Fiche du document numéro 30462

Num
30462
Date
Lundi 12 septembre 1994
Amj
Hms
21:00:00
Auteur
Fichier
Taille
33046
Pages
5
Urlorg
Titre
François Mitterrand répond à Jean-Pierre Elkabbach qui l’interroge sur ses relations passées avec René Bousquet, l’un des responsables de la déportation des Juifs de France [Transcription de l'INA]
Nom cité
Nom cité
Source
Fonds d'archives
INA
Type
Langue
FR
Citation
Jean-Pierre Elkabbach : Mais alors là, avec l’affaire Bousquet, ça a provoqué partout de l’incompréhension et vraiment une sorte de gêne, mais dans votre propre camp, la colère et l’indignation.

François Mitterrand : Tout dépend de quoi vous me parlez.

Jean-Pierre Elkabbach : Eh bien justement, de votre relation avec Bousquet, on va en parler, tout de suite, là, quand vous l’avez connu ?

François Mitterrand : Je l’ai connu, je n’en sais rien, mais forcément dans les années 50, c’est-à-dire après qu’il ait été, on va dire ministre, pour simplifier, sous Vichy. Comme tous les ministres de Vichy, il est passé en justice. Il est resté cinq ans en prison,

Jean-Pierre Elkabbach : Pardon, trois ans, entre 1945 et 1948. Il est revenu là, il a été jugé en 1949.

François Mitterrand : Trois ans, je croyais que c’était cinq ans.

Jean-Pierre Elkabbach : Un détail, pas pour lui, mais c’était trois ans. Et en 1949, il y a eu le procès devant la Haute Cour.

François Mitterrand : Il est passé en Haute Cour, il a été acquitté.

Jean-Pierre Elkabbach : Une mascarade, disent les historiens.

François Mitterrand : Vous dites cela, mais cette Haute Cour de Justice a condamné beaucoup de gens. Il se trouve qu’elle l’a acquitté et ce n’est pas grâce à moi, moi, je ne suis pas intervenu dans ce procès. Donc, il y a assez de gens qui sont intervenus pour dire, oui, mais, oui mais… On lui a même relevé de l’indignité nationale. C’est-à-dire qu’il s’est retrouvé absolument avec tous ses droits de citoyen. Et quelques années plus tard, le Conseil d’État lui a rendu sa Légion d’Honneur.

Jean-Pierre Elkabbach : Et vous, jusqu’en 1949, vous ne le connaissiez pas ?

François Mitterrand : Mais non, je ne le connaissais pas. À partir de 1900, on va dire 50, je n’en sais rien, je dis quelque chose un peu imprécis, parce que je ne sais pas, je n’ai pas réfléchi. Je n’ai pas de note, mais Bousquet est devenu une personnalité à Paris et à Toulouse. À Paris, il était l’un des dirigeants de la Banque d’Indochine. Il a tout de suite été introduit dans beaucoup de conseils d’administration fort importants où il a fréquenté des gens que je n’ai pas à citer, mais enfin, qui ont très bien accepté d’être dans les mêmes conseils d’administration que lui.

Jean-Pierre Elkabbach : Vous voulez dire que si l’on connaissait les noms, cela surprendrait ?

François Mitterrand : Peut-être certains d’entre eux. Et puis, à la Dépêche du Midi, qui est un grand journal de Toulouse, un grand journal, propriété d’un homme qui a été député par la suite, Jean Baylet, qui a été déporté, donc un député patriote et courageux qui s’est tué dans un accident. C’est sa femme qui l’a remplacé, une femme courageuse et intelligente et ils ont appelé Bousquet à la direction de ce journal.

Jean-Pierre Elkabbach : Parce que le paradoxe, c’est que Bousquet, qui avait huit ans de plus que vous, était radical, lui, à l’époque, pendant la guerre en tout cas, il était à Gauche au début, et vous, vous étiez à Droite.

François Mitterrand : Il était radical socialiste, mais je n’étais pas à Droite, je n’étais rien. Je n’étais rien, j’exprimais ce que j’avais appris.

Jean-Pierre Elkabbach : Mais quand on dit que c’était un ami, est-ce que c’était un intime de François Mitterrand ?

François Mitterrand : Mais non, ce n’était pas un intime.

Jean-Pierre Elkabbach : Ou un ami, on dit leurs relations amicales ?

François Mitterrand : Écoutez, on dit ce qu’on veut dire.

Jean-Pierre Elkabbach : Non, mais vous, votre vérité ?

François Mitterrand : Mais non, la chronologie commande. Bousquet redevient un libre citoyen, très introduit dans les milieux politiques et dans les milieux financiers, de banques dès les années 50, et dans les milieux de presse. Et il est considéré comme un ami par plusieurs chefs de gouvernement qui sont d’honnêtes républicains. Et moi, je ne suis pas dans le coup, c’est quand même, j’ai déjà été parlementaire, mais enfin, je ne suis pas un personnage dont on recherche l’amitié, je ne compte pas beaucoup. Et ça, c’était, on va dire en 1950. Et jusqu’en 1978, aucune question ne sera posée. Je vous répète qu’en 1957, le Conseil d’État lui restitue sa Légion d’Honneur.

Jean-Pierre Elkabbach : Et donc, pendant toute cette période, ces 28 ans, tout le monde le reçoit. On le voit, s’il veut, vous aussi, vous ?

François Mitterrand : Moi, je l’ai rencontré, certainement, avec d’autres personnes. Je n’ai pas fait le compte, mais enfin, au moins dix ou douze fois. Sans éprouver à l’égard de quelqu’un d’innocenté, d’acquitté…

Jean-Pierre Elkabbach : Oui, mais enfin, c’est un homme qui… Moralement, vous ne pouvez pas l’acquitter. Mais est-ce que vous saviez ce qu’il avait fait ?

François Mitterrand : Mais non, qu’est-ce que vous racontez là ? Excusez-moi. Il est accusé d’actes insupportables, mais il est acquitté de cela par une Haute Cour de la Justice qui n’était pas tendre. Il rentre dans la vie normale et il est reçu partout. Et comme c’était un homme très actif, il s’impose très vite dans ces conseils d’administration, dans sa banque, dans le journal où il siégeait à côté d’un homme que je respecte infiniment, qui est un de mes amis personnels, qui était Maurice Bourgès-Maunoury, délégué militaire du Général de Gaulle, de la Résistance, par ailleurs !

Jean-Pierre Elkabbach : Alors, ils étaient aveugles, tous ces types, là ?

François Mitterrand : Aveugles sur quoi, mais de quoi me parlez-vous ? Ils sont en face d’un homme qui a été acquitté par la Haute Cour de Justice, presque avec félicitations, c’est-à-dire, levée de l’indignité nationale ; auquel on rend ses décorations, en disant, bon, il a peut-être fait des fautes mais il s’est comporté de telle sorte qu’il mérite d’être acquitté. À ce moment-là, mais où, quel sentiment de justice a-t-on ? Et pendant trente ans, il vivra comme ça à Paris.

Jean-Pierre Elkabbach : C’est pour ça que vous dites que, à Péan, que vous l’avez vu avec plaisir ?

François Mitterrand : C’était un type intéressant, mais je dois dire qu’à partir de 1978, des questions ont été posées par un personnage pas reluisant, l’ancien Commissaire aux affaires juives qui était…

Jean-Pierre Elkabbach : Et à ce moment-là, on découvre que c’était Bousquet.

François Mitterrand : Qui dit, lui, tout le monde me reproche toujours ceci, cela, mais arrêtez, c’est Bousquet, bon !

Jean-Pierre Elkabbach : Pour la rafle du Vel’d’Hiv.

François Mitterrand : Ça alerte naturellement, surtout la rafle du Vel’d’Hiv, ça alerte des historiens ou des chercheurs, ce qui est le cas de Serge Klarsfeld, qui recherchait d’abord surtout la piste d’un très important policier qui s’appelait Leguay, lequel est mort. Et à ce moment-là, l’intérêt de Klarsfeld et de quelques autres s'est reporté sur Bousquet. Et ils ont pris le temps qu’il fallait pour une enquête honnête, puisque c’est en 1978 que Darquier de Pellepoix s’exprime. On ne pouvait pas le croire sur parole, c’était vraiment un affreux bonhomme, ce Darquier de Pellepoix. Et finalement, dans les années 1985, 1986, commence à se répandre le bruit…

Jean-Pierre Elkabbach : Mais entre-temps, on continue à le voir, et même il vient ici, dans cette maison, comme ailleurs.

François Mitterrand : Mais il continue d’avoir son statut d’homme acquitté, mêlé à beaucoup, je le répète, au moins une dizaine de grands conseils d’administration. C’est un personnage que tout le monde voit.

Jean-Pierre Elkabbach : Et vous, à partir de quand vous ne le voyez plus ?

François Mitterrand : Péan relevait, je ne peux pas, comme c’est un homme sérieux, je pense qu’il a cherché ses sources, moi je n’aurais pas été capable de le dire, je crois que c’était au début de 1986. C’est-à-dire, quand a commencé à se répandre le bruit. Oui, mais le procès de 1949 ne possédait pas toutes les informations sur l’affaire du Vel’d’Hiv, c’est plus grave que ça, son rôle est plus directement engagé. Moi, je ne suis pas juge, je n’ai pas à dire c’est vrai, c’est faux. Mais je suis Président de la République, 1985, 86, et je pense que, et d’ailleurs, lui aussi le pense puisqu’il ne m’a jamais demandé de rendez-vous, nous ne nous sommes plus revus jusqu’à sa mort.

Jean-Pierre Elkabbach : Mais vous comprenez que certains des socialistes, en découvrant que…

François Mitterrand : De quoi, ils découvrent quoi ?

Jean-Pierre Elkabbach : Ben, qu’il venait à l’Élysée…

François Mitterrand : Ils découvrent quoi ? Ils découvriront…. Beaucoup de gens de Paris, dont certains ne sont pas forcément des gens parmi les plus honorables, ont une façade honorable jusqu’à ce que l’on sache que ce n’est qu’une façade,

Jean-Pierre Elkabbach : Vous, encore une fois, si je me permets, vous ne regrettez pas une part, un peu de négligence ou de légèreté ?

François Mitterrand : Mais pourquoi ?

Jean-Pierre Elkabbach : Parce qu’à partir de 1978, quand on a commencé à dire, Darquier de Pellepoix, ou d’autres…

François Mitterrand : Non, Darquier de Pellepoix, ce n’est pas, pour moi, un témoin…

Jean-Pierre Elkabbach : Oui, mais les enquêtes judiciaires commencent, enfin, on commence à mettre le nez dans les affaires.

François Mitterrand : La plainte de Klarsfeld est de 1989, et là, nous sommes dans des…. Je ne dis pas du tout qu’il ait été négligent dans ses recherches mais il a cherché, il a approfondi et entre 1978 et 1989, il n’a pas déposé de plainte. Mais les bruits me sont revenus aux oreilles selon lesquels le rôle de René Bousquet dans l’affaire du Vel’d’Hiv était quand même beaucoup plus lourd que l’on ne supposait, et qu’il ne lui aurait peut-être pas valu l’acquittement de 1949. Bon, dans le cadre de mes fonctions et de mes responsabilités, nous en nous sommes plus jamais vus.

Jean-Pierre Elkabbach : À ce moment-là, vous dites, on n’oublie pas ça, ce genre de crime, c’est inexcusable, quand on vous le dit ?

François Mitterrand : Est-ce que vous croyez que quand je suis allé, moi, au Vel’d’Hiv, quand j’ai lu le sort déchirant de ces familles juives, l’atroce situation qui leur était faite pour aboutir au terme de l’itinéraire dans les camps de déportation, c’est-à-dire souvent dans les fours crématoires, j’étais, je suis épouvanté moi-même, et j’en souffre !

Jean-Pierre Elkabbach : Et quand il est inculpé en mars 1991, est-ce que vous dites, la justice doit passer, d’abord ?

François Mitterrand : Mon raisonnement est différent, ça, je n’ai pas à donner mon opinion à ce moment-là. La justice décide. D’ailleurs, c’est le procureur général, je pense que c’était déjà Monsieur Truche, l’actuel, qui décide de faire continuer les poursuites. Monsieur Truche pourrait en témoigner, je n’ai jamais fait la moindre intervention auprès de lui pour l’empêcher d’agir selon sa conscience.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024