hétérogène qui,
dans la plupart des circonstances, la paralyse d'une manière qui pour être inaperçue
n'en est pas moins décisive. Aux temps où l'action blanche s'est trouvée le plus libre,
on a vu dans le milieu occidental, dans cet océan où se déversent tous les courants
civilisateurs, on a vu les conquêtes intellectuelles des autres rameaux blancs agissant au
centre des sphères les plus éloignées, venir tour à tour enrichir le trésor commun de la
famille. C'est ainsi qu'aux belles époques de la Grèce, Athènes s'empara de ce que la
science égyptienne connaissait de meilleur et de ce que la philosophie hindoue
enseignait de plus subtil.
À Rome, de même, on eut l'art de se saisir des découvertes appartenant aux points
les plus lointains du globe. Au moyen âge, où la société civile semble, à beaucoup de
personnes, inférieure à ce qu'elle fut sous les Césars et les Augustes, on redoubla
cependant de zèle et on obtint de plus grands succès pour la concentration des
connaissances. On pénétra bien plus avant dans les sanctuaires de la sagesse orientale,
on y recueillit bien plus de notions justes ; et, en même temps, d'intrépides voyageurs
accomplissaient, poussés par le génie aventureux de leur race, des voyages lointains
auprès desquels les périples de Scylax et d'Annon, ceux de Pythéas et de Néarque
méritent médiocrement d'être cités. Et, cependant, un roi de France, et même un pape
du douzième siècle, promoteurs et soutiens de ces généreuses entreprises, étaient-ils
comparables aux colosses d'autorité qui gouvernèrent le monde romain ? C'est qu'au
moyen âge, l'élément blanc était plus noble, plus pur, plus actif par conséquent que les
palais de la Rome antique ne l'avaient connu.
Mais nous sommes au septième siècle avant l'ère chrétienne, à cette époque
importante où, dans la vaste arène du monde occidental, l'histoire positive commence
pour ne plus cesser, où les longues existences d'État ne vont plus être possibles, où les
chocs des peuples et des civilisations se succéderont à de très courts intervalles, où la
stérilité et la fécondité sociales devront se déplacer et se remplacer dans les mêmes
pays, au gré de l'épaisseur plus ou moins considérable des éléments blancs qui
recouvriront les fonds noirs ou jaunes. C'est ici le lieu de revenir sur ce que j'ai dit dans
le premier livre, de l'importance accordée par quelques savants à la situation
géographique.
Je ne renouvellerai pas mes arguments contre cette doctrine. Je ne répéterai pas
que, si les emplacements d'Alexandrie, de Constantinople, étaient totalement indiqués
pour devenir de grands centres de population, ils seraient demeurés et resteraient tels
dans tous les temps, allégation démentie par les faits. Je ne rappellerai pas non plus
que, à en juger ainsi, ni Paris, ni Londres, ni Vienne, ni Berlin, ni Madrid, n'auraient
aucun titre à être les célèbres capitales que ces villes sont toutes devenues, et, qu'à leur
place, nous aurions vu, dès la naissance des premiers marchands, Cadix ou peut-être

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

424

mieux Gibraltar, Alexandrie beaucoup plus tôt que Tyr ou Sidon, Constantinople à
l'exclusion éternelle d'Odessa, Venise, sans espoir pour Trieste, accaparer une
suprématie naturelle, incommunicable, inaliénable, indomptable, si je puis employer ce
mot, et l'histoire humaine tourner éternellement autour de ces points prédestinés. En
effet, ce sont bien les lieux de l'Occident les plus favorablement placés pour servir la
circulation. Mais, et la chose est fort heureuse, le monde a d'autres et plus grands
intérêts que ceux de la marchandise. Ses affaires ne vont pas au gré de la secte
économiste. Des mobiles plus élevés que les vues de doit et avoir président à ses actes,
et la Providence a, dès l'aurore des âges, ainsi établi les règles de la gravitation sociale,
que le lieu le plus important du globe n'est pas nécessairement le mieux disposé pour
acheter ou pour vendre, pour faire transiter des denrées ou pour les fabriquer, pour
recueillir ou cultiver les matières premières. C'est celui où habite, à un moment donné,
le groupe blanc le plus pur, le plus intelligent et le plus fort. Ce groupe résidât-il, par
un concours de circonstances politiques invincibles, au fond des glaces polaires ou sous
les rayons de feu de l'équateur, c'est de ce côté que le monde intellectuel inclinerait.
C'est là que toutes les idées, toutes les tendances, tous les efforts ne manqueraient pas
de converger, et il n'y a pas d'obstacles naturels qui pussent empêcher les denrées, les
produits les plus lointains d'y arriver à travers les mers, les fleuves et les montagnes.
Les changements perpétuels intervenus dans l'importance sociale des grandes villes
sont une démonstration sans réplique de cette vérité sur laquelle les prétentieuses
déclamations des théoriciens économistes ne peuvent mordre. Rien de plus détestable
que le crédit où l'on voit être une prétendue science qui, de quelques observations
générales appliquées par le bon sens de toutes les époques arianes positives, a su
extraire, en voulant y donner une cohésion dogmatique, les plus grandes et les plus
dangereuses inepties pratiques ; qui, en ne s'emparant que trop de la confiance d'un
public sensible à l'influence des sesquipedalia verba, s'élève au rôle funeste d'une
véritable hérésie en se donnant les airs de dominer, de gourmander, d'accommoder à ses
vues la religion, les lois, les mœurs. Basant la vie humaine tout entière et, de même, la
vie des peuples sur ces mots devenus cabalistiques dans ses écoles : produire et
consommer, elle appelle honorable ce qui n'est que naturel et juste : le travail du
manœuvre, et le mot honneur perd toute la sublimité de sa primitive signification. Elle
fait de l'économie privée la plus haute des vertus, et, à force d'exalter les avantages de la
prudence pour l'individu et les bienfaits de la paix pour l’État, le dévouement, la
fidélité publique, le courage et l'intrépidité deviennent presque des vices au gré de ses
maximes. Ce n'est pas une science, car la négation la plus misérable des véritables
besoins de l'homme, et des plus saints, forme sa base étroite. C'est un mérite de
meunier et de filateur déplacé de son rang modeste et proposé à l'admiration des
empires. Mais, pour me borner à réfuter la moindre de ses erreurs, je dirai, encore une
fois, que, malgré les convenances commerciales qui pouvaient recommander tel ou tel
point topographique, les civilisations de l'antiquité n'ont jamais cessé de s'avancer vers
l'ouest, simplement parce que les tribus blanches elles-mêmes ont suivi ce chemin, et ce
n'est qu'arrivées sur notre continent qu'elles ont rencontré ces mélanges jaunes qui les

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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ont acheminées vers les idées utilitaires adoptées avec plus de réserve par la race ariane
et trop méconnues du monde sémitique. Aussi faudra-t-il s'attendre à voir les nations
blanches de plus en plus réalistes, de moins en moins artistes à mesure qu'on les observera plus avant dans l'ouest. Ce n'est pas, à coup sûr, pour des raisons empruntées à
l'influence climatérique qu'elles seront telles. C'est uniquement parce qu'elles
deviendront à la fois plus mêlées d'éléments jaunes et plus dégagées de principes
mélaniens. Dressons ici, afin de nous en mieux convaincre, une liste de gradation des
résultats que j'indique. Il est nécessaire que le lecteur y soit attentif. Les Iraniens, on va
le constater tout à l'heure, furent plus réalistes, plus mâles que les Sémites, lesquels,
l'étant plus que les Chamites, permettent d'établir cette progression :
Noirs,
Chamites,
Sémites,
Iraniens.
On verra ensuite la monarchie de Darius couler au fond de l'élément sémitique et
passer la palme au sang des Grecs, qui, bien que mélangés, étaient cependant, au temps
d'Alexandre, plus libres d'alliages mélaniens.
Bientôt les Grecs, noyés dans l'essence asiatique, seront ethniquement inférieurs
aux Romains, qui pousseront l'empire du monde d'une bonne distance de plus vers
l'ouest, et qui, dans leur fusion faiblement jaune, blanche à un plus haut degré, et enfin
sémitisée dans une progression croissante, auraient pourtant gardé la domination, si des
compétiteurs plus blancs n'avaient encore une fois paru. Voilà pourquoi les Arians
Germains fixèrent décidément la civilisation dans le nord-ouest.
De même que je viens de rappeler ce principe du livre premier, que la position
géographique des nations ne fait nullement leur gloire et ne contribue (j'aurais pu
l'ajouter) que dans une mesure minime à activer leur existence politique, intellectuelle,
commerciale, de même encore pour les pays souverains les questions de climat restent
non avenues, et ainsi que nous avons vu en Chine l'antique suprématie, donnée dans le
premier temps au Yunnan, passer ensuite au Pé-tché-li ; que dans l'Inde les contrées du
nord sont aujourd’hui les plus vivaces, quand, pendant de longs siècles, le sud, au
contraire, l'emporta, ainsi il n'est pas, dans l'occident du monde, de climats qui n'aient
eu leurs jours d'éclat et de puissance. Babylone où il ne pleut jamais, et l'Angleterre où
il pleut toujours ; le Caire où le soleil est torride, Saint-Pétersbourg où le froid est
mortel, voilà les extrêmes : la domination règne ou a régné dans ces différents lieux.
Je pourrais aussi, après ces questions, soulever celle de la fertilité : rien de plus
inutile. La Hollande nous répond assez que le génie d'un peuple vient à bout de tout,
crée de grandes cités dans l'eau, fait une patrie sur pilotis, attire l'or et les hommages de
l'univers dans des marécages improductifs. Venise prouve plus encore : elle dit que,

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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sans territoire aucun, pas même un marécage, pas même une lande, un État se peut
fonder, qui lutte de splendeur avec les plus vastes et vit au delà des années accordées
aux plus solides.
Il est donc établi que la question de race est majeure pour apprécier le degré du
principe vital dans les grandes fondations ; que l'histoire s'est créée, développée et
soutenue là seulement où plusieurs rameaux blancs se sont mis en contact ; qu'elle revêt
le caractère positif d'autant plus qu'elle traite des affaires de peuples plus blancs, ce qui
revient à dire que ceux-ci sont les seuls historiques, et que le souvenir de leurs actes
importe uniquement à l'humanité. Il s'ensuit encore de là que l'histoire, aux différentes
époques, tient plus de compte d'une nation à mesure que cette nation domine
davantage, ou, autrement dit, que son origine blanche est plus pure.
Avant d'aborder l'étude des modifications introduites au VIIe siècle avant J.-C. dans
les sociétés occidentales, j'ai dû constater l'application de certains principes posés
précédemment et faire jaillir de nouvelles observations du terrain sur lequel je marchais.
J'aborde maintenant l'analyse de ce que la composition ethnique des Zoroastriens
présente de plus remarquable.

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427

Livre quatrième

Chapitre II
Les Zoroastriens.

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Les Bactriens, les Mèdes, les Perses, faisaient partie de ce groupe de peuples qui,
en même temps que les Hindous et les Grecs, furent séparés des autres familles
blanches de la haute Asie. Ils descendirent avec eux non loin des limites septentrionales
de la Sogdiane 1. Là, les tribus helléniques abandonnèrent la masse de l'émigration et
tournèrent à l'ouest, en suivant les montagnes et les bords inférieurs de la Caspienne.
Les Hindous et les Zoroastriens continuèrent à vivre ensemble et à s'appeler du même
nom d'Aryas ou Airyas 2 pendant une période assez longue, jusqu'à ce que des
querelles religieuses, qui paraissent avoir acquis un grand caractère d'aigreur, aient porté
les deux peuples à se constituer en nationalités distinctes 3.

1
2

3

Lassen, Indische Alterthumskunde.
Burnouf ne doute pas que les textes les plus anciens et les plus authentiques du Zend-Avesta ne
fixent le séjour primitif des Zoroastriens au pied du Bordj, sur les bords de l'Arvanda, c'est-à-dire
dans la partie occidentale des Monts Célestes. (Commentaire sur le Yaçna, t. I, additions et
corrections, p. CLXXXV.)
Lassen, Indische Alterth., t. i, p. 516 et passim. - Le Zend-Avesta, livre de cette loi protestante,
reconnaît lui-même qu'il y a eu, dans les temps antérieurs, une autre foi. C'est celle des hommes
anciens, les pischdadiens (alphabet étranger). Je doute que cette antique doctrine fût le
brahmanisme. C'était beaucoup plutôt la source d'où le brahmanisme est sorti, le culte des
purohitas, peut-être même de leurs prédécesseurs. - Les pischdadiens sont appelés nettement par le
Zend-Avesta les hommes anciens, par opposition à ceux qui ont vécu postérieurement à la séparation
d'avec les Hindous, et qui sont nommés en zend nabânazdita (contemporains) et, en sanscrit,
nabhanadichtra, d'après un des fils de Manou, privé de sa part de l'héritage paternel, suivant le
Rigvéda. (Burnouf, Commentaire sur le Yaçna, t. I, p. 566 et passim.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Les nations zoroastriennes occupaient d'assez grands territoires, dont il est difficile
de préciser les bornes au nord-est. Probablement elles s'étendaient jusqu'au fond des
gorges du Muztagh, et sur les plateaux intérieurs, d'où plus tard elles sont venues
apporter aux contrées européennes les noms si célèbres des Sarmates, des Alains et des
Ases. Vers le sud, on connaît mieux leurs limites. Elles envahirent successivement depuis la Sogdiane, la Bactriane et le pays des Mardes jusqu'aux frontières de l'Arachosie,
puis jusqu'au Tigre. Mais ces régions si vastes renferment aussi d'immenses espaces
complètement stériles et inhabitables pour de grandes multitudes. Elles sont coupées
par des déserts de sables, traversées par des montagnes d'une inexorable aridité. La
population ariane ne pouvait donc y subsister en nombre. La force de la race se trouva
ainsi rejetée à jamais hors du centre d'action que devaient embrasser un jour les
monarchies des Mèdes et des Perses. Elle fut réservée par la Providence à fonder bien
plus tard la civilisation européenne.
Quoique séparées des Hindous, les peuplades zoroastriennes de la frontière
orientale ne s'en distinguaient pas aisément à leurs propres yeux ni à ceux des Grecs.
Toutefois, les habitants de l'Aryavarta, en les acceptant pour consanguins, se
refusaient, avec horreur, à les considérer comme compatriotes. Il était d'autant plus
facile à ces tribus limitrophes de n'être qu'à demi zoroastriennes, que la nature de la
réforme religieuse, origine du peuple entier, se basant sur la liberté, était loin de créer
un lien social aussi fort que celui de l'Inde. On est en droit de croire, au contraire,
puisque l'insurrection avait eu lieu contre une doctrine assez tyrannique, que, suivant
l'effet naturel de toute réaction, l'esprit protestant, voulant abjurer la sévère discipline
des brahmanes, avait donné à gauche et institué un peu de licence. En effet, les nations
zoroastriennes nous apparaissent très hostiles les unes aux autres et s'opprimant
mutuellement. Chacune, constituée à part, menait, suivant l'usage de la race blanche,
une existence turbulente au milieu de grandes richesses pastorales, gouvernée par des
magistrats soit électifs, soit héréditaires, mais forcés de compter de près avec l'opinion
publique 1. Toutes ces tribus se piquaient donc d'indépendance. Ainsi organisées, elles
descendaient graduellement vers le sud-ouest, où elles devaient finir par rencontrer les
Assyriens.
Avant l'heure de ce contact, les premières colonnes trouvèrent, dans les environs de
la Gédrosie, des populations noires ou du moins chamites, et se mêlèrent intimement à
elles 2.

1
2

Hérodote, Clio, XCVI.
Voir Klaproth, Asia polyglotta, p. 62. - Ce philologue remarque l'extrême fusion de tous les
idiomes de l'Asie antérieure soit avec les principes arians ou sémitiques, soit aussi avec les éléments
finniques. Il relève cette dernière circonstance pour l'arménien ancien, qui, suivant lui, a beaucoup
de rapport avec les langues du nord de l'Asie. (Ouvr. cité, p. 76. - Cette assertion appuie le système
d'interprétation des inscriptions médiques proposé par M. de Saulcy.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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De là vint que les nations zoroastriennes du sud, celles qui prirent part à la gloire
persique, furent de bonne heure atteintes par une certaine dose de sang mélanien. Le
plus grand nombre, pénétré trop profondément par cet alliage, tomba, longtemps avant
la conquête de Babylone, presque à l'état des Sémites. Ce qui l'indique, c'est que les
Bactriens, les Mèdes et les Perses furent les seuls Zoroastriens qui jouèrent un rôle.
Les autres se bornèrent à l'honneur d'appuyer ces familles d'élite.
Il peut paraître singulier que ces Arians, imprégnés ainsi du sang des noirs,
directement ou par alliance avec les Chamites et les Sémites dégénérés, aient pu arriver
à remplir le personnage important que leur attribue l'histoire.
Si donc on se croyait en droit de supposer, chez toutes leurs tribus, une mesure
égale dans la proportion du mélange, il deviendrait difficile d'expliquer cliniquement la
domination des plus illustres de ces dernières sur les populations assyriennes.
Mais, pour fixer la certitude, il suffit de comparer entre elles les langues
zoroastriennes, ainsi que je l'ai déjà fait ailleurs.
Le zend, ce fait n'est pas douteux, parlé chez les Bactriens, habitants de cette Balk
appelée en Orient la mère des villes 1, les plus puissants des Zoroastriens primitifs,
fut presque pur d'alliages sémitiques, et le dialecte de la Perside, qui ne jouit pas autant
de cette prérogative, la posséda cependant dans un certain degré, supérieur au médique,
moins sémitisé à son tour que le pehlvi, de sorte que le sang des futurs conquérants de
l'Asie antérieure conservait, dans les plus nobles de ses rameaux du sud, un caractère
assez arian pour expliquer la supériorité de ceux-ci,
Les Mèdes et surtout les Perses furent les successeurs de l'ancienne influence des
Bactriens qui, après avoir dirigé les premiers pas de la famine dans les voies du
magisme, avaient perdu leur prépondérance d'une manière aujourd'hui inconnue. Les
héritiers méritaient l'honneur qui leur échut. Nous venons de voir qu'ils étaient restés
Arians, moins complets sans doute que les Zoroastriens du nord-est, et même que les
Grecs, tout autant néanmoins que les Hindous de la même époque, beaucoup plus que
le groupe de leurs congénères, déjà presque absorbé sur les bords du Nil. Le grand et
irrémédiable désavantage que les Mèdes et les Perses apportaient, en entrant sur la
scène politique du monde, c'était leur chiffre restreint et la dégénération déjà avancée
des autres tribus zoroastriennes du sud, leurs alliées naturelles. Toutefois, ils
1

Les Bactriens, en zend Bakhdi, sont les Bahlikas du Mahabharata. Ils étaient parents, suivant ce
poème, du dernier des Kouravas et de Pandou. Ainsi leur caractère profondément arian est bien et
dûment établi. (Lassen, Indische Alterthumskunde, t. I, p. 297 ; voir aussi A F. v. Schack,
Heldensagen von Firdusi, in-8°, Berlin, 1851 ; Enleit., p. 16 et passim ; voir aussi Lassen,
Zeitsch, f. K.. d. Morgenl., qui identifie les Bactriens avec les Afghans, dont le nom national est
Pouschtou, t. II, p. 53.) - Le nom de Balk, (alphabet étranger) donné à la cité des Bactriens, n'est
pas le plus ancien qu'ait porté cette ville. Elle s'est appelée précédemment Zariaspe. (Burnouf,
Comment. sur le Yaçna, notes et éclaircissements, t. I, p. CXII.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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pouvaient commander quelque temps. Ils étaient encore en possession d'un des
caractères les plus honorables de l'espèce noble, une religion plus rapprochée des
sources véridiques que la plupart des Sémites, aux yeux desquels ils allaient être
appelés à faire acte de force.
Déjà, à une époque reculée, une tribu médique avait régné sur l'Assyrie. Sa faiblesse
numérique l'avait contrainte à se soumettre à une invasion chaldéenne-sémite venue des
montagnes du nord-ouest. Dès ce temps, des doctrines religieuses, relativement vénérables, se rattachent au nom de Zoroastre porté par le premier roi de cette dynastie
ariane 1 : il n'y a pas moyen de confondre le prince ainsi appelé avec le réformateur
religieux ; mais la présence d'un tel nom, à la date de 2234 avant J.-C., peut servir à
montrer que les Mèdes et les Perses du VIIe siècle conservaient la même foi
monothéistique que leurs plus anciens ancêtres.
Les Bactriens et les tribus arianes qui les limitaient au nord et à l'est avaient créé et
développé ces dogmes. Ils en avaient vu naître le prophète dans cet âge bien éloigné où,
sous les règnes nébuleux des rois kaïaniens, les nations zoroastriennes, y compris celles
d'où devaient sortir un jour les Sarmates, étaient au lendemain de leur séparation d'avec
les Hindous 2.
À ce moment, la religion nationale, bien que, par sa réforme, devenue étrangère au
culte des purohitas, et même à ces notions théologiques plus simples, patrimoine
primitif de toute la race blanche dans les régions septentrionales du monde. Cette
religion était incomparablement plus digne, plus morale, plus élevée, que celle des
Sémites. On en peut juger par ce fait, qu'au VIIe siècle elle valait mieux, malgré ses
altérations, que le polythéisme, pourtant moins abject, adopté dès longtemps par les
nations helléniques 3. Sous la direction de cette croyance, les mœurs n'étaient pas non
plus si dégradées et conservaient de la vigueur.
Conformément à l'organisation primitive des races arianes, les Mèdes vivaient, par
tribus, dispersés dans des bourgades. Ils élisaient leurs chefs, comme jadis leurs pères
1
2

3

Lassen, Indische Alterth., t. 1, p. 753 et passim.
Kaïanien, vient de Kaï, syllabe qui précède les noms de plusieurs rois de cette dynastie
zoroastrienne : ainsi Kaï-Kaous et Kaï-Khosrou. Ce mot paraît avoir été le titre des monarques. En
zend, il a la forme Kava, et est identique avec le sanscrit Kavi (soleil). Peut-être n'est-il pas sans
intérêt de rapprocher ce sens de celui du Phra égyptien. (Voir Burnouf, Commentaire sur le Yaçna,
t. I, p. 424 et passim.) - Ces rois kaïniens donnèrent la première impulsion à la nationalité
séparatiste des Zoroastriens. Ils ont jeté certainement un grand éclat, puisque, à travers tant de
siècles, ils ont produit des traditions nombreuses et persistantes qui font la partie la plus notable du
Schahnameh.
Comme toutes les religions, aux époques de foi, le magisme était ce qu'on appelle, de nos jours,
intolérant. Il détestait le polythéisme dans toutes ses formes. Xerxès enleva l'idole de Bel, qui
trônait à Babylone, et détruisit ou dévasta tous les temples qu'il rencontra en Grèce. - Ainsi
Cambyse ne fit en Égypte qu'obéir à l'esprit général de sa nation lorsqu'il maltraita si fort les cultes
du pays. (Voir Bœttiger, Ideen zur Kunstmythologie (Dresde, In-8°, 1826), t. I, p. 25 et passim.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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avaient élu leurs viç-patis 1. Ils étaient belliqueux et remuants, toutefois, avec le sens de
l'ordre, et ils le prouvèrent en faisant aboutir l'exercice de leur droit de suffrage à la
fondation d'une monarchie régulière, basée sur le principe d'hérédité 2. Rien là que nous
ne puissions également retrouver dans les Hindous antiques, chez les Égyptiens arians,
chez les Macédoniens, les Thessaliens, les Épirotes, comme dans les nations germaniques. Partout, le choix du peuple crée la forme de gouvernement, presque partout
préfère la monarchie et la maintient dans une famille particulière. Pour tous ces
peuples, la question de descendance et la puissance du fait établi sont deux principes,
ou, pour mieux dire, deux instincts qui dominent les institutions sociales et les
vivifient. Ces Mèdes, pasteurs et guerriers, restèrent des hommes libres, dans toute la
force du terme, même pendant cette période où leur petit nombre les obligea de subir la
suzeraineté des Chaldéens, et, si leur esprit exagéré d'indépendance, en les poussant au
fractionnement et à l'antagonisme des forces, contribua certainement à prolonger leur
temps de subordination, on ne peut admirer assez que cet état n'ait pas dégradé leur
naturel, et qu'après de longs tâtonnements, la nation, ayant rallié toutes ses ressources
dans sa forme monarchique, soit devenue capable, après seize cents ans, de reprendre
la conquête du trône d'Assyrie et de l'exécuter.
Depuis qu'elle avait été chassée de Ninive, elle n'avait pas déchu. Elle avait persisté
dans son culte, honneur bien rare, dû évidemment à son homogénéité persistante. Elle
avait conservé son goût d'indépendance sous des chefs d'ailleurs par trop peu maîtres
de leurs gouvernés : la nation médique était donc restée ariane. Quand une fois elle fut
arrachée à son anarchie belliqueuse, le besoin de donner une application à sa vigueur,
laissée sans emploi par l'heureux étouffement des discordes civiles, tourna ses vues
vers les conquêtes extérieures. Commençant par soumettre les nations parentes établies
dans son voisinage, entre autres, les Perses 3, elle se fortifia de leur adjonction. Puis,
quand elle eut amené sous ses drapeaux et fondu en un seul corps de peuples dont elle
était la tête tous les disciples méridionaux de sa religion, elle attaqua l'empire ninivite.
Beaucoup d'écrivains n'ont vu, dans ces guerres de l'Asie antérieure, dans ces
rapides conquêtes, dans ces États si promptement construits, si subitement renversés,
que des coups de main sans liaison, une série d'événements dénués de causes profondes, et dès lors de portée. N'acceptons pas un tel jugement.

1

2

3

Le mot employé par le Schahnameh pour désigner la dignité royale rappelle vivement les doctrines
indépendantes des Arians primitifs. Féridoun porte le titre de schahr-jar, (alphabet étranger), (l'ami
de la cité). - Sur les sources antéislamitiques où Firdousi a puisé les traditions qu'il enchaîne, voir
A. F. de Schack, Einl., p. 52 et passim.
Tous les faits qui composent l'histoire de la formation du royaume médique sont racontés par
Hérodote, avec sa puissance de coloris ordinaire, Clio, XCVIII et passim.
Le Mahabharata connaît les Perses, il les appelle Parasikas. Mais à cette époque lointaine des
guerres des Pandavas et des fils de Kourou cette petite nation n'avait encore aucun renommée. C'est
ce qui fait que, dans le poème hindou, elle a les simples honneurs d'une mention. (Lassen,
Zeitschrift f. d. K. des Morgenl., t. II, p. 53.)

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Les dernières émigrations sémitiques avaient cessé de descendre les montagnes de
l'Arménie et de venir régénérer les populations assyriennes. Les contrées riveraines de
la Caspienne et voisines du Caucase n'avaient plus d'hommes à envoyer au dehors. Dès
longtemps, les colonnes voyageuses des Hellènes avaient achevé leur passage, et les
Sémites, demeurés dans ces contrées, n'en étaient plus expulsés par personne.
L'Assyrie ne renouvelait donc plus son sang depuis des siècles, et l'abondance des
principes noirs, toujours en travail d'assimilation, avait effectué la décadence des races
superposées 1.
En Égypte, il s'était passé quelque chose d'analogue. Mais, comme le système des
castes, malgré ses imperfections, conservait encore cette société dans ses principes
constitutifs, les gouvernants de Memphis, se sentant d'ailleurs trop faibles pour
résister à tous les chocs, tournaient leur politique à maintenir entre eux et la puissance
ninivite, qu'ils redoutaient par-dessus tout, un rideau de petits royaumes syriens.
Cachés derrière ce rempart, ils continuaient, tant bien que mal, à se traîner dans leurs
ornières accoutumées, descendant la pente de la civilisation à mesure que le mélange
noir les envahissait.
Si les Ninivites les épouvantaient par-dessus tout, ces peuples n'étaient pas les
seuls à les tenir en émoi. Se reconnaissant également incapables de lutter contre
l'imperceptible puissance des pirates grecs, (mot grec) Arians qui s'intitulaient rois de
mer, comme le firent plus tard leurs parents les Arians Scandinaves, les Égyptiens
avaient eu recours à la prudente résolution de se séquestrer en fermant le Nil à ses
embouchures. C'était au prix de précautions si excessives que les descendants de
Rhamsès espéraient encore préserver longtemps leur tremblante existence.
À côté des deux grands empires du monde occidental ainsi affaiblis, les Hellènes se
montraient à peu près dans l'état qu'avaient connu les Mèdes avant la fondation de la
monarchie unitaire. Ils faisaient preuve de la même turbulence, du même amour de
liberté, des mêmes sentiments belliqueux, d'une ambition égale de commander un jour
aux autres peuples, et, retenus par leur fractionnement, ils restaient incapables
d'entreprendre rien de plus vaste que des colonisations déjà assises aux embouchures
des fleuves de l'Euxin, en Italie et sur la côte asiatique, où leurs villes, encouragées par
la politique assyrienne à faire une concurrence heureuse au commerce des cités de
Phénicie, dépendaient essentiellement, à ce titre, de la puissance souveraine à Ninive et
à Babylone.
Ce fut à cette heure, où aucune des grandes puissances anciennes n'était plus en état
d'attaquer ses voisins, que les Mèdes se présentèrent en candidats au gouvernement de
1

Movers, das Phœniz. Alterthum., t. I, 2 e partie, p. 415. - Cette décadence était si profonde, et
causée si évidemment par l'anarchie ethnique, que les Égyptiens, non moins dégénérés, mais plus
compacts parce qu'il y avait en jeu, dans leur sang, moins d'éléments constitutifs, prirent un
moment le dessus vis-à-vis de leurs anciens et redoutés adversaires. Au VIIe siècle, leur influence
l'emportait en Phénicie. Les Mèdes eurent bientôt raison de cette énergie relative.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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l'univers. L'occasion était on ne peut mieux choisie : il s'en fallut de peu, cependant,
qu'un acteur tout à fait inattendu, qui vint brusquement se précipiter sur la scène, ne
dérangeât complètement la distribution des rôles.
Les Kimris, Cimmériens, Cimbres ou Celtes, comme on voudra les appeler, peuples
blancs mêlés d'éléments jaunes, auxquels personne ne prenait garde, débouchèrent tout
à coup dans l'Asie inférieure, venant de la Tauride, et, après avoir ravagé le Pont et
toutes les contrées environnantes, mirent le siège devant Sardes et la prirent 1.
Ces farouches conquérants répandaient sur leur passage la stupeur et l'épouvante.
Ils n'auraient, sans doute, pas demandé mieux que de justifier la haute opinion que la
vue seule de leurs épées faisait concevoir de leur puissance. Malheureusement pour
eux, ils reproduisaient un accident que nous avons déjà observé. Vainqueurs, ils
n'étaient que des vaincus : poursuivants, c'étaient des fuyards. Ils ne dépossédaient que
pour trouver un refuge. Attaqués dans les steppes, qui furent plus tard la Sarmatie
asiatique, par un essaim de nations mongoles ou scythiques, et forcés de céder, ils
s'étaient échappés jusqu'aux lieux où les Sémites tremblaient à leurs pieds, mais où,
fatalement, leurs adversaires vinrent les poursuivre. De sorte que l'Asie antérieure avait
à peine éprouvé les premières dévastations des Celtes, qu'elle tomba aux mains des
hordes jaunes. Celles-ci, tout en continuant à guerroyer contre les fugitifs, s'attaquèrent
aux villes et aux trésors des pays envahis, proie à coup sûr beaucoup plus attrayante 2.
Les Celtes étaient moins nombreux que leurs antagonistes. Ils furent battus et
dispersés. Les Scythes poursuivirent alors, sans compétiteurs, le cours de leurs victoires, nuisibles surtout aux desseins de la politique mède. Cyaxare venait, précisément,
d'investir Ninive, et il n'avait plus qu'à franchir ce dernier obstacle pour se voir maître
de l'Asie assyrienne. Irrité de cette intervention malencontreuse, il leva le siège et vint
attaquer les Scythes. Mais la fortune ne le seconda pas, et, mis en déroute complète, il
lui fallut laisser les barbares, comme il les appelait sans doute, libres de continuer leurs
courses dévastatrices. Ceux-ci pénétrèrent jusque sur la lisière de l'Égypte, où les
supplications et plus encore les présents obtinrent d'eux qu'ils n'entreraient pas.
Satisfaits de la rançon, ils allèrent porter ailleurs leurs violences. Cette bacchanale
mongole fut terrible, et pourtant dura peu. Vingt-huit ans en virent la fin. Les Mèdes,
tout battus qu'ils avaient été dans une première rencontre, étaient trop réellement
supérieurs aux Scythes pour supporter indéfiniment leur joug. Ils revinrent à la charge,
et cette fois avec un plein succès 3. Les cavaliers jaunes, chassés par les troupes de
Cyaxare, s'enfuirent dans le pays au nord de l'Euxin. Ils allèrent y continuer, avec les
peuples plus ou moins mélangés de sang finnois, les luttes anarchiques auxquelles ils
sont propres, tandis que les Zoroastriens, débarrassés d'eux, reprenaient leur œuvre au
1
2
3

Movers, t. II, 1re partie, p, 419.
Movers, das Phœnizische Alterthum., t. II, 1re partie, p. 401 et passim, et 419.
Hérodote, Clio, CVI.

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point où elle avait été interrompue. L'invasion celto-scythe repoussée, Ninive fut
assiégée de nouveau, et Cyaxare, vainqueur intelligent, entra dans ses murs.
Dès lors fut assurée la domination de la race ariane-zoroastrienne méridionale, à qui
je puis désormais donner, sans inconvénients, le nom géographique d'iranienne. Il n'y
eut plus que la seule question de savoir quel serait celui des rameaux de cette famille
qui obtiendrait la suprématie. Le peuple mède n'était pas le plus pur. Pour ce motif, il
ne pouvait garder la prédominance ; mais il était le plus civilisé par son contact avec la
culture chaldéenne, et c'est là ce qui lui avait d'abord donné la place la plus éminente.
Le premier, il avait préféré une forme de gouvernement régulière à de stériles agitations,
et ses mœurs, ses habitudes, étaient plus raffinées que celles des autres branches
parentes. Cependant, tous ces avantages résultant d'une affinité certaine avec les
Assyriens, et que l'état de l'idiome accuse, avaient été achetés aux prix d'un hymen qui,
en altérant le sang médique, avait aussi diminué sa vigueur vis-à-vis d'une autre tribu
iranienne, celle des Perses, de sorte que, par droit de supériorité ethnique, la souveraineté de l'Asie fut enlevée aux compagnons de Cyaxare, et passa dans la branche
demeurée plus ariane. Un prince qui, par son père, appartenait à la nation perse, par sa
mère à la maison royale de Déjocès, Cyrus, vint se substituer à la ligne directe et
donner à ses compatriotes la supériorité sur la tribu fondatrice de l'empire et sur toutes
les autres familles consanguines. Il n'y eut pas cependant substitution absolue : les
deux peuples se trouvaient unis de trop près ; il s'établit seulement, entre les dominateurs, une nuance, et qui encore ne dura pas longtemps ; car les Perses comprirent la
nécessité de soumettre leur vigueur un peu inculte à l'école des Mèdes plus
expérimentés. Ainsi, il se trouva bientôt que les rois de la maison de Cyrus 1 ne se
faisaient aucun scrupule de placer les plus habiles de ces derniers aux premiers rangs. Il
y eut donc partage réel du pouvoir entre les deux tribus souveraines et les autres
peuples iraniens plus sémitisés 2. Quant aux Sémites et autres groupes chamitisés ou
noirs formant l'immense majorité des populations soumises, ils ne furent que le
piédestal commun de la domination zoroastrienne.

1

2

Les noms des premiers souverains perses sentent fortement la primitive identité des notions
zoroastriennes avec les Hindous, et même avec les autres branches arianes. C'est ainsi que le père
des Achéménides s'appelait Kourou, comme le chef des Kouravas blancs que nous avons vus
envahir l'Inde à une époque très ancienne. Plus tard, Cambyse est nommé, dans l'inscription
cunéiforme de Bi-Soutoum, Ka(m)budya, comme la tribu des kschattryas dissidents, habitant la rive
droite de l'Indus, les Kambodyas. (Lassen, Indische Alterth., t. I, p. 598.) - Il est curieux de
remarquer que les habitants de l'Hindou-Koh se nomment aujourd'hui Kamodje. Avant les
conquêtes des Afghans, leur territoire allait jusqu'à l'Indus. (Lassen, Zeitschriht f. d. K. d.
Morgenl., t. II, p. 56 et passim.)
Il faudrait même admettre que les Bactriens, ce rameau le plus anciennement civilisé de la famille
zoroastrienne, eurent leur part de suprématie sous la dynastie de Darius, si l'on adoptait l'idée de M.
Roth. Ce savant a avancé que les Achéménides étaient des vassaux bactriens des rois perses. (Roth,
Geschichte der abendlædischen philosophie (Mannheim, 1846, in-8°), t. I, p. 384 et passim.)
Cependant, cette hypothèse a besoin d'être encore étudiée.

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Ce dut être pour les nations si dégénérées, si lâches, si perverties, et en même
temps si artistes de l'Assyrie, un spectacle et une sensation bien étranges que de
tomber sous le rude commandement d'une race guerrière, sérieuse et livrée aux inspirations d'un culte simple, moral, aussi idéaliste que leurs propres notions religieuses
l'étaient peu.
Avec l'arrivée des Iraniens, les horreurs sacrées, les infamies théologiques prirent
fin. L'esprit des mages ne pouvait s'en accommoder. On eut une preuve bien grande et
bien singulière de cette intolérance lorsque, plus tard, le roi Darius, devenu maître de la
Phénicie, envoya défendre aux Carthaginois de sacrifier des hommes à leurs dieux,
offrandes doublement abominables aux yeux des Perses en ce qu'elles offensaient la
piété envers des semblables et souillaient la pureté de la flamme sainte du bûcher 1.
Peut-être était-ce la première fois, depuis l'invention du polythéisme, que des
prescriptions émanées du trône avaient parlé d'humanité. Ce fut un des caractères
remarquables du nouveau gouvernement de l'Asie. On s'occupa désormais de rendre la
justice à chacun et de faire cesser les atrocités publiques, sous quelque prétexte qu'elles
eussent lieu. Particularité non moins nouvelle, le grand roi se soucia d'administrer. À
dater de cette époque, le grandiose s'abaisse, et tout tend à devenir plus positif. Les
intérêts sont plus régulièrement ménagés. Il y a du calcul, et du calcul raisonnable, terre
à terre, dans les institutions de Cyrus et de ses successeurs. Pour bien dire, le sens
commun inspire la politique, à côté et quelquefois un peu au-dessus des passions
tumultueuses. Jusqu'alors ces dernières avaient beaucoup trop parlé 2.
En même temps que l'impétuosité décroît chez les gouvernants, et que l'organisation matérielle fait des progrès, le génie artistique décline d'une manière frappante Les
monuments de l'époque perse ne sont qu'une reproduction médiocre de l'ancien style
assyrien 3. Il n'y a plus d'invention dans les bas-reliefs de Persépolis. On n'y retrouve
pas même la froide correction qui survit d'ordinaire aux grandes écoles. Les figures
apparaissent gauches, lourdes, grossières. Ce ne sont plus les produits de sculpteurs,
ce sont les ébauches imparfaites de manœuvres maladroits ; et puisque le grand roi,
dans sa magnificence, ne se procurait pas des jouissances artistiques comparables à
1

2

3

Darius Hystaspes leur interdit aussi de manger de la chair de chien. La coutume phénicienne des
massacres hiératiques, qui, à l'époque des calamités publiques, porta les Carthaginois à égorger à la
fois, sur leurs autels, des centaines d'enfants, coutume qui faisait dire à Ennius : « Et Poinei
« solitei sos sacrificare puellos, » reprit quand tomba l'influence des Perses. Les Grecs cherchèrent
en vain à décider les Carthaginois à renoncer à de telles monstruosités. Elles existaient encore
secrètement au temps de Tibère, et s'étaient transmises, avec le sang sémitique, à la colonie
romaine. (Bœttiger, Ideen zur Kunstmythologie, t. i, p. 373.)
Le successeur du faux Smerdis s'exprimait ainsi dans l'inscription de Bi-Soutoun « Darius le « roi
dit : Dans toutes ces provinces, j'ai donné faveur et protection à l'homme laborieux. Le « fainéant,
je l'ai puni avec sévérité. » (Rawlinson, Journal of the Royal Asiatic Society, vol. XVI, part. I, p.
XXXV.) - Ce Darius qui parlait ainsi portait dans son nom l'expression d'une idée utilitaire :
Daryawus signifie celui qui maintient l'ordre. (Schack, Heldensagen von Firdusi, p. 11.)
Layard, Niniveh und seine Ueberreste, Leipzig, 1850, p. 340. - Je n'ai eu à ma disposition que la
traduction de M. Meissner, excellente du reste. Le savant voyageur anglais discute d'une manière
rare les rapports du style perse avec les modèles de l'Assyrie et de l'Égypte.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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celles dont avaient joui ses prédécesseurs chaldéens, il faut nécessairement croire qu'il
n'en éprouvait nullement le désir, et que les représentations médiocres étalées sur les
murs de son palais pour célébrer sa gloire flattaient assez son orgueil et suffisaient à
son goût.
On a souvent dit que les arts florissaient inévitablement sous un prince ami de la
somptuosité, et que lorsque le luxe était recherché, les faiseurs de chefs-d'œuvre se
montraient de toutes parts, encouragés par la perspective des hommages délicats et des
gros salaires. Cependant voilà que les monarques de tant de régions, et qui avaient de
quoi payer les plus fières renommées, ne purent établir autour d'eux que de bien faibles
échantillons du génie artistique de leurs sujets N'eussent-ils pas eu de dispositions
personnelles à concevoir le beau, puisqu'on copiait pour eux les chefs-d'œuvre des
dynasties précédentes, et qu'eux-mêmes construisaient sur tous les points de leurs
vastes possessions d'immenses édifices de toute nature, ils donnaient aux artistes, si les
artistes avaient existé, toutes les occasions désirables de se signaler et de lutter de génie
avec les générations éteintes. Pourtant rien ne jaillit des doigts de la Minerve. La
monarchie perse fut opulente, rien de plus, et elle eut recours, en bien des occasions, à
la décadence égyptienne pour obtenir chez elle des travaux d'une valeur secondaire sans
doute, mais qui dépassaient pourtant les facultés de ses nationaux.
Essayons de trouver la clef de ce problème. Nous avons déjà vu que la nation
ariane, portée au positif des faits et non pas au désordonné de l'imagination, n'est pas
artiste en elle-même. Réfléchie, raisonnante, raisonneuse et raisonnable, elle l'est ;
compréhensive au plus haut point, elle l'est encore ; habile à découvrir les avantages de
toutes choses, même de ce qui lui est le plus étranger, oui, il faut aussi lui reconnaître
cette prérogative, une des plus fécondes de son droit souverain. Mais quand la race
ariane est pure de tout mélange avec le sang des noirs, pas de conception artistique
pour elle : c'est ce que j'ai exposé ailleurs surabondamment. J'ai montré le noyau de
cette famille composé des futures sociétés hindoues, grecques, iraniennes, sarmates,
très inhabile à créer des représentations figurées d'un mérite réel, et, quelque grandes
que soient les ruines des bords du Iénisséï et des croupes de l'Altaï, on n'y découvre
aucun indice révélateur d'un sentiment délicat des arts. Si donc, en Égypte et en
Assyrie, il y eut un puissant développement dans la reproduction matérialisée de la
pensée, si, dans l'Inde, cette même aptitude ne manqua pas d'éclore, bien que plus
tardivement, le fait ne s'explique que par l'action du mélange noir, abondant et sans
frein en Assyrie, limité en Égypte, plus restreint sur le sol hindou, et créant ainsi les
trois modes de manifestation de ces différents pays. Dans le premier, l'art atteignit
promptement son apogée, puis il dégénéra non moins promptement, en tombant dans
les monstruosités où la prédominance mélanienne trop hâtive le jeta. Avec le second,
comme les éléments arians, sources de la vie et de la civilisation locales, étaient faibles,
numériquement parlant, il fut promptement gagné aussi par l'infusion noire. Toutefois,
il se défendit au moyen d'une séparation relative des castes, et le sentiment artistique,
que le premier flux avait développé, resta stationnaire, cessa promptement de

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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progresser, et ainsi put mettre beaucoup plus de temps qu'en Assyrie à s'avilir. Dans
l'Inde, comme une barrière bien autrement forte et solide fut opposée aux invasions du
principe nègre, le caractère artistique ne se développa que très lentement et pauvrement au sein du brahmanisme Il lui fallut attendre, pour devenir vraiment fort, la venue
de Sakya-mouni : aussitôt que les bouddhistes, en appelant les tribus impures au
partage du nirwana, leur eurent ouvert l'accès de quelques familles blanches, la passion
des arts se développa à Salsette avec non moins d'énergie qu'à Ninive, atteignit
promptement, comme là encore, son zénith, et, toujours pour la même cause, s'abîma
presque subitement dans les folies que l'exagération, la prédominance du principe
mélanien, amenèrent sur les bords du Gange comme partout ailleurs.
Lorsque les Iraniens prirent le gouvernement de l'Asie, ils se virent en présence de
populations où les arts étaient complètement envahis et dégradés par l'influence noire.
Eux-mêmes n'avaient pas toutes les facultés qu'il aurait fallu pour relever ce génie en
décomposition,
On objectera que, précisément parce qu'ils étaient arians, ils rapportaient au sang
corrompu des Sémites l'appoint blanc destiné à le régénérer et qu'ainsi, par une
nouvelle infusion d'éléments supérieurs, ils devaient ramener le gros des nations
assyriennes vers un équilibre de principes ethniques comparable à celui où s'étaient
trouvés les Chamites noirs dans leur plus beau moment, ou, mieux encore, les
Chaldéens de Sémiramis.
Mais les nations assyriennes étaient bien grandes et la population des tribus
iraniennes dominatrices bien petite. Ce que ces tribus possédaient, dans leurs veines,
d'essence féconde, déjà entamé, du reste, pouvait bien se perdre au milieu des masses
asiatiques, mais non les relever, et, d'après ce fait incontestable, leur puissance même,
leur prépondérance politique ne devait durer que le temps assez court où il leur serait
possible de maintenir intacte une existence nationale isolée.
J'ai parlé déjà de leur nombre restreint, et je recours là-dessus à l'autorité
d'Hérodote. Lorsque l'historien trace, dans son VIIe livre, cet admirable tableau de
l'armée de Xerxès traversant l'Hellespont, il déploie le magnifique dénombrement des
nations appelées en armes par le grand roi, de toutes les parties de ses vastes États. Il
nous montre des Perses ou des Mèdes commandant aux troupeaux de combattants qui
passent les deux ponts du Bosphore en pliant sous les coups de fouet de leurs chefs
iraniens. À part ces chefs de noble essence, gourmandant les esclaves que la victoire
enchaînait sous leurs ordres, combien Hérodote énumère-t-il de soldats parmi les
Mèdes proprement dits ? Combien de guerriers zoroastriens dans cette levée de
boucliers que le fils de Darius avait voulu rendre si formidable ? Je n'en aperçois que
24 000, et qu'était-ce qu'un tel faisceau dans une armée de dix-sept cent mille hommes ?
Au point de vue du nombre, rien ; à celui du mérite militaire, tout : car, si ces 24 000
Iraniens n'avaient pas été paralysés, dans leurs mouvements, par la cohue de leurs

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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inertes auxiliaires, il est bien probable que la muse de Platée aurait célébré d'autres
vainqueurs. Quoi qu'il en soit, puisque la nation régnante ne pouvait fournir des soldats
en plus grande quantité, elle était peu considérable et ne pouvait suffire à la tâche de
régénérer la masse épaisse des populations asiatiques. Elle n'avait donc que la
perspective d'un seul avenir : se corrompre elle-même en s'engloutissant bientôt dans
leur sein.
On ne découvre pas trace d'institutions fortes, destinées à créer une barrière entre
les Iraniens et leurs sujets. La religion en aurait pu servir, si les mages n'avaient été
animés de cet esprit de prosélytisme particulier à toutes les religions dogmatiques, et
qui leur valut, bien des siècles après, la haine toute spéciale des musulmans. Ils voulurent convertir leurs sujets assyriens. Ils parvinrent à les arracher, en grande partie,
aux atrocités religieuses des anciens cultes. Ce fut un succès presque regrettable : il ne
fut bon ni pour les initiateurs ni pour les néophytes. Ceux-ci ne manquèrent pas de
souiller le sang iranien par leur alliance, et quant à la religion meilleure qu'on leur donnait, ils la pervertirent, afin de l'accommoder à leur incurable esprit de superstition 1.
La fin des nations iraniennes était ainsi marquée bien près du jour de leur triomphe.
Toutefois, tant que leur essence n'était pas encore trop mélangée, leur supériorité sur
l'univers civilisé était certaine et incontestable : ils n'avaient pas de compétiteurs.
L'Asie inférieure entière se soumit à leur sceptre. Les petits royaumes d'au-delà de
l'Euphrate, ce rempart soigneusement entretenu par les Pharaons, furent rapidement
englobés dans les satrapies. Les villes libres de la côte phénicienne s'annexèrent à la
monarchie perse, avec les États des Lydiens. Un jour vint où il ne resta que l'Égypte
elle-même, antique rivale qui, pour les héritiers des dynastes chaldéens, put valoir la
peine d'une campagne 2. C'était devant ce colosse vieilli que les conquérants sémites les
plus vigoureux avaient constamment reculé.

1

2

Burnouf, Commentaire sur le Yaçna, t. I, p. 351 - Ce savant, en citant le passage d'Hérodote sur
lequel se base cette opinion, élève quelques doutes quant à sa portée. Je me bornerai à transcrire ici
l'assertion de l'historien grec ; elle suffit entièrement à mon but : « Clio, « CXXXI : Voici les
coutumes qu'observent, à ma connaissance, les Perses. Leur usage « n'est pas d'élever aux dieux des
statues, des temples, des autels. Ils traitent, au contraire, « d'insensés ceux qui le font. C'est, à mon
avis, parce qu'ils ne croient pas, comme les « Grecs, que les dieux aient une forme humaine. Ils ont
coutume de sacrifier à Jupiter sur le « sommet des plus hautes montagnes, et donnent le nom de
Jupiter à toute la circonférence « du ciel. Ils font encore des sacrifices au soleil, à la lune, à la terre,
au feu, à l'eau et aux « vents, et n'en offrent de tout temps qu'à ces divinités. Mais ils ont joint,
dans la suite, le « culte de Vénus Céleste ou Uranie, qu'ils ont emprunté des Assyriens et des
Arabes. Les « Assyriens donnent à Vénus le nom de Mylitta, les Arabes celui d'Alitta, et les Perses
« l'appellent « Mitra ».. Ainsi ce culte de Mithra, qui infecta plus tard tout l'occident romain,
commença par saisir les Perses. C'est, en quelque sorte, le cachet de l'invasion du sang sémitique. Bœttiger dit que, sous le règne de Darius Ochus, le magisme s'était déjà très rapproché de
l'hellénisme et du fétichisme par l'adoption du culte d'Anaïtis. (Ideen zur Kunstmythologie, t. I, p.
27.)
On a vu ailleurs les Égyptiens se défendre, ou même quelquefois attaquer, quand il le fallait
absolument, au moyen de leurs troupes mercenaires. Des Grecs en faisaient le nerf. (Wilkinson,
Customs and Manners, etc., t. I, p. 211.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Les Perses ne reculèrent pas. Tout favorisait leur domination. La décadence
égyptienne était achevée. Le pays du Nil ne possédait plus de ressources personnelles
de résistance. Il payait encore, à la vérité, des mercenaires pour faire la garde autour de
sa caducité, et, par parenthèse, la dégénération générale de la race sémitique l'avait
contraint de remplacer, presque absolument, les Cariens et les Philistins par des Arians
Grecs. Là se bornait ce qu'il pouvait tenter. Il n'avait plus assez de souplesse ni de
nerfs pour courir lui-même aux armes, et, battu, se relever d'une défaite 1.
Les Perses l'asservirent et insultèrent, de leur mieux, à cœur joie, à son culte, à ses
lois et à ses mœurs.
Si l'on considère avec quelque attention le tableau si vivant qu'Hérodote a tracé de
cette époque, on est frappé de voir que deux nations traitaient le reste de l'univers, soit
vaincu, soit à vaincre, avec un égal mépris, et ces deux nations, qui sont les Perses et
les Grecs, se considéraient aussi, l'une l'autre, comme barbares, oubliant à demi, à demi
négligeant leur communauté d'origine. Il me semble que le point de vue où elles se
plaçaient, pour juger si sévèrement les autres peuples, était à peu près le même. Ce
qu'elles leur reprochaient, c'était également de manquer du sens de la liberté, d'être
faibles devant le malheur, amollies dans la prospérité, lâches dans le combat ; et ni les
Grecs ni les Perses ne tenaient beaucoup de compte aux Assyriens, aux Égyptiens, du
passé glorieux qui avait abouti à tant de débilités répugnantes. C'est que les deux
groupes méprisants se trouvaient alors à un niveau pareil de civilisation. Bien que
séparés déjà par les immixtions qui avaient modifié leurs essences respectives, et,
partant, leurs aptitudes, état dont leurs langues rendent témoignage, le commun
principe arian qui, chez eux, dominait encore sur les alliages, suffisait à leur faire
envisager d'une façon analogue les principales questions de la vie sociale. C'est
pourquoi les pages du vieillard d'Halicarnasse représentent si vivement cette similitude
de notions et de sentiments dont ils témoignaient. C'étaient comme deux frères de
fortune différente, différents par le rang social, frères pourtant par le caractère et les
tendances. Le peuple arian-iranien tenait dans l'Occident la place d'aîné de la famille : il
dominait le monde. Le peuple grec était le cadet, réservé à porter un jour le sceptre, et
se préparant à cette grande destinée par une sorte d'isonomie vis-à-vis de la branche
régnante, isonomie qui n'était pas tout à fait de l'indépendance. Quant aux autres
populations renfermées sous l'horizon des deux rameaux arians, elles demeuraient, pour
le premier, objets de conquête et de domination, pour le second, matière à exploiter. Il
est bon de ne pas perdre de vue ce parallélisme, sans quoi l'on comprendrait peu les
déplacements du pouvoir arrivés plus tard.

1

C'était le goût du gouvernement pour les auxiliaires étrangers qui avait déterminé l'émigration de
l'armée nationale en Éthiopie. En 362-340, Nectanébo II envoya au secours des Chananéens, révoltés
contre les Perses, Mentor le Rhodien avec 4,000 Grecs. Ce condottiere le trahit. (Wilkinson,
Customs and Manners of the ancient Egyptians, t. I, p. 211.)

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Certainement, je conçois qu'on se mette de la partie dans le dédain ordinaire aux
esprits vigoureux et positifs pour les natures artistes plutôt vouées à recueillir des
apparences qu'à saisir des réalités. Il ne faut cependant pas oublier non plus que, si les
Perses et les Grecs avaient tout sujet de mésestimer le monde sémitique, devenu leur
pâture, ce monde possédait le trésor entier des civilisations, des expériences de
l'Occident, et les souvenirs respectables de longs siècles de travaux, de conquêtes et de
gloire. Les compagnons de Cyrus, les concitoyens de Pisistrate avaient en eux-mêmes
j'en conviens, les gages d'une future rénovation de l'existence sociale ; mais ce n'était
pas là une raison pour qu'on dût perdre ce que les Chamites noirs et les différentes
couches de Sémites et les Égyptiens avaient de leur côté amassé de résultats. La
moisson des deux groupes arians occidentaux, la moisson provenant de leur propre
fonds, était encore à faire : les blés n'en étaient qu'en herbe, les épis pas encore mûrs ;
tandis que les gerbes des nations sémitiques remplissaient les granges et approvisionnaient les prochains réformateurs eux-mêmes. Il y a plus : les idées de l'Assyrie et de
l'Égypte s'étaient répandues partout où le sang de leurs inventeurs avait pénétré, en
Éthiopie, en Arabie, sur le pourtour de la Méditerranée, comme dans l'ouest de l'Asie,
comme dans la Grèce méridionale, avec une opulence, une exubérance désespérante
pour les civilisations encore à naître, et toutes les créations des sociétés postérieures
allaient être à jamais contraintes de transiger avec ces notions et les opinions qui en
ressortaient. Ainsi, malgré leur dédain pour les nations sémitiques et pour la paix
efféminée des bords du Nil, les Arians Iraniens et les Arians Grecs devaient bientôt
entrer dans le grand courant intellectuel de ces populations flétries par leur désordre
ethnique et par l'exagération de leurs principes mélaniens. La part d'influence laissée à
ces Iraniens si orgueilleux, à ces Grecs si actifs, se réduirait ainsi, en fin de compte, à
jeter dans le lac immense et stagnant des multitudes asiatiques quelques éléments
temporaires de mouvement, d'agitation et de vie.
Les Arians Iraniens, et après eux, les Arians Grecs, offrirent au monde d'Assyrie et
d'Égypte ce que les Arians Germains donnèrent plus tard à la société romaine.
Quand l'Asie occidentale fut tout entière ralliée sous la main des Perses, il n'y eut
plus de raison pour que la scission primitive entre sa civilisation et celle de l'Égypte
subsistât. Le peu d'efforts tenté dans la vallée du Nil afin de reconquérir l'indépendance
nationale ne compta plus que comme les convulsions d'une résistance expirante. Les
deux sociétés primitives de l'Occident tendaient à se confondre, parce que les races
qu'elles enfermaient ne se distinguaient plus assez nettement. Si les Perses avaient été
très nombreux, si, à la manière des plus antiques envahisseurs, leurs tribus avaient pu
lutter contre le chiffre des multitudes sémitiques, il n'en aurait pas été ainsi. Une
organisation toute nouvelle se formant sur les débris méconnus des anciennes, on aurait
vu quelques-uns de ces débris s'isoler, dans des extrémités de l'empire, avec des restes
de la race, et se constituer à part, de manière à maintenir entre les inventions des
nouveaux venus et l'état de choses aboli, pour la majorité des sujets, une ligne de
démarcation perceptible.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

441

Les Iraniens, n'étant qu'une poignée d'hommes, furent à peine en possession du
pouvoir, que l'immense esprit assyrien les entoura de toutes parts, les saisit, les serra,
et leur communiqua son vertige. On peut déjà se rendre compte sous le fils de Cyrus,
sous Cambyse, de la part de parenté que la nature fatalement superbe et enflée des
Sémites chamitisés pouvait déjà réclamer avec la personne du souverain. Heureusement, cet alliage ne s'était pas encore généralisé. Le témoignage d'Hérodote vient nous
prouver que l'esprit arian tenait bon contre les assauts de l'ennemi domestique. Rien ne
le montre mieux que la fameuse conférence des sept chefs après la mort du faux
Smerdis 1.
Il s'agissait de donner aux peuples délivrés une forme de gouvernement convenable.
Le problème n'eût pas existé pour le génie assyrien qui, du premier mot, aurait
proclamé l'éternelle légitimité du despotisme pur et simple ; mais il fut envisagé mûrement et résolu, non sans difficulté, par les guerriers dominateurs qui le soulevèrent.
Trois opinions se trouvèrent en présence. Otanès opina pour la démocratie ;
Mégabyzès parla en faveur de l'oligarchie. Darius, ayant loué l'organisation
monarchique, qu'il affirma être la fin inévitable de toutes les formes de gouvernement
possibles, gagna les suffrages à sa cause. Cependant il avait affaire à des associés
tellement fous d'indépendance, qu'avant de remettre le pouvoir au roi élu, ils
stipulèrent qu'Otanès et toute sa maison resteraient à jamais affranchis de l'action de
l'autorité souveraine, et libres, sauf le respect des lois. Comme à l'époque d'Hérodote
des sentiments de cette énergie n'existaient plus guère parmi les Perses, décidément
déchus de leur primitive valeur ariane, l'écrivain d'Ionie prévient sagement ses lecteurs
que le fait qu'il raconte va leur paraître étrange : il ne l'en maintient pas moins 2.
Après l'extinction de cette grande fierté, il y eut encore quelques années illustres ;
ensuite le désordre sémitique réussit à englober les Iraniens dans le sein croupissant des
populations esclaves. Dès le règne du fils de Xerxès, il devient évident que les Perses
ont perdu la force de rester les maîtres du monde, et, cependant, entre la prise de
Ninive par les Mèdes et cette époque d'affaiblissement, il ne s'était encore écoulé qu'un
siècle et demi.
L'histoire de la Grèce commence ici à se mêler plus intimement à celle du monde
assyrien. Les Athéniens et les Spartiates se rencontrent désormais dans les affaires des
colonies ioniennes. Je vais donc quitter le groupe iranien. pour m'occuper du nouveau
peuple arian, qui s'annonce comme son plus digne et même son seul antagoniste.

1
2

Hérodote, Thalie, LXXX et passim.
Hérodote, Thalie, LXXX.

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442

Livre quatrième

Chapitre III
Les Grecs autochtones ; les colons sémites ;
les Arians Hellènes.

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La Grèce primordiale se présente moitié sémitique, moitié aborigène 1. Ce sont des
Sémites qui fondent le royaume de Sicyone, premier point civilisé du pays, ce sont des
dynasties purement sémitiques ou autochtones que glorifient les noms caractéristiques
d'Inachus, de Phoronée, d'Ogygès, d'Agénor, de Danaüs, de Codrus, de Cécrops, noms
dont les légendes établissent la signification ethnique de la manière la plus claire. Tout
ce qui ne vient pas d'Asie, à ces époques lointaines, se dit né sur le sol même, et forme
la base populaire des États nouvellement éclos. Mais le fait remarquable, c'est que, aux
1

Quelques mots sur ces aborigènes que les temps historiques ont à peine entrevus. Tous les souvenirs
primitifs de l'Hellade sont remplis d'allusions à ces tribus mystérieuses. Hésiode appelle
autochtones les plus anciennes populations de l'Arcadie, qualifiées de pélasgiques. Érechthée,
Cécrops, étaient des chefs reconnus pour autochtones. Il en était de même des nations suivantes : la
généralité des Pélasges, des Lélèges, les Kurètes, les Kaukons, les Aones, les Temmikes, les
Hyantes, les Béotiens thraces, les Télèbes, les Éphyres, les Phlégyens, etc. (Voir Grote, History of
Greece, t. I, p. 238, 262, 268, et t. II, p. 349 ; Larcher, Chronol. d'Hérod., t. VIII ; Niebuhr,
Rœmische Geschichte, t. I, p. 26 à 64 ; O. Müller, die Etrusker, Einleit., p. 11 et 75 à 100.) - Sur
la rapidité avec laquelle les populations aborigènes disparurent aussitôt que les Arians Hellènes
eurent paru au milieu d'elles, consulter Grote, t. II, p. 351. - Hécatée, Hérodote et Thucydide sont
d'accord sur ce point, qu'il y a eu une époque antéhellénique où différents langages étaient parlés
entre le cap Malée et l'Olympe. (Grote, t. II, p. 317.) - Dès l'an 771 avant J.-C., on ne trouve plus
trace d'établissements non mêlés d'Arians Hellènes dans l'Hellade entière. - Pour ce qui est de la
nature ethnique des aborigènes, je suis obligé de renvoyer le lecteur au livre suivant, qui traite des
populations absolument primitives de l'Europe.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

443

âges primordiaux, on n'aperçoit nulle part la moindre trace historique des Arians
Hellènes.
Aucun récit mythique ne fait mention d'eux. Ils sont profondément inconnus dans
toute la Grèce continentale, dans les îles à plus forte raison. Pour les rencontrer, il faut
descendre jusqu'aux jours de Deucalion, qui, avec des troupes de Lélèges et de Curètes,
c'est-à-dire avec des populations locales, par conséquent non arianes, vint, bien
longtemps après la création des États de Sicyone, d'Argos, de Thèbes et d'Athènes,
s'établir dans la Thessalie. Ce conquérant arrivait du nord.
Ainsi, depuis la fondation de Sicyone, placée par les chronologistes, comme
Larcher, à l'an 2164 avant notre ère, jusqu'à l'arrivée de Deucalion en 1541, autrement
dit pendant une période de six cents ans, on n'aperçoit en Grèce que des peuples
antéarians aborigènes et des colonisateurs de race chamo-sémitique.
Où vivaient donc, que faisaient les Arians Hellènes pendant cette période de six
cents ans ? Étaient-ils vraiment bien loin encore de leur future patrie ? La tradition les
ignore d'une façon si complète, que l'on serait tenté de croire qu'ils ont exécuté leur
apparition première avec Deucalion, brusquement, inopinément, et que, avant cette
surprise, on n'avait jamais entendu parler d'eux. Puis soudain Deucalion, établi sur les
terres de conquête, donne le jour à Hellen ; celui-ci a pour fils Dorus, Æolus, Xuthus,
qui, à son tour, devient père d'Achæus et d'Ion : toutes les branches de la race, Doriens,
Æoliens, Achéens et Ioniens, entrent en compétition des territoires jadis exclusivement
acquis aux autochtones et aux Chananéens. Les Arians Hellènes sont trouvés.
Il ne faut pas s'étonner de ce défaut de précédents et de transition. Ce sont là les
formes mnémoniques ordinaires des récits que conservent les peuples sur leurs
origines. Cependant il n'y a pas le moindre doute que les invasions et les établissements des multitudes blanches ne s'accomplissent point ainsi. Une nation menace
longtemps un territoire avant de pouvoir s'y établir. Elle tourne autour des frontières
du pays convoité sans les franchir. Elle épouvante d'abord et ne saisit que tardivement.
Les Arians Hellènes n'ont pas procédé autrement que leurs frères : ils n'ont pas fait
exception à la règle.
Puisque avant l'établissement de Deucalion en Thessalie il n'est pas question du
nom de son peuple, cessons de rechercher ce nom et, nous attachant à d'autres ressources, voyons ce qu'était Deucalion. Lui-même, bien reconnu comme Hellène, par les
siècles postérieurs, puisqu'il est proclamé l'éponyme même de la race. Observons-le
dans sa valeur ethnique, et d'abord, puisque nous procédons de bas en haut,

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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commençons par préciser celle de ses fils, fondateurs des différentes tribus
helléniques 1.
Ils naquirent tous, au second degré, de Deucalion et de Pyrrha, fille de Pandore.
Dorus commença par établir ses tribus autour de l'Olympe, près du Parnasse. Æolus
régna dans la Thessalie, chez les Magnètes. Xuthus s'avança jusqu'au Péloponèse.
Hellen, père de ces trois héros, les avait eus d'une fille dont l'origine autochtone est
suffisamment indiquée par son nom : la légende l'appelle Orséis, la montagnarde.
Pandore également n'était pas née de la souche hellénique. Formée de limon, elle se
trouvait être d'une autre espèce que les Arians : elle était autochtone, elle avait épousé
le frère de son créateur. Ainsi, les patriarches de la famille hellénique ne se présentent
pas comme étant de race pure. Quant à Pandore, cette femme aborigène mariée à un
étranger ; quant à sa fille Pyrrha, mariée à un autre étranger ; quant à ce dernier couple
qui, après le déluge, se fabrique un peuple avec les pierres du sol, il est difficile de ne
pas se rappeler, en les observant, le mythe tout semblable de l'histoire chinoise, où
Pan-Kou forme les premiers hommes avec de la glaise, bien qu'il soit homme lui-même.
La pensée ariane-grecque et ariane-chinoise n'a trouvé, à des distances immenses, que le
même mode de manifestation pour représenter deux idées complètement identiques, le
mélange d'un rameau arian avec des aborigènes sauvages et l'appropriation de ces
derniers aux notions sociales.
Deucalion, le premier des Grecs, à savoir, le premier d'une race mêlée, un demiSémite, à ce qu'il semble, était fils de Prométhée et de Klymène, issue de l'Océan 2. On
sent très bien ici la déviation de la source pure, d'où Prométhée était issu. Si Deucalion
devient éponyme de ses descendants, c'est qu'il n'a pas la même composition, la même
signification ethnique que son père. Rien de plus évident. Cependant les apports de
sang sémitique ou aborigène ne peuvent constituer son originalité : c'est bien dès lors
dans la ligne paternelle qu'il faut la chercher, sans quoi Deucalion ne serait nullement
considéré par la légende hellénique comme l'homme type, et, dans les récits grecs
d'origine sémitique, il serait classé bien après les héros chananéens qui l'ont, en effet,
précédé suivant l'ordre des temps. Deucalion tire donc tout son mérite spécial de son
1

2

Les noms des différents personnages de la généalogie ariane-hellénique, évidemment symboliques,
sont plutôt des qualifications représentant le trait principal, résumant l'histoire de la vie de chacun
de ces éponymes ; il en est constamment ainsi, chez toutes les nations, quant à ces êtres
génésiaques. Ainsi Deucalion, non seulement l'auteur de la race hellénique, mais le patriarche qui
concentre sur sa tête le résumé des antiques souvenirs cosmogoniques, le témoin du déluge (dans la
tradition sémitique-grecque, Ogygès remplit ce rôle), Deucalion, qui répond au dieu-poisson, au Nô
des Assyriens, au Noah hébraïque, est nommé ainsi du mot ancien (mot grec) (inusité), vin
nouveau, et à (mot grec) vieille forme d’(mot grec) se rouler, l'homme qui se roule (dans l'ivresse
du) vin nouveau. - Le nom de (mot grec) qui contient le sens de rouge, ne présente pas une
explication aussi nette. - Pandore, (mot grec) celle à qui on a tout donné, est bien, en effet, un
produit sans individualité propre ; c'est la femme qui appartient à celui qui l'a créée, ou civilisée.
(Mot grec) le prévoyant. Il est fils de Japet, le père commun de la famille blanche, au dire d'Hésiode
et d'Apollonius, Sa mère était Asia. C'est la déclaration bien claire et de sa valeur ethnique et de son
premier séjour. On donne encore une autre souche que j'accepterais également. Il serait, suivant
quelques commentateurs, fils d'Ouranos. Je m'explique plus bas à ce sujet.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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père, et ainsi c'est la race de celui-ci qu'il importe de reconnaître. Or, Prométhée était
un Titan, ainsi que son frère Épiméthée, d'où les Arians Hellènes descendent également
par les femmes. En conséquence, personne, je crois, ne pourra combattre cette
conclusion : les Arians Hellènes avant Deucalion, les Arians Hellènes encore à peu près
intacts de tous mélanges soit sémitiques, soit aborigènes, ce sont les Titans 1. La
régularité de la filiation ne laisse rien à désirer.
Jusque-là, il est établi d'une manière irréfragable que les Grecs sont des descendants
métis de cette nation glorieuse et terrible. Pourtant on pourrait douter encore que les
Titans aient été, eux-mêmes, ces Hellènes, séparés jadis de la famille ariane sur les
versants de l'Imaüs, et dont nous avons senti, plutôt que vu, la longue pérégrination
dans les montagnes du nord de l'Assyrie, au long de la mer Caspienne. À la vérité, si la
généalogie ascendante des Titans était complètement perdue, le fait n'en serait pas
moins établi, avec toute la certitude possible, par la philologie et les arguments
physiologiques : mais, puisque l'histoire est ici d'une clarté et d'une précision trop
rares, je ne repousserai certes pas le secours qu'elle m'apporte, et je compléterai ma
démonstration.
Les Titans étaient les fils directs de cet ancien dieu arian, déjà aperçu par nous dans
l'Inde, aux origines védiques, de ce Varounas, expression vénérable de la piété des
auteurs de la race blanche, et dont les Hellènes n'avaient même pas défiguré le nom en
le conservant, après tant de siècles, sous la forme à peine altérée d'Ouranos. Les
Titans, fils d'Ouranos, le dieu originel des Arians, étaient bien incontestablement euxmêmes, on le voit, les Arians, et parlaient une langue dont les restes, survivant au sein
des dialectes helléniques, se rapprochaient, sans nul doute, d'une façon très intime, et
du sanscrit, et du zend, et du celtique, et du slave le plus ancien.
Les Titans, ces conquérants altiers des contrées montagneuses du nord de la Grèce,
ces hommes violents et irrésistibles, laissèrent dans la mémoire des populations de
l'Hellade, et, par contre-coup, dans celle de leurs propres descendants, exactement
cette même idée de leur nature que les antiques Chamites blancs, que les premiers
Hindous, que les Arians égyptiens, que les Arians chinois, tous conquérants, tous leurs
parents, ont laissée dans le souvenir des autres peuples 2. On les divinisa, on les plaça
1

2

Hésiode dérive le mot (grec), de (mots grecs) ceux qui étendent les mains. On donna à cette
signification la portée de (mot grec) et on fit de ceux à qui on l'avait attribuée les Rois par
excellence. De même les Arians zoroastriens appelaient leurs ancêtres, probablement contemporains
et frères des Titans, Kaï, ou Kava, les Rois, Le Pseudo-Orphée et Diodore représentent les Titans
comme les premiers des humains, les hommes types. (Diodore, III, 57 ; v, 66.) - Le dialecte
thessalien avait conservé fidèlement la trace de l'idée ancienne, et (mot grec)y désignait le seigneur,
le chef. (Voir Bœttiger, Ideen zur Kunstmythotogie (Dresde, in-8°, 1826), t. II, p. 47 et passim.)
Il est très vraisemblable qu'on peut considérer comme un monument de la législation titanique ces
prescriptions de Busygès, qui, dit-on, furent la souche du code de Dracon. Trois commandements
en formaient tout l'ensemble conservé à travers les siècles : « Honore tes parents ; offre aux dieux
les prémices de la terre ; ne fais pas de mal au taureau. » C'est évidemment là toute la loi hindoue et
zoroastrienne, c'est le pur esprit arian. - On sait que les Grecs ne purent se défaire qu'avec peine du

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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au-dessus de la créature humaine, on s'avoua plus petits qu'eux, et, ainsi que je l'ai dit
quelquefois déjà, par une telle façon de comprendre les choses, on rendit exacte justice
et aux nations primitives de race blanche pure et aux multitudes de valeur médiocre qui
leur ont succédé.
Les Titans occupèrent donc le nord de la Grèce. Leur premier mouvement heureux
vers le sud fut celui auquel présida Deucalion, menant à cette entreprise des troupes
d'aborigènes, c'est-à-dire de gens étrangers à son sang 1. Lui-même d'ailleurs, on l'a vu,
était un hybride. Ainsi, nous n'avons plus affaire désormais aux Titans. Ils restent, ils
se mêlent, ils s'éteignent dans les contrées septentrionales de l'Hellade, dans la Chaonie,
l'Épire, la Macédoine : ils disparaissent, mais non sans transmettre et assurer une
valeur toute particulière aux populations parmi lesquelles ils se fondent 2.
Ces populations, non plus que celles de la Thrace et de la Tauride, n'étaient pas, je
l'ai indiqué sommairement, de race jaune pure. Déjà les nations celtiques et slaves
avaient incontestablement poussé leurs marches jusqu'à l'Euxin, jusqu'aux montagnes
de la Grèce, jusqu'à l'Adriatique. Elles étaient même allées beaucoup plus loin. Les
grands déplacements de peuples blancs septentrionaux, qui, sous l’effort violent des
masses mongoles opérant au nord, avaient déterminé les Arians habitant plus au sud,
sur les hauts plateaux asiatiques, à descendre le long des crêtes de l'Hindou-Koh,
agissaient, dès longtemps, lorsque les Titans se montrèrent au delà de la Thrace. Les
Celtes, que l'on trouve, au dix-septième siècle avant Jésus-Christ, fermement établis
dans les Gaules, et les Slaves, que, pour des motifs à donner en leur lieu, j'aperçois en
Espagne antérieurement à cette époque, avaient quitté depuis des siècles la patrie
sibérienne et longé les bords supérieurs du Pont-Euxin. Pour toutes ces causes, une
certaine somme de mélanges subis par les Titans avait apporté dans les veines des
Arians Hellènes quelque proportion de principes jaunes dus seulement à l'intermédiaire
des nations souillées d'un contact plus intime avec les peuples finnois 3.

1

2

3

respect traditionnel pour le bœuf. Quand ils se laissèrent aller à sacrifier cet animal, ils imaginèrent,
comme palliatif de la mauvaise action qu'ils commettaient, la cérémonie de la (mot grec)ou (mot
grec), dans laquelle le sacrificateur, après avoir frappé sa victime, s'enfuyait en abandonnant la
hache, à qui l'on faisait le procès. (Bœttiger, Ideen zur Kunstmythologie, t. II, p. 267.)
Qui d’ailleurs n’étaient point barbares. Elles paraissent avoir eu un degré respectable de culture
utilitaire. Ces aborigènes labouraient le sol, prétendaient avoir inventé l’appropriation du bœuf aux
travaux agricoles et l'usage du moulin à blé. (Mac Torrens Cullagh, The Industrial History of free
Nations (London, 1846, in-8°, t. I, p. 7.) - Ce trait, et d'autres encore, qui les identifient aux
autochtones d'Italie servira plus tard à démontrer qu'ils ne pouvaient être que des Celtes ou des
Slaves, et, peut-être bien, l'un et l'autre.
De là vont se dégager, avec mille nuances, les Arians Hellènes, peuple nouveau, dans un certain
sens, bien que devant son énergie à des éléments anciens atténués. Ce que cette race eut de
particulier est bien représenté par sa religion, de même âge que lui. Ce fut le culte de Zeus, dont
Heyne, dans une note d'Apollodore, a pu dire avec vérité : « Inde a Jove novus mythorum ordo
initium habet vere Hellenicus. » (Bœttiger, t. I, p. 195.)
Très vraisemblablement le grec contient des racines thraces et illyriennes provenant du contact très
ancien des Arians Hellènes et même des Titans avec les populations parlant ces idiomes. O. Müller
remarque avec raison que les Hellènes rapportaient aux Thraces leur poésie et leur civilisation

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Après l'époque de Deucalion, à dater du seizième siècle avant Jésus-Christ 1, les
tribus fixées dans la Macédoine, l'Épire, l'Acarnanie, l'Étolie, le nord, en un mot,
réunirent, à un degré tout particulier, les traits du caractère arian et furent les premières
à faire connaître le nom des Hellènes.
Là surtout brilla l'esprit belliqueux. Le héros thessalien, le brave aux pieds légers,
reste toujours le prototype du courage hellénique. Tel que l'Iliade nous le montre, c'est
un guerrier véhément, ami du danger, cherchant la lutte pour la lutte, et, dans sa religion
de loyauté, ne transigeant pas avec le devoir qu'il s'impose. Ses nobles sentiments le
font aimer. Les passions impétueuses qui le perdent le font plaindre. Il est digne d'être
comparé aux vainqueurs de l'épopée hindoue, du Schahnameh et des chansons de geste.
L'énergie était le trait de cette famille. Cette vertu, quand l'intelligence l'éclaire et la
conduit, est partout désignée d'avance pour le souverain pouvoir. Le nord de la Grèce
fournit toujours au midi ses soldats les meilleurs, les plus intrépides, les plus nombreux, et longtemps après que le reste du pays était étouffé sous l'élément sémitique, il
s'entretenait encore dans cette région des pépinières de hardis combattants. D'autre
part, il faut l'avouer, les habitants de ces contrées, si habiles à se battre, à commander, à
organiser, à gouverner, ne le furent jamais à briller dans les travaux spéculatifs. Chez
eux, pas d'artistes, pas de sculpteurs, de peintres, d'orateurs, de poètes, ni d'historiens
célèbres. C'est tout ce que put faire le génie lyrique que de remonter du sud jusqu'à
Thèbes pour y produire Pindare. Il n'alla pas au delà, parce que la race ne s'y prêtait
pas, et Pindare lui-même fut une grande exception dans la Béotie. On sait ce
qu'Athènes pensait de l'esprit cadméen, qui, pour n'avoir pas la langue déliée, ni la
pensée fleurie, n'en suscitait pas moins des soldats mercenaires à toute l'Asie et, à
l'occasion, un grand homme d'État à la patrie hellénique. Le sang de la Grèce septentrionale avait à Thèbes sa frontière 2.
Le nord fut donc toujours distingué par les instincts militaires et même grossiers de
ses citoyens, et par leur génie pratique, double caractère dû incontestablement à un

1

2

primordiales. Le pays au nord de l'Hémus était, pour les admirateurs d'Orphée, le berceau de la
culture morale. (Pott, Encycl. Ersch u. Gruber, p. 65.)
On s'aperçoit du premier coup d'œil combien les antiquités les plus lointaines de la Grèce sont
humbles en comparaison de ce que l'on observe dans l'Inde, en Assyrie, en Égypte, même en Chine,
et de ce que la Bactriane pourrait montrer. Ainsi Sicyone, ne date que de l'an 2164 avant J.-C. C'est
une fondation chananéenne, et l'arrivée des Arians Hellènes, de six siècles plus tardive, rejette aux
âges de maturité des sociétés primitives l'enfance encore antéhistorique de l'Hellade.
Thèbes remplissait parfaitement l'emploi de limite entre deux races. Elle affichait sa double origine
en racontant sur sa fondation deux légendes : l'une ariane, qui attribuait le fait à Amphion et à
Zéthus ; l'autre sémitique, et par laquelle le Chananéen Cadmus était son premier roi. (Grote,
History of Greece, t. I, p. 350).) - Ce sont ces mélanges de traditions asiatiques, helléniques-arianes
et aborigènes qui ont rendu longtemps l'histoire primitive et la mythologie grecques presque
incompréhensibles. Les époques savantes ont augmenté le désordre par la manie du symbolisme, de
l'allégorie, et par les évhémérismes de toute espèce. Puis sont venus les modernes, qui, en
généralisant les notions, ont réussi à les rendre absurdes au dernier chef.

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hymen de l'essence blanche ariane avec des principes jaunes. Il en résultait de grandes
aptitudes utilitaires et peu d'imagination sensuelle. Nous apercevons ainsi, dans les
parties de l'Europe les plus anciennement au pouvoir des Hellènes, l'antithèse ethnique
et morale de ce que nous avons observé dans l'Inde, en Perse et en Égypte. Nous allons
faire de même l'application de ce contraste aux nations de la Grèce méridionale. La
différence sera plus saillante à mesure que nous passerons du continent dans les îles et
des îles dans les colonies asiatiques.
Je me suis servi, il n'y a qu'un instant, de l'Iliade pour caractériser le génie tout à la
fois arian et finnique des Grecs du nord. Je n'y puise pas de moindres secours lorsque
je cherche à me représenter l'esprit arian-sémitique des Grecs du sud, et il me suffira,
dans ce but, d'opposer à Achille et à Pyrrhus le sage Ulysse. Voilà bien le type du
Grec trempé de phénicien ; voilà l'homme qui nommerait certainement, dans sa généalogie, plus de mères chananéennes que de femmes arianes. Courageux, mais seulement
quand il le faut, astucieux par préférence, sa langue est dorée, et tout imprudent qui
l'écoute plaider est séduit. Nul mensonge ne l'effraie, nulle fourberie ne l'embarrasse,
aucune perfidie ne lui coûte. Il sait tout. Sa facilité de compréhension est étonnante, et
sans bornes sa ténacité dans ses projets. Sous ce double rapport, il est Arian.
Poursuivons le portrait.
Le sang sémitique parle de nouveau en lui, quand il se montre sculpteur lui-même il
a taillé son lit nuptial dans un olivier, et cet ouvrage incrusté d'ivoire est un chefd’œuvre. Ainsi éloquent, artiste, fourbe et dangereux c'est un compatriote, un émule du
pirate-marchand né à Sidon, du sénateur qui gouvernera Carthage, tandis qu'ingénieux à
trouver des idées, inébranlable dans ses vues, habile à gouverner ses passions autant
qu'à tempérer celles des autres, modéré quand il le veut, modeste parce que l'orgueil est
une enflure maladroite de la raison, c'est un Arian. Il n'y a pas de doute qu'Ulysse doit
l'emporter sur Ajax, véritable Arian Finnois. La nuance du type grec à laquelle
appartient le fils de Laërte est destinée à une plus haute, plus rapide, mais aussi plus
fragile fortune, que son opposite. La gloire de la Grèce fut l'œuvre de la fraction ariane,
alliée au sang sémitique ; tandis que la grande prépondérance extérieure de ce pays
résulta de l'action des populations quelque peu mongolisées du nord.
On le sait : de bonne heure, et longtemps avant que les premières tribus des Arians
Grecs, provenant du mélange des aborigènes avec les Titans, fussent descendues dans
l'Attique et le Péloponèse, des émigrants chananéens avaient déjà conduit leurs barques
vers ces plages. On ne croit plus guère aujourd'hui, et cela pour des raisons irréfragables, que parmi ces étrangers se soient trouvés des Égyptiens. Les gens de Misr ne
colonisaient pas : ils restaient chez eux, et même, bornés longtemps à la possession du
cours supérieur du Nil, ils ne sont descendus qu'assez tard jusqu'aux bords de la mer.
La partie inférieure du Delta était occupée par des peuples de race sémitique ou
chamitique. C'était le grand chemin des expéditions vers l'Afrique occidentale. Si donc,

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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ce que je n'ai nul motif de contester, certaines bandes, venues pour peupler la Grèce,
sont parties de ce point, ce n'étaient pas des Égyptiens : c'étaient des congénères de ces
autres envahisseurs qui, de l'aveu commun, sont accourus en grand nombre de Phénicie.
Tous les noms des anciens chefs d'États grecs primitifs, qui ne présentent pas une
apparence aborigène, sont uniquement sémitiques : ainsi Inachus, Azéus, Phégée,
Niobé, Agénor, Cadmus, Codrus. On cite une exception, deux au plus : Phoronée, que
l'on rapproche du Phra égyptien, et Apis. Mais Phoronée est le fils d'Inachus, le frère
de Phégée, le père de Niobé. On trouve ce héros, dans sa famille même, entouré de
noms clairement sémitiques, et il ne serait pas plus difficile de découvrir au sien une
racine de même espèce qu'il ne l'est de l'identifier avec Phra 1.
On a rapproché le nom d'Inachus du mot Anak, dont M. de Ewald et d'autres
hébraïsants ont fait ressortir l'importance ethnique. Si ce nom devait avoir, quant au
premier roi de l'Argolide, une signification de race, il indiquerait une parenté avec la
tribu honteusement abrutie de ces noirs purs qui maîtres dépossédés du Chanaan,
erraient dans les buissons et hantaient les cavernes de Seïr. Mais la vraisemblance n'en
est pas grande, et je ne crois pas qu'il faille soit confondre le nom d'Inachus avec le mot
Anak, soit, si l'on ne peut éviter ce rapport, y trouver un sens plus profond qu'une
pure similitude de syllabes. C'est ainsi que, pour le mot Kabl, (mot arabe) fréquent
dans la composition des noms arabes, on aurait le plus grand tort de chercher le père de
qui le porte parmi les individus de l'espèce canine 2.
Les colonies venues du sud et de l'est se composaient donc exclusivement de
Chamites noirs et de Sémites différemment mélangés. Le degré de civilisation de chacune d'elles n'était pas moins nuancé, et les variétés de sang, créées par ces invasions
dans les pays grecs, furent infinies.
Aucune contrée ne présente, aux époques primitives, plus de traces de convulsions
ethniques, de déplacements subits et d'immigrations multipliées. On y venait par
troupes de tous les coins de l'horizon, et souvent pour ne faire que passer ou se voir
tellement assailli, que force était de se confondre aussitôt parmi les vainqueurs et de
perdre son nom. Tandis que, à tout moment, des bandes saturées de noir accouraient
1

2

L'existence de colonies égyptiennes dans la Grèce primitive compte aujourd'hui beaucoup plus
d'adversaires que de partisans. (Voir à ce sujet Pott, Encycl. Ersch u. Gruber, Indo-germanischer
Sprachstamm, p. 23, et Grote, Hist. of Greece, t. I, p. 32.) - Ce dernier ne pense pas qu'avant le
VIIe siècle il y ait eu des rapports suivis entre la Grèce et la terre des Pharaons.
Le chananéen (chananéen) anak, qui signifie un homme remarquable par l'élévation de la taille et la
longueur du cou, c'est-à-dire un géant ou un homme fort, et de là un maître est la véritable racine de
ce nom ou plutôt de ce titre d'Inachus, considéré ensuite comme un appellatif, ainsi qu'on a fait de
Brennus, de Boiorix, de Vercingétorix et de tant d'autres mots du même genre. Les Grecs sémitisés
du sud l’ont fidèlement conservé dans le titre (en grec), donné aux dieux, principalement à Apollon,
par Homère, et aux Dioscures, (en grec) puis aux chefs militaires. On peut aussi relever, comme une
trace, entre tant d'autres, de l'énorme influence des Sémites sur l'esprit grec que (alphabet étranger),
anér, désignation que se donnaient les Chananéens, est l'étymologie de (en grec) qui, pour les
contemporains de Périclès, voulait dire un homme, vir. (Bœttiger, t. I, p. 206.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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soit des îles, soit du continent d'Asie, d'autres populations mêlées d'éléments jaunes,
des Slaves, des Celtes, descendaient du nord sous mille dénominations imprégnées
d'idées toutes spéciales 1. Pour expliquer ce concours de tant de nationalités sur une
péninsule étroite et presque séparée du monde, il est besoin de ne jamais perdre de vue
quelles perturbations énormes les agitations des peuples finnois amenaient dans les
parties septentrionales du continent. Les guerriers arrivés de la Thessalie et de la
Macédoine dans les parages de l'Acarnanie avaient été les victimes directes des
dépossessions répétées de proche en proche, et, de même, les Chamites noirs et les
Sémites venus de l'est et du sud fuyaient devant des événements analogues, et abandonnaient, pour aller chercher fortune en Grèce, leurs territoires, devenus domaines des
invasions hébraïques ou arabes, en un mot, chaldéennes de différentes dates.
Ces armées de fugitifs rejetés, le glaive à la main, dans le Péloponèse, l'Attique,
l'Argolide, la Béotie, l'Arcadie, s'y heurtaient les unes contre les autres et s'y livraient
bataille. Il résultait encore de ces nouveaux conflits de nouveaux vaincus et de nouveaux
vainqueurs, des tribus asservies, d'autres chassées, de sorte que, après le combat, des
cohues tumultueuses repartaient, soit pour se diriger vers l'ouest et gagner la Sicile,
l'Italie, l'Illyrie, soit pour retourner sur la côte asiatique et y chercher une fortune
meilleure 2. L’Hellade ressemblait à un de ces abîmes profonds creusés dans le lit des
fleuves, où les eaux, pressées par le courant, se précipitent en lourdes masses et
ressortent en tourbillons.
Pas de repos, pas de trêve. Les temps héroïques sont à peine ouverts, l'épopée
balbutie ses plus obscurs récits, et, dédaigneuse des hommes, remarque les dieux seuls,
que déjà les expulsions violentes, les dépossessions de tribus entières, les révolutions
de toutes sortes ont commencé. Puis, lorsque, mettant pied à terre, la Muse parle enfin
de sang-froid et dans des termes que la raison peut discuter, elle nous montre les
nations grecques composées à peu près ainsi :
1° Des Hellènes. – Arians modifiés par les principes jaunes, mais avec grande
prépondérance de l'essence blanche et quelques affinités sémitiques ;
2° Des aborigènes. – Populations slavo-celtiques saturées d'éléments jaunes ;
3° Des Thraces. – Arians mêlés de Celtes et de Slaves ;
4° Des Phéniciens. – Chamites noirs ;
1

2

Cet état d'antagonisme ne prit jamais fin. Il continua à être représenté par l'existence d'innombrables
dialectes. - Inutile de rappeler que la classification en quatre branches, ionique, dorique, éolique et
attique, est une œuvre artificielle des grammairiens et ne reproduit nullement un état de choses dans
lequel chaque petite subdivision de territoire avait, à tout le moins, des idiotismes qui lui étaient
absolument propres. (Grote, t. I, p. 318.)
La race de Dardanus et de Teucer, une de celles qui portèrent l'élément arian-hellénique dans la
Troade, fut dans ces derniers.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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5° Des Arabes et des Hébreux. – Sémites très mêlés ;
6° Des Philistins. – Sémites peut-être plus purs ;
7° Des Libyens. – Chamites presque noirs ;
8° Des Crétois et autres insulaires. – Sémites assez semblables aux Philistins.
Ce tableau a besoin d'être commenté 1. Il ne contient pas, à proprement parler, un
seul élément pur. Sur sept, six renferment, à différents degrés, des principes mélaniens ; deux ont des principes jaunes ; deux encore contiennent l'élément blanc pris à la
branche chamitique, et donc extrêmement affaibli ; trois le possèdent emprunté au
rameau sémitique, deux autres au rameau arian ; trois, enfin, réunissent les deux
dernières sources. J'en tire les conséquences suivantes :
Le principe blanc, en général, domine, et l'essence ariane y partage l'influence avec
la sémitique, attendu que les invasions des Arians Hellènes, ayant été les plus
nombreuses, ont formé le fond de la population nationale. Toutefois l'abondance du
sang sémitique est telle, sur certains points en particulier, que l'on ne peut refuser à ce
sang une action marquée, et c'est à lui qu'appartient une initiative tempérée par l'action
ariane appuyée du contingent jaune. Il va sans dire que ce jugement a pour objet la
Grèce méridionale, la Grèce de l'Attique, du Péloponèse, des colonies, la Grèce artiste
et savante. Au nord, les éléments mélaniens sont presque nuls. Aussi, dans les siècles
rapprochés de la guerre de Troie, ces régions excitèrent, beaucoup moins que les
contrées asiatiques, les préoccupations des Grecs du sud.
C'est que, en effet, à ces époques, et vers le temps où Hérodote écrivait, la Grèce
était elle-même un pays asiatique, et la politique qui l'intéressait le plus s'élaborait à la
cour du grand roi. Tout ce qui avait trait à l'intérieur, agrandi, ennobli à nos yeux par
l'admirable manière dont le souvenir nous en a été conservé, n'était pourtant que très
1

Je suis de l'avis de Grote (Hist. of Greece, t. II, p. 350 et passim) : je ne crois pas aux Pélasges, en
tant que formant une race ou une nation distincte, et le mot signifie trop bien anciens habitants,
pour que je lui retire ce sens vague et lui en prête un plus spécial. On rencontre les Pélasges en tant
d'endroits et pourvus de caractères si différents, qu'il me semble impossible de leur attribuer une
nationalité unique. (Voir, à ce sujet, Grote, t. II, p. 349.) - Pott exprime son sentiment d'une façon
qui mérite d'être reproduite ici : « Les « Pélasges, dit-il, sont, quoi qu'on fasse, une simple fumée
et dénués de toute réalité « historique, aussi bien que les Casci c'est-à-dire les anciens, les ancêtres
et les aborigènes « c'est-à-dire habitants primitifs. Le nom de Pélasges a été pris à tort pour une
appellation « de peuple et de race. Il ne s'applique que chronologiquement aux premiers âges de la
« Grèce et aux tribus qui habitaient alors ce pays, sans distinction d'origine. Si, plus tard, on « a
cru trouver encore çà et là des peuplades qu'on a jugées propres à revêtir cette « désignation de
Pélasges, c'est par un rapprochement tout semblable à l'idée admise au « siècle dernier que les Goths
étaient des Scythes, des Gêtes, etc. On croyait alors qu'il « existait des restes de cette nation
germanique dans la Crimée. » (Encyclop. Ersch u. Gruber, 2e sect. 18e par., p. 18.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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secondaire en, comparaison des faits extérieurs dont les ressorts restaient aux mains
des Perses.
Depuis que l'Égypte était tombée au rang de province ralliée aux États achéménides,
il n'y avait plus dans le monde occidental deux civilisations comme jadis. L'antagonisme
de l'Euphrate et du Nil avait cessé ; plus rien d'assyrien, plus rien d'égyptien, et, en
place, un compromis auquel je ne trouve d'autre nom que celui d'asiatique. Cependant
la grande place y appartenait encore au principe assyrien. Les Perses, trop peu
nombreux, n'avaient pas transformé ce principe, ne l'avaient pas même renouvelé. Leur
bras s'était trouvé assez fort pour lui donner une impulsion que les dynasties
chaldéennes n'avaient pu créer à un même degré, et, sous l'atteinte de ce colosse en
pourriture, la débile caducité égyptienne s'était réduite en poussière et mêlée à lui.
Existait-il dans le monde une troisième civilisation pour prendre la place des champions anciens ? Nullement : la Grèce ne représentait pas, vis-à-vis de l'Assyrie, une
culture originale comme l'égyptienne, et bien que son intelligence eût des nuances très
spéciales, la plupart des éléments qui la composaient se retrouvaient, avec le même
sens et la même valeur, chez les peuples sémitiques du littoral méditerranéen. C'est une
vérité qui n'a pas besoin de démonstration.
Dans leur opinion même, les Grecs faisaient beaucoup plus de cas de ce qu'ils
appelaient, sans doute, en leur langage, les conquêtes de la civilisation, c'est-à-dire les
importations de dieux, de dogmes, de rites asiatiques, et de rêveries monstrueuses
venues des côtes voisines, que de la simplicité ariane professée jadis par leurs religieux
ancêtres mâles. Ils s'enquéraient avec prédilection de ce qui s'était pensé et fait en Asie.
Ils se mêlaient de leur mieux aux affaires, aux intérêts, aux querelles du grand continent,
et, bien que pénétrés de leur propre importance, comme tout petit peuple doit l'être,
bien qu'appelant même l'univers entier barbare, en dehors d'eux, leur regard ne se
détachait pas de l'Asie.
Tant que les Assyriens furent indépendants, les Grecs, faibles et éloignés, ne
comptèrent que peu dans le monde ; mais, comme le développement hellénique se
trouva contemporain de la grande fortune des Arians Iraniens, ce fut à cette époque
qu'en face des maîtres de l'Asie antérieure, ils eurent à opter entre l'antagonisme et la
soumission. Le choix était indiqué par leur faiblesse. Ils acceptèrent l'influence victorieuse, dominatrice, irrésistible, du grand roi, et vécurent dans la sphère de sa
puissance, sinon à l'état de sujets, du moins à celui de protégés.
Tout, je le répète, leur en faisait une obligation. La parenté avec les Asiatiques était
étroite ; la civilisation presque identique dans ses bases, et, enfin, sans le bon vouloir
des Perses, c'en était fait des colonies ioniennes, toujours et traditionnellement

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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soutenues par la politique des souverains de l'Assyrie. Or, de la fortune des colonies
dépendait celle des métropoles 1.
Il y avait ainsi accord entre les Arians Grecs et les Arians Iraniens. Le lien commun
était ce vaste élément sémitique sur lequel, chacun chez soi, ils avaient dominé, et qui,
tôt ou tard, par une voie ou par une autre, devait les absorber également dans son unité
agrandie.
Il peut paraître singulier que je dise que les Arians Grecs eussent jamais dominé
chez eux le principe sémitique, après avoir démontré que la plus grande partie de leur
civilisation en était faite. Pour donner raison de cette contradiction apparente, je n'ai
qu'à rappeler une réserve inscrite plus haut. En disant que la culture grecque était
principalement d'origine sémitique, je réservais un certain état antérieur que je vais
examiner maintenant, et qui contient, avec trois éléments tout à fait arians, l'histoire
primitive de l'hellénisme épique. Ces éléments sont : la pensée gouvernementale,
l'aptitude militaire, un genre bien particulier de génie littéraire. Tous les trois ressortent
de l'hymen de ces deux instincts arians, la raison et la recherche de l'utile.
Le fondement de la doctrine gouvernementale des Arians Hellènes était la liberté
personnelle. Tout ce qui pouvait garantir ce droit, dans la plus grande extension possible, était bon et légitime. Ce qui le restreignait était à repousser. Voilà le sentiment,
voilà l'opinion des héros d'Homère : voilà qui ne se retrouve qu'à l'origine des sociétés
arianes.
À l'aurore des âges héroïques, et même longtemps après, les États grecs sont
gouvernés d'après les données, les notions déjà observées dans l'Inde, en Perse, et
quelque peu à l'origine de la société chinoise, c'est-à-dire pourvus d'un gouvernement
monarchique, limité par l'autorité des chefs de famille, par la puissance des traditions et
la prescription religieuse. On y remarque un grand éparpillement national, de fortes
traces de cette hiérarchie féodale si naturelle aux Arians, préservatif assez efficace
contre les inconvénients principaux du fractionnement, conséquence de l'esprit
d'indépendance 2. Rien de plus surveillé dans l'exercice de son pouvoir qu'Agamemnon,
1

2

Le fait qui démontre le mieux cet état de choses, c'est l'attitude de la majeure partie des États grecs
pendant la guerre persique. À la bataille de Platée, 50.000 fantassins et une nombreuse cavalerie
hellénique combattirent dans les rangs du grand roi, contre les Athéniens et leurs alliés. Ces troupes
furent fournies, non pas par les Ioniens, que je mets à part, mais par les Béotiens, les Locriens, les
Maliens, les Thessaliens, c'est-à-dire toute la Grèce orientale. Il faut y ajouter encore les Phocéens.
Ces derniers envoyèrent 2.000 hommes aux Perses. Par conséquent, le Péloponèse et l'Attique,
voilà tout ce qui résistait. On a fait depuis, de cette campagne d'une minorité contre la majorité de
la Grèce, une gloire nationale. (Zumpt, Mémoires de l'Académie de Berlin, Ueber den Stand der
Bevœlkerung und die Volksvermehrung im Alterthum, p. 5.)
« Between the different degrees of hellenic chivalry a certain equality at all times prevailed, « which
the fewness of their numbers comprend with the population amidst whom they « dwelt and the
hereditary pride of a dominant race, alike tended to preserve. We find the « doric nobles, too in after
times, assuming to themselves the epithet of the Equals. » C'est un sentiment tout à fait pareil et

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le roi des rois ; rien de plus limité dans sa puissance que l'habile souverain d'Ithaque.
L'opinion est maîtresse dans ces grands villages 1, où il n'existe pas, sans doute, de
journaux 2, mais où les ambitieux, plus ou moins éloquents, ne manquent pas à la
perturbation des affaires. Pour bien comprendre ce que c'était qu'un roi grec aux prises
avec les difficultés gouvernementales, il n'est rien de mieux que d'étudier le coup d'État
d'Ulysse contre les amants de Pénélope. On y voit sur quel terrain scabreux opérait
l'autorité du prince, même ayant de son côté le droit et le bon sens.
Dans cette société vive, jeune, altière, le génie arian inspirait richement la poésie
épique. Les hymnes adressés aux dieux étaient des récits ou des nomenclatures plutôt
que des effusions. Le jour du lyrisme n'était pas venu. Le héros grec combattait monté
sur le char arian, ayant à ses côtés un écuyer de sang noble, souvent royal, bien
semblable au souta brahmanique, et ses dieux étaient des dieux-esprits, indéfinis, peu
nombreux et ramenés facilement à une unité qui, mieux que tout encore, sentait son
origine voisine des monts hymalayens 3.
À ce moment très ancien, la puissance civilisatrice, initiatrice, ne résidait pas dans
le sud : elle émanait du nord. Elle venait de la Thrace avec Orphée, avec Musée, avec
Linus. Les guerriers grecs apparaissaient grands de taille, blancs et blonds. Leurs yeux
portaient leur arrogance dans l'azur, et ce souvenir resta tellement maître de la pensée
des générations suivantes, que lorsque le polythéisme noir eut envahi, avec l'affluence
croissante des immigrations sémitiques, toutes les contrées comme toutes les consciences, et eut substitué ses sanctuaires aux simples lieux de prière dont jadis les aïeux
se contentaient, la plus haute expression de la beauté, de la puissance majestueuse, ne
fut pas autre pour les Olympiens que la reproduction du type arian, yeux bleus,
cheveux blonds, teint blanc, stature élevée, dégagée, élancée.
Autre signe d'identité non moins digne de remarque. En Égypte, en Assyrie, dans
l'Inde, on avait eu l'idée que les hommes blancs étaient dieux ou pouvaient le devenir, et
l'on admettait la possibilité du combat et de la victoire des guerriers blancs contre les
puissances célestes. Les mêmes notions se retrouvent au sein des sociétés primitives
de la Grèce, ainsi que je l'ai dit à propos des Titans, et je le répète ici de leurs descendants immédiats, les Deucalionides. Ces braves combattent audacieusement les êtres

1

2

3

d'une origine ethnique rigoureusement semblable, qui a rendu si cher à la noblesse du moyen âge le
nom de pairs, traduction exacte du grec (mot grec). (W. Torrens Mc. Cullagh, The industrial
History of free Nations (London, 1846, in-8°, t. I, p. 3.)
Athènes avait commencé par être une agrégation de plusieurs hameaux. Sparte était un composé de
cinq bourgades et ne fut jamais une ville ; Mantinée également ; Tégée en comptait huit ; Dymé, en
Achaïe, et Élis de même ; de même encore Mégare et Tanagra. Jusqu'à la bataille de Leuctres, la
plupart des Arcadiens n’eurent aussi que des villages, et les Épirotes les imitèrent. (Grote, t. II, p.
346.)
Les poètes, comme Hésiode et Homère, paraissent avoir eu leur franc parler contre les excès et
probablement le simple usage aussi du pouvoir. (Hésiode, les Travaux et les jours, p. 186.)
Voir dans le premier volume la note sur le Vourounas arian, le Varouna hindou et l’(mot grec) grec,
et surtout ce qui a été dit sur le Deus, puis sur les Titans.

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surnaturels et les forces personnifiées de la nature. Diomède blesse Vénus ; Hercule tue
les oiseaux sacrés du lac Stymphalide, il étouffe les géants, enfants de la terre, et fait
trembler d'épouvante la voûte des palais infernaux ; Thésée, parcourant le monde d'en
bas l'épée à la main, est un vrai Scandinave. En un mot, les Arians Grecs, comme tous
leurs parents, ont une si haute opinion des droits de la vigueur, que rien ne leur paraît
trop au-dessus de leurs prétentions légitimes et d'une audace permise.
Des hommes si avides d'honneur, de gloire et d'indépendance étaient naturellement
portés à se mettre au-dessus les uns des autres et à réclamer des égards extraordinaires.
Il ne leur suffisait pas de limiter de leur mieux l'action du pouvoir social et de rendre ce
pouvoir dépendant de leurs suffrages : ils voulaient se faire compter, estimer, honorer,
non seulement comme Arians, libres et guerriers, mais, dans la masse des guerriers, des
hommes libres, des Arians, comme des individualités d'élite. Cette prétention universelle obligeait chacun à de grands efforts, et puisque, pour atteindre à l'idéal proposé, il
n'y avait d'autre voie que d'être le plus Arian possible, de résumer le plus les vertus de
la race, l'on attacha une très grande importance à la pureté des généalogies.
Durant les temps historiques, cette notion se pervertit. On s'estima alors suffisamment noble, quand la famille put se dire vieille. Dans ce cas, elle mettait son orgueil à
accuser une descendance asiatique 1. Mais, au début de la nation, avoir le droit de se
vanter d'être un pur Arian fut le gage unique d'une supériorité incontestable. L'idée de
la préexcellence de race existait aussi complète chez les Grecs primitifs que chez toutes
les autres familles blanches. C'est un instinct qui ne se rencontre bien entier que dans ce
cercle, et qui s'y altère par le mélange avec les races jaune et noire, auxquelles il fut
toujours étranger.
Ainsi la société grecque, très neuve encore, se hiérarchisait suivant la supériorité de
naissance. À côté de la liberté et de la liberté jalouse des Arians Hellènes, pas l'ombre
d'égalité entre les autres occupants du sol et ces maîtres audacieux. Le sceptre, bien que
donné en principe à l'élection, trouva, par le respect dont on entourait les grands
lignages, une forte cause de se perpétuer exclusivement dans quelques descendances.
Sous certains rapports même, l'idée de suprématie d'espèce, consacrée par celle de
famille, conduisit les Arians Grecs à des résultats comparables à ceux que nous avons
observés en Égypte et dans l'Inde, c'est-à-dire que, eux aussi, ils connurent les démarcations de castes et les lois prohibitives des mélanges. Il y a plus : ils appliquèrent ces
lois jusqu'aux derniers temps de leur existence politique. On cite des maisons
sacerdotales qui ne s'alliaient qu'entre elles, et la loi civile fut toujours dure pour les
rejetons des citoyens mariés à des étrangères. Cependant, je me hâte de le dire, ces
restrictions étaient faibles. Elles ne pouvaient avoir la même portée que les lois du Nil
et de l'Arya-varta. La race ariane-grecque, malgré la conscience de sa supériorité
1

Certaines familles athéniennes semblent avoir pu se rendre, avec vérité, ce témoignage. Les
Géphyres, d'où descendaient Harmodius et Aristogiton, portaient un nom chananéen (en chananéen)
geber, geberim, les forts, les puissants, les chefs. (Bœttiger, t. I, p. 206.)

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d'essence et de facultés sur les populations sémitiques qui la pénétraient de toutes
parts, avait ce désavantage d'être jeune d'expérience et de savoir, tandis que les autres
étaient vieilles de civilisation. Ces dernières jouissaient, à son détriment, d'une supériorité extérieure qui ne permettait pas de les dédaigner et de se refuser complètement à
l'alliage. Le système des castes resta toujours à l'état d'embryon : il ne put se
développer. L'hellénisme eut trop souvent intérêt à permettre les mésalliances, et
d'autres fois il se vit forcé de les subir. Sous ce double rapport, sa situation ressembla
beaucoup à ce que fut plus tard celle des Germains.
Quoi qu'il en soit, l'idée nobiliaire se montra extrêmement forte et puissante chez
les Arians Grecs. Le classement des citoyens ne se faisait que d'après la valeur de
chaque descendance ; les vertus individuelles venaient après 1. Je le répète donc :
l'égalité était complètement proscrite. Chacun, se sentant fier de son extraction, ne
voulait pas être confondu dans la foule.
Et de même que chacun prétendait être libre, honoré, admiré, chacun aussi visait à
commander autant que possible. Il semble qu'une telle tendance dût être difficile à
réaliser dans une société ainsi faite, que le roi lui-même, le pasteur du peuple, avant
d'exprimer un avis, devait s'enquérir si cet avis convenait aux dieux, aux prêtres, aux
gens de haute naissance, aux guerriers, au gros du peuple. Heureusement, il restait des
ressources : il y avait l'esclave, l'ancien autochtone asservi, puis enfin les étrangers.
Voyons d'abord ce qu'était l'esclave.
Pour premier point, la créature réduite à cette condition n'appartenait, dans aucun
cas, à la cité. Tout homme né sur le sol consacré et de parents libres avait un droit
imprescriptible à vivre libre lui-même. Sa servitude était illégitime, emportait le caractère de crime, ne durait pas, n'était pas. Si l'on réfléchit que la cité grecque primitive
renfermait une nation, une tribu particulière, et que cette nation, cette tribu, se
considérant comme unique en son espèce, ne voyait le monde qu'en elle-même, on
découvre dans cette prescription fondamentale la proclamation du principe que voici :
« L'homme blanc n'est fait que pour l'indépendance et la « domination ; il ne doit pas
subir, dans la perpétration de ses actes, la direction « d'autrui. »
Cette loi, évidemment, n'est pas une invention locale. On la retrouve ailleurs, on la
revoit dans toutes les constitutions sociales de la famille que l'on peut observer d'assez
près pour se rendre compte des détails. J'en tire la conséquence que, suivant cette
opinion, il n'était pas permis de réduire en servitude un homme blanc, c'est-à-dire un
1

Il faut que cette doctrine ait été bien solidement attachée à l'esprit des tribus helléniques, par la
partie ariane de leur sang, puisque, dans la période démocratique et à Athènes même, la naissance
conservera toujours du prix. M. Mc. Cullagh le reconnaît sans difficulté : « Regard for ancient
lineage was, through every change of plight and policy, fast rooted in « the Ionic mind. The old
families remained every where, and even in the most democratic « states, preserved certain political
privileges and what they doubtless prized still more, « certain social distinction. » (T. I, p. 239.)

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homme, et que l'oppression, quand elle était limitée aux individus des espèces noire et
jaune, n'était pas censée constituer une violation de ce dogme de la loi naturelle.
Après la séparation des différentes descendances blanches, chaque nation s'étant
imaginé, dans son isolement au milieu de multitudes inférieures ou métisses, être
l'unique représentant de l'espèce, ne se fit aucun scrupule d'user des prérogatives de la
force dans toute leur étendue, même sur les parents que l'on rencontrait et qui n'étaient
plus reconnus pour tels, du moment qu'ils appartenaient à d'autres rameaux. Ainsi,
bien que, dans la règle, il ne dût y avoir que des esclaves jaunes ; et noirs, il s'en fit
pourtant de métis et ensuite de blancs, par une corruption de la fâcheuse prescription
antique dont on avait involontairement altéré le sens, en en restreignant le bénéfice aux
seuls membres de la cité.
Une preuve sans réplique que cette interprétation est la bonne, c'est qu'en vertu
d'une extension très anciennement appliquée, on ne voulut pas non plus pour esclaves
les habitants des colonies, ni les alliés, ni les peuples avec lesquels on avait des
rapports d'hospitalité ; et, plus tard encore, suivant une autre règle qui, au point de vue
de la loi originelle, et dans un sens ethnique n'était qu'une assimilation arbitraire, on
étendit cette franchise à toutes les nations grecques.
Je vois ici une preuve que, dans l'Asie centrale, les peuples blancs, au temps de leur
réunion, s'interdisaient de posséder leurs congénères, c'est-à-dire les hommes blancs ; et
les Arians Grecs, observateurs incorrects de cette loi primordiale, ne consentaient pas
davantage à asservir leurs congénères, c'est-à-dire leurs concitoyens.
En revanche, la situation des premiers possesseurs de l'Hellade, tels que les Hélotes
et les Pénestes, ressemblait à du servage 1. La différence essentielle était que les
populations soumises n'habitaient pas les demeures 2 du guerrier ainsi que les esclaves :
elles vivaient sous leurs toits particuliers, cultivant le sol et payant des redevances,
comparables, en ceci, aux serfs du moyen âge. Pour achever la ressemblance, au-dessus
de ces manants se plaçait une espèce de bourgeoisie également exclue de l'exercice des
droits politiques, mais mieux traitée et plus riche que la classe des paysans. Ces

1

2

« As a birthright the Hellenes claimed both in peace and war, exclusive sway ; and their « kings are
depicted as endued with unlimited power over the earth-born multitude. » (Mc. Cullagh. t. I, p. 6.)
Ces demeures étaient des citadelles chevaleresques entourées de cabanes. Elles dominaient les
hauteurs et étaient construites en fragments énormes de rochers. Il est très vraisemblable que les
cités, à proprement parler, n'étaient que l'œuvre des colons chananéens. (Mc. Cullagh, t. I, p. 22.) Disons à ce propos qu'en Italie on a trop longtemps attribué aux populations aborigènes ces vastes
et solides constructions nommées pélasgiques ou cyclopéennes. Les tribus agricoles qui
composaient ces races dites autochtones n'étaient nullement capables de concevoir ni d'exécuter de
pareils labeurs, et on est d'autant plus autorisé à en reporter le mérite soit aux Arians Hellènes, soit
même à leurs pères, les Titans, que, dans la Péninsule, le souvenir des murailles cyclopéennes est
intimement uni à celui des Tyrrhéniens. La porte de Mycènes est aussi une construction
essentiellement hellénique.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

458

hommes, Perrhèbes et Magnètes en Thessalie 1, et en Laconie Périœkes, descendaient
certainement de différentes catégories de vaincus. Ou bien ils avaient formé les classes
supérieures de la société dissoute, ou bien ils s'étaient soumis volontairement et par
capitulations.
Les étrangers domiciliés avaient des droits analogues ; mais en somme, esclaves,
pénestes, périœkes, étrangers, portaient le poids de la suprématie hellénique.
Telles étaient les institutions par lesquelles les Arians Grecs, si amoureux de leur
liberté personnelle et si jaloux de la conserver les uns vis-à-vis des autres, trouvaient à
satisfaire, dans l'intérieur de l'État et hors des temps de guerre et de conquête, leur
besoin de domination. Le guerrier renfermé dans sa maison y était roi. Sa compagne
ariane, respectée de tous et de lui-même, avait aussi son parler franc devant le pasteur
du peuple. Pareille à Clytemnestre, l'épouse grecque était assez hautaine. Froissée dans
ses sentiments, elle savait punir comme la fille de Tyndare. Cette héroïne des temps
primitifs 2 n'est pas autre que la femme altière aux cheveux blonds, aux yeux bleus, aux
bras blancs, que nous avons déjà vue aux côtés des Pandavas, et que nous retrouverons
chez les Celtes et dans les forêts germaniques. Pour elle, l'obéissance passive n'était
pas faite.
Cette noble et généreuse créature, assise vis-à-vis de son belliqueux époux, auprès
du foyer domestique, apparaissait entourée d'enfants soumis jusqu'à la mort
inclusivement aux volontés paternelles. Les fils et les filles marquaient, dans la maison,
le premier degré de l'obéissance : des représentations de leur part n'étaient pas de mise.
Mais, une fois sorti de la demeure des aïeux, le fils allait fonder une autre souveraineté
domestique, et pratiquait à son tour ce qu'il avait appris. Après les enfants venaient les
esclaves : leur situation subordonnée n'avait rien de trop pénible. Qu'ils eussent été
achetés pour un certain poids d'argent ou d'or, ou acquis par échange en retour de
taureaux et de génisses, ou bien encore que le sort de la guerre les eût jetés aux mains de
leurs vainqueurs comme épaves d'une ville prise d'assaut, les esclaves étaient plutôt
des sujets que des êtres abandonnés à tous les caprices des propriétaires.
D'ailleurs, un des caractères saillants des sociétés jeunes, c'est la mauvaise entente
de ce qui est productif 3, et cette heureuse ignorance rendait assez douce l'existence des
esclaves grecs. Soit que, confondus avec les serfs, ils gardassent les troupeaux sur les
1
2

3

Grote, History of Greece, t. II, p. 370 et passim.
Grote, t. II, p. 113. - La femme grecque d'Homère est infiniment supérieure à l'épouse des âges
civilisés ou sémitisés. Voir Pénélope, Hélène, dans l'Odyssée, et la reine des Phéaciens. Elle a, tout
à la fois, plus de gravité, de considération et de liberté. Cette première institution s'était un peu
conservée chez les Macédoniens, à en juger par le rôle que joue Olympias dans les affaires
d'Alexandre. Comparer aussi les mœurs des Doriens de Sparte. (Bœttiger, t. II, p. 61.)
Le préjugé général des races arianes engendre d'ailleurs cette incapacité : pour elles, la première
notion du droit de propriété, c'est la conquête, et, comme le dit très bien un historien anglais, « the
hellenic idea of property was spoil whether acquired by land or sea. » (Mc. Cullagh, t. I, p. 18.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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rives du Pénée et de l'Achéloüs, soit que, dans l'intérieur du manoir, ils eussent à
vaquer aux travaux sédentaires, ce qu'on exigeait d'eux était minime, parce que les
maîtres avaient eux-mêmes peu de besoins. Les repas étaient promptement apprêtés.
Le chef du logis se chargeait, le plus souvent, de tuer les bœufs ou les moutons, et de
jeter leurs quartiers dans les chaudières d'airain. Il y prenait plaisir. C'était une
politesse envers ses hôtes que de ne pas laisser à des mains serviles le soin de leur
bien-être. Y avait-il à faire dans le domaine œuvre de maçon ou de charpentier, le maître
encore ne dédaignait pas de manier la doloire et la hache. Fallait-il garder les troupeaux,
il n'y répugnait pas davantage. Soigner les arbres du verger, les tailler, les émonder, il
s'en chargeait volontiers. En somme, les travaux des esclaves ne s'accomplissaient pas
sans la participation du guerrier, tandis que les femmes, réunies autour de l'épouse,
tissaient avec elle à la même toile, ou préparaient la laine des mêmes toisons.
Rien donc ne contribuait nécessairement à empirer la condition de l'esclave, puisque
tout labeur était assez honorable pour que le chef de la maison y prît une part
constante. Puis il y avait au logis identité d'idées et de langage. Le guerrier n'en savait
guère plus long que ses serviteurs sur les choses du monde et de la vie. S'il arrivait un
poète, un voyageur, un sage, qui, après le repas, eût quelques récits à faire entendre, les
esclaves, rassemblés autour du foyer, avaient leur part de l'enseignement. Leur expérience se formait comme celle du plus noble champion. Les conseils de leur vieillesse
étaient aussi bien accueillis que s'ils étaient sortis d'une bouche libre et illustre.
Que restait-il donc au maître ? Il lui restait toutes les prérogatives d'honneur, et
encore des avantages positifs. Il était le seul homme de la maison, le pontife du foyer.
Il avait seul le droit d'offrir des sacrifices. Il défendait la communauté, et, couvert de
ses armes, superbement vêtu, prenait sa part de la liberté commune et du respect rendu
à tous les citoyens de la cité. Mais, encore une fois, à moins que son caractère ne fût
exceptionnellement cruel, qu'il n'exerçât sur ses entours l'action d'un insensé, ni la
cupidité ni la coutume ne le portaient à opprimer son esclave, qui ne subissait d'autre
malheur réel que celui d'être dominé. Les dieux avaient-ils donné à ce serviteur un talent
quelconque, de la beauté ou de l'esprit, il devenait le conseiller, tenait tête à chacun, et
jouait le rôle du bossu phrygien chez Xanthus.
Ainsi l’Arian Grec, souverain chez lui, homme libre sur la place publique, vrai
seigneur féodal, dominait sans réserve son entourage, enfants, serfs et bourgeois.
Tant que régna l'influence du Nord, les choses restèrent à peu près partout dans
cette situation ; mais lorsque les immigrations asiatiques, les révolutions de toute
espèce arrivées à l'intérieur eurent troublé les rapports originaires, et que l'instinct
sémitique commença à se faire plus fortement sentir, la scène changea tout à fait.
Pour premier point, la religion se compliqua. Depuis longtemps les simples notions
arianes avaient été abandonnées. Sans doute elles étaient altérées déjà à l'époque où les

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Titans commencèrent à pénétrer dans la Grèce. Mais les croyances qui leur avaient
succédé, assez spiritualistes encore, perdirent pied de plus en plus. Kronos, usurpateur, suivant la formule théologique, du sceptre d'Ouranos, fut à son tout détrôné
par Jupiter. Des sanctuaires s'ouvrirent à l'infini, des pontificats inconnus jadis
trouvèrent des croyants, et les rites les plus extravagants s'emparèrent de la faveur
générale. On appelle, dans les écoles, cette fièvre d'idolâtrie l'aurore de la civilisation.
Je n'y contredis pas : il est certain que le génie asiatique était aussi mûr et même
pourri que le génie arian-grec était inexpérimenté et ignorant de ses voies futures. Ce
dernier, encore étourdi de la longue traite que venaient de faire ses auteurs mâles à
travers tant de pays et de hasards, n'avait pas encore trouvé le loisir de se raffiner. Je
ne doute cependant pas que, s'il avait eu assez de temps pour se reconnaître avant de
tomber sous l'influence assyrienne, il n'eût agi mieux, et de façon à devancer la
civilisation européenne. Il aurait pu faire entrer une plus grande part de son originalité
dans les destinées des peuples helléniques. Peu-être aura-il donné moins de hauteur à
leurs triomphes artistiques ; mais leur vie politique, plus digne, moins agitée, plus
noble, plus respectable, aurait été beaucoup plus longue. Malheureusement, les masses
arianes-grecques n'étaient pas comparables en nombre aux immigrations d'Asie 1.
Je ne date pas la révolution opérée dans les instincts des nations grecques du jour
où se firent les mélanges avec les colonisations sémitiques, ou les établissements des
Doriens dans le Péloponèse, et, plus anciennement, ceux des Ioniens dans l'Attique. Je
me contente de partir du moment où les résultats de tous ces faits modifièrent la
pondération des races. Alors l'ancien gouvernement monarchique prit fin. Cette forme
de royauté équilibrée avec une grande liberté individuelle, par l'accord des pouvoirs
publics, ne convenait plus au tempérament passionné, irréfléchi, incapable de modération, de la race métisse alors produite. Désormais, il fallait du nouveau. L'esprit
asiatique était en état d'imposer à ce qui restait d'esprit arian un compromis conforme à
ses besoins, et il put, tant il était fort, ne laisser à son associé que des apparences pour
satisfaire ce goût de liberté si indélébile dans la nature blanche, que, quand la chose
n'existe pas, c'est alors surtout qu'on cherche à mettre le mot en relief.
Au lieu de la pondération, on voulut de l'excessif. Le génie de Sem poussait à
l'absolutisme complet. Le mouvement était irrésistible. Il ne s'agissait que de savoir
entre quelles mains la puissance allait résider. La confier, telle qu'on la voulait faire, à
un roi, à un citoyen élevé au-dessus de tous les autres, c'était demander l'impossible à
des groupes hétérogènes qui n'avaient pas assez d'unité pour se réunir sur un terrain
1

On a fait d'immenses progrès dans la compréhension de la mythologie hellénique. La distinction est
parfaitement établie entre les dogmes, les cultes et les rites venus d'Asie et ceux qui ont eu leurs
sources dans des notions européennes. Ce qui reste à faire maintenant est d'une grande difficulté,
mais aussi d'un grand intérêt. On sait que les mystères cabires et telchines sont sémitiques, et que
l'oracle dodonéen est, pour le fond du moins, d'institution septentrionale. Ce qu'il faudrait
maintenant, c'est séparer les données arianes des mélanges finnois. La proportion de ces éléments
religieux divers, sémitique, arian, finnique, donnerait la composition exacte du sang grec.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

461

aussi étroit. L'idée répugnait aux traditions libérales des Arians. L'esprit sémitique, de
son côté, n'avait pas de fortes raisons d'y tenir : il était habitué aux formes républicaines en vigueur sur la côte de Chanaan. Incapable d'ailleurs de se plier à la régularité
de l'hérédité dynastique 1, il ne souhaitait pas une institution qui, chez lui, n'avait
jamais puisé son origine dans le choix libre du peuple, mais toujours dans la conquête
et la violence, et, souvent, dans la violence étrangère. Je ne fais d'exception que pour le
royaume juif. On imagina donc, en Grèce, de créer une personne fictive, la Patrie 2, et
on ordonna au citoyen, par tout ce que l'homme peut imaginer de plus sacré et de plus
redoutable, par la loi, le préjugé, le prestige de l'opinion publique, de sacrifier à cette
abstraction ses goûts, ses idées, ses habitudes, jusqu'à ses relations les plus intimes,
jusqu'à ses affections les plus naturelles, et cette abnégation de tous les jours, de tous
les instants, ne fut que la menue monnaie de cette autre obligation qui consistait à
donner, sur un signe, sans se permettre un murmure, sa dignité, sa fortune et sa vie,
aussitôt que cette même patrie était censée vous les demander.
L'individu, la patrie l'enlevait à l'éducation domestique pour le livrer nu, dans un
gymnase, aux immondes convoitises de maîtres choisis par elle. Devenu homme, elle le
mariait quand elle voulait. Quand elle voulait aussi, elle lui reprenait sa femme pour la
transmettre à un autre, ou lui attribuait des enfants qui n'étaient pas de lui, ou encore
ses enfants propres, elle les envoyait continuer une famille près de s'éteindre.
Possédait-il un meuble dont la forme n'agréait pas à la patrie, la patrie confisquait
l'objet scandaleux et en punissait sévèrement le propriétaire. Votre lyre comptait une
corde, deux de plus que la patrie ne le trouvait bon, l'exil. Enfin, le bruit se répandait-il
que le triste citoyen ainsi morigéné obéissait trop bien aux caprices incessants,
constamment renouvelés de son despote nerveux et acariâtre, en un mot, pouvait-on,
non pas même prouver, mais penser qu'il était immodérément honnête homme, la
patrie, perdant patience, lui mettait la besace sur le dos, le faisait saisir et conduire,
malfaiteur d'un nouveau genre, à la frontière la plus voisine, en lui disant :Va et ne
reviens plus !
Si, contre tant et de si effroyables exigences, la victime, cependant un peu émue,
tentait de regimber, ne fût-ce qu'en paroles, il y avait la mort, souvent avec tortures, le
déshonneur, la ruine certaine de la famille entière du coupable, qui, repoussée par tous
les gens assez vertueux pour s'indigner du crime, mais non pas assez pour encourir le
châtiment d’Aristide, devait s'estimer très heureuse d'échapper à l'indignation, aux
pierres et aux couteaux de tous les patriotes de carrefours.
1

2

« The heroic notion of the unity of the state being centred in the royal line was already « shaken.
Many of the less potent nobles saw, in the greater distribution of authority, a « pathway opened to
their ambition. » (Mc. Cullagh, t. I, p. 21.)
« In the days of the monarchy the word which subsequently was used to denote a city (mot « grec)
and finally a state, signified no mote than the castle of the prince. » (Mc. Cullagh, t. I, p. 22.) - De
même, à notre époque féodale, on n'employait guère le mot patrie, qui ne nous est vraiment revenu
que lorsque les couches gallo-romaines ont relevé la tête et joué un rôle dans la politique. C'est avec
leur triomphe que le patriotisme a recommencé à être une vertu.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

462

En récompense d'une abnégation si grande, on demande si la patrie accordait des
compensations suffisamment magnifiques ? Sans doute : elle autorisait pleinement chacun à dire de lui-même, en délirant d'orgueil : je suis Athénien, je suis Lacédémonien,
Thébain, Argien, Corinthien, titres fastueux, appréciés, au-dessus de tous les autres, au
long d'un rayon de dix lieues carrées, et qui, au delà et dans le pays grec même, pouvait,
sous certaines circonstances, valoir le fouet ou la corde à qui s'en serait pavané. En tout
cas, c'était une garantie de haine et de mépris. Pour surcroît d'avantages, le citoyen se
flattait hautement d'être libre, parce qu'il n'était pas soumis à un homme, et que, s'il
rampait avec une servilité sans égale, c'était aux pieds de la patrie. Troisième et dernière
prérogative : s'il obéissait à des lois qui n'émanaient pas de l'étranger, ce bonheur, tout à
fait indépendant du mérite intrinsèque de la législation, s'appelait posséder l'isonomie,
et passait pour incomparable. Voilà tous les dédommagements, et encore n'ai-je pas
épuisé la liste des charges 1.
Le mot patrie couvrait en définitive une pure théorie. La patrie n'était pas de chair
et d'os. Elle ne parlait pas, elle ne marchait pas, elle ne commandait pas de vive voix,
et, quand elle rudoyait, on ne pouvait pas s'excuser parlant à sa personne. L'expérience
de tous les siècles a démontré qu'il n'est pire tyrannie que celle qui s'exerce au profit
des fictions, êtres de leur nature insensibles, impitoyables, et d'une impudence sans
bornes dans leurs prétentions. Pourquoi ? C'est que les fictions, incapables de veiller
elles-mêmes à leurs intérêts, délèguent leurs pouvoirs à des mandataires. Ceux-ci,
n'étant pas censés agir par égoïsme, acquièrent le droit de commettre les plus grandes
énormités. Ils sont toujours innocents lorsqu'ils frappent au nom de l'idole dont ils se
disent les prêtres.
Il fallait des représentants à la patrie. Le sentiment arian, qui n'avait pu résister à
l'importation de cette monstruosité chananéenne, fut assez séduit par la proposition de
confier la délégation suprême aux plus nobles familles de l'État, point de vue conforme
à ses idées naturelles. À la vérité, dans les époques où il avait été livré à lui-même, il
n'avait jamais admis que les vénérables distinctions de la naissance constituassent un
droit exclusif au gouvernement des citoyens. Désormais il était assez perverti pour
admettre et subir les doctrines absolues, et, soit que l'on conservât, dans les nouvelles
constitutions, un ou deux magistrats suprêmes appelés tantôt rois, tantôt archontes,
soit que la puissance exécutive résidât dans un conseil de nobles, l'omnipotence acquise
à la patrie fut exercée uniquement par les chefs des grandes familles ; en un mot, le

1

Les modernes admirateurs du patriotisme grec l’exposent tous, à peu de choses près, comme M. Mc.
Cullagh. Voilà la définition de cet économiste : « However they (the greek « state) may differ in
internal forms, the but of all was to make every free man feel himself a « part of the state and so to
organise the state as to concentrate its power, when required, in « favour of the least of its injured
members or for the punishment of the most powerful « condemner of the law. » (Mc. Cullagh, t. I,
p. 142.) - Ces principes-là peuvent s'écrire ou se dire ; mais personne ayant le sens commun,
n'ignore qu'ils sont impraticables, et, par conséquent ne valent pas ce qu'ils coûtent.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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gouvernement des cités grecques se modela complètement sur celui des villes
phéniciennes.
Avant d'aller plus loin, il est indispensable d'intercaler ici une observation d'une
haute importance. Tout ce qui précède s'applique à la Grèce savante, civilisée, à demi
et même déjà plus qu'à demi sémitique. Pour la Grèce septentrionale, dominatrice aux
premiers âges, et, en ce moment, retombée dans l'ombre, les faits que j'expose ne la
concernent nullement. Cette partie du territoire, restée beaucoup plus ariane que
l'autre, avait vu ses domaines se circonscrire.
La frontière sud, envahie par les populations sémitisées, s'était resserrée. Plus on
montait vers le nord, plus l'ancien sang grec avait conservé de pureté. Mais, en somme,
la Thessalie était elle-même déjà souillée, et il fallait arriver jusqu'à la Macédoine et à
l'Épire pour se retrouver au milieu des traditions anciennes.
Au nord-est et au nord-ouest, ces provinces avaient également perdu un voisinage
ami. Les Thraces et les Illyriens, envahis et transformés par les Celtes et les Slaves, ne
se comptaient plus comme Arians. Cependant le contact de leurs éléments blancs,
mêlés de jaunes, n'avait pas pour les Grecs septentrionaux les suites à la fois fébriles et
débilitantes qui caractérisaient les immixtions asiatiques du sud.
Ainsi limités, les Macédoniens et les Épirotes se maintinrent plus fidèles aux
instincts de la race primitive. Le pouvoir royal se conserva chez eux : la forme
républicaine leur demeura inconnue aussi bien que l'exagération de puissance accordée
au dominateur abstrait appelé la patrie. On ne pratiqua pas, dans ces contrées peu
vantées, le grand perfectionnement attique. En revanche, on se gouverna noblement
avec des notions de liberté qui possédaient en utilité réelle l'équivalent de ce qu'elles
avaient de moins en arrogance. On ne fit pas tant parler de soi ; mais on ne vécut pas
non plus d'une existence de catastrophes. Bref, même dans le temps où les Grecs du
sud, ayant peu conscience de l'impureté de leur sang, se demandaient entre eux si
vraiment les Macédoniens et leurs alliés valaient la peine d'être considérés comme des
compatriotes et non comme des demi-barbares, ils n'osèrent jamais contester à ces
peuples un grand et brillant courage et une habileté soutenue dans l'art de la guerre. Ces
nations peu estimées avaient encore un autre mérite dont on ne s'apercevait pas alors,
et qui, plus tard, devait se rendre de lui-même remarquable : c'est que, tandis que la
Grèce sémitique ne pouvait, au prix de torrents de sang, souder ensemble ses
antipathiques nationalités éparses, les Macédoniens possédaient une cohésion et une
force d'attraction qui s'exerçaient avec succès, et, de proche en proche, tendaient à
agrandir la sphère de leur puissance en y incorporant les peuples voisins. Sur ce point,
ils suivaient exactement, et par les mêmes motifs ethniques, la destinée de leurs
parents, les Arians Iraniens, que nous avons vus réunir de même et concentrer les
populations congénères avant de marcher à la conquête des États assyriens. Ainsi, le
flambeau arian, j'entends le flambeau politique, brûlait réellement, bien que sans éclairs

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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et sans éclats, dans les montagnes macédoniennes. En cherchant dans toute la Grèce, on
ne le voit plus exister que là.
Je reviens au sud. Le pouvoir absolu de la patrie fut donc délégué à des corps
aristocratiques, aux meilleurs des hommes, suivant l'expression grecque 1, et ils
l'exercèrent naturellement, comme ce pouvoir absolu et sans réplique pouvait être
exercé, avec une âpreté digne de la côte d'Asie. Si les populations avaient encore été
arianes, il en serait résulté de grandes convulsions, et, après un temps d'essai plus ou
moins prolongé, la race aurait rejeté unanimement un régime mal fait pour elle. Mais la
tourbe plus qu'à demi sémitique ne pouvait avoir de ces délicatesses. Elle ne devait
jamais s'en prendre à l'essence du système, et jamais, en effet, il n'y eut en Grèce,
jusqu'aux derniers jours, la moindre insurrection ni des grands ni du peuple contre le
régime arbitraire. Toute la discussion resta bornée à cette considération secondaire, de
savoir à qui devait appartenir la délégation omnipotente.
Les nobles, arguant du droit de premier occupant, appuyaient leurs prétentions sur
la possession traditionnelle, et ils éprouvèrent combien cette doctrine était difficile à
maintenir en face d'un danger permanent, inhérent aux sources mêmes du système, et
qui naissait de l'absolutisme. Toute chose violente possède en soi une force d'une
nature spéciale : cette force, par ses écarts ou même son usage simple, produit des
périls qui ne peuvent être conjurés qu'au prix d'une tension permanente. Or, l'unique
moyen de réaliser cette immobilité se trouve dans une concentration énergique. C'est
pourquoi la délégation des pouvoirs illimités de la patrie penchait constamment à se
résumer entre les mains d'un seul homme. Ainsi, pour combattre une nuée
d'inconvénients, on se mettait à perpétuité sous le coup d'un autre embarras jugé très
redoutable, fort détesté, maudit par toutes les générations, et qu'on nomma la tyrannie.
L’origine et la fondation de la tyrannie étaient aussi faciles à découvrir et à prévoir
qu'impossibles à empêcher. Lorsque, par suite de l'état de compétition perpétuelle des
cités, la patrie périclitait, ce n'était plus un conseil de nobles qui se trouvait capable de
faire face à une crise : c'était un citoyen seul qui, bon gré, mal gré, absorbait l'action
gouvernementale. Dès ce moment, chacun pouvait se demander si, le danger passé, le
sauveur consentirait à lâcher la délégation, et, au lieu de faire frémir tout le monde, s'en
retournerait frémir lui-même du trop grand service qu'il avait rendu à la patrie.
Autre cas : un citoyen était riche, puissant, considéré ; sa haute position portait
nécessairement ombrage aux nobles. Impossible de ne pas lui laisser deviner quelque
chose de cette méfiance. À moins d'être aveugle, il s'apercevait qu'un jour ou l'autre un
1

On les appelait aussi, comme chez nous, les gens bien nés, (mot grec) Ces nobles ont laissé quelques noms. On connaît encore les Codrides, les Médontides, les Alcméonides, les Géphyres
d'Athènes, les Penthélides de Mitylène, les Basilides d'Erythrées, les Néléides de Milet, les
Bacchiades de Corinthe, le, Ctésippides d'Épidaure, les Eratides de Rhodes, les Hippotadées de Cos
et de Cnide, les Aleuades de Larisse, les Opheltiades et les Kléonymides de Thèbes ; les
Deucalionides, qui avaient régné à Delphes depuis l'arrivée de leur éponyme. (Mc. Cullagh, t. I, p.
15.)

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piège lui serait tendu, qu'il y tomberait, et qu'il serait victime d'une proscription proportionnée en dureté à l'éclat de ses mérites, à l'importance de sa fortune, à l'étendue de
son crédit. Plus donc il avait de moyens de renverser l'autorité légitime et de prendre sa
place, plus il avait de raisons de n'y pas manquer. À défaut d'ambition, il y allait de son
bien et de sa tête 1. Il s'ensuivit que le prétendu état républicain des villes grecques fut
presque constamment éclipsé par l'accident inévitable des tyrannies, et ce qui devait
faire l'exception se trouva la règle.
Aussitôt que régnait un tyran, on se plaignait de ce qu'on ne remarquait pas sous le
gouvernement légal : on se plaignait de voir l'autorité excessive, arbitraire, dégradante ;
et, avec toute raison, on la déclarait différente de l'organisation régulière des Macédoniens et des Perses, où la royauté, fixée et définie par les lois, se conformait aux mœurs
et aux intérêts des races gouvernées.
En se montrant si sévère pour l'usurpation, on aurait dû réfléchir que le pouvoir des
tyrans n'était pas une extension de l'ancien pouvoir : ce n'était rien de plus que les
droits dont la patrie restait en tout temps investie. Le tyran, si atroce fût-il, n'aurait
rien su pratiquer qui, un jour ou l'autre, n'eût déjà été mis en usage par l'administration
normale. Ses prescriptions pouvaient sembler absurdes ou vexatoires ; toutefois, la
patrie avait eu la primeur de l'invention. Le tyran ne se hasardait pas dans un seul
sentier que les conseils républicains n'eussent frayé déjà.
On se rabattait sur ceci, que les excès de l'usurpateur ne profitaient qu'à lui, et qu'au
contraire, les sacrifices demandés par les souverains à têtes multiples revenaient au
bien général. L'objection est assez vide. Les gouvernements légaux, pour être composés
d'une agrégation d'hommes, n'en étaient pas moins un assemblage sans frein d'ambitions, de vanités, de passions, de préjugés humains. L'oppression pratiquée par eux
était d'aussi belle et bonne étoffe que celle d'un seul chef ; elle avait le même vice moral,
elle dégradait tout autant ses victimes. Peu m'importe si c'est Pisistrate ou les
Alcméonides qui, suivant leur caprice, peuvent me dépouiller, me violenter, me
déshonorer, me tuer ; dès que je sais qu'une prérogative si épouvantable existe audessus de ma tête, je tremble, je m'abaisse ; mes mains se joignent suppliantes ; je n'ai
plus la conscience d'être un homme, relevant de la raison et de l'équité. Auprès de
Pisistrate, une fantaisie inattendue peut me perdre ; auprès des Alcméonides, c'est un
hasard de majorité. Avec ou sans la tyrannie, le gouvernement des cités grecques était
exécrable, honteux, parce que, dans quelques mains qu'il tombât, il ne supposait pas
1

Tant que toutes les républiques furent aristocratiques, et là où elles le restèrent, les tyrans sortirent
des maisons nobles. Le régime de la démocratie fit naître les tyrans parmi les meneurs libéraux,
ceux qu'on appelait les Æsymnètes, gens d'esprit pour la plupart, beaux diseurs, amis des arts,
possédés du goût de bâtir, mais qui n'avaient pas envie de se faire justicier par les jaloux et
préféraient prendre les devants sur ces derniers. Avec la démagogie, les tyrans surgirent de la boue.
(Mac Cullagh, t. I, p. 36.) - C'est dans la peinture des despotes populaires qu'Aristophane excelle.
Voir les Chevaliers, la Paix, etc., etc. La tyrannie fut la lèpre dont tous les gouvernements grecs
eurent à souffrir sans pouvoir la guérir jamais. Elle était de leur essence.

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l'existence d'un droit inhérent à la personne du gouverné, parce qu'il était au-dessus de
toute loi naturelle, parce qu'il venait en droite ligne de la théorie assyrienne, parce que
ses racines premières, certaines, bien qu'inaperçues, plongeaient dans l'avilissante
conception que les races noires se font de l'autorité.
Il arriva, mais très souvent, que ces tyrans, si exécrés, si abhorrés des peuples
grecs, les gouvernèrent pourtant avec beaucoup plus de douceur et de sagesse que leurs
assemblées politiques. Guidé par un sens juste, le possesseur unique d'un droit absolu
se contente aisément d'une certaine part dans cette omnipotence, et trouve tout à la
fois peu de plaisir et point d'intérêt à tendre ses prérogatives jusqu'à les faire rompre.
Cette réserve heureuse n'a jamais chance de se rencontrer dans des corps constitués,
toujours enclins, au contraire, à agrandir leurs attributions, et en Grèce tout y conviait
les magistratures, rien ne les en écartait.
Néanmoins, malgré les services que les tyrans pouvaient rendre et la douceur de
leur joug, le point d'honneur voulait qu'ils fussent maudits : il fallait donc que cela fût.
Leurs règnes étaient un enchaînement de conspirations et de supplices. Rarement ils se
maintenaient jusqu'à leur mort, plus rarement encore leurs enfants héritaient de leur
sceptre 1. Cette terrible expérience n'empêchait pas que la nature même des choses ne
suscitât sans cesse des successeurs aux tyrans dépossédés. C'est ainsi que ce que je
disais tout à l'heure se vérifiait : le gouvernement était la règle, la tyrannie l'exception,
et l'exception apparaissait beaucoup plus fréquemment que la règle.
Tandis que les pays grecs avaient ainsi tant de peine à conserver ou à reconquérir
leur état légal, le courant sémitique y augmentait toujours. Il se continuait, s'accélérait
et devait amener ainsi, dans la constitution de l'État, des modifications analogues à
celles que nous avons observées dans les villes phéniciennes. De proche en proche,
tous les pays helléniques du sud furent gagnés par sa prédominance. Cependant les
points atteints les premiers, ce furent les établissements de la côte ionienne et
l'Attique 2.
Sans doute, les grandes immigrations, les colonisations compactes, avaient cessé
depuis longtemps ; mais ce qui avait acquis à leur place une extension énorme, c'était
l'établissement individuel de gens de toutes classes et de tous états. L'exclusivisme
1

2

On ne cite pas un seul cas de tyrannie transmise à la troisième génération. les Cypsélides la
gardèrent soixante-treize ans ; les Orthagorides, quatre-vingt-dix-neuf. C'est ce qu'on a de plus long.
(Mac Cullagh, t. I, p. 40.)
« With the industrial growth of the commonwealth, the resident aliens, or, as they were « termed,
metoeci, grew in number and consideration. They were more numerous at Athens « than in any
other state. » (Mac Cullagh, t. I, p. 253.) - Une preuve bien frappante de l'omnipotence de la
civilisation asiatique, dans la Grèce méridionale, se trouve en ceci, que le système monétaire et des
poids et mesures introduit en 947 par Phéidon, roi d'Argos, et qui s'appelait éginétique pour avoir
été pratiqué depuis longtemps à Égine, était tout à fait identique à celui que connaissaient les
Assyriens, les Hébreux, etc. Bœckh l'a solidement établi. (Grote, History of Greece, t. II, p. 429.)

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467

jaloux de la cité, né de l'instinct confus des prééminences ethniques, avait essayé en
vain de rejeter tout nouveau venu en dehors des droits politiques : rien n'avait pu
arrêter l'invasion du sang étranger. Il s'infiltrait par mille différentes voies dans les
veines des citoyens. Les familles les plus nobles, déjà bien métisses, quand elles
n'étaient pas purement chananéennes, comme les Géphyres, perdaient de plus en plus
leur mérite généalogique. Le plus grand nombre d'ailleurs s'éteignait ; le reste s'appauvrissait et tombait dans le flot dévorant de la population mélangée. Celle-ci allait se
multipliant partout, grâce au mouvement créé par le commerce, le plaisir, la paix, la
guerre.
L'aristocratie devint infiniment moins forte. Les classes moyennes gagnèrent en
influence.
On se demanda un jour pourquoi les nobles représentaient seuls la patrie, et
pourquoi les riches n'en pouvaient faire autant 1.
Les nobles, il est vrai, ne possédaient plus guère de noblesse, puisque beaucoup de
leurs concitoyens en avaient autant qu'eux 2. Le sang sémitique prédominait dans les
chaumières : il avait gagné aussi les palais.
Il s'ensuivit des convulsions violentes, et les riches bientôt l'emportèrent 3. Mais à
peine étaient-ils maîtres de manœuvrer à leur tour le despotisme de la patrie, à peine
avaient-ils entrepris, à la place de leurs rivaux dépossédés, l'éternelle et malheureuse
défense de l'ordre légal contre la tyrannie pullulante, que le gros des citoyens posa de
nouveau la question soumise naguère aux grands du pays 4, se trouva également digne
de gouverner et battit en brèche la position des timocrates. Et quand une fois le simple
peuple eut mis le pied sur cette pente, l'État ne put s'y retenir. Il devint clair qu'après

1

2

3

4

Cette question fut posée un peu partout en Grèce au delà de la Thessalie ; mais les classes moyennes
ne remportèrent pas partout la victoire. Dans le nord, à Thespies, à Orchomène, à Thèbes, après des
conflits sanglants, la noblesse maintint sa suprématie. À Athènes, au contraire, elle se trahit ellemême. On remarquera que les villes que je nomme étaient beaucoup moins sémitisées que celles de
l'extrême sud. (Mac Cullagh, t. I, p. 31.)
Graduellement aussi, ils avaient perdu la prépondérance que donnent la possession du sol et la
suprématie de richesse. Cependant la loi leur avait longtemps garanti le premier point, et, dans
beaucoup d'États, à Milet, à Corinthe, à Samos, à Chalcis, à Égine, ils avaient, de bonne heure,
admis que faire le commerce, ce n'était pas déroger. Ce principe ne fut cependant jamais accepté
d'une manière générale (Mac Cullagh, t. I, p. 23.) - Très promptement aussi, les grandes familles
helléniques, considérant l'influence et les gros revenus de certaines races plébéiennes, s'étaient alliées
à elles et ainsi dégradées. (Ibid., t. I, p. 25.)
Sur quelques points, cette victoire ne s'opéra pas sans transition, et l'on vit certaines villes se faire
une constitution où le pouvoir était remis à deux conseils : 1'un, la ghérousie (mot grec), était le
collège des nobles ; l'autre, le boulé (mot grec), l'assemblée des riches. (Mac Cullagh, t. I, p. 26.) Ce sont les deux chambres du système parlementaire anglais.
À Cumes, tout homme possédant un cheval avait voix dans l'assemblée. À Éphèse et à Erythrées,
où l'on pratiquait une sorte de régime représentatif, des députés du peuple siégeaient avec la
noblesse. (Mac Cullagh, t. I, p. 25.)

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les citoyens pauvres allaient venir et réclamer les demi-citoyens, les étrangers domiciliés, les esclaves, la tourbe.
Arrêtons-nous ici un moment, et considérons une autre face du sujet.
La seule et souvent déterminante excuse que peut présenter de son existence
prolongée un régime arbitraire et violent, c'est la nécessité d'être fort pour agir contre
l'étranger ou dominer à l'intérieur. Le système grec donnait-il au moins ce résultat ?
Il avait trois difficultés à résoudre : d'abord celle qui ressortait de sa situation vis-àvis du reste du monde civilisé, c'est-à-dire de l'Asie ; puis les relations des États grecs
entre eux ; enfin la politique intérieure de chaque cité souveraine.
Nous savons déjà que l'attitude de la Grèce entière envers le grand roi était toute de
soumission et d'humilité. De Thèbes, de Sparte, d'Athènes, de partout, des ambassades
ne faisaient qu'aller à Suse ou en revenir, sollicitant ou débattant les arrêts du souverain
des Perses sur les démêlés des villes grecques entre elles. On ne courait même pas
jusqu'au maître. La protection d'un satrape de la côte suffisait pour assurer à la politique d'une localité une grande prépondérance sur ses rivales. Tissapherne ordonnait, et,
inquiètes des suites d'une désobéissance, les républiques silencieuses obéissaient à
Tissapherne. Ainsi cette force extrême concentrée dans l'État ne contrariait pas la
tendance de l'élément sémitique grec à subir l'influence de la masse asiatique. Si
l'annexion tardait, c'est que les restes du sang arian maintenaient encore des motifs
suffisants de séparation nationale. Mais ce préservatif allait s'épuisant dans le sud. On
pouvait prévoir le jour où l'Hellade et la Perse allaient se réunir.
Avec leurs violents préjugés d'isonomie, les villes grecques, cramponnées à leurs
petits despotismes patriotiques, marchaient à l'encontre des tendances arianes : il
n'était pas question pour elles de simplifier les rapports politiques en agglomérant
plusieurs États en un seul. Ce qui se faisait en Macédoine trouvait un contraste parfait
dans le travail du reste de la Grèce. Aucune cité ne songeait à dominer un grand territoire. Toutes voulaient s'agrandir elles-mêmes matériellement, et n'avaient à proposer à
leurs voisins que l'anéantissement. Ainsi, lorsque les expéditions des Lacédémoniens 1
réussissaient, la fin était pour les vaincus d'aller grossir les troupeaux d'esclaves des
triomphateurs. On conçoit que chacun se défendît jusqu'à la dernière extrémité. Pas de
fusion possible. Ces Grecs élégants du temps de Périclès entendaient la guerre en
1

C'est ce qui rendait les naturalisations d'étrangers fort difficiles dans les États doriens. « A « rigid
exclusiveness characterised several greek communities, the most opposites in almost « every other
political sentiment. The people of Megara boasted that they had never « conceded the right of
citizenship to any foreigner but Hercules. But Sybaris and Athens « are said to have acted
otherwise ; and the interest of Corinth, not to speak of less « important mercantile states, tended in
the like direction. » (Mac Cullagh, t. I, p. 256.) - Les mélanges n'en avaient pas moins lieu, bien
que plus lentement, chez les nations de race dorique. Les constitutions et l'isonomie de ces peuples
ne durèrent qu'un peu plus que celles des autres.

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sauvages. Le massacre couronnait toutes les victoires. C'était chose reçue que le
dévouement si vanté à la patrie ne pouvait amener chaque ville qu'à se traîner dans un
cercle étroit de succès inféconds et de défaites désastreuses 1.
Au bout des premiers, la ruine de l'ennemi ; au bout des secondes, celle des
citoyens. Pas le moindre espoir de s'entendre jamais, et la certitude de ne rien fonder de
grand.
Et à quoi aboutissait de son côté la politique intérieure ? Nous l'avons vu : sur dix
ans, six de tyrannie, le reste de débats, de querelles, de proscriptions et de carnages
entre l'aristocratie et les riches, entre les riches et le peuple. Quand, dans une ville, tel
parti triomphait, tel autre errait au sein des cités voisines, recrutant des ennemis à ses
adversaires trop heureux. Toujours un citoyen grec revenait d'exil ou faisait son paquet
pour y aller. De sorte que ce gouvernement d'exigences, cette perpétuelle mise sur pied
de la force publique, cette monstruosité morale que présentait l'existence d'un système
politique dont la gloire était de ne rien respecter des droits de l'individu, aboutissait à
quoi ? À laisser l'influence perse grossir sans obstacle, à perpétuer le fractionnement de
nationalités qui, résultant de combinaisons inégales dans les éléments ethniques,
empêchaient déjà les peuples grecs de marcher du même pas et de progresser dans la
même mesure. Grâce à une terrible contraction de l'esprit de chaque localité, la réunion
de la race était rendue impossible.
Enfin, à la puissance extérieure annulée ou paralysée venait aussi se joindre
l'incapacité d'organiser la tranquillité intérieure. C'était un triste bilan, et, pour en faire
l'objet de l'admiration des siècles, il a fallu l'éloquence admirable des historiens
nationaux. Sous peine de passer pour des monstres, ces habiles artistes n'étaient pas
libres de discuter, bien moins encore de blâmer le révoltant despotisme de la patrie. Je
ne crois même pas que la magnificence de leurs périodes aurait suffi à elle seule à égarer
le bon sens des époques modernes dans une puérile extase, si l'esprit tortu des pédants
1

M. Bœckh, grand partisan de la liberté athénienne, fait le plus triste tableau des conséquences de la
ligue hellénique formée sous la présidence de la ville de Minerve, et que la politique du Pnyx
voulait faire tourner à l'avantage de l'État, tel qu'on le comprenait alors. Le trésor commun, d'abord
déposé dans le temple de Délos, fut apporté à Athènes. On employa les contributions annuelles des
villes alliées à payer le peuple affamé d'assemblées ; on en construisit des monuments, on en fit des
statues, on en paya des tableaux. Tout naturellement on ne laissa passer guère de temps sans déclarer
les contributions insuffisantes. Les cités confédérées furent accablées d'impôts, et, pour bien dire,
pillées. Afin de les rendre souples, le peuple d'Athènes s'arrogea sur elles le droit de vie et de mort.
Il y eut des révoltes ; on massacra ce qu'on put des populations rebelles, et le reste fut jeté en
esclavage. Plusieurs nations, dégoûtées de ce genre de vie, s'embarquèrent sur leurs vaisseaux et
s'enfuirent ailleurs. Les Athéniens, charmés, peuplèrent à leur gré les terrains vacants. Voilà ce qu'on
appelait, dans l'antiquité grecque, le protectorat et l'alliance ; car, il ne faut pas s'y tromper, c'est
l'état d'amitié que je viens de dépeindre d'après les doctes pages de M. Bœckh. De mille cités alliées
que compte Aristophane dans les Guêpes, il n'en restait plus que trois qui fussent libres à la fin de
la guerre du Péloponèse : Chios, Mytilène de Lesbos et Méthymne. Le reste était non pas assimilé à
ses maîtres, non pas même sujet, mais asservi dans toute la rigueur du mot. (Die Staatshaushaltung
der Athener, t. I, p. 443.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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et la mauvaise foi des rêveurs théoriciens ne s'étaient ligués pour obtenir ce résultat et
recommander l'anarchie athénienne à l'imitation de nos sociétés.
L'intérêt que prirent à cette affaire les entrepreneurs de renommées était bien
naturel. Les uns trouvaient la chose belle, parce qu'elle était expliquée en grec ; les
autres, parce qu'elle allait à l'encontre de toutes les idées nouvelles sur le juste et
l'injuste. Toutes les idées, ce n'est pas trop dire : car, au tableau que je viens de tracer,
il me reste encore à ajouter quels effroyables effets l'absolutisme patriotique produisait
sur les mœurs.
En substituant l'orgueil factice du citoyen au légitime sentiment de dignité de la
créature pensante, le système grec pervertissait complètement la vérité morale, et,
comme, suivant lui, tout ce qui était fait en vue de la patrie était bien, également rien
n'était bien qui n'avait pas obtenu l'approbation, la sanction de ce maître. Toutes les
questions de conscience demeuraient irrésolues dans l'esprit aussi longtemps qu'on ne
savait ce que la patrie ordonnait qu'on en pensât. On n'était pas libre de suivre làdessus une donnée plus sérieuse, plus rigoureuse, moins variable, qu'à défaut d'une loi
religieuse épurée, l'homme arian eût trouvée jadis dans sa raison.
Ainsi, par exemple, le respect de la propriété était-il, oui ou non, d'obligation
stricte ? En général, oui ; mais, non, si l'on volait bien, si, pour déguiser le vol, on savait
à propos et avec fermeté y ajouter le mensonge, la ruse, la fourberie ou la violence.
Dans ce cas, le vol devenait une action d'éclat, recommandée, prisée, et le voleur ne
passait pas pour un homme ordinaire. Était-il bien de garder la fidélité conjugale ? À
dire vrai ce n'était pas crime. Mais si un époux s'attachait à tel point à sa femme, qu'il
prît plaisir à vivre un peu plus sous son toit que sur la place publique, le magistrat s'en
inquiétait et un châtiment exemplaire menaçait le coupable.
Je passe sur les résultats de l'éducation publique, je ne dis rien des concours de
jeunes filles nues dans le stade, je n'insiste pas sur cette exaltation officielle de la beauté
physique dont le but reconnu était d'établir pour l'Etat des haras à citoyens vertement
taillés, corsés et vigoureux ; mais je dis que la fin de toute cette bestialité était de créer
un ramas de misérables sans foi, sans probité, sans pudeur, sans humanité, capables de
toutes les infamies, et façonnés d'avance, esclaves qu'ils étaient, à l'acceptation de
toutes les turpitudes. Je renvoie là-dessus aux dialogues du Démos d'Aristophane avec
ses valets 1.
1

Il est facile de juger des résultats que le régime de la démocratie avait amenés à Athènes. À l'époque
de Cécrops, l'Attique passe pour avoir eu 20,000 habitants. Sous Périclès, elle en comptait quelque
chose de moins, et quand, avec les Macédoniens, l'isonomie véritable eut été remplacée par la
domination étrangère, la cité présenta, dans les dénombrements, les chiffres que voici : 21,000
citoyens, 10,000 métœques ou étrangers domiciliés, et 400.000 esclaves. (Clarac, Manuel de
l'histoire de l'art chez les anciens (in-12, Paris, 1874), lre partie, p. 318.) - Ce renseignement
statistique, comme ce que j'aurai occasion de dire plus tard de la situation de la Rome royale
comparée à la Rome consulaire, fait, à lui seul, justice de toutes les opinions qui ont eu cours chez

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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Le peuple grec, parce qu'il était arian, avait trop de bon sens, et, parce qu'il était
sémite, avait trop d'esprit, pour ne pas sentir que sa situation ne valait rien et qu'il
devait y avoir mieux en fait d'organisation politique. Mais par la raison que le contenu
ne saurait embrasser le contenant, le peuple grec ne se mettait pas en dehors de luimême et ne se haussait pas jusqu'à comprendre que la source du mal était dans
l'absolutisme hébétant du principe gouvernemental. Il en cherchait vainement le remède
dans les moyens secondaires. À la plus belle époque, entre la bataille de Marathon et la
guerre du Péloponèse, tous les hommes éminents inclinaient vers l'opinion vague que
nous appellerions aujourd'hui conservatrice. Ils n'étaient pas aristocrates, dans le sens
vrai du mot 1. Ni Eschyle ni Aristophane ne souhaitaient le rétablissement de
l'archontat perpétuel ou décennal ; mais ils croyaient que, dans les mains des riches, le
gouvernement avait quelque chance de fonctionner avec plus de régularité que lorsqu'il
était abandonné aux matelots du Pirée et aux fainéants déguenillés du Pnyx.
Ils n'avaient certainement pas tort. Plus de lumières étaient à trouver dans la noble
maison de Xénophon que chez l'intrigant corroyeur de la comédie des Chevaliers.
Mais, au fond, le gouvernement de la bourgeoisie et des riches se fût-il consolidé, le
vice radical du système n'en subsistait pas moins. Je veux croire que les affaires
auraient été conduites avec moins de passion, les finances gérées avec plus d'économie ;
la nation n'en serait pas devenue d'un seul point meilleure, sa politique extérieure plus
équitable et plus forte, et l'ensemble de sa destinée différent.
Personne ne s'aperçut du véritable mal et ne pouvait s'en apercevoir, puisque ce mal
tenait à la constitution intime des races helléniques. Tous les inventeurs de systèmes
nouveaux, à commencer par Platon, passèrent à côté, sans le soupçonner ; que dis-je ?
ils le prirent, au contraire, pour élément principal de leurs plans de réforme. Socrate
fournit peut-être l'unique exception. En cherchant à rendre l'idée du vice et de la vertu
indépendante de l'intérêt politique, et à élever l'homme intérieur à côté et en dehors du
citoyen, ce rhéteur avait au moins entrevu la difficulté. Aussi je comprends que la
patrie ne lui ait pas fait grâce, et je ne m'étonne nullement de voir que dans tous les
partis, et surtout parmi les conservateurs, il se soit trouvé des voix, au nombre
desquelles on a compté injustement celle d’Aristophane, pour demander son châtiment
et porter sa condamnation. Socrate était l'antagoniste du patriotisme absolu. À ce titre,
il méritait que ce système le frappât. Pourtant, il y avait quelque chose de si pur et de
si noble dans sa doctrine, que les honnêtes gens en étaient préoccupés malgré eux. Une
fois dans le tombeau, on regretta le sage, et le peuple assemblé au théâtre de Bacchus
fondit en larmes lorsque le chœur de la tragédie de Palamède, inspiré par Euripide,

1

nous depuis trois cents ans sur le mérite relatif des différents gouvernements de l'antiquité. (Voir
aussi Bœckh, Die Staatshaushaltung der Athener, t, I p. 35 et passim.) - Ce savant entre dans des
détails qui concordent avec l'opinion de Clarac.
Il y a des observations intéressantes sur ce point dans l'introduction que M. Droysen a mise en tête
de sa traduction d'Eschyle. (Aschylose Werke, in-12, zw. Aufl. ; Berlin, 1841.)

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chanta ces tristes paroles : « Grecs, vous avez mis à mort le plus savant « rossignol des
Muses, qui n'avait fait de mal à personne, le plus savant personnage « de la Grèce. »
On le pleura ainsi disparu. Si le ciel l'eût soudain ressuscité, nul ne l'en aurait écouté
davantage. C'était bien le rossignol des Muses que l'on regrettait, l'homme éloquent,
discuteur habile, logicien ingénieux. Le dilettantisme artistique pleurait, le cœur s'affligeait ; quant au sens politique, il était inconvertissable, parce qu'il fait partie intime,
intégrante, de la nature même des races et reflète leurs défauts comme leurs qualités.
Je me suis montré assez peu admirateur des Hellènes au point de vue des
institutions sociales pour avoir, maintenant, le droit de parler avec une admiration sans
bornes de cette nation, lorsqu'il s'agit de la considérer sur un terrain où elle se montre la
plus spirituelle, la plus intelligente, la plus éminente qui ait jamais paru. Je m'incline
avec sympathie devant les arts qu'elle a si bien servis, qu'elle a portés si haut, tout en
réservant mon respect pour des choses plus essentielles.
Si les Grecs devaient leurs vices à la portion sémitique de leur sang, ils lui devaient
aussi leur prodigieuse impressionnabilité, leur goût prononcé pour les manifestations
de la nature physique, leur besoin permanent de jouissances intellectuelles.
Plus on s'enfonce vers les origines à demi blanches de l'antiquité assyrienne, plus on
trouve de beauté et de noblesse, en même temps que de vigueur, dans les productions
des arts. De même, en Égypte, l'art est d'autant plus admirable et puissant, que le
mélange du sang arian, étant moins ancien et moins avancé, a laissé plus d'énergie à cet
élément modérateur. Ainsi, en Grèce, le génie déploya toute sa force au temps où les
infusions sémitiques dominèrent, sans l'emporter tout à fait, c'est-à-dire sous Périclès,
et sur les points du territoire où ces éléments affluaient davantage, c'est-à-dire dans les
colonies ioniennes et à Athènes 1.
Il n'est pas douteux aujourd'hui que, de même que les bases essentielles du système
politique et moral venaient d'Assyrie, de même aussi les principes artistiques étaient
fidèlement empruntés à la même contrée ; et, à cet égard, les fouilles et les découvertes
de Khorsabad, en établissant un rapport évident entre les bas-reliefs de style ninivite et
les productions du temple d'Égine et de l'école de Myron, ne laissent désormais subsister aucune obscurité sur cette question 2. Mais parce que les Grecs étaient beaucoup
plus trempés dans le principe blanc et arian que les Chamites noirs, la force régulatrice
existant dans leur esprit était aussi plus considérable, et, outre l'expérience de leurs
devanciers assyriens, la vue et l'étude de leurs chefs-d'œuvre, les Grecs avaient un
1
2

Movers, das Phœnizische Alterth., t. II. 1re partie, p. 413.
Bœttiger, à propos de la plus ancienne façon de représenter, sur les monuments, l'enlèvement de
Ganymède, où le petit garçon est rudement emporté, tout en pleurs, par les cheveux serrés aux serres
de l'aigle, remarque que les traits caractéristiques de l'art grec primitif sont la vivacité, la violence et
la recherche de l'expression de la force (Heftigkeit, Gewaltsamkeit, bœchste Kraftaüsserung). C'est
bien nettement le principe assyrien et la marque de ses leçons. (Bœttiger, Ideen zur
Kunstmythologie, t. II, p. 64.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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surcroît de raison et un sentiment du naturel fort impérieux. Ils résistèrent vivement et
avec bonheur aux excès où leurs maîtres étaient tombés. Ils eurent du mérite à s'en
défendre parce qu'il y eut tentation d'y succomber ; car on connut aussi chez les
Hellènes les poupées hiératiques à membres mobiles, les monstruosités de certaines
images consacrées. Heureusement le goût exquis des masses protesta contre ces dépravations. L'art grec ne voulut généralement admettre ni symboles hideux ou révoltants,
ni monuments puérils.
On lui a reproché pour ce fait d'avoir été moins spiritualiste que les sanctuaires
d'Asie. Ce blâme est injuste, ou du moins repose sur une confusion d'idées. Si l'on
appelle spiritualisme l'ensemble des théories mystiques, on a raison ; mais si, avec plus
de vérité, l'on considère que ces théories ne prennent leur source que dans des poussées
d'imagination délivrées de raison et de logique, et n'obéissant plus qu'aux éperons de la
sensation, on conviendra que le mysticisme n'est pas du spiritualisme, et qu'à ce titre
on a mauvaise grâce à accuser les Grecs d'avoir donné dans les voies sensualistes en
s'en écartant. Ils furent, au contraire, beaucoup plus exempts que les Asiatiques des
principales misères du matérialisme, et, culte pour culte, celui du Jupiter d'Olympie est
moins dégradant que celui de Baal. J'ai, du reste, déjà touché ce sujet.
Cependant les Grecs n'étaient pas non plus très spiritualistes. L'idée sémitique
régnait chez eux, bien que réduite, et s'exprimait par la puissance des mystères sacrés,
exercés dans les temples. Les populations acceptaient ces rites en se bornant quelquefois à les mitiger, suivant le sentiment d'horreur que la laideur physique inspirait.
Quant à la laideur morale, nous savons qu'on était plus accommodant.
Cette rare perfection du sentiment artistique ne reposait que sur une pondération
délicate de l'élément arian et sémitique avec une certaine portion de principes jaunes.
Cet équilibre, sans cesse compromis par l'affluence des Asiatiques sur le territoire des
colonies ioniennes et de la Grèce continentale, devait disparaître un jour pour faire
place à un mouvement de déclin bien prononcé.
On peut calculer approximativement que l'activité artistique et littéraire des Grecs
sémitisés naquit vers le VIIe siècle, au moment où fleurirent Archiloque, 718 ans avant
J.-C., et les deux fondeurs en bronze Théodore et Rhœcus, 691 ans avant J.-C. La
décadence commença après l'époque macédonienne, quand l'élément asiatique l'emporta
décidément, autrement dit vers la fin du IVe siècle, ce qui donne un laps de quatre cents
ans. Ces quatre cents années sont marquées par une croissance ininterrompue de
l'élément asiatique. Le style de Théodore paraît avoir été, dans la Junon de Samos, une
simple reproduction des statues consacrées à Tyr et à Sidon. Rien n'indique que le
fameux coffre de Cypsélus fût d'un travail différent ; du moins, les restitutions proposées par la critique moderne ne me paraissent pas rappeler quelque chose d'excellent.
Pour trouver la révolution artistique qui créa l'originalité grecque, force est de descendre
jusqu'à l'époque de Phidias, qui, le premier, sortit des données, soit du grand goût

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assyrien, retrouvé chez les Eginètes, et pratiqué dans toute la Grèce, soit des
dégénérations de cet art en usage sur la côte phénicienne.
Or, Phidias termina la Minerve du Parthénon l'an 438 avant J.-C. Son école
commençait avec lui, et le système ancien se perpétuait à ses côtés. Ainsi l'art grec fut
simplement l'art sémitique jusqu'à l'ami de Périclès, et ne forma vraiment une branche
spéciale qu'avec cet artiste. Par conséquent, depuis le commencement du VIIe siècle
jusqu'au Ve, il n'y eut pas d'originalité, et le génie national proprement dit n'exista que
depuis l'an 420 environ jusqu'à l'an 322, époque de la mort d'Aristote. Il va sans dire
que ces dates sont vagues, et je ne les prends que pour enfermer tout le mouvement
intellectuel, celui des lettres, comme celui des arts, dans un seul raisonnement. Aussi
me montré-je plus généreux que de raison. Cependant, quoi que je fasse, il n'y a de l'an
420, où travaillait Phidias, à l'an 322, où mourut le précepteur d'Alexandre, qu'un
espace de cent ans.
Le bel âge ne dura donc qu'un éclair, et s'intercala dans un court moment où
l'équilibre fut parfait entre les principes constitutifs du sang national. L'heure une fois
passée, il n'y eut plus de virtualité créatrice, mais seulement une imitation souvent
heureuse, toujours servile, d'un passé qui ne ressuscita pas.
Je semble négliger absolument la meilleure part de la gloire hellénique, en laissant en
dehors de ces calculs l'ère des épopées. Elle est antérieure à Archiloque, puisque
Homère vécut au Xe siècle.
Je n'oublie rien. Cependant je n'infirme pas non plus mon raisonnement, et je répète
que la grande période de gloire littéraire et artistique de la Grèce fut celle où l'on sut
bâtir, sculpter, fondre, peindre, composer des chants lyriques, des livres de
philosophie et des annales crédules. Mais je reconnais en même temps qu'avant cette
époque, bien longtemps avant, il y eut un moment où, sans se soucier de toutes ces
belles choses, le génie arian, presque libre de l'étreinte sémitique, se bornait à la
production de l'épopée, et se montrait admirable, inimitable sur ce point grandiose,
autant qu'ignorant, inhabile et peu inspiré sur tous les autres 1. L'histoire de l'esprit
grec comprend donc deux phases très distinctes, celle des chants épiques sortis de la
même source que les Védas, le Ramayana, le Mahabharata, les Sagas, le Schahnameh,
les chansons de geste : c'est l'inspiration ariane. Puis vint, plus tard, l'inspiration
sémitique, où l'épopée n'apparut plus que comme archaïsme, où le lyrisme asiatique et
les arts du dessin triomphèrent absolument.

1

« It is the epic poetry which forms at once both the undoubted prerogative and the solitary « jewel
of the earliest aera of Greece. » (Grote, t. II, p. 158 et 162.)

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Homère, soit que ce fût un homme, soit que ce nom résume la renommée de
plusieurs chanteurs 1, composa ses récits au moment où la côte d'Asie était couverte
par les descendants très proches des tribus arianes venues de la Grèce. Sa naissance
prétendue tombe, suivant tous les avis, entre l'an 1102 et l'an 947. Les Æoliens étaient
arrivés dans la Troade en 1162, les Ioniens en 1130. Je ferai le même calcul pour
Hésiode, né en 944 en Béotie, contrée qui, de toutes les parties méridionales de la
Grèce, conserva le plus tard l'esprit utilitaire, témoignage de l'influence ariane.
Dans la période où cette influence régna, l'abondance de ses productions fut
extrême, et le nombre des œuvres perdues est extraordinaire. Pour l'Iliade et l'Odyssée
que nous connaissons, nous n'avons plus les Éthiopiques d'Arctinus, la Petite Iliade de
Leschès, les Vers cypriotes, la Prise d'Œchalie, le Retour des vainqueurs de Troie, la
Thébaïde, les Épigones, les Arimaspies 2, et une foule d'autres. Telle fut la littérature
du passé le plus ancien des Grecs : elle resta didactique et narrative, positive et
raisonnable, tant qu'elle fut ariane. L'infusion puissante du sang mélanien l'entraîna plus
tard vers le lyrisme, en la rendant incapable de continuer dans ses premières et plus
admirables voies.
Il serait inutile de s'étendre davantage sur ce sujet. C'est assez en dire que de
reconnaître la supériorité de l'inspiration hellénique de l'une comme de l'autre époque
sur tout ce qui s'est fait depuis. La gloire homérique, non plus qu'athénienne, n'a jamais
été égalée. Elle atteignit le beau plutôt que le sublime. Certainement, elle restera à
jamais sans rivale, parce que des combinaisons de race pareilles à celles qui la causèrent
ne peuvent plus se présenter.

1

2

L'opinion de Wolf est appuyée sur des considérations décisives, Homère, lorsqu'il parle d'un
chanteur, de Démodocus, par exemple, ne considère jamais les poèmes dont il charme les auditeurs
comme étant des fragments d'un grand tout. Il dit : « Il chanta ceci, ou bien il chanta cela. »
L'Iliade et l'Odyssée ne semblent être que des composés de ballades séparées. Dans le premier de ces
ouvrages, observe un historien, en isolant les livres I, VIII, XI à XXII, on obtient une Achilléide
complète. (Grote, t. II, p. 202 et 240.)
La perte de ce poème est bien regrettable. Il nous aurait beaucoup appris sur les Arians de l'Asie
centrale. (Grote, t. II, p. 158 et 162.)

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476

Livre quatrième

Chapitre IV
Les Grecs sémitiques.

Retour à la table des matières

J'ai beaucoup devancé les temps et embrassé pour ainsi dire l'histoire de la Grèce
hellénique dans son entier, après avoir montré les causes de son éternelle débilité
politique. Maintenant je reviens en arrière, et, rentrant dans le domaine des questions
d’État, je continuerai à suivre l'influence du sang sur les affaires de la Grèce et des
peuples contemporains.
Après avoir mesuré la durée de l'aptitude artistique, j'en ferai autant de celle des
différentes phases gouvernementales. On verra par là d'une manière nette quelle terrible
agitation amène dans les destinées d'une société le mélange croissant des races.
Si l'on veut faire commencer à l'arrivée des Arians Hellènes avec Deucalion les
temps héroïques où l'on vivait à peu près suivant le mode des ancêtres de la Sogdiane,
sous un régime de liberté individuelle restreinte par des lois très flexibles, ces temps
héroïques auraient leur début à l'an 1541 avant J.-C.
L'époque primitive de la Grèce est marquée par des luttes nombreuses entre les
aborigènes, les colons sémites dès longtemps établis et affluant tous les jours, et les
envahisseurs arians.

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Les territoires méridionaux furent cent fois perdus et repris. Enfin, les Arians
Hellènes, accablés par la supériorité de nombre et de civilisation, se virent chassés ou
absorbés, moitié dans les masses aborigènes, moitié dans les cités sémitiques, et ainsi
se constituèrent isolément la plupart des nations grecques 1.
Grâce à l'invasion des Héraclides et des Doriens, le principe arian mongolisé reprit
une supériorité passagère ; mais il finit encore Par céder à l'influence chananéenne, et le
gouvernement tempéré des rois, aboli pour toujours, fit place au régime absolu de la
république.
En 752, le premier archonte décennal gouverna Athènes. Le régime sémitique
commençait dans la plus phénicienne des villes grecques. Il ne devait être complet que
plus tard, chez les Doriens de Sparte et à Thèbes 2. L'âge héroïque et ses conséquences
immédiates, c'est-à-dire la royauté tempérée, avaient duré 800 ans. Je ne dis rien de
l'époque bien plus pure, bien plus ariane des Titans ; il me suffit de parler de leurs fils,
les Hellènes, pour montrer que le principe gouvernemental était resté longtemps établi
entre leurs mains.
Le système aristocratique n'eut pas autant de longévité. Inauguré à Sparte en 867,
et à Athènes en 753, il finit pour cette dernière cité, la ville brillante et glorieuse par
excellence, il finit d'une manière régulière et permanente à l'archonte d'Isagoras, fils de
Tisandre, en 508, ayant duré 245 ans. Depuis lors jusqu'à la ruine de l'indépendance
hellénique, le parti aristocratique domina souvent, et persécuta même ses adversaires
avec succès ; mais ce fut comme faction et en alternant avec les tyrans. L'état régulier
depuis lors, si tant est que le mot régularité puisse s'appliquer à un affreux
enchaînement de désordres et de violences, ce fut la démocratie.
À Sparte, la puissance des nobles, abritée derrière un pauvre reste de monarchie, fut
beaucoup plus solide. Le peuple aussi était plus arian 3. La constitution de Lycurgue
ne disparut complètement que vers 235, après une durée de 632 ans 1.
1

2

3

Les nations helléniques ont souvent la prétention d'être autochtones ; mais lorsque l'on en vient à la
preuve, on trouve généralement qu'elles descendent d'un dieu, quand ce n'est pas d'une nymphe
topique. Dans le premier cas, je vois un ancêtre arian ou sémite ; dans le second, un mélange initial
avec les aborigènes. Ainsi, je conçois qu'on puisse appeler le pirate chananéen Inachus fils de
l'Océan et de Téthys. Il avait surgi de la mer. Ainsi encore Dardanus était fils de Jupiter, de Zeus,
du dieu arian par excellence. Il était donc Arian lui-même, et venait de la Samothrace, de l'Arcadie
ou même d'Italie, bref du nord. Dans la Laconie, avant l'invasion dorienne, on rencontre des demiautochtones, c'est-à-dire des peuples qui ne sont ni entièrement arians, ni entièrement sémites. Leurs
généalogies remontent à Lélex et à la nymphe topique Kléocharia. (Voir Grote, t. I, p. 133, 230,
387.)
Cumes, Argos et Cyrène conservèrent aussi le nom de roi (mot grec) à leur principal magistrat,
investi d'ordinaire du commandement de l'armée et de la présidence générale (mot grec) (Mac
Culagh, t. I, p. 15.)
Ils avaient une certaine parenté avec les Thessaliens. Du moins les Aleuades se disaient Héraclides
comme les rois de Sparte, et on observe de grandes analogies entre l'organisation servile des Hélotes

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478

Pour l'état populaire à Athènes, je ne sais qu'en dire, sinon qu'il entasse tant de
hontes politiques à côté de magnificences intellectuelles inimitables, qu'on pourrait
croire au premier abord qu'il lui fallut bien des siècles pour accomplir une telle œuvre.
Mais, en faisant commencer ce régime à l'archontat d'Isagoras en 508, on ne peut le
prolonger que jusqu'à la bataille de Chéronée, en 339. Le gouvernement continua plus
tard sans doute à s'intituler république ; toutefois l'isonomie était perdue, et, quand les
gens d'Athènes s'avisèrent de prendre les armes contre l'autorité macédonienne, ils
furent traités moins en ennemis qu'en rebelles. De 508 à 339, il y a 169 ans.
Sur ces 169 ans, il convient d'en déduire toutes les années où gouvernèrent les
riches ; puis celles où régnèrent soit les Pisistratides, soit les trente tyrans institués par
les Lacédémoniens. Il n'y faut pas comprendre non plus l'administration monarchique
et exceptionnelle de Périclès, qui dura une trentaine d'années ; de sorte qu'il reste à
peine pour le gouvernement démocratique la moitié des 169 ans ; encore cette période
ne fut-elle pas d'un seul tenant. On la voit constamment interrompue par les
conséquences des fautes et des crimes d'abominables institutions. Toute sa force
s'employa à conduire la Grèce à la servitude.
Ainsi organisée, ainsi gouvernée, la société hellénique tomba, vers l'an 504, dans une
attitude bien humble en face de la puissance iranienne. La Grèce continentale tremblait.
Les colonies ioniennes étaient devenues tributaires ou sujettes.
Le conflit devait éclater par l'effet de l'attraction naturelle de la Grèce à demi
sémitique vers la côte d'Asie, vers le centre assyrien, et de la côte d'Asie elle-même un
peu arianisée vers l'Hellade. On allait voir le succès de la première tentative d'annexion.
On y était préparé ; mais il trompa tout le monde, car il s'accomplit en sens contraire à
ce qu'on avait dû prévoir.

1

et des Périakes des uns et celle des Phœnestes, des Perrhœbes et des Magnètes des autres. Les
Doriens, bien supérieurs aux autres tribus helléniques au point de vue social, furent d'ailleurs les
hommes d'une migration récente. Ils n'avaient aucun renom mythique, et ne sont pas même
nommés dans l'Iliade. Ce sont des espèces de Pandavas. (Grote, t. II, p. 2.) - Ils paraissent avoir
envahi le Péloponèse par mer, ainsi que les Arians Hindous ont fait du sud de l'Inde. (Ibid., p. 4.)
À cet égard, il est curieux d'observer comme les Arians, nation si méditerranéenne d'origine sont
toujours facilement devenus des marins intrépides et habiles.
M. Mac Cullagh attribue gravement le déclin et la chute de Sparte à la fâcheuse persistance des
institutions aristocratiques. Il a aussi des paroles de pitié pour ces infortunés Doriens de la Crète,
dont la constitution restera inébranlable pendant de longues séries de siècles. La comparaison des
dates indiquées ici aurait dû le consoler ; ou du moins, s'il voulait persister à gémir sur le peu de
longévité des lois de Lycurgue, ne se maintenant que le court espace de 632 ans, il eût pu réserver la
plus grande part de sa sympathie pour la démocratie athénienne, encore bien plus promptement
décédée. (Mac Cullagh, t. I, p. 208 et 227.) - Mais M. Mac Cullagh, en sa qualité d'antiquaire libreéchangiste, a particulièrement l'horreur de la race dorienne. Je doute qu'il vienne à bout des
préférences toutes contraires d'O. Müller (die Dorier). L'érudit allemand est un bien rude
antagoniste.

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479

La puissance perse, si démesurément grosse et redoutée, prit de mauvaises
mesures. Xerxès se conduisit en Agramant. Sa giovenil furore n'accorda aucun égard
aux conseils des hommes sages. Les Grecs eurent beau, s'abandonnant les uns les
autres, commettre des lâchetés impardonnables et les plus lourdes fautes, le roi
s'obstina à être plus fou qu'ils n'étaient maladroits, et, au lieu de les attaquer avec des
troupes régulières, il voulut s'amuser à repaître les yeux de sa vanité du spectacle de sa
puissance. Dans ce but, il rassembla une cohue de 700.000 hommes, leur fit passer
l'Hellespont sur des ouvrages gigantesques, s'irrita contre la turbulence des flots, et alla
se faire battre, à la stupéfaction générale, par des gens plus étonnés que lui de leur
bonheur et qui n'en sont jamais revenus.
Dans les pages des écrivains grecs, cette histoire des Thermopyles, de Marathon,
de Platée, donne lieu à des récits bien émouvants. L'éloquence a brodé sur ce thème
avec une abondance qui ne peut pas surprendre de la part d'une nation si spirituelle.
Comme déclamation, c'est enthousiasmant ; mais, à parler sensément, tous ces beaux
triomphes ne furent qu'un accident, et le courant naturel des choses, c'est-à-dire l'effet
inévitable de la situation ethnique, n'en fut pas le moins du monde changé 1.
Après comme avant la bataille de Platée, la situation se trouve celle-ci :
L'empire le plus fort doit absorber le plus faible ; et de même que l'Égypte
sémitisée s'est agrégée à la monarchie perse, gouvernée par l'esprit arian, de même la
Grèce, où le principe sémitique domine désormais, doit subir la prédominance de la
grande famille d'où sont sorties les mères de ses peuples, parce que du moment qu'il
n'existe pas à Athènes, à Thèbes et même à Lacédémone de plus purs Arians qu’à
Suze, il n'y a pas de motifs pour que la loi prépondérante du nombre et de l'étendue du
territoire suspende son action.
C'était une querelle entre deux frères. Eschyle n'ignorait pas ce rapport de parenté,
lorsque, dans le songe d'Atossa, il fait dire à la mère de Xerxès :
« Il me semble voir deux vierges aux superbes vêtements.

1

Les dates sont persuasives : la bataille de Platée tut gagnée le 22 novembre 479 avant J.-C. et
l'enivrement des Grecs dure encore et se perpétue dans nos collèges. Mais, outre que la plus grande
partie de la Grèce avait été l'alliée des Perses, Sparte, le plus fort de leurs antagonistes, se hâta de
conclure une paix séparée en 477, c'est-à-dire deux ans après la victoire. Si Athènes résista plus
longtemps à cet entraînement naturel, c'est qu'elle trouvait du profit à maintenir la confédération
pour avoir des alliés à opprimer et piller. (Mac Cullagh, t. I, p. 157.) - On peut juger du caractère de
cette politique par le décret rendu sur la proposition de Périclès et en vertu duquel le peuple athénien
déclarait ne devoir aucun compte de l'emploi des fonds communs de la ligue. (Ibid., p. 161 ;
Bœckh die Staatshaushaltung der Athener, t. I, p. 429.)

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480

« L'une richement parée à la mode des Perses, l'autre selon la coutume des
« Doriens. Toutes deux dépassant en majesté les autres femmes. Sam défaut dans
« leur beauté. Toutes deux sœurs d'une même race 1. »
Malgré l'issue inespérée de la guerre persique, la Grèce était contrainte par la
puissance sémitique de son sang de se rallier tôt ou tard aux destinées de l'Asie, elle qui
avait subi si longtemps l'influence de cette contrée.
En vérité la conclusion fut telle ; mais les surprises continuèrent, et le résultat fut
produit d'une manière différente encore de ce qu'on se croyait en droit d'attendre.
Aussitôt après la retraite des Perses, l'influence de la cour de Suze avait repris sur
les cités helléniques ; comme auparavant, les ambassadeurs royaux donnaient des
ordres. Ces ordres étaient suivis. Les nationalités locales s'exaspérant dans leur haine
réciproque, ne négligeant rien pour s'entre-détruire, le moment approchait où la Grèce
épuisée allait se réveiller province perse, peut-être bien heureuse de l'être et de
connaître ainsi le repos.
De leur côté, les Perses, avertis par leurs échecs, se conduisaient avec autant de
prudence et de sagesse que leurs petits voisins en montraient peu. Ils avaient soin
d'entretenir dans leurs armées des corps nombreux d'auxiliaires hellènes ; ils les
affectionnaient à leur service en les payant bien, en ne leur ménageant pas les honneurs.
Souvent ils les employaient avec profit contre les populations ioniennes, et ils avaient
alors la secrète satisfaction de ne pas voir s'alarmer la conscience calleuse de leurs
mercenaires. Ils ne manquaient jamais d'incorporer dans ces troupes les bannis jetés
sous leur protection par les révolutions incessantes de l'Attique, de la Béotie, du
Péloponèse ; hommes précieux, car leurs villes natales étaient précisément celles contre
qui s'exerçaient de préférence leur courage et leurs talents militaires. Enfin quand un
illustre exilé, homme d'État célèbre, guerrier renommé, écrivain d'influence, rhéteur
admiré, se réclamait du grand roi, les profusions de l'hospitalité n'avaient pas de
bornes ; et qu'un revirement politique ramenât cet homme dans son pays, il rapportait
au fond de sa conscience, fût-ce involontairement, un bout de chaîne dont l'extrémité
était rivée au pied du trône des Perses. Tels étaient les rapports des deux nations. Le
gouvernement raisonnable, ferme, habile de l'Asie avait certainement gardé plus de
qualités arianes que celui des cités grecques méridionales, et celles-ci étaient à la veille
d'expier durement leurs victoires de parade, lorsque l'état de faiblesse inouïe où elles
gémissaient fut justement ce qui amena la péripétie la plus inattendue.
Tandis que les Grecs du sud se dégradaient en s'illustrant, ceux du nord, dont on ne
parlait pas, et qui passaient pour des demi-barbares, bien loin de décliner, grandissaient
à tel point, sous l'ombre de leur système monarchique, qu'un matin, se trouvant assez
1

Eschyle, les Perses.

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481

lestes, fermes et dispos, il gagnèrent les Perses de vitesse, et, s'emparant de la Grèce
pour leur propre compte, firent front aux Asiatiques et leur montrèrent un adversaire
tout neuf. Mais si les Macédoniens mirent la main sur la Grèce, ce fut d'une manière et
avec des formes qui révélaient assez la nature de leur sang. Ces nouveaux venus
différaient du tout au tout des Grecs du sud, et leurs procédés politiques le prouvèrent.
Les Hellènes méridionaux, après la conquête, s'empressaient de tout bouleverser.
Sous le prétexte le plus léger, ils rasaient une ville et transplantaient chez eux les
habitants réduits en esclavage. C'était de la même manière que les Chaldéens sémites
avaient agi à l'époque de leurs victoires. Les juifs en avaient su quelque chose lors du
voyage forcé à Babylone ; les Syriens aussi, quand des bandes entières de leurs
populations furent envoyées dans le Caucase. Les Carthaginois usaient du même
système. La conquête sémitique pensait d'abord à l'anéantissement ; puis elle se
rabattait tout au plus à la transformation. Les Perses avaient compris plus humainement et plus habilement les profits de la victoire. Sans doute, on relève chez eux
plusieurs imitations de la notion assyrienne ; cependant, en général, ils se contentaient
de prendre la place des dynasties nationales, et ils laissaient subsister les États soumis
par leur épée, dans la forme où ils les avaient trouvés.
Ce qui avait été royaume gardait ses formes monarchiques, les républiques restaient
républiques, et les divisions par satrapies, moyen d'administrer et de concentrer
certains droits régaliens, n'enlevaient aux peuples que l'isonomie : l'état des colonies
ioniennes au temps de la guerre de Darius et au moment des conquêtes d'Alexandre en
fait suffisamment foi.
Les Macédoniens restèrent fidèles au même esprit arian. Après la bataille de
Chéronée, Philippe ne détruisit rien, ne réduisit personne en servitude, ne priva pas les
cités de leurs lois, ni les citoyens de leurs mœurs. Il se contenta de dominer sur un
ensemble, dont il acceptait les parties telles qu'il les trouvait, de le pacifier et d'en
concentrer les forces de manière à s'en servir suivant ses vues. Du reste, on a vu que
cette sagesse dans l'exploitation du succès avait été devancée, chez les Macédoniens,
par la sagesse à conserver précieusement leurs propres institutions. Avec tous les
droits possibles de faire commencer leur existence politique plus haut encore que la
fondation du royaume de Sicyone, les Grecs du nord arrivèrent jusqu'au jour où ils se
subordonnèrent le reste de la Grèce sans avoir jamais varié dans leurs idées sociales. Il
me serait difficile d'alléguer une plus grande preuve de la pureté comparative de leur
noble sang. Ils représentaient bien un peuple belliqueux, utilitaire, point artiste, point
littéraire, mais doué de sérieux instincts politiques.
Nous avons trouvé un spectacle à peu près analogue chez les tribus iraniennes
d'une certaine époque. Il ne faut pourtant pas en décider à la légère. Si nous comparons
les deux nations au moment de leur développement, l'une quand, sous Philippe, elle
déborda sur la Grèce, et l'autre, dans un temps antérieur, quand, avec Phraortes, elle

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

482

commença ses conquêtes, les Iraniens nous apparaissent plus brillants et semblent à
beaucoup d'égards plus vigoureux.
Cette impression est juste. Sous le rapport religieux, les doctrines spiritualistes des
Mèdes et des Perses valaient mieux que le polythéisme macédonien, bien que celui-ci
de son côté, attaché à ce qu'on nommait dans le sud les vieilles divinités, se tînt plus
dégagé des doctrines sémitiques que les théologies athéniennes ou thébaines. Pour être
exact, il faut néanmoins avouer que ce que les doctrines religieuses de la Macédoine
perdaient en absurdités d'imagination, elles le regagnaient un peu en superstitions à
demi finnoises, qui, pour être plus sombres que les fantaisies syriennes, n'en étaient
guère moins funestes. En somme, la religion macédonienne ne valait pas celle des
Perses, travaillée qu'elle était par les Celtes et les Slaves.
En fait de civilisation, l'infériorité existait encore. Les nations iraniennes, touchant
d'un côté aux peuples vratyas, aux Hindous réfractaires, éclairés d'un reflet lointain du
brahmanisme, de l'autre aux populations assyriennes, avaient vu se dérouler toute leur
existence entre deux foyers lumineux qui n'avaient jamais permis à l'ombre de trop
s'épaissir sur leurs têtes. Parents des Vratyas, les Iraniens de l'est n'avaient pas cessé
de contracter avec eux des alliances de sang. Tributaires des Assyriens, les Iraniens de
l'ouest s'étaient également imprégnés de cette autre race, et de tous côtés ainsi
l'ensemble des tribus fit des emprunts aux civilisations qui les environnaient.
Les Macédoniens furent moins favorisés. Ils ne touchaient aux peuples raffinés que
par leur frontière du sud. Partout ailleurs ils ne s'alliaient qu'à la barbarie. Ils n'avaient
donc pas le frottement de la civilisation à un aussi grand degré que les Iraniens, qui, la
recevant par un double hymen, lui donnaient une forme originale due à cette
combinaison même.
En outre, l'Asie étant le pays vers lequel convergeaient les trésors de l'univers, la
Macédoine demeurait en dehors des routes commerciales, et les Iraniens
s'enrichissaient tandis que leurs remplaçants futurs restaient pauvres.
Eh bien, malgré tant d'avantages assurés jadis aux Mèdes de Phraortes, la lutte ne
devait pas être douteuse entre leurs descendants, sujets de Darius, et les soldats
d'Alexandre. La victoire appartenait de droit à ces derniers, car lorsque le démêlé
commença, il n'y avait plus de comparaison possible entre la pureté ariane des deux
races. Les Iraniens, qui déjà au temps de la prise de Babylone par Cyaxares étaient
moins blancs que les Macédoniens, se trouvèrent bien plus sémitisés encore lorsque,
269 ans après, le fils de Philippe passa en Asie. Sans l'intervention du génie
d'Alexandre, qui précipita la solution, le succès aurait hésité un instant, vu la grande
différence numérique des deux peuples rivaux ; mais l'issue définitive ne pouvait en
aucun cas être douteuse. Le sang asiatique attaqué était condamné d'avance à
succomber devant le nouveau groupe arian, comme jadis il avait passé sous le joug des

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Iraniens eux-mêmes, désormais assimilés aux races dégénérées du pays, qui, elles
également, avaient eu leurs jours de triomphe, dont la durée s'était mesurée à la
conservation de leurs éléments blancs.
Ici se présente une application rigoureuse du principe de l'inégalité des races. À
chaque nouvelle émission du sang des blancs en Asie, la proportion a été moins forte.
La race sémitique, dans ses nombreuses couches successives, avait plus fécondé les
populations chamites que ne le put l'invasion iranienne, exécutée par des masses
beaucoup moindres. Quand les Grecs conquirent l'Asie, ils arrivèrent en nombre plus
médiocre encore ; ils ne firent pas précisément ce qu'on appelle une colonisation. Isolés
par petits groupes au milieu d'un immense empire, ils se noyèrent tout d'un coup dans
l'élément sémitique. Le grand esprit d'Alexandre dut comprendre qu'après son
triomphe, c'en était fait de l'Hellade ; que son épée venait d'accomplir l’œuvre de
Darius et de Xerxès, en renversant seulement les termes de la proposition ; que, si la
Grèce n'avait pas été asservie lorsque le grand roi avait été à elle, elle l'était maintenant
qu'elle avait marché vers lui ; elle se trouvait absorbée dans sa propre victoire. Le sang
sémitique engloutissait tout. Marathon et Platée s'effaçaient sous les vénéneux triomphes d'Arbelles et d'Issus, et le conquérant grec, le roi macédonien, se transfigurant,
était devenu le grand roi lui-même. Plus d’Assyrie, plus d'Égypte, plus de Perside,
mais aussi plus d'Hellade : l'univers occidental n'avait désormais qu'une seule
civilisation.
Alexandre mourut ; ses capitaines détruisirent l'unité politique ; ils n'empêchèrent
pas que la Grèce entière, et, cette fois, avec la Macédoine comprimée, envahie,
possédée par l'élément sémitique, ne devint le complément de la rive d'Asie. Une
société unique, bien variée dans ses nuances, réunie cependant sous les mêmes formes
générales, s'étendit sur cette portion du globe qui, commençant à la Bactriane et aux
montagnes de l'Arménie, embrassa toute l'Asie inférieure, les pays du Nil, leurs
annexes de l'Afrique, Carthage, les îles de la Méditerranée, l'Espagne, la Gaule
phocéenne, l'Italie hellénisée, le continent hellénique. La longue querelle des trois
civilisations parentes qui, avant Alexandre, avaient disputé de mérite et d'invention, se
termina dans une fusion de forces également du sang sémitique amenant la proportion
trop forte d'éléments noirs, et de cette vaste combinaison naquit un état de choses qu'il
est aisé de caractériser.
La nouvelle société ne possédait plus le sentiment du sublime, joyau de l'ancienne
Assyrie comme de l'antique Égypte ; elle n'avait pas non plus la sympathie de ces
nations trop mélaniennes pour le monstrueux physique et moral. En bien comme en
mal, la hauteur avait diminué par la double influence ariane des Iraniens et des Grecs.
Avec ces derniers, elle prit de la modération dans les idées d'art, ce qui la conduisit à
imiter les procédés et les formes helléniques ; mais d'un autre côté, et comme un cachet
du goût sémitique raccourci, elle abonda dans l'amour des subtilités sophistiques, dans
le raffinement du mysticisme, dans le bavardage prétentieux et les folles doctrines des

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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philosophes. En cherchant le brillant, faux et vrai, elle eut de l'éclat, rencontra
quelquefois la bonne veine, resta sans profondeur et montra peu de génie. Sa faculté
principale, celle qui fait son mérite, c'est l'éclectisme ; elle ambitionna constamment le
secret de concilier des éléments inconciliables, débris des sociétés dont la mort faisait
sa vie. Elle eut l'amour de l'arbitrage. On reconnaît cette tendance dans les lettres, dans
la philosophie, dans la morale, dans le gouvernement. La société hellénistique sacrifia
tout à la passion de rapprocher et de fondre les idées, les intérêts les plus disparates,
sentiment très honorable sans doute, indispensable dans un milieu de fusion, mais sans
fécondité, et qui implique l'abdication un peu déshonorante de toute vocation et de
toute croyance.
Le sort de ces sociétés de moyen terme, formées de décombres, est de se débattre
dans les difficultés, d'épuiser leurs maigres forces, non pas à penser, elles n'ont pas
d'idées propres ; non pas à avancer, elles n'ont pas de but ; mais à coudre et recoudre
en soupirant des lambeaux bizarres et usés qui ne peuvent tenir ensemble. Le premier
peuple un peu plus homogène qui leur met la main sur l'épaule, déchire sans peine le
fragile et prétentieux tissu.
Le nouveau monde comprit l'espèce d'unité qui s'établissait. Il voulut que les choses
fussent représentées par les mots. Dès lors, pour marquer le plus haut degré possible
de perfection intellectuelle, on s'accoutuma à se servir du terme d'atticisme, idéal auquel
les contemporains et compatriotes de Périclès auraient eu peine à prétendre. On plaça
au-dessous le nom d'Hellène ; plus bas, on étagea des dérivés comme hellénisant,
hellénistique, afin d'indiquer des mesures dans les degrés de civilisation. Un homme né
sur la côte de la mer Rouge, dans la Bactriane, dans l'enceinte d'Alexandrie d'Égypte, au
bord de l'Adriatique, se considéra et fut tenu pour un Hellène parfait. Le Péloponèse
n'eut plus qu'une gloire territoriale ; ses habitants ne passaient pas pour des Grecs plus
authentiques que les Syriens ou les gens de la Lydie, et ce sentiment était parfaitement
justifié par l'état des races.
Sous les premiers successeurs d'Alexandre, il n'existait plus dans la Grèce entière
une nation qui eût le droit de refuser la parenté, je ne dis pas l'identité, avec les
hellénisants les plus obscurs d'Olbia ou de Damas. Le sang barbare avait tout envahi.
Au nord, les mélanges accomplis avec les populations slaves et celtiques attiraient les
races hellénisées vers la rudesse et la grossièreté trônant sur les rives du Danube, tandis
qu'au sud les mariages sémitiques répandaient une dépravation purulente pareille à celle
de la côte d’Asie ; pourtant, ce n'étaient là au fond que des différences peu essentielles,
et qui ne tournaient pas au profit des facultés arianes. Certes, les vainqueurs de Troie,
s'ils fussent revenus des enfers, auraient en vain cherché leur descendance ; ils
n'auraient vu que des bâtards sur l'emplacement de Mycènes et de Sparte 1.
1

On suit, avec une grande facilité, les transformations de la population lacédémonienne. À la bataille
de Platée, la ville de Lycurgue avait mis en ligne 50,000 combattants, savoir :
5 000 Spartiates et 7 Hélotes par Spartiate,

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Quoi qu'il en soit, l'unité du monde civilisé était fondée. À ce monde il fallait une
loi, et cette loi où l'appuyer ? De quelle source la faire jaillir, quand les gouvernements
ne présidaient plus qu'à un immense amas de détritus, où toutes les nationalités
anciennes étaient venues éteindre leurs forces viriles ? Comment tirer des instincts
mélaniens, qui désormais avaient pénétré jusqu'aux derniers replis de cet ordre social, la
reconnaissance d'un principe intelligent et ferme, et en faire une règle stable ? Solution
impossible ; et pour la première fois dans le monde on vit ce phénomène, qui depuis
s'est reproduit deux fois encore, de grandes masses humaines conduites sans religion
politique, sans principes sociaux définis, et sans autre but que de les aider à vivre. Les
rois grecs adoptèrent, faute de pouvoir mieux, la tolérance universelle en tout et pour
tout, et bornèrent leur action à exiger l'adoration des actes émanés de leur puissance.
Qui voulait être république le restait ; telle ville tenait aux formes aristocratiques, à elle
permis ; telle autre, un district, une province, choisissait la monarchie pure, on n'y
contredisait pas. Dans cette organisation, les souverains ne niaient rien et n'affirmaient
pas davantage. Pourvu que le trésor royal touchât ses revenus légaux et extralégaux, et
que les citoyens ou les sujets ne fissent pas trop de bruit dans le coin où ils étaient
censés se gouverner à leur guise, ni les Ptolémées, ni les Séleucides n'étaient gens à y
trouver à redire.
La longue période qu'embrassa cette situation ne fut pas absolument vide
d'individualités distinguées ; mais elle n'offrit pas à celles qui surgirent un public
suffisamment sympathique, et dès lors tout resta dans le médiocre. On s'est souvent
demandé pourquoi certains temps ne produisent pas telle catégorie de supériorité : on a
répondu, tantôt que c'était par défaut de liberté, tantôt par pénurie d'encouragement.
Les uns ont fait honneur à l'anarchie athénienne du mérite de Sophocle et de Platon,
affirmé, et en conséquence, que sans les troubles perpétuels des communes d'Italie,
Pétrarque, Boccace, le Dante surtout, n'auraient jamais étonné le monde par la
magnificence de leurs écrits. D'autres penseurs, tout au rebours, attribuent la grandeur
du siècle de Périclès aux générosités de cet homme d'État, l'élan de la muse italienne à la
protection des Médicis, l'ère classique de notre littérature et ses lauriers à l'influence
bienfaisante du soleil de Louis XIV. On voit qu'en s'en prenant aux circonstances
soit 35 000 Hélotes armés,
5 000 hoplites
Périœkes.
5 000 peltastes
Total 50 000
Sur le champ de bataille de Leuctres, il ne paraît plus que 1 000 Spartiates. Depuis longtemps,
l'État ne soutenait ses guerres extérieures qu'au moyen d'Hélotes affranchis (mot grec). En 370,
avant J.-C., lorsque Épaminondas envahit la Laconie, il fallut encore donner la liberté à 6.000
Hélotes pour pouvoir se défendre. Cent ans après, on ne comptait plus que 700 familles de citoyens,
et 100 seulement possédaient des terres ; le reste était ruiné. On reforma alors une aristocratie avec
des Périœkes, des étrangers et des Hélotes. À Sellasie, toute cette bourgeoisie nouvelle fut
exterminée par le roi Antigone et les Achéens, sauf 200 hommes. Machanidas et son successeur
Nabis employèrent le moyen ordinaire pour relever la république : il y eut une vaste promotion de
citoyens. Mais peu après, malgré cette ressource, Sparte, encore vaincue et découragée, se fondit
dans la ligne achéenne. Cette histoire est celle de tous les États grecs, d'Argos, de Thèbes, comme
d'Athènes. (Zumpt, p. 7 et passim)

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ambiantes, on trouve des avis pour tous les goûts, tels philosophes reportant à
l'anarchie ce que tels autres donnent au despotisme.
Il est encore un avis : c'est celui qui voit dans la direction prise par les mœurs d'une
époque la cause de la préférence des contemporains pour tel ou tel genre de travaux,
qui mène, comme fatalement, les natures d'élite à se distinguer, soit dans la guerre, soit
dans la littérature, soit dans les arts. Ce dernier sentiment serait le mien, s'il concluait ;
malheureusement il reste en route, et lorsqu'on lui demande la cause génératrice de l'état
des mœurs et des idées, il ne sait pas répondre qu'elle est tout entière dans l'équilibre
des principes ethniques. C'est, en effet, nous l'avons vu jusqu'ici, la raison
déterminante du degré et du mode d'activité d'une population.
Lorsque l’Asie était partagée en un certain nombre d'États délimités par des
différences réelles de sang entre les nations qui les habitaient, il existait sur chaque
point particulier, en Égypte, en Grèce, en Assyrie, au sein des territoires iraniens, un
motif à une civilisation spéciale, à des développements d'idées propres, à la concentration des forces intellectuelles sur des sujets déterminés, et cela parce qu'il y avait
originalité dans la combinaison des éléments ethniques de chaque peuple. Ce qui
donnait surtout le caractère national, c'était le nombre limité de ces éléments, puis la
proportion d'intensité qu'apportait chacun d'eux dans le mélange. Ainsi, un Égyptien
du XX e siècle avant notre ère, formé, j'imagine, d'un tiers de sang arian, d'un tiers de
sang chamite blanc et d'un tiers de nègre, ne ressemblait pas à un Égyptien du VIIIe,
dans la nature duquel l'élément mélanien entrait pour une moitié, le principe chamite
blanc pour un dixième, le principe sémitique pour trois, et le principe arian à peine
pour un. Je n'ai pas besoin de dire que je ne vise pas ici à des calculs exacts ; je ne veux
que mettre ma pensée en relief.
Mais l'Égyptien du VIIIe siècle, bien que dégénéré, avait pourtant encore une
nationalité, une originalité. Il ne possédait plus, sans doute la virtualité des ancêtres
dont il était le représentant ; néanmoins la combinaison ethnique dont il était issu
continuait, en quelque chose, à lui être particulière. Dès le Ve siècle il n'en fut plus
ainsi.
À cette époque l'élément arian se trouvait tellement subdivisé, qu'il avait perdu
toute influence active. Son rôle se bornait à priver les autres éléments à lui adjoints de
leur pureté, et dès lors de leur liberté d'action.
Ce qui est vrai pour l'Égypte s'applique tout aussi bien aux Grecs, aux Assyriens,
aux Iraniens ; mais on pourrait se demander comment, puisque l'unité s'établissait dans
les races, il n'en résultait pas une nation compacte, et d'autant plus vigoureuse qu'elle
avait à disposer de toutes les ressources venues des anciennes civilisations fondues
dans son sein, ressources multipliées à l'infini par l'étendue incomparablement plus
considérable d'une puissance qui ne se voyait aucun rival extérieur. Pourquoi toute

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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l'Asie antérieure, réunie à la Grèce et à l'Égypte, était-elle hors d'état d'accomplir la
moindre partie des merveilles que chacune de ses parties constitutives avait multipliées, lorsque ces parties étaient isolées, et, de plus, lorsqu'elles auraient dû souvent
être paralysées par leurs luttes intestines ?
La raison de cette singularité, réellement très étrange, gît dans ceci, que l'unité exista
bien, mais avec une valeur négative. L'Asie était rassemblée, non pas compacte ; car
d'où provenait la fusion ? Uniquement de ce que les principes ethniques supérieurs, qui
jadis avaient créé sur tous les points divers des civilisations propres à ces points, ou
qui, les ayant reçues déjà vivantes, les avaient modifiées et soutenues, quelquefois
même améliorées, s'étaient, depuis lors, absorbés dans la masse corruptrice des
éléments subalternes, et, ayant perdu toute vigueur, laissaient l'esprit national sans
direction, sans initiative, sans force, vivant, sans doute, toutefois sans expression.
Partout les trois principes, chamite, sémite et arian, avaient abdiqué leur ancienne
initiative, et ne circulaient plus dans le sang des populations qu'en filets d'une ténuité
extrême et chaque jour plus divisés. Néanmoins, les proportions différentes dans la
combinaison des principes ethniques inférieurs se perpétuaient éternellement là où
avaient régné les anciennes civilisations. Le Grec, l’Assyrien, l'Égyptien, l'Iranien du Ve
siècle étaient à peine les descendants de leurs homonymes du XXe : on les voyait de
plus rapprochés entre eux par une égale pénurie de principes actifs ; ils l'étaient encore
par la coexistence dans leurs masses diverses de beaucoup de groupes à peu près
similaires ; et cependant, malgré ces faits très véritables, des contrastes généraux, souvent imperceptibles, cependant certains, séparaient les nations. Celles-ci ne pouvaient
pas vouloir et ne voulaient pas des choses bien différentes ; mais elles ne s'entendaient
pas entre elles, et dès lors, forcées de vivre ensemble, trop faible chacune pour faire
prévaloir des volontés d'ailleurs à peine senties, elles penchaient toutes à considérer le
scepticisme et la tolérance comme des nécessités, et la disposition d'âme que Sextus
Empiricus vante sous le nom d'ataraxie comme la plus utile des vertus.
Chez un peuple restreint quant au nombre, l'équilibre ethnique ne parvient à
s'établir qu'après avoir détruit toute efficacité dans le principe civilisateur, car ce
principe, ayant nécessairement pris sa source chez une race noble, est toujours trop
peu abondant pour être impunément subdivisé. Cependant, aussi longtemps qu'il reste
à l'état de pureté relative, il y a prédominance de sa part, et donc pas d'équilibre avec
les éléments inférieurs. Que peut-il arriver, dès lors, quand la fusion ne se fait plus
qu'entre des races qui, ayant passé déjà par cette transformation première, sont en
conséquence épuisées ? Le nouvel équilibre ne pourrait s'établir (je dis ne pourrait, car
l'exemple ne s'en est pas encore présenté dans l'histoire du monde) qu'en amenant non
plus seulement la dégénération des multitudes, mais leur retour presque complet aux
aptitudes normales de leur élément ethnique le plus abondant.
Cet élément ethnique le plus abondant, c'était pour l’Asie le noir. Les Chamites,
dès les premières marches de leur invasion, l'avaient rencontré bien haut dans le nord,

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (1853-1855) Livres 1 à 4

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et probablement les Sémites, quoique plus purs, s'étaient, à leurs débuts, aussi laissé
tacher par lui.
Plus nombreuses que toutes les émigrations blanches dont l'histoire ait fait mention,
les deux premières familles venues de l'Asie centrale sont descendues si loin vers
l'ouest et vers le sud de l'Afrique, que l'on ne sait encore où trouver la limite de leurs
flots. Pourtant on peut attester, par l'analyse des langues sémitiques, que le principe
noir a pris partout le dessus sur l'élément blanc des Chamites et de leurs associés.
Les invasions arianes furent, pour les Grecs comme pour leurs frères les Iraniens,
peu fécondes en comparaison des masses plus d'aux deux tiers mélanisées dans
lesquelles elles vinrent se plonger. Il était donc inévitable qu'après avoir modifié,
pendant un temps plus ou moins long, l'état des populations qu'elles touchaient, elles
se perdissent à leur tour dans l'élément destructeur où leurs prédécesseurs blancs
s'étaient successivement absorbés avant elles. C'est ce qui arriva aux époques
macédoniennes ; c'est ce qui est aujourd'hui.
Sous la domination des dynasties grecques ou hellénisées, l'épuisement, grand sans
doute, était loin encore de ressembler à l'état actuel, amené par des mélanges ultérieurs
d'une abondance extrême. Ainsi, la prédominance finale, fatale, nécessaire, de plus en
plus forte, du principe mélanien a été le but de l'existence de l'Asie antérieure et de ses
annexes. On pourrait affirmer que depuis le jour où le premier conquérant chamite se
déclara maître, en vertu du droit de conquête, de ces patrimoines primitifs de la race
noire, la famille des vaincus n'a pas perdu une heure pour reprendre sa terre et saisir du
même coup ses oppresseurs. De jour en jour, elle y parvient avec cette inflexible et
sûre patience que la nature apporte dans l'exécution de ses lois.
À dater de l'époque macédonienne, tout ce qui provient de l'Asie antérieure ou de la
Grèce a pour mission ethnique d'étendre les conquêtes mélaniennes.
J'ai parlé des nuances persistant au sein de l'unité négative des Asiatiques et des
hellénisants : de là, deux mouvements en sens contraire qui venaient encore augmenter
l'anarchie de cette société. Personne n'étant fort, personne ne triomphait exclusivement.
Il fallait se contenter du règne toujours chancelant, toujours renversé, toujours relevé
d'un compromis aussi indispensable qu'infécond. La monarchie unique était impossible,
parce qu'aucune race n'était de taille à la vivifier et à la faire durer. Il n'était pas moins
impraticable de créer des États multiples, vivant d'une vie propre. La nationalité ne se
manifestait en aucun lieu d'une façon assez tranchée pour être précise. On s'accommodait donc de refontes perpétuelles de territoire ; on avait l'instabilité, et non le
mouvement. Il n'y eut guère que deux courtes exceptions à cette règle : l'une causée par
l'invasion des Galates ; la seconde par l'établissement d'un peuple plus important, les

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Parthes 1, nation ariane mêlée de jaune, qui, sémitisée de bonne heure comme ses
prédécesseurs, s'enfonça à son tour dans les masses hétérogènes.
En somme, cependant, les Galates et les Parthes étaient trop peu nombreux pour
modifier longtemps la situation de l'Asie. Si une action plus vive de la puissance
blanche n'avait pas dû se manifester, c'en était fait déjà, à cette époque, de l'avenir
intellectuel du monde, de sa civilisation et de sa gloire. Tandis que l'anarchie s'établissait à demeure dans l’Asie antérieure, préludant avec une force irrésistible aux dernières
conséquences de l'abâtardissement final, l'Inde allait de son côté, quoique avec une
lenteur et une résistance sans pareilles, au-devant de la même destinée. La Chine seule
continuait sa marche normale et se défendait avec d'autant plus de facilité contre toute
déviation, que, parvenue moins haut que ses illustres sœurs, elle éprouvait aussi des
dangers moins actifs et moins destructeurs. Mais la Chine ne pouvait représenter le
monde ; elle était isolée, vivait pour elle-même, bornée surtout au soin modeste de
régler l'alimentation de ses masses.
Les choses en étaient là quand, dans un coin retiré d'une péninsule méditerranéenne,
une lueur commença à briller. Faible d'abord, elle s'accrut graduellement, et, s'étendant
sur un horizon d'abord restreint, éclaira d'une aurore inattendue la région occidentale de
l'hémisphère. Ce fut aux lieux mêmes où, pour les Grecs, le dieu Hélios descendait
chaque soir dans la couche de la nymphe de l'Océan, que se leva l'astre d'une
civilisation nouvelle. La victoire, sonnant de hautaines fanfares, proclama le nom du
Latium et Rome se montra.
[Livres 5 et 6 dans le second fichier - JMT.]

1

Ils parlaient le pehlvi et y substituèrent ensuite le parsi, où affluèrent un plus grand nombre de
racines sémitiques, résultant du long séjour des Arsacides à Ctésiphon et à Séleucie. Suivant Justin,
le fond original est scythique ; mais les Scythes parlaient un dialecte arian. Le Mahabharata connaît
les Parthes, qu'il nomme Parada. Il les allie aux Saka (Sacæ), certainement Mongols. Les Parthes
donnent, par leur comparaison ethnique, une assez juste idée de ce que devaient être plusieurs races
touraniennes.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024