Citation
Cour d’assises de Paris
Statuant en premier ressort
FEUILLE DE MOTIVATION
Article 365-1 du code de procédure pénale
Affaire Laurent BUCYIBARUTA
A- SUR LES FAITS, LEURS QUALIFICATIONS
RESPONSABILITÉ PÉNALE DE L'ACCUSÉ :
JURIDIQUES
ET
LA
I Sur la chronologie des évènements pertinents survenus entre le 7 avril et juillet 1994 :
A l’issue des débats, la cour et le jury ont considéré que la chronologie des faits pertinents
survenus au Rwanda et plus particulièrement dans la préfecture de Gikongoro s'établit comme
suit :
- 7 avril 1994 à 6 heures du matin, le Ministère de la Défense a annoncé dans un communiqué
l'attentat contre l’avion présidentiel et la mort de tous ses passagers, y compris le président Juvénal
HABYARIMANA, il est alors notamment enjoint à la population de rester chez elle.
- Plus tard dans l'après-midi du 7 avril un communiqué est diffusé au nom des officiers supérieurs
des Forces Armées Rwandaises réunies. Ce communiqué apparaît comme étant une feinte du
colonel BAGOSORA destinée à faire encore croire à une volonté de rétablir l'ordre en faisant des
efforts « pour que la situation du pays se normalise rapidement ». En effet tout en sachant que la
Garde présidentielle et d'autres unités d'élite se livraient à des massacres dans toute la ville, le
colonel BAGOSORA « invitait » les membres des forces armées à « [...] ramener le calme dans
le pays » et alors qu'il savait parfaitement que la Première ministre et d'autres personnalités
avaient été tuées, il demandait à ce que « les conditions propices à un climat permettant aux
organes dirigeants du pays de travailler dans la sérénité » soient créées. Il demandait également
au « gouvernement en place » de faire son travail, tout en sachant qu'il n'y avait plus de
gouvernement. Il réclamait aussi la mise en application sans délai des accords d'Arusha, alors qu'il
avait pour objectif déclaré depuis des mois de l’en empêcher. Il appelait enfin la population à
résister à toutes les incitations à la haine et à toutes les formes de violence, alors que la haine et
la violence étaient nécessaires pour mener à bien son objectif.
- A une date non déterminée mais entre le 7 et le 8 avril, une première réunion du conseil
préfectoral de sécurité s'est tenue à la préfecture de Gikongoro. Un communiqué diffusé à la radio
à cette occasion fait état des premières exactions commises dans la préfecture à Muko et
Mudasomwa, demande aux citoyens intègres de dénoncer les actes de violence, de continuer à
maintenir la sécurité et d'aider les militaires à ramener celle-ci là où elle a été perturbée. Les
premières mesures préconisées par les autorités centrales, notamment le couvre-feu, sont
répercutées et il est rappelé aux membres de la population qu'ils doivent respecter les directives
données par le Ministère de la défense nationale, et destinées à assurer la sécurité.
- Le 10 avril, le préfet Laurent BUCYIBARUTA réunit un comité préfectoral de sécurité au cours
duquel le rassemblement des réfugiés tutsis à l’ETO de Murambi est décidé. Le compte rendu
diffusé à la radio fait état d'un couvre-feu instauré de 18 heures à 6 heures du matin, de
l'interdiction faite aux personnes qui se déplacent pour des raisons autres que celles de service, et
sans laissez-passer, de circuler en dehors de leurs secteurs de résidence, de l'interdiction des
attroupements : « Il est demandé aux bourgmestres et aux conseillers de secteur de renforcer la
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sécurité et de mettre en place des comités de sécurité ». Il est enfin « demandé aux services
chargés de la sécurité, surtout la gendarmerie, le parquet et l'administration communale, de faire
tout ce qui est en leur pouvoir pour réprimer les actes de violence partout où ils se produisent ».
- Le 11 avril, Laurent BUCYIBARUTA se rend à une réunion des préfets à Kigali en présence de
plusieurs ministres et notamment du Premier ministre Jean KAMBANDA et de Pauline
NYIRAMASUHUKO, ministre de la famille. Les notes prises par cette dernière et qui ont été
lues à l'audience font apparaître l'absence de condamnation des violences en cours par le
gouvernement, l'absence d'ordres clairs, si ce n'est l'évocation du rétablissement des barrières, le
remplacement des titulaires des postes vacants et l'accusation formée contre le FPR d'être le
premier à avoir violé les accords d'Arusha.
- Le même jour, le 11 avril, a lieu la première attaque contre la paroisse de Kibeho où des réfugiés
tutsis se sont rassemblés pour fuir les incendies, le pillage et les meurtres que commettent des
bandes de hutus dans la région, et notamment celles qui comprennent des employés de l'usine à
thé de Mata. Le même jour aussi, mais dans l’après-midi, les tutsis et leurs familles réfugiés dans
les paroisses de Kigeme et Gikongoro, y compris la paroisse pentecôtiste de Sumba sont transférés
à l’ETO de Murambi. La présence du préfet lors de ces déplacements est alléguée par plusieurs
témoins, sans toutefois que celle-ci puisse être retenue de façon certaine, compte tenu de son
déplacement à Kigali. En tout état de cause Madeleine RAFFIN, ancienne enseignante française,
responsable de la Caritas pour le diocèse de Gikongoro, évoque dans ses notes dont il a été donné
lecture à l'audience, la présence « des autorités préfectorales » et les déplacements de réfugiés
réalisés sous escorte, ce que de nombreux témoins ont confirmé en faisant état de la présence de
gendarmes.
- Le 12 avril, le ministère de la défense diffuse un communiqué, afin notamment de réfuter toute
implication des gardes présidentielles dans le déclenchement de la guerre et d'accuser les
Inkotanyi de mentir et d'user de manœuvres dilatoires. Les auteurs de ce communiqué affirment
que : « Les militaires, les gendarmes et tous les Rwandais ont uni leurs forces pour lutter contre
leur ennemi et ils savent tous, qui est cet ennemi. L'ennemi est toujours là, il n'a pas changé. C'est
le même qui, depuis longtemps, veut exterminer les masses populaires rwandaises pour restaurer
un pouvoir déposé il y a bien longtemps ». En outre, « il est demandé aux membres de la
population de soutenir leurs Forces armées tout en leur indiquant partout où ils auraient aperçu
l'ennemi ». « [L]es membres des Forces armées rwandaises [sont encouragés] à poursuivre leurs
actes de bravoure en assurant la sécurité de notre pays et de ses habitants ». A l'instar des discours
de plusieurs responsables politiques utilisant la technique du discours en miroir (destinée à
accuser ses adversaires des méfaits, en l'occurrence des massacres, que l'on s'apprête soit même
à faire) et des messages de haine propagés sur tout le territoire du Rwanda par la Radio Télévision
Libres des Milles Collines (RTLM), ce communiqué apparaît comme une incitation adressée tant
aux militaires qu'à la population hutu à commettre des actes de violence contre les tutsis et ce
dans un contexte où de nombreuses exactions et massacres sont déjà survenus notamment à Kigali
où à partir du 9 avril 1994, « plusieurs dizaines de milliers de corps » étaient rassemblés aux
principaux carrefours de la capitale.
- Le 12 avril, les réfugiés tutsis à la paroisse de Kibeho sont victimes d'une deuxième attaque et
des barrières sont érigées en différents endroits de la préfecture de Gikongoro en particulier sur
la voie d'accès à l'ETO de Murambi et ce conformément aux instructions du ministre de la défense,
ainsi que Laurent BUCYIBARUTA le souligne lui-même.
- Le 13 avril, à la demande du préfet une conférence préfectorale de sécurité est réunie au CIPEP
de Gikongoro en présence des sous-préfets, de la plupart des bourgmestres, à l'exception de
certains de ceux de la sous-préfecture de Munini auxquels la convocation n'a apparemment pas
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été transmise. L'évêque catholique MISAGO et l'évêque anglican KAYUMBA étaient présents,
ainsi que la responsable de la CARITAS Madeleine RAFFIN. Selon de nombreux participants à
cette réunion l'objet de celle-ci était d'échanger sur les problèmes de sécurité et
d'approvisionnement dus à la présence massive de déplacés tutsis, le recours au site de Murambi
étant évoqué comme étant le choix paraissant le mieux correspondre aux besoins de l'urgence
humanitaire (plusieurs locaux disponibles, présence d'eau et d'équipements sanitaires). La
situation des réfugiés de la paroisse de Kibeho était également abordée et Laurent
BUCYIBARUTA a précisé que, si la question des barrières avait également pu être évoquée, cela
ne concernait pas leur mise en place qui avait été décidée précédemment par un communiqué du
ministère de la défense.
- Le lendemain, 14 avril a lieu une attaque de grande ampleur contre la paroisse de Kibeho.
Cette attaque se renouvellera le 15 et aboutira à la mort de milliers de réfugiés tutsis comprenant
indistinctement hommes, femmes, enfants et vieillards. Ces attaques, comme celles qui suivront,
ont impliqué non seulement des miliciens interahamwes, en particulier de l'usine à thé de Mata
dirigés par l'agronome BAKUNDUKIZE, mais aussi des autorités locales, comme le sous-préfet
BINIGA, les bourgmestres Charles NYILIDANDI de la commune de Mubuga et Silas
MUGERANGABO de la commune de Rwamiko, des policiers communaux, ainsi que des
gendarmes. Le 15 avril, les réfugiés tutsis qui n'ont pas pu s'enfuir sont systématiquement
exterminés, la population civile équipée d'armes traditionnelles intervenant après les gendarmes
et miliciens équipés d'armes à feu et de grenades. L'église de la paroisse de Kibeho est finalement
incendiée tuant les tutsis encore présents à l'intérieur. Laurent BUCYIBARUTA a indiqué avoir,
dans un premier temps, été informé du regroupement massif de déplacés dans cette paroisse lors
de la réunion du 13 avril par le bourgmestre de la commune de Mubuga, Charles NYILIDANDI.
Il a également dit avoir appris que les déplacés avaient subi des attaques avant l'attaque finale et
a précisé que selon les informations obtenues auprès du commandant de la gendarmerie, les
gendarmes chargés de protéger la paroisse avaient pu repousser les premières attaques, mais non
le dernier assaut d'envergure intervenu dans la nuit du 14 au 15 avril 1994. Laurent
BUCYIBARUTA a ajouté avoir su que, d'après les rumeurs, certains gendarmes s'étaient mêlés
aux attaquants. Selon lui, Monseigneur MISAGO lui avait annoncé le massacre, le samedi 16
avril. Cependant selon Madeleine RAFFIN, Monseigneur MISAGO en avait été informé dès le
15 avril au matin par l'abbé NGOGA, curé de Kibeho, qui avait réussi à s'enfuir et qui l'avait
appelé depuis Butare en demandant que l'on porte secours aux survivants du massacre. Toujours
selon Madeleine RAFFIN, Monseigneur MISAGO avait réussi à informer Laurent
BUCYIBARUTA le 15 avril dans la soirée et elle qualifiait les renseignements fournis par
l’évêque MISAGO de « plutôt vagues ». Laurent BUCYIBARUTA a indiqué qu'après l'annonce
de la nouvelle des massacres de Kibeho il avait appelé le commandant de la gendarmerie et le
responsable du service des renseignements de la préfecture pour avoir des détails sur ces faits.
- Le 14 avril, Laurent BUCYIBARUTA se déplace à la paroisse de Cyanika pour y rencontrer le
prêtre Joseph NIYOMUGABO, il y est informé de la situation précaire des très nombreux tutsis
qui y sont réfugiés et des menaces dont ils font l'objet. Selon la sœur Renata KANZIGE dont la
déposition a été lue à l'audience, Laurent BUCYIBARUTA accepte, après qu'on l'en ait supplié,
de faire évacuer vers Gikongoro la sœur Marie Josépha MUKABAYIRE qui était tutsie et
menacée. Selon les notes de Madeleine RAFFIN, dont il a été également fait lecture à l'audience,
le père NIYOMUGABO est en relation quasi quotidienne avec l'évêché le plus souvent par
téléphone et ce dernier se déplace même le 20 avril 1994 à Gikongoro pour demander « un
supplément de garde » en raison de la tension qui ne cesse de monter. Le 21 avril au matin,
Madeleine RAFFIN aura un entretien téléphonique avec ce prêtre et elle lui annoncera le
« désastre » de Murambi.
- Le 15 avril, Laurent BUCYIBARUTA se rend à Murambi pour y rencontrer, à leur demande, les
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réfugiés tutsis qui se plaignent de leurs conditions de vie sur place et notamment de l'absence
d'eau. Les circonstances de cette visite seront examinées ci-après lors de l'examen de la
responsabilité pénale de l'accusé.
- Le 16 avril, les préfets de Butare et de Gikongoro tiennent une réunion de sécurité en présence
du Commandant militaire du secteur Butare-Gikongoro, et du Commandant du Groupement de
gendarmerie de Gikongoro. A l'issue de cette réunion un communiqué commun sera diffusé à la
radio. Dans ce communiqué il est indiqué :
[...] le climat de sécurité a été perturbé par des troubles à caractère ethnique qui ont éclaté
dans les communes de Nshili, Mubuga, Rwamiko, Nyamagabe, Kinyamakara et Rukondo, de
la préfecture de Gikongoro; et [...] ces troubles ont atteint les communes Nyakizu, Runyinya,
Maraba et Nyabisundu de la préfecture de Butare, véhiculés par le grand nombre de
personnes qui y cherchent refuge.
Ce qui a de plus inquiété ces autorités, c'est que ces troubles ont éclaté dans une région où
sévissait depuis un certain temps une famine sérieuse; ce qui fait que ces troubles sont
accompagnés d'actes déplorables de tueries, de destruction de maisons, de pillages et de vols
à mains armées.
Pour toutes ces raisons, la réunion a demandé au gouvernement et aux autorités préfectorales
de tous les échelons de faire tout ce qui est possible pour rétablir le climat de sécurité dans
les plus brefs délais. C'est dans ce cadre que la réunion a pris les résolutions suivantes :
- Les autorités préfectorales, communales, jusqu'au niveau des secteurs, doivent convoquer
des réunions avec la population destinées à rétablir le calme dans toutes ces communes dans
lesquelles les troubles ont éclaté.
- Interdiction est faite aux personnes n'ayant pas de permis de circuler pour des raisons de
service, de se déplacer dans des secteurs autres que leurs secteurs de domicile; il leur est
interdit aussi de se tenir en groupe. Les personnes déplacées sont priées de rester dans les
camps de déplacés qui les auront accueillies.
- Les autorités communales et des secteurs doivent guider la population dans la mise en place
des barrières et l'organisation des rondes dans le but de s'opposer aux attaques des fauteurs
de troubles et des malfaiteurs.
- Il est demandé à la population d'éviter de se faire guider par des rumeurs, et d'écouter avec
une oreille très critique ce qui se dit dans toutes les radios. Les autorités sont priés de
poursuivre en justice ceux qui répandent des faux bruits et entretiennent ces rumeurs.
- Il est demandé à la population de rapporter aux autorités toutes les personnes soupçonnées
d'être en possession d'armes de guerre, alors qu'elles n'en ont pas l'autorisation. Toutes les
personnes doivent avoir en esprit que la non dénonciation de ces personnes peut se retourner
contre elles, et que les conséquences qu'elles peuvent subir sont graves.
- Il est demandé aux personnes en charge de la sécurité, spécialement l'armée, le Parquet et
les autorités communales, de prendre toutes les mesures que leur confère la loi pour prévenir
et punir tout acte de violence où que ce soit.
- La réunion demande au gouvernement de mettre dans ses priorités les plus urgentes le
rétablissement des télécommunications par téléphone.
- A cette occasion, la réunion a demandé au gouvernement rwandais, et aux organisations
humanitaires de voler rapidement au secours de la population assiégée par la famine, les
réfugiés barundi qui ne reçoivent plus d'assistance, et d'accorder une aide urgente aux
personnes déplacées de ces derniers jours.
- Le 17 avril, le gouvernement a annoncé publiquement le limogeage du préfet de Butare ainsi
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que celui du préfet de Kibungo et il a félicité parallèlement le préfet de Gikongoro ainsi que
d’autres préfets. Le même jour, une attaque à la grenade a lieu à la paroisse de Cyanika à
l’encontre de réfugiés tutsis entrainant la mort de nombreuses victimes. Le même jour encore,
Laurent BUCYIBARUTA se rend à Kibeho sur les lieux du massacre de la paroisse avec
Monseigneur MISAGO, le commandant de la gendarmerie le major BIZIMUNGU, le chef des
services de renseignement pour la préfecture de Gikongoro, ainsi que les bourgmestres de
Rwamiko et de Mubuga. Laurent BUCYIBARUTA conteste que le sous-préfet de Munini,
Damien BINIGA, ainsi que l'agronome BAKUNDUKIZE aient été présents lors de cette visite,
comme l'a soutenu au moins un témoin Théodette MUKAMURARA. De même, Laurent
BUCYIBARUTA conteste la présence du capitaine SEBUHURA. Il dira par ailleurs que la vue
de tant de cadavres l’avait horrifié et que pour cette raison il n’allait plus se rendre sur les autres
sites, une fois les massacres accomplis. Des bulldozers seront envoyés sur place pour enfouir les
corps. Lors de la visite effectuée par Laurent BUCYIBARUTA et Monseigneur MISAGO
quelques rares enfants rescapés seront découverts et conduits à l'hôpital de Kigeme pour y être
soignés.
- Le 18 avril, à l'occasion de la visite du Président SINDIKUBWABO à Gikongoro, une réunion
du comité préfectoral de sécurité se tient à Gikongoro. Selon le compte rendu qu'en a fait Radio
Rwanda, le Président SINDIKUBWABO a demandé « pourquoi les membres de la population ne
maintenaient pas la sécurité alors qu’il le leur avait demandé à maintes reprises, à travers ses
messages radiodiffusés », ce à quoi Laurent BUCYIBARUTA a répondu en expliquant que c'était
d'une part parce que certaines personnes étaient encore en colère suite à l’assassinat du Président
HABYARIMANA, d'autre part parce que suite à la « guerre déclenchée par le FPR », la
population disait que « si le FPR arrivait chez eux il ne les épargnerait pas » et enfin parce que
le « vol ordinaire et la disette f[aisaie]nt que certains en profit[ai]ent pour pêcher en eau trouble
». Toujours selon le compte-rendu effectué à la radio, le président de la République a déclaré que
« personne n’a le droit d’agresser des membres de la population innocents, en réaction aux actes
commis par d’autres personnes contre lesquelles il ne peut rien faire », que « chacun doit veiller
à la sécurité de son prochain » et qu’il refusait d’augmenter le nombre de gendarmes parce qu’il
souhaitait que chaque membre de la population veille à la sécurité de son prochain. Le Président
a ajouté qu'il demandait à ce que le préfet BUCYIBARUTA entende que « la sécurité n’est pas
l’apanage des seuls gendarmes mais [qu']elle est primordialement l’affaire de la population [...]
» et qu’en attendant que le Gouvernement dispose de suffisamment de gendarme, il fallait
appliquer un « programme selon lequel chacun doit assurer la sécurité de son prochain ». Ainsi
qu'en a convenu la défense elle-même à l'audience, l'analyse de ce document et notamment le
refus du président de donner suite à la demande de renfort de gendarmerie, ne peut s'analyser
autrement que par la délivrance d’un message clair au préfet afin qu'il comprenne que la
population doit être mobilisée pour tuer les tutsis.
- Le lendemain, le 19 avril 1994, à l'occasion de la cérémonie d'investiture du nouveau préfet de
Butare, le Président Théodore SINDIKUBWABO a prononcé un discours dans lequel il déclarait
que « les blagues et les rires devaient désormais céder la place au travail », puis il fustigeait
ceux qui ne se sentaient pas concernés, mettant en avant ceux désireux de travailler pour leur
pays. Il incitait également la population à trouver « ces gens qui sont allés s'entraîner pour
pouvoir nous tuer et [nous] débarrasse[r] d'eux ». De nombreux témoins et experts ont considéré
que ce discours a été compris par la population comme un appel dénué de toute ambiguïté à
massacrer les tutsis et qu'il a joué un rôle déclencheur majeur dans les grands massacres qui vont
survenir peu après.
- Le 21 avril trois attaques contre des réfugiés tutsis ont lieu d'une part à l’ETO de Murambi, sur
la commune de Nyamagabe, d'autre part à la paroisse de Cyanika, commune de Karama, enfin à
la paroisse et au centre de santé de Kaduha, commune de Karambo. Ces attaques qui ont suivi un
mode opératoire identique, ont entraîné l'extermination de plusieurs dizaines de milliers de tutsis
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sans distinction d'âge ou de sexe, par des attaquants comprenant des interahamwes, des
gendarmes, des militaires, équipés d'armes à feu, y compris notamment de grenades, ainsi que des
membres de la population civile qui avaient été incités à venir « travailler » et qui avaient été
chargés d'encercler les sites de regroupements de réfugiés, de tuer ceux qui tentaient de s'enfuir
et d'achever les survivants restants sur place avec des armes traditionnelles, le tout
s'accompagnant de pillages et de viols. Laurent BUCYIBARUTA, bien qu'ayant entendu les bruits
de l'attaque sur Murambi et bien que, selon le témoignage de son propre fils, il ait appris très vite
l'implication de gendarmes, a précisé ne s'être déplacé sur aucun des sites de massacres et a déclaré
être allé à son bureau à la préfecture pour y traiter du courrier resté en souffrance. Des témoins
font toutefois état de sa présence sur le site de Murambi lors de l'attaque.
La valeur qui peut être accordée à ces témoignages sera examinée ci-après lors de l'examen de la
responsabilité pénale de l'accusé.
- Le 21 avril, une circulaire de Calixte KALIMANZIRA faisant fonction de Ministre de l’intérieur
est adressée à tous les préfets afin d'œuvrer au « rétablissement rapide de la sécurité » en
appliquant les instructions suivantes :
1. Convoquer rapidement une réunion du conseil préfectoral de sécurité, élargie aux leaders
des partis politiques en vue d’arrêter des mesures pour le rétablissement de la sécurité dans
le pays;
2. Sensibiliser les membres de la population à continuer à débusquer l'ennemi et ses caches
d'armes mais sans agresser des innocents;
3. Demander instamment à toutes les personnes de ne pas attenter à la vie et la sécurité des
autres à cause de la jalousie, des haines ou dans un esprit de vengeance;
4. Sensibiliser les autorités à tous les niveaux à savoir les bourgmestres, les conseillers de
secteurs ainsi que les membres des comités de cellule à rétablir et à maintenir la sécurité des
membres de la population et de leurs biens;
5. Collaborer avec les responsables des confessions religieuses pour ramener la paix dans
les cœurs des Rwandais afin qu'ils puissent faire montre de tolérance et de pardon mutuels
6. Examiner avec les concernés la possibilité de rouvrir les magasins et les marchés, ainsi
que celle de reprendre toutes les activités professionnelles pour que la population puisse
s’approvisionner
7. Faciliter la tâche aux commerçants de toutes les régions, surtout les distributeurs de
produits vivriers afin qu'ils puissent rapidement approvisionner la population:
8. Inviter les fonctionnaires retourner au travail là où cela est possible.
- Le 22 avril des prisonniers sont réquisitionnés pour aller procéder à l'enfouissement des corps à
Murambi et à Cyanika. Laurent BUCYIBARUTA a reconnu avoir donné son accord au
bourgmestre de Nyamagabe pour que les prisonniers de la prison de Gikongoro soient envoyés
pour enterrer les corps, en étant escortés par des gendarmes, mais il a affirmé ne s'être ni déplacé
à la prison ni au camp de gendarmerie. Des prisonniers s'étant rendus à Cyanika vont tuer certains
survivants découverts sur place, notamment le père Joseph NIYOMUGABO et d'autres réfugiés
qui s'étaient cachés. A leur retour en prison, des prisonniers munis d'armes traditionnelles qu'ils
ont récupérées, vont procéder à une première série de massacres de détenus tutsis à la prison de
GIKONGORO. Outre des détenus femmes et hommes ayant été identifiés comme tutsis d'après
les renseignements recueillis par l'administration pénitentiaire, l'adjoint de la prison est également
tué parce qu'il est tutsi. D'autres détenus tutsis transférés ultérieurement d'autres prisons seront
exterminés au mois de mai.
- Le 26 avril à Gikongoro, le préfet Laurent BUCYIBARUTA préside une conférence préfectorale
de sécurité convoquée à la demande du commandant militaire de la place, le lieutenant-colonel
Tharcisse MUVUNYI, cette réunion regroupe les sous-préfets, les bourgmestres et les chefs de
service de la préfecture, parmi ces autorités bon nombre d’entre elles ont été décrites comme ayant
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pris une part active dans les massacres. Cette réunion a pour but affiché la « pacification » et la
reprise des activités et il est convenu que des réunions sur la sécurité seront tenues dans les
communes pour y diffuser un message adressé à la population par le préfet de Gikongoro pour
ramener le calme dans la préfecture.
- Le 27 avril, le premier ministre Jean KAMBANDA rédige une note destinée aux préfets aux fins
de délivrer ses « instructions visant le rétablissement de la sécurité dans le pays ». Dans son
jugement rendu à l'encontre d'Edouard KAREMERA le Tribunal Pénal International pour le
Rwanda, après avoir notamment examiné la situation alors en cours notamment dans les
préfectures de Gitarama, Kibungo et Butare conclut après l'avoir analysé que cette instruction aux
préfets était « l’expression d'un accord tendant à approuver les massacres de Tutsis qui étaient
en cours, en évitant délibérément de faire cesser les meurtres et en encourageant ainsi les
miliciens extrémistes et les civils armés à attaquer et tuer les Tutsis en vue de détruire la
population tutsie du Rwanda (…) », le contenu de ce document lu in extenso à l'audience permet
de souscrire à cette analyse.
- Le 29 avril, soit deux jours plus tard, Laurent BUCYIBARUTA signe à son tour son propre
« message adressé à la population pour ramener le calme dans la préfecture ». De nombreuses
similitudes apparaissent à la lecture des messages du premier ministre et du préfet tant dans leur
présentation que dans la rhétorique qui y est développée. L'analyse de ce document révèle que
tout en développant certains points sensés démontrer l’intérêt de cesser les massacres, son
discours de façade poursuivait en réalité la logique tendant à la poursuite du plan génocidaire, tel
qu’adopté par le gouvernement.
- Le 30 avril, une nouvelle réunion de conférence préfectorale va se tenir à Gikongoro à l'occasion
de la visite d'une délégation du gouvernement intérimaire dirigée par le premier ministre et en
présence notamment d'Edouard KAREMERA, invité comme représentant du MRND. Dans un
compte rendu radiophonique, il est rapporté que : « Le préfet BUCYIBARUTA a déclaré que la
sécurité était bonne à GIKONGORO suite aux mesures strictes qui ont été prises dont celle
d’organiser des réunions dans toutes les communes ». Aucune allusion n'est faite aux dizaines de
milliers de victimes tutsies qui ont été massacrées à peine 8 jours plus tôt. Le communiqué se
poursuit en indiquant que : « Prenant la parole après l’exposé de ces problèmes que connaît
particulièrement la préfecture de GIKONGORO, le premier ministre Jean KAMBANDA s’est dit
fier de la préfecture de GIKONGORO puisqu’elle s’est appliquée à mettre en pratique le
programme du gouvernement. Ce programme consiste principalement à gouverner et administrer
le pays avec rigueur, mais surtout à rétablir la sécurité. Il a demandé à la population de
GIKONGORO de continuer à soutenir l’armée nationale dans sa lutte contre l’ennemi, à savoir
le FPR Inkotanyi et de ne pas s’attaquer aux innocents en confondant l’ennemi avec le voisin ».
Cependant, le Premier ministre va aller plus loin en disant : « ne confondez pas l’ennemi avec
votre voisin, avec un Tutsi, ou avec quelqu’un contre qui vous nourrissez un grief quelconque.
Nous connaissons l’ennemi qui a attaqué notre pays, c’est le FPR Inkontayi. Voilà notre ennemi,
c’est lui que nous combattons ». Ces propos s'inscrivent dans le cadre de la « campagne de
pacification » qui doit être considérée à la lumière d’une part des préoccupations et des
inquiétudes sérieuses que la communauté internationale commence à exprimer au sujet de la
situation au Rwanda, et d’autre part, du retrait des Organisations Non Gouvernementales
pourvoyeuses de l’aide humanitaire, et alors que les tutsis ont été déjà massivement été
exterminés.
- Le 2 mai, Laurent BUCYIBARUTA adresse un message aux chefs de service et bourgmestres
de Gikongoro dans lequel il déclare que le travail doit reprendre le 2 mai et il fixe les horaires de
travail pour les agents du secteur public et paraétatique. De nombreux services n'ont en réalité pas
repris de réelle activité en particulier ceux du parquet de Gikongoro, dont l'un des substituts
d'origine tutsi a été tué au début du génocide. Par ailleurs, ni l'épouse de Laurent
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BUCYIBARUTA, ni son chauffeur tutsi n'ont repris leurs activités professionnelles. Laurent
BUCYIBARUTA a admis qu'ils avaient des craintes pour leur sécurité s'ils devaient faire le trajet
pour se rendre sur leur lieu de travail.
- Alors que le directeur de l'école Marie Merci de Kibeho a averti Monseigneur MISAGO et le
préfet des dangers courus par les élèves tutsis de cet établissement du fait de tensions extrêmes
avec les élèves hutus, Laurent BUCYIBARUTA accompagné d'une délégation se rend sur place
le 4 mai accompagné d'une délégation qui avalise la séparation des élèves hutus des élèves tutsis,
ces derniers étant contraints de se rendre à l’école des Lettres. Il leur est promis qu’en ce lieu, ils
seront en sécurité et que des gendarmes en nombre renforcé seront affectés à leur surveillance.
Les craintes sur le fait de pouvoir assurer la sécurité des élèves persistant, notamment en raison
d'un manque de confiance dans les gendarmes, des renforts sont envoyés à la demande de la
directrice de l'école des Lettres la sœur NDUYAWEZU.
- Le 7 mai, les élèves tutsis présents à l’école des Lettres sont massacrés par les gendarmes chargés
de les protéger et par des interahamwes, très peu réussiront à en réchapper.
- Entre le 7 et le 14 mai, de nouveaux massacres se produisent à la prison de Gikongoro. Ils
concernent des prisonniers tutsis transférés d'autres établissements pénitentiaires ainsi que trois
prêtres également tutsis ; ces derniers avaient été arrêtés sur ordre du procureur SEMIGABO alors
qu'ils étaient à l'évêché de Gikongoro, puis détenus à Butare avant d'être transférés dans des
circonstances non établies à la prison de Gikongoro.
- Aux alentours du 17 mai, Laurent BUCYIBARUTA adresse un rapport sur les circonstances de
la mort du bourgmestre NYILIDANDI décédé le 15 mai 1994. Il explique que le bourgmestre
défendait les stocks du Projet de développement agricole de Gikongoro de pillage de la part de
« bandes de malfaiteurs » lorsqu’il avait été blessé par une grenade et qu’il en était mort par la
suite. Il ajoute que lors de l’enterrement, il a « loué la bravoure du Bourgmestre NYILIDANDI
Charles et condamné les actes de violence à l’instar de l’acte qui a couté la vie du bourgmestre
». Il dit également avoir « renouvelé le message d’unité et pacification ». Laurent
BUCYIBARUTA proposera au gouvernement qu'Innocent BAKUNDUKIZE soit désigné comme
le nouveau bourgmestre de Muguba, et il justifiera cette proposition, non comme une récompense
à sa participation aux massacres de Kibeho, mais comme fondée sur l'ancienne expérience de
bourgmestre de l’intéressé. Il assistera au surplus à son installation dans ses fonctions.
- Le 19 mai, Laurent BUCYIBARUTA préside une réunion au CIPEP avec tous les bourgmestres
et salariés de la préfecture dont l'objet est de réaliser un « échange d'idées au sujet de la sécurité
et d'autres questions ».
- Le 24 mai, Laurent BUCYIBARUTA préside une nouvelle conférence préfectorale, dont l'objet
est notamment d'examiner « la situation sécuritaire de chaque commune, après le message de
pacification diffusé par les autorités tant nationales que régionales » et de faire le point sur les
questions soulevées par l'afflux de réfugiés fuyant les combats. Dans un compte rendu diffusé à
la radio il fait état de ce que selon le préfet « la sécurité règne dans toutes les communes de
Gikongoro à part quelques problèmes causés par la gestion des cultures vivrières dans les champs
des portés-disparus ou des morts » et qu'il a été pris la résolution de louer ces terres moyennant
une petite somme d'argent. L'évêque MISAGO dans ses écrits qui ont été lus à l'audience a indiqué
qu'à un moment de cette réunion il a relevé que s'agissant des survivants tutsis des massacres « il
fallait tout faire pour les sécuriser et pour les protéger » ce qui avait entraîné des « murmures de
protestations » voire des départs sur le champ de certains participants « comme pour boycotter
[s]on intervention ». Cette réaction a été confirmée par Madeleine RAFFIN qui a déclaré que lors
de l'intervention de l'évêque, celui-ci avait été « hué par la plupart des bourgmestres présents »
ce qui l'avait conduit à considérer « qu'il y avait beaucoup d'autorités qui approuvaient les
massacres des tutsis ». Elle ajoutait que la réunion avait continué « tout simplement ».
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- Le 28 mai, Laurent BUCYIBARUTA assiste à Gitarama à une réunion avec les membres du
gouvernement présidée par le Premier Ministre. A cette occasion le bourgmestre de Musebeya,
Viateur HIGIRO est destitué. Ce dernier a expliqué dans ses déclarations qui ont été lues à
l'audience qu'il avait été « sacqué » parce qu'on lui reprochait d'avoir emprisonné des hutus qui
avaient agressé des tutsis et qu'il avait été remplacé par son rival politique Jean-Chrisostome
NDIZIHIWE. Laurent BUCYIBARUTA a reconnu qu'il n'y avait aucune raison valable pour
destituer ce bourgmestre et a indiqué que cette décision avait été prise par le gouvernement seul,
pour des raisons « politiques ».
- En juin 1994 lors d'une réunion présidée par Laurent BUCYIBARUTA sur le marché de
Gikongoro en présence de Aloys SIMBA, en vue notamment de récolter des fonds pour financer
la lutte contre le FPR, Laurent BUCYIBARUTA est pris à partie par François GASANA alias
BIHEHE qui l'accuse de protéger les tutsis.
- Le 4 juillet, Laurent BUCYIBARUTA adresse un message aux bourgmestres et à la population
de Gikongoro appelant à une collaboration avec les forces de l'opération turquoise.
- Le 7 juillet 1994, des officiers présents à l'Ecole Supérieure Militaire repliée à Kigeme signent
une déclaration dénonçant leur « ferme détermination d'œuvrer avec toutes les forces de bonne
volonté à lutter contre le génocide ethnico-politique et régional » et affirmant leur volonté de
condamner « avec la dernière énergie le génocide et tous autres crimes contre l’humanité qui
viennent de s’abattre sur notre pays » ainsi que « les autorités, les agents et les médias qui
diffusent une propagande criminelle et sanguinaire ». La présence de Laurent BUCYIBARUTA
à cette réunion a été discutée, mais lorsqu'il a été interrogé pour savoir s'il était d'accord avec le
contenu de cette déclaration, celui-ci n'a pas fourni de réponse claire à ce sujet.
II Sur l’existence d’un génocide au Rwanda et plus spécifiquement dans la préfecture de
Gikongoro entre le 7 avril et juillet 1994
La cour et le jury considèrent que les évènements survenus au Rwanda entre le 7 avril et juillet 1994
caractérisent le crime de génocide tel que défini par l’article 211-1 du code pénal, à savoir des atteintes
volontaires à la vie ou d’atteintes graves à l’intégrité physique ou psychique de personnes, en
exécution d’un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle du groupe ethnique tutsi en
tant que tel. A cet égard il est indifférent que la catégorisation de la population du Rwanda et en
particulier la distinction entre hutus et tutsis, ait reposé sur des bases arbitraires héritées de l'histoire
sociale, coloniale, religieuse ou politique du Rwanda, dès lors qu'en raison du contexte historique
particulier de ce pays, la distinction entre ces deux groupes s'opérait en fonction de critères
d'appartenance ethnique, selon les lignées paternelles et qu’elle se trouvait notamment officialisée par
des mentions apposées à cet effet sur les cartes d'identité des citoyens rwandais.
L'existence d’un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle du groupe ethnique tutsi
ressort clairement des analyses historiques de cette période, développées notamment par Alison
DESFORGES, Hélène DUMAS, André GUICHAOUA, Jacques SEMELIN ou Eric GILLET, et
pleinement confirmées par les multiples témoignages de rescapés ayant fait état de façon constante
d'atteintes volontaires à la vie et d'atteintes graves à l’intégrité physique ou psychique à l'encontre de
personnes considérées comme appartenant au groupe ethnique tutsi et ce en exécution d’un plan
concerté tendant à la destruction totale ou partielle des membres de ce groupe. Ce constat a en outre
été partagé dès le 28 juin 1994 par le rapporteur spécial de la Commission des droits de l’Homme des
Nations Unies pour le Rwanda.
De même, depuis l’arrêt KAREMERA du 16 juin 2006, la chambre d’appel du Tribunal pénal
international pour le Rwanda considère qu’il n’existe plus de doute raisonnable quant à l’existence
d’un génocide commis au Rwanda entre avril et juillet 1994 à l’encontre de la population tutsie et ce
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en raison du caractère systématique des tueries ayant eu lieu à l’échelle de tout le pays, et de l'intention
d'exterminer un groupe ethnique défini, en l’espèce le groupe tutsi, puisque les victimes n'étaient pas
choisies en raison de leur identité personnelle, ou de leur appartenance réelle ou supposée au Front
Patriotique Rwandais, le FPR, mais bien en raison de leur appartenance au groupe tutsi. Il s'en déduit
que les différents épisodes de massacres visés dans la décision de mise en accusation doivent être
considérés comme s'inscrivant dans un plan concerté d'extermination systématique des populations
tutsies, excluant totalement la juxtaposition de crimes individuels et isolés.
L'accusé a adopté une attitude parfois ambiguë à ce sujet, disant avoir ignoré l'existence d'un plan
concerté tendant à la destruction totale ou partielle du groupe ethnique tutsi et, tout en finissant par
admettre qu'il avait observé que les membres de ce groupe avaient bien été victimes de façon
systématique de meurtres voire de massacres, il a indiqué que cela l'avait amené à se questionner
notamment pour savoir quels pouvaient être les véritables auteurs d'un plan génocidaire et a mis en
cause des forces qu'il a qualifiées de « parallèles ». Par ailleurs il a souligné que les tutsis n'étaient
pas les seules victimes de violences et de meurtres pendant cette période, ce qui le conduisait à
préférer utiliser l'expression de « génocide des rwandais » plutôt que celle de génocide des tutsis.
Cependant l'existence d'un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle du groupe ethnique
tutsi apparaît parfaitement caractérisée au vu de la rapidité d’exécution et de la simultanéité des
massacres visant spécifiquement les membres de ce groupe, de leur généralisation à l’ensemble du
territoire, de la mobilisation des moyens civils et militaires de l’Etat, de la fermeture des frontières,
de la mise en place de barrières sur les routes, du développement d’une propagande médiatique
appelant à la haine inter-ethnique, de la distribution d’armes, des destructions et pillages des domiciles
appartenant à des tutsis, de la traque puis des attaques de civils réfugiés dans des écoles, églises,
stades et collines du territoire rwandais, et de l’exécution de ceux suspectés d’être tutsis ou complices
de l’ennemi et de même qu’au vu de l’ampleur du nombre de victimes évaluées à plusieurs centaines
de milliers de personnes en trois mois. Un tel degré d'efficacité dans l'exécution des massacres de
tutsis permet d'affirmer que ce résultat inouï n'a pu être atteint qu'en raison d'une organisation
collective reposant nécessairement sur un plan concerté tendant à exterminer le groupe ethnique tutsi.
Ce plan s'inscrit dans la logique d'un processus historique et politique, fruit de théories raciales
élaborées artificiellement et de choix idéologiques délibérés d’une élite hutue cherchant à conserver
le pouvoir en attisant la haine et la peur contre la minorité tutsie le tout dans un contexte de guerre.
L'attentat dirigé contre l'avion du président Juvénal HABYARIMANA a constitué un moment de
bascule où l'émotion exacerbée par la disparition du chef de l'Etat a été utilisée pour servir une
propagande médiatique intense destinée à unir tous les hutus dans une même haine et à légitimer
l'élimination des tutsis, en les présentant comme des ennemis devant être présumés complices par
nature des combattants armés du FPR. Il est clair que si le gouvernement intérimaire installé le 9 avril
1994 était composé d'hommes politiques provenant de divers partis, ceux-ci se rejoignaient dans une
même tendance extrémiste dite « Hutu Power » et ont accédé au pouvoir en profitant du vide
institutionnel causé par les assassinats ciblés de personnalités politiques de l’opposition qui étaient
des modérés. Parallèlement à ces assassinats survenus à Kigali juste après l'annonce de la mort du
président Juvénal HABYARIMANA et impliquant des militaires des Forces Armées Rwandaises
particulièrement hostiles aux accords de Paix d'Arusha, des tueries ont immédiatement pris pour cible
des civils tutsis, en particulier dans plusieurs localités de la préfecture de Gikongoro.
Les témoins entendus à l'audience ont de façon constante rapporté que parmi les premiers pillages
accompagnés de meurtres et d'incendies de maisons tutsies certains ont rapidement été commis dans
les collines environnant Gikongoro, que ces incendies étaient visibles y compris par l'accusé et que
les troubles survenus ont contraint les populations concernées à s'enfuir de leurs domiciles parce
qu'elles craignaient pour leur vie et ce alors que les médias et en particulier la radio RTLM (Radio
Télévision Libre des Milles Collines) diffusaient des messages haineux incitant à l'extermination des
tutsis. De même, il est établi que les autorités profitant de ce climat d'insécurité ont pu encourager les
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réfugiés pour qu'ils se regroupent dans des lieux de rassemblements ayant traditionnellement servi de
refuge lors de troubles précédents, comme les églises, mais aussi les écoles et en particulier l'Ecole
Technique Officielle de Murambi. C'est ainsi que les tutsis encouragés par les instructions émanant
notamment des autorités préfectorales ou communales ont été dirigés vers tous ces lieux susceptibles
d'être plus propices à leur sécurité. Une fois que les réfugiés tutsis y ont été rassemblés dans le plus
grand nombre possible et maintenus dans des conditions d'hygiène et de sous-alimentation de nature
à les affaiblir, des forces composées de gendarmes, militaires, policiers municipaux, voire de gardiens
de prison ont initié des attaques en utilisant des armes à feu, des grenades dans des offensives
précédant ou accompagnant les assauts d’un nombre considérable d'attaquants constitués de civils et
d'interahamwes locaux.
La cour et le jury ont été convaincus que les attaquants de la paroisse de Kibeho, de l'école de
Murambi, des paroisses de Cyanika, de Kaduha ainsi que ceux qui ont tué des élèves de l'école Marie
Merci de Kibeho, ou des détenus de la prison de Gikongoro comme ceux qui ont tué des tutsis aux
barrières et lors de rondes mises en place localement dans la préfecture de Gikongoro ont
intentionnellement tué ces victimes parce qu'elles étaient tutsies, et qu'en outre ces meurtres ont été
précédés ou accompagnés dans ces différents lieux d'actes d'une particulière cruauté infligée avec
l'intention de porter gravement atteinte à l’état physique ou psychique des victimes, par exemple en
privant les réfugiés d'eau ou d'alimentation suffisantes en leur infligeant des blessures causant des
souffrances aiguës pendant leur agonie, voire en les enterrant encore vivantes pour certaines, ou en
leur infligeant des violences sexuelles pour d'autres, le tout montrant une absence totale de
considération pour la dignité humaine.
Durant les trois mois qu'ont duré les exécutions et violences, certains tutsis ont été traqués et ont vécu
dans la terreur et la crainte permanente d'être tués de façon atroce. Ceux qui ont réussi à survivre ont
été contraints de se cacher et de se déplacer constamment pour ne pas être repérés et ont été confrontés
à des conditions de survie effroyables sans soin, ni alimentation suffisante.
La cour et le jury ont donc considéré que l'existence du crime de génocide par atteintes volontaires à
la vie ou atteintes graves à l’intégrité physique ou psychique des victimes tutsies est parfaitement
établie pour l'ensemble des sites visés par la décision de renvoi dans le ressort de la préfecture de
Gikongoro.
III Sur l’existence de crimes contre l'humanité résultant d'une attaque massive et systématique
d'exécutions sommaires au Rwanda et plus spécifiquement dans la préfecture de Gikongoro
entre le 7 avril et juillet 1994
La cour et le jury ont été également convaincus que les évènements survenus au Rwanda entre le 7
avril et juillet 1994 constituent des crimes contre l’humanité tel que prévus et réprimés par l’article
212-1 du code pénal en vigueur au moment des faits, en particulier la pratique massive et systématique
d’exécutions sommaires inspirée par des motifs politiques ou raciaux et organisée en exécution d'un
plan concerté à l’encontre du groupe de population civile tutsie. A cet égard, s'agissant des lieux visés
dans la décision de renvoi, il sera observé qu'aucun élément de preuve ne permet de retenir la présence
de militaires de l'APR (Armée Patriotique Rwandaise) ou même "d'infiltrés" du FPR (Front
Patriotique Rwandais) pouvant prétendre à un tel statut dans la préfecture de Gikongoro et que les
victimes étaient quasi-exclusivement des civils hommes, femmes, enfants, vieillards qui pour la
quasi-totalité n'avaient pas d'armes si ce n'est des pierres pour se défendre.
Par ailleurs, il ressort là aussi clairement des débats et des témoignages des historiens, journalistes et
rescapés que des exécutions systématiques et massives ou des actes inhumains, inspirés par des motifs
politiques ou raciaux ont été commis dans le cadre d'un plan concerté à l’encontre du groupe de
population civile tutsie sur tout le ressort du Rwanda.
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De même, le Tribunal pénal international pour le Rwanda a fait le constat judiciaire de l’existence de
crimes contre l’humanité, et avant lui la commission d’experts nommés par le secrétaire général des
Nations Unies à la fin de l’année 1994 a conclu dans le même sens.
L’existence d’un plan concerté en vue de l’extermination de la communauté tutsie ressort des mêmes
éléments que ceux exposés ci-dessus à propos de la mise en œuvre du génocide : - rapidité et
propagation à tout le pays des opérations d’élimination et ce dès le lendemain de l’attentat contre
l’avion du Président Juvénal HABYARIMANA, - existence de barrières sur l’ensemble du territoire
du Rwanda, - fermeture des frontières, - développement d’une propagande médiatique appelant à la
haine inter-ethnique, - distribution d’armes, - destructions et pillages des domiciles appartenant à des
tutsis, - attaques massives et systématiques commises à l’encontre de tutsis réfugiés dans des écoles,
églises, stades et collines, et - ampleur considérable du nombre de victimes décédées, blessées et
traumatisées en l’espace de seulement trois mois.
Enfin, pour les mêmes motifs que ceux exposés ci-dessus, la cour et le jury considèrent qu'un plan
concerté en vue de l’extermination de la population tutsie a bien été mis en œuvre localement dans la
préfecture de Gikongoro, et ainsi que cela sera développé ci-après que l'accusé en a été parfaitement
conscient et ce de façon incontestable après sa visite sur le site des massacres survenus à la paroisse
de Kibeho, les crimes commis en exécution de ce plan comprenant des crimes contre l'humanité ayant
consisté notamment en une pratique massive et systématique d’exécutions sommaires.
Sur le cumul idéal d’infractions
En vertu du principe du cumul idéal d’infractions, lorsqu’un même fait a porté atteinte à plusieurs
valeurs sociales différentes ou lorsque plusieurs intentions ont animé l’auteur d’un seul comportement
matériel, plusieurs qualifications sont susceptibles d’être retenues.
En l’espèce, les incriminations pour complicité de crime de génocide et de crime contre l’humanité,
présentent des éléments constitutifs distincts, visant des valeurs protégées distinctes et des intentions
criminelles différentes, distinction établie au vu des éléments détaillés ci-dessus.
En effet, le crime de génocide vise à protéger des groupes déterminés de leur destruction totale ou
partielle. Les autres crimes contre l’humanité visent quant à eux la protection d’un groupe de
population civile contre des atteintes à leur intégrité physique ou psychique, sans qu’il soit requis que
les actes visés mettent à exécution un plan dont la finalité est sa destruction totale ou partielle. Le
crime de génocide et les crimes contre l’humanité présentent donc des éléments constitutifs distincts
et diffèrent quant aux valeurs protégées. Ainsi, les deux qualifications peuvent être retenues pour les
mêmes faits.
IV Sur la responsabilité pénale de Laurent BUCYIBARUTA
A- Considérations juridiques sur la définition des concepts d'auteur et de complice par aide ou
assistance :
* La notion d'auteur matériel, d'instigateur et d'auteur "faisant commettre" :
Selon l'article 211-1 du code pénal, « constitue un génocide le fait, en exécution d'un plan concerté
tendant à la destruction totale ou partielle d'un groupe national, ethnique, racial ou religieux, ou
d'un groupe déterminé à partir de tout autre critère arbitraire, de commettre ou de faire commettre,
à l'encontre de membres de ce groupe », un certain nombre d'actes, dont l'atteinte volontaire à la vie
et l'atteinte grave à l'intégrité physique ou psychique.
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La définition prévue par le code pénal français suppose que les actes de génocide soient commis en
exécution d'un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d'un groupe national, ethnique,
racial ou religieux, ou d'un groupe déterminé à partir de tout autre critère arbitraire.
La responsabilité pénale d'un individu peut être engagée en tant qu’auteur du crime de génocide
lorsqu'il en est soit l'auteur direct en tant qu'exécutant matériel soit en tant qu'auteur moral ou
instigateur.
L'article 121-4 du code pénal donne une définition de ce qu'il faut entendre par auteur : « Est
auteur de l'infraction la personne qui commet les faits incriminés ».
Toutefois l’auteur « matériel » se distingue de l’auteur « moral » ou « intellectuel » en ce que ce
dernier n’est pas celui qui réalise lui-même l'infraction, mais incite ou provoque à sa consommation.
L'auteur moral n'agit pas personnellement, mais fait commettre son forfait par un autre.
En effet, l’auteur « instigateur » est celui qui, agissant en sous-main par provocation, abus d'autorité
ou instructions en vue de faire réaliser par autrui le projet délictueux qu'il a conçu, en est
l'auteur intellectuel mais sans en être l'auteur matériel.
Sur ce point, si une simple négligence ou un contrôle insuffisant ne sauraient être assimilés à une
participation active et intentionnelle à la commission de l’infraction, il est admis que la participation
à la commission d'une infraction par un individu peut être déduite de son abstention lorsque celui-ci
est détenteur d'un pouvoir légal ou contractuel de s'opposer à l'infraction et qu'il s'abstient de le faire.
S’agissant de l’élément intentionnel le génocide se distingue d’autres crimes en ce qu’il comporte un
dol spécial, c’est-à-dire l’intention précise, requise comme élément constitutif du crime, qui exige
que le criminel ait nettement cherché à provoquer le résultat incriminé. Dès lors, le dol spécial du
crime de génocide réside dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national,
ethnique, racial ou religieux, comme tel.
L’élément intentionnel se déduit de la participation volontaire de l’auteur à l’exécution du plan
concerté. L’auteur doit par conséquent avoir eu connaissance de ce plan concerté et avoir manifesté
son adhésion à celui-ci. Toutefois, il n’est pas nécessaire qu’une personne soit informée de tous les
détails du plan ou de la politique de génocide, pour y avoir consciemment pris part.
L’analyse de l’intention ayant animée l'auteur doit s'effectuer en tenant compte de circonstances
personnelles à ce dernier (comme son niveau de responsabilité politique, hiérarchique ou militaire,
de ses fonctions spécifiques, adhésion à des doctrines ou des organisations prônant le génocide,
discours de haine) et de circonstances extérieures (contexte historique et social, propagande, système
discriminatoire, mise à disposition d’armes ou de moyens appuyant un discours de haine). La
commission d’un acte volontaire dans ce contexte pourra établir l’adhésion à ce plan et conduire à la
manifestation de l’élément intentionnel.
* La notion de complicité et plus spécifiquement de complicité par aide et assistance :
S'agissant de l'élément intentionnel de la complicité, il faut que le complice ait conscience qu'une
infraction est en train d'être commise ou qu'elle va se commettre et que par son attitude il va contribuer
à la réalisation du crime.
a) en matière de génocide, il faut que le complice ait eu conscience que l'infraction envisagée
consiste en un ou des actes de génocide - en l'occurrence des atteintes volontaires à la vie et/ou des
atteintes graves à l'intégrité physique ou psychique et que cette infraction est ou va être commise en
exécution d'un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d'un groupe national, ethnique,
racial ou religieux ou d'un groupe déterminé à partir de tout autre critère arbitraire, en l'occurrence le
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groupe tutsi. Il n'est toutefois pas nécessaire de démontrer que l'accusé poursuivi pour complicité ait
été personnellement animé d'une intention génocidaire ou qu'il ait personnellement adhéré au plan
d'extermination du groupe de victimes concernées;
b) s'agissant des autres crimes contre l'humanité le complice doit avoir conscience que
l'infraction envisagée consiste en un ou des actes constitutifs de crime contre l'humanité - en
l'occurrence des atteintes volontaires à la vie sous forme d'exécutions sommaires commises en
application d'un plan concerté à l'encontre d'un groupe de population civile, en l'espèce le groupe
tutsi.
S'agissant de l'élément matériel de la complicité par aide ou assistance, il faut que l'aide ou l'assistance
résulte de faits antérieurs ou concomitants à la perpétration du crime. Toutefois des faits postérieurs
peuvent être constitutifs d'actes de complicité, s'il est établi qu'ils résultent d'un accord antérieur à la
commission du crime; en outre des faits commis postérieurement à la commission du crime peuvent
dans certaines circonstances permettre de présumer l'existence d'une intention de s'associer à la
commission de ce crime.
Par ailleurs, l'aide ou l'assistance doit en principe résulter d'actes positifs destinés à faciliter la
préparation ou la consommation du crime (par exemple la fourniture de moyens notamment d'armes
destinées à tuer, mais aussi des actes d'encouragements). Toutefois il est admis qu'une omission d'agir
peut constituer un acte de complicité lorsqu'une personne sachant qu'un crime va être commis laisse
l’auteur principal ou les auteurs principaux agir, alors qu'il a le droit, voire le devoir de s’opposer à
l’infraction. Ainsi il est admis qu'une présence, même silencieuse, sur les lieux d'une bagarre parmi
un groupe d'agresseurs peut être considérée comme constituant une approbation tacite, un
encouragement venant faciliter la perpétration du crime car une telle présence vient fortifier
moralement la détermination des assaillants. D'une façon générale l'attitude d'une personne en
position d'autorité qui en connaissance de cause s'abstient d'intervenir pour s'opposer à la commission
d'un crime ou pour réprouver un tel projet ou pour en sanctionner les auteurs, alors qu'elle dispose de
moyens pour le faire, est considéré comme un encouragement, une telle attitude complaisante ayant
pour effet d'inspirer aux agents exécutants le sentiment que le crime commis est légitime ou à tout le
moins qu'il ne fera l'objet d'une quelconque sanction. Enfin, il faut que la contribution
(aide/encouragement) ait eu un effet substantiel dans la facilitation du crime, sans toutefois qu'il soit
requis que la contribution du complice doive constituer une condition nécessaire sans laquelle la
commission du crime n'aurait pas eu lieu. Il est par contre nécessaire d'établir que le complice avait
conscience que sa contribution favorisait la commission du crime.
B Considérations générales sur la défense de l'accusé et sur l'appréciation des éléments de
preuve :
L'accusé a toujours contesté, jusqu'à l'audience, les faits mis à sa charge rappelant que la charge de la
preuve incombe à l'accusation, qu'il ne saurait être présumé coupable de génocide ou de crimes contre
l'humanité du seul fait que la sécurité de ses administrés n'a pas été assurée alors qu'étant préfet il
avait la charge d'assurer leur sécurité. Il fait notamment valoir qu'il conteste avoir à un quelconque
moment partagé l'intention génocidaire et avoir sciemment été complice des crimes dont on l'accuse.
Il souligne qu'il faut faire preuve de prudence dans l'appréciation des éléments de preuve en évitant
notamment de les interpréter à travers des reconstructions faites à postériori afin d'éviter un
phénomène d’« illusion rétrospective » sur la base de déductions hâtives.
Il souligne l'extrême ancienneté des faits et la particulière fragilité de certains témoignages. Il
demande que soient écartés ceux qui ne sont qu'indirects, comme ceux fournis par des témoins ayant
été inconstants, par des témoins ayant été plus motivés par la recherche d'avantages pouvant découler
d'une certaine complaisance avec les attentes des autorités en place après la victoire du FPR, voire de
pressions de la part du pouvoir.
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La cour et le jury considèrent toutefois que si des contradictions peuvent apparaître dans certains
témoignages, ces divergences peuvent dans de nombreux cas être aisément expliquées par le décalage
temporel (28 années depuis les faits), par les chocs provoqués par les événements, de même que par
des difficultés d'expression voire de compréhension et que ces témoignages ne doivent pas être
envisagés isolément mais doivent être confrontés, au-delà de leur valeur intrinsèque, au calendrier et
à l'enchaînement des événements, à la localisation et au positionnement de l'accusé.
Pour apprécier la crédibilité des témoins ayant identifié Laurent BUCYIBARUTA et afin de tenir
compte des écarts pouvant être induits par des erreurs de perception et des limites de la mémoire
humaine, il a été recherché si les témoins ont pu avoir connu l’accusé avant l’infraction lors d’une
occasion propre à permettre son identification, la fiabilité de leurs dépositions, les conditions dans
lesquelles ils ont pu observer l’accusé, les contradictions relevées entre les dépositions des témoins
ou dans l’identification de l’accusé, l’influence éventuelle des tiers, l’existence de conditions de stress
au moment des faits, l’effet du laps de temps qui s’est écoulé entre les événements et la déposition
des témoins, et la crédibilité générale des témoins ainsi que les risques de partialité de certains d'entre
eux.
C Sur l'analyse de la responsabilité pénale de l'accusé au regard de chacun des différents faits
visés dans l'acte d'accusation :
1- Sur les faits s'étant produits à la paroisse de Kibeho :
A titre liminaire, il est observé qu'à l'évidence l'attentat contre l'avion transportant le président Juvénal
HABYARIMANA et la mort de ce dernier ont incontestablement entraîné des changements radicaux
amenant des extrémistes hutus à s'emparer du pouvoir. Les évènements survenus dès le 7 avril 1994
tels que rappelés dans la chronologie et dont l'accusé a nécessairement eu connaissance ont pour le
moins permis à ce dernier de percevoir tout de suite que les tutsis couraient de grands dangers et qu'il
y avait un risque certain qu'ils soient victimes de vengeance et d'être tués en grand nombre. La
connaissance d'un tel risque était d'autant plus forte qu'il avait eu l'expérience des « troubles
ethniques » auquel le Rwanda avait été confronté au cours de son histoire récente, notamment lorsqu'il
était préfet de Kibungo en 1990, mais aussi en raison de la situation de son épouse tutsie, Thérèse
MUKARUGWIZA, partie le 6 avril 1994 dans le nord du Rwanda pour l'enterrement de sa sœur et
qui a immédiatement été confrontée à des massacres de ses proches. En outre, graves
à la vie et à l'intégrité physique e il est établi que Laurent BUCYIBARUTA a eu connaissance de
premiers meurtres commis dès le 7 avril dans la préfecture de Gikongoro, notamment à Mudasomwa
et à Miko. Il a assisté à la réunion des préfets avec les membres du gouvernement intérimaire à Kigali
le 11 avril et a pu noter que ce gouvernement s'est abstenu de condamner clairement les massacres
déjà survenus et en cours et qu'il n'a pas pris de mesures efficaces pour y mettre un terme. De plus,
l'accusé était nécessairement informé de la campagne haineuse diffusée par les médias en particulier
la RTLM, comme il n'a pu ignorer les communiqués du gouvernement et en particulier le
communiqué du ministère de la défense du 12 avril qui sous-entendait qu'au-delà des combattants du
FPR c'était l'ensemble des tutsis qui étaient des ennemis contre lesquels il fallait lutter.
Pour autant la cour et le jury considèrent que si Laurent BUCYIBARUTA pouvait avoir des raisons
de penser qu'il existait un projet génocidaire, rien ne permet de considérer sérieusement qu'il en ait
été pleinement informé à ce stade et encore moins qu'il y aurait adhéré. Un très grand nombre de
témoins le perçoit comme un homme ayant fait preuve de modération dans l'administration de sa
préfecture et comme, ayant loyalement appliqué la politique du multipartisme. Sa connaissance des
évènements qui vont se produire après le 6 avril 1994, les interventions du président de la république
et des membres du gouvernement vont cependant le confronter immanquablement à la réalité qu'un
génocide est en cours et qu'il est le fait d'extrémistes soutenus par ces mêmes autorités. Cependant la
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cour et le jury ont considéré que ce n'est qu'après avoir vu de ses propres yeux le résultat atroce des
attaques de la paroisse de Kibeho que Laurent BUCYIBARUTA a pu pleinement prendre conscience
de l'étendue du plan génocidaire en cours, du fait que les églises n'étaient plus des lieux
« sanctuaires », que les massacres allaient être massifs et qu'ils impliquaient des militaires, des
gendarmes et nécessitaient forcément l'aval des autorités locales.
S'agissant des massacres survenus à la paroisse de Kibeho, il apparaît que Laurent BUCYIBARUTA
a bien été informé du regroupement des tutsis dans cette paroisse et qu'il n'a pu ignorer que leur fuite
était motivée par les incendies, pillages et meurtres qui se déroulaient dans les environs comme
ailleurs dans la préfecture. Cependant rien n'indique que Laurent BUCYIBARUTA ait donné des
consignes pour que les réfugiés tutsis soient regroupés dans la paroisse de Kibeho, ce mouvement
apparaît davantage être le fait de démarches spontanées effectuées par les intéressés eux-mêmes dans
une sorte de réflexe acquis à la suite de précédents troubles. Si ce regroupement a pu être encouragé
par des responsables de l'usine à thé de Mata qui vont s'avérer être impliqués dans les massacres,
puisque des témoins ont évoqué que des réfugiés auraient été transportés dans un véhicule de cette
usine jusqu'à la paroisse, d'autres témoins ont déclaré que des autorités locales, notamment le souspréfet BINIGA, se sont opposés à ce regroupement et ont au contraire demandé aux réfugiés de quitter
la paroisse.
Il ne peut donc être prétendu que Laurent BUCYIBARUTA aurait intentionnellement donné l'ordre
de rassembler les réfugiés tutsis à la paroisse de Kibeho pour qu'ils y soient exterminés. En outre
aucun témoin n'indique que celui-ci était présent lors des attaques afin d'encourager les assaillants.
Par ailleurs s'il apparaît que le sous-préfet de Munini, Damien BINIGA, comme les bourgmestres de
Rwamiko et de Muguba, ainsi que des policiers communaux, tous placés sous l'autorité hiérarchique
du Préfet, ont activement participé et encouragé les attaquants ayant perpétré les massacres à la
paroisse de Kibeho, l'existence de ce lien hiérarchique ne saurait à lui seul établir que Laurent
BUCYIBARUTA leur ait donné des instructions aux fins de la commission de ces massacres.
S'agissant de la présence de gendarmes et du rôle de ces derniers, la cour et le jury ont retenu que
Laurent BUCYIBARUTA a manifestement très vite compris qu'une partie des services de
gendarmerie avait rejoint les partisans du génocide. Il s'en est ouvert à son ami Pascal HABUFITE
venu lui rendre visite à son domicile le 12 avril et lui a confié que le commandant en second du
groupement de gendarmerie de Gikongoro n'était pas fiable et qu'il poussait les gens à se livrer à des
violences et à des pillages. Pour autant rien ne permet d'affirmer que Laurent BUCYIBARUTA savait,
ou même était en mesure de savoir, avant les attaques des 14 et 15 avril que les gendarmes iraient
joindre leurs forces à celles des attaquants.
S'agissant de son absence de réaction, il convient de relever qu'il n'est pas établi que Laurent
BUCYIBARUTA ait été informé des attaques, que ce soit à l'avance ou même pendant le déroulement
de celles-ci. Il n'a pas été démontré qu'il existait une liaison téléphonique qui aurait permis d'informer
en temps utile la préfecture de Gikongoro et il semble qu'au mieux Laurent BUCYIBARUTA ait
appris par l'évêque MISAGO les évènements tragiques de l'attaque de la paroisse de Kibeho le 15
avril au soir.
Dès lors il n'apparaît pas que l'on puisse retenir l'existence d'actes de complicité antérieurs à la
commission de ce crime, ce pourquoi la cour et le jury ont considéré qu'il convenait d'acquitter
Laurent BUCYIBARUTA de l'ensemble des chefs d'accusation en lien avec ce dernier.
Pour autant la cour et le jury considèrent que l'attitude de Laurent BUCYIBARUTA et en particulier
son absence de réaction constituent des éléments pertinents à prendre en considération pour apprécier
sa responsabilité pénale concernant les évènements postérieurs et notamment les attaques survenues
le 21 avril. En effet la cour et le jury considèrent que l'ensemble des massacres survenus dans la
préfecture de Gikongoro forme un tout et doivent être appréciées comme constituant un continuum,
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les différentes attaques relevant de fait d'un même plan d'extermination et de nombreux acteurs étant
communs en particulier les forces de gendarmerie, mais aussi les milices.
Or ce qui caractérise la suite des évènements tragiques survenus à Kibeho, c'est l'impunité de fait des
responsables de crimes atroces.
Cette impunité n'a donc pu qu'encourager la poursuite de massacres parfaitement prévisibles.
En s'abstenant de demander au sous-préfet BINIGA et aux bourgmestres concernés de diligenter une
enquête ou de faire un rapport, en s'abstenant de condamner ces crimes ou même simplement
d'informer la population de ce qui s'était passé et notamment du fait que les lieux ayant pu autrefois
servir de refuge n'étaient plus respectés, il a de fait facilité la commission de massacres futurs et son
attitude n'a pu qu'encourager les tueurs en les confortant dans un sentiment d'impunité, voire de
légitimité dans l'extermination d'« ennemis » tutsis.
En se rendant à la paroisse de Kibeho, deux jours après le massacre le 17 avril, Laurent
BUCYIBARUTA qui s'est dit horrifié par la vue de tant de cadavres, n'a pu que prendre conscience
de la situation et des risques encourus par les milliers de tutsis réfugiés regroupés au sein d'autres
paroisses et sur le site de l'ETO de Murambi. Il a manifestement choisi de s'abstenir de toute action
susceptible de mettre fin à l'impunité et d'avertir les réfugiés tutsis des risques qu'ils encouraient, mais
en outre il a, à tout le moins, également su que les services de l'Etat avaient contribué à
l'enfouissement des cadavres à l'aide de bulldozers dans des conditions particulièrement indignes,
ceci ayant été motivé par la volonté de faire disparaître les traces des crimes commis, davantage que
par un souci de protection sanitaire. C'est en ayant à l'esprit cette situation particulière que la cour et
le jury ont apprécié la responsabilité pénale de l'accusé concernant les autres sites de crimes.
2- Sur les faits s'étant produits lors des attaques à l'ETO de Murambi, à Cyanika et à Kaduha :
a- l'ETO de Murambi :
Il apparaît important de resituer ces évènements dans la chronologie et de relever que la décision de
regrouper les réfugiés tutsis présents à Gikongoro et aux alentours de Nyamagabe sur le site de l'école
de Murambi a été prise le 10 avril et mise en œuvre à partir du 11 avril. Pour les mêmes raisons que
celles évoquées ci-dessus en ce qui concerne la paroisse de Kibeho, il n'apparaît pas possible de
considérer que l'accusé a délibérément pris la décision de regrouper ces réfugiés dans le but de faire
commettre un génocide, dont il aurait été l'instigateur. En effet, d'une part la cour et le jury ne peuvent
que rappeler que si Laurent BUCYIBARUTA pouvait alors avoir des raisons de penser qu'il existait
un projet génocidaire, rien ne permet de sérieusement considérer qu'il en ait été, à ce stade, pleinement
informé et encore moins qu'il y avait adhéré.
Cependant, ainsi qu'exposé plus haut la cour et le jury considèrent qu'à la suite de l'attaque ayant
causé des milliers de morts à la paroisse de Kibeho, il est certain que l'accusé savait jusqu'où les
tueurs agissant dans le cadre du plan génocidaire étaient prêts à aller, il savait que les forces de
gendarmerie étaient peu fiables et qu'une partie d’entre elles s’était jointe aux attaquants et il savait
que les sites de regroupement pouvaient être des cibles mortelles. Il s'est abstenu de condamner
explicitement l'attaque de Kibeho, de demander des rapports à ses subordonnés et de diffuser auprès
des réfugiés des informations pouvant les prévenir des dangers encourus.
Si le 16 avril il a publié un communiqué commun avec le préfet de Butare censé condamner les
fauteurs de troubles et les auteurs de tueries, cette velléité a été de très courte durée, car elle a été
stoppée par la « reprise en main », qui s'est manifestée par le limogeage du préfet de Butare et par la
visite du président SINDIKUBWABO à la préfecture de Gikongoro. Lors de celle-ci, Laurent
BUCYIBARUTA a pu demander que des renforts de gendarmerie soient accordés, mais outre le fait
que la loyauté de ces forces était hautement questionnable, le refus du président de donner suite à
cette demande de renfort, doit s'analyser comme un message clair au préfet afin qu'il comprenne que
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c'est la population qui doit être mobilisée pour tuer les tutsis, ainsi que le souligne elle-même la
défense.
La réalité du plan génocidaire et l'implication des plus hautes autorités de l'Etat vont apparaître de
façon éclatante lors du discours que le président va prononcer le 19 avril à Butare, lequel est un appel
manifeste à tuer les tutsis, appel qui a été compris comme tel par tous ceux qui l'ont entendu. Or dans
ce contexte, l'absence de réaction du préfet qui était tenu d'effectuer un minimum d'efforts et de
diligences pour garantir la sécurité de ses concitoyens et administrés tutsis, ne pouvait être perçu que
comme un encouragement à l'exécution d'un tel plan. L'inaction du préfet BUCYIBARUTA est
d'autant plus condamnable qu'il connaissait la situation des réfugiés tutsis à Murambi pour s'y être
rendu le 15 avril à la demande des réfugiés eux-mêmes, qui se plaignaient du manque d'alimentation
et de la privation d'eau. Celui-ci ne s'est manifestement pas soucié de savoir si la canalisation d'eau
qui avait été volontairement coupée, avait été réparée. Il ne s'est pas davantage senti concerné par
l'évacuation des familles hutues des alentours du camp de Murambi, ce qui dans ce contexte signalait
manifestement l'imminence d'une attaque.
Son attitude ultérieure est caractérisée par une absence notable de condamnation de l'extermination
de milliers de tutsis, une absence d'enquête, une absence de secours apporté aux survivants alors que
selon ses propres déclarations, ce jour-là, il a traité du courrier administratif resté en souffrance dans
son bureau d'où il avait une vue imprenable sur Murambi. Il a par ailleurs fourni une aide active à
l'enfouissement rapide des cadavres à l'aide d'engins relevant de l'Etat et de prisonniers réquisitionnés
à cette fin avec son aval. Cette attitude même si elle est postérieure à la commission des crimes, vient
néanmoins éclairer l'intention qui l'habitait à savoir « laisser faire » et dissimuler les crimes commis
en faisant en sorte qu’ils restent impunis. Ceci caractérise une aide et une assistance aux auteurs des
exécutions massives de tutsis ayant substantiellement facilité la commission des crimes de génocide
et de crimes contre l'humanité.
La cour et le jury ont par ailleurs examiné les déclarations des témoins ayant indiqué avoir vu Laurent
BUCYIBARUTA être présent sur les lieux même de l'attaque de Murambi, mais compte tenu des
variations dans ces témoignages, de la difficulté d'identifier de façon formelle un suspect plusieurs
années après les faits et des risques de reconstruction de souvenirs, il a été considéré qu'il existait à
tout le moins un doute sérieux ne permettant pas de retenir ces témoignages.
b- les paroisses de Cyanika et de Kaduha :
Pour les mêmes raisons que celles précédemment exposées la cour et le jury estiment qu'il n'est pas
établi que Laurent BUCYIBARUTA a délibérément donné des instructions afin que les réfugiés tutsis
soient regroupés dans ces paroisses dans le but de les y exterminer. Mais il est retenu qu'il connaissait
les conditions extrêmes dans lesquelles les intéressés étaient contraints de vivre et qu'il ne pouvait
ignorer les attaques, pillages et violences dont ils avaient fait l'objet avant leur arrivée dans ces
paroisses et aussi pendant leur séjour sur place. A cet égard, il est observé que l'accusé a pu s'entretenir
avec le père NYOMUGABO curé de Cyanika le 14 avril et qu'il existait une liaison téléphonique
fonctionnelle pendant toute la période pertinente. Il a également été noté qu'il ressort de l'audition de
André SIBOMANA, ancien opérateur radio que d'une part l'accusé disposait de ses propres moyens
de communication radio, mais aussi qu'il recevait de nombreuses informations par l'intermédiaire du
chef du service de renseignement en fonction à la préfecture, y compris sur l'état des réfugiés et les
menaces pesant sur ces derniers.
De même, il est noté l'implication particulièrement active des sous-préfets de Karama et de Kaduha
et de très nombreux bourgmestres dont certains ont impliqué Laurent BUCYIBARUTA. Ces attaques
sont réalisées dans une coordination et une continuité absolue au cours d'une même journée selon des
modes opératoires identiques avec des forces de gendarmerie ou des militaires qui se sont jointes aux
tueurs, exterminant indistinctement toute une population affaiblie et désarmée.
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La cour et le jury estiment que là aussi, l'abstention du préfet, et ce pour les mêmes raisons que celles
précédemment exposées, caractérise une assistance et un encouragement apportés aux exécutants des
exécutions sommaires et qu'il convient de retenir sa culpabilité en tant que complice des crimes de
génocide et crimes contre l'humanité survenus dans les paroisses de Kaduha et Cyanika, l’aide
apportée ayant contribué substantiellement à la réalisation de ces crimes.
3- Sur les faits concernant les exécutions des prisonniers détenus à Gikongoro :
La cour et le jury ont considéré que nonobstant la caractérisation du crime de génocide et de crimes
contre l’humanité commis à l’encontre des prisonniers tutsis détenus à la prison de Gikongoro, il ne
résultait pas des trop rares témoignages recueillis et des éléments débattus à l’audience, suffisamment
d’éléments précis et circonstanciés de nature à établir avec certitude que Laurent BUCYIBARUTA
avait d'une quelconque façon, fait commettre ce crime ou même qu'il avait apporté une aide
substantielle en vue de l'exécution de ces crimes. En effet, d'une part les témoignages incriminant
Laurent BUCYIBARUTA comme s'étant déplacé à la prison n'apparaissent pas crédibles au regard
des contradictions émanant de ces déclarations, d'autre part trop d'incertitudes subsistent quant aux
personnes ayant été à l'initiative de la décision de procéder à ces massacres et en particulier, il n'est
pas possible de déterminer quelles ont été les conditions et les raisons du transfert de prisonniers tutsis
ou des prêtres tutsis qui y ont été massacrés dans le courant du mois de mai.
La cour et le jury ont donc acquitté Laurent BUCYIBARUTA du crime de génocide, de complicité
de génocide et de crime contre l’humanité résultant des exécutions sommaires des prisonniers tutsis
détenus à la prison de Gikongoro entre le 7 avril et fin juin 1994, et ce conformément aux réquisitions
du ministère public.
4- Sur les faits concernant les exécutions des élèves de l'Ecole Marie Merci de Kibeho
S'agissant du contexte de l’exécution d'environ 90 élèves tutsis de l'école Marie Merci de Kibeho, il
a été relevé que cet établissement scolaire faisait manifestement l'objet depuis plusieurs années d'une
attention particulière de la part des plus hautes autorités, en raison de suspicions dues aux départs
d'élèves ou de professeurs tutsis accusés d'avoir rejoint les rangs du FPR. Outre une surveillance
particulière de l'école par les services de renseignements, il a été procédé au remplacement du
directeur tutsi par un directeur hutu, et les témoignages recueillis ont mis en évidence un climat de
discriminations et de persécutions subies par les élèves tutsis. Les tensions inter-ethniques ont été à
l'origine de mouvements de grève dont le dernier avait entraîné la suppression des vacances scolaires
de Pâques, raison pour laquelle les élèves tutsis étaient présents lors de l'attaque de la paroisse de
Kibeho et avaient ensuite dû rester sur place, la guerre empêchant en outre certains de pouvoir
rejoindre leurs parents.
A la suite du massacre de masse des réfugiés tutsis à la paroisse de Kibeho, parmi lesquels des élèves
avaient des membres de leur propre famille et en raison de tensions persistantes, les élèves tutsis étant
accusés de vouloir empoisonner leurs camarades hutus, certains élèves tutsis ont décidé néanmoins
de fuir et ont fini avec beaucoup de difficultés par rejoindre le Burundi. Il y avait une situation de
danger tellement manifeste que le directeur de l'école Marie Merci a alerté l'évêque et les autorités à
plusieurs reprises.
Le 3 mai, les élèves tutsis ont été séparés et rassemblés dans une autre école de Kibeho, l’école des
Lettres. Ils ont alors été placés sous la garde de gendarmes lesquels veillaient à ce qu'ils restent sur
place. La sœur Thérèse NDUWAYEZU, directrice de l'école des Lettres, a indiqué qu'à son arrivée à
Kibeho, elle avait appris par la population que des élèves tutsis avaient été déplacés dans son école et
les gens qu’elle croisait sur la route lui avaient dit qu’ils allaient être tués. Elle a déclaré s'être rendue
à l’évêché de Gikongoro pour en informer l’évêque MISAGO. Les autorités ont été informées de ces
menaces, et le 3 mai, une réunion présidée par le préfet s’est tenue à la préfecture à ce sujet, au cours
de laquelle il a été décidé qu’une délégation se rendrait à l’école Marie Merci. Cette visite est
intervenue le 4 mai en présence du préfet, du directeur de l'école, du bourgmestre de Mubuga, de
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l’évêque MISAGO, de l'inspecteur scolaire et du responsable du service de renseignement préfectoral
ainsi que du commandant en chef de la gendarmerie à Kibeho, le major BIZIMUNGU ou selon
certains témoins de son représentant le capitaine SEBUHURA.
Le préfet s’est d'abord entretenu avec les élèves hutus qui étaient dans l’école Marie Merci en essayant
de les convaincre de ne pas s’en prendre aux élèves tutsis, alors que ceux-ci se montraient
particulièrement virulents exprimant clairement le fait qu’ils ne voulaient plus vivre avec des ennemis
tutsis. Le préfet est ensuite allé voir les élèves tutsis qui avaient été relégués à l’école des Lettres,
pour leur tenir un discours qui se voulait rassurant.
A l’issue de cette rencontre, il a été décidé de maintenir les élèves tutsis à l’école des Lettres et le
préfet a promis de renforcer la garde en augmentant l’effectif des gendarmes pour assurer leur
sécurité. Les tensions restant toujours aussi fortes la sœur NDUWAYEZU, a alors cherché, une
seconde fois, à alerter les autorités sur le danger de mort encouru par les élèves et l’imminence d’une
attaque. Elle s’est rendue avec une escorte à quelques kilomètres de Kibeho, où il y avait un point
téléphonique afin de prévenir l’évêque MISAGO. Lors de cet échange avec l’évêché, des renforts ont
été promis, renforts de gendarmes qui sont effectivement arrivés, comme Thérèse NDUWAYEZU a
pu le constater. Mais ces gendarmes censés venir protéger les élèves se sont en fait retournés contre
eux en les exterminant avec le concours de jeunes interahamwes.
De même, Emmanuel UWAYEZU a expliqué qu’il s’était déplacé à Gikongoro, la veille du massacre,
lui aussi pour informer le préfet de la situation et demander une intervention des gendarmes. Selon
Laurent BUCYIBARUTA, le commandant de gendarmerie aurait répondu qu’il n’était pas possible
d’intervenir immédiatement, mais dans les heures qui vont suivre les élèves seront massacrés.
Il se déduit de cet exposé que le préfet ne pouvait pas ignorer les menaces qui pesaient sur les élèves,
qu'il n'a pris aucune mesure efficace pour mettre les élèves tutsis en sécurité, ne serait-ce qu'en les
transportant dans un autre lieu pour les éloigner des élèves hutus, solution qui avait pourtant été
évoquée auprès de lui par Emmanuel UWAYEZU.
Laurent BUCYIBARUTA a avalisé une décision séparant les élèves tutsis et qui, de fait, a facilité
leur exécution et il les a confiés à la garde de gendarmes dont la loyauté était manifestement plus que
douteuse. En outre, ses abstentions précédentes à condamner et enquêter tant à la suite du massacre à
la paroisse de Kibeho, qu'à la suite des séries de massacres survenus le 21 avril et son adhésion et sa
participation active à la campagne de pacification dont l'objectif était de donner l'illusion trompeuse
d'un retour au calme et à la sécurité, ont constitué autant d'encouragements aux tueurs des élèves qui
ne pouvaient dans ces circonstances qu'être convaincus de leur impunité en cas de massacre. Son
attitude ultérieure et notamment le fait qu'il ne se soit pas déplacé, ne serait-ce que pour se renseigner
sur le sort des victimes, conforte l'idée que son inaction n'a pu qu'encourager de façon substantielle
la réalisation de ce massacre et qu'il en était conscient.
5- sur les faits s'étant produits lors des rondes ou à des barrières :
Il sera rappelé que Laurent BUCYIBARUTA a relayé les instructions du ministère de la défense tout
en sachant que les rondes et barrières qui étaient préconisées et auxquelles devaient participer outre
les militaires et les gendarmes la population civile, ne pouvaient pas avoir d’objectif militaire
véritable dans la préfecture de Gikongoro qui était loin du théâtre des opérations, mais que ces
dernières participaient au plan d’extermination des tutsis désignés clairement comme l’ennemi. Ainsi,
par exemple, la barrière érigée à Kabeza n’avait manifestement aucun objectif de cette nature.
Laurent BUCYIBARUTA était parfaitement informé des dangers courus par la population tutsie,
puisque ses proches tutsis – sa propre épouse, son chauffeur et des membres de sa belle-famille – y
avaient été confrontés. Il a aussi apporté son aide à certaines de ses relations afin justement de leur
permettre de franchir des barrières sans avoir à présenter de carte d’identité portant la mention
« tutsi ».
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Il a sciemment participé à la campagne de « pacification » décrite plus haut, laquelle visait à faire
croire à un retour à la sécurité, en particulier pour rassurer les rescapés tutsis, tout en sachant que
ceux-ci seraient néanmoins exécutés s’ils se présentaient à des barrières ou s’ils étaient pris lors de
rondes. L’objectif de la campagne de « pacification » était tout en continuant l’exécution du plan
génocidaire de rendre moins visibles les massacres, ainsi que l’établit l’instruction donnée de déplacer
les barrières sur des routes asphaltées vers des voies secondaires.
Outre l’absence de condamnation des meurtres s’étant produits aux barrières, la participation de
Laurent BUCYIBARUTA à la campagne de « pacification » dans les conditions précédemment
décrites, a constitué un encouragement et une aide substantielle à la commission de crimes visant les
tutsis.
D Sur les causes d'irresponsabilité pénale
La cour et le jury relèvent qu'il ressort des expertises psychiatrique et psychologique que l'accusé était
et est indemne de toute affection de nature à abolir ou entraver son discernement.
Les débats ont laissé suggérer que Laurent BUCYIBARUTA n'aurait agi que sous l'effet de menaces
qui seraient exclusives de toute responsabilité pénale en raison de la contrainte à laquelle il aurait été
confronté.
Laurent BUCYIBARUTA a en effet, soutenu qu'il a n'a pu s'opposer aux crimes qui étaient commis
dans le ressort de sa préfecture, parce que s'il s'y était risqué, son attitude aurait immanquablement
été perçue comme étant un soutien au FPR, de sorte qu’il aurait été tué ou qu’il aurait gravement mis
en danger la vie de son épouse, des membres de sa famille et ceux de sa belle-famille tutsie. Il a par
ailleurs mis en avant le fait qu'il existait des rumeurs faisant état de possibles attaques contre sa
personne ou contre tous ceux se trouvant à son domicile. Il a en outre fait observer que tant le préfet
de Butare que le préfet de Kibungo et leurs familles ont tous été éliminés en raison de leur manque
de coopération avec la politique voulue par les instances centrales du Rwanda.
Cependant, il convient en premier lieu de relever qu'aux termes de l'article 213-4 du code pénal
« l'auteur ou le complice [d'un crime de génocide ou d'un autre crime contre l'humanité] ne peut être
exonéré de sa responsabilité du seul fait qu'il a accompli un acte [...] commandé par l'autorité
légitime ». Le fait que Laurent BUCYIBARUTA ait appliqué ou relayé les instructions du
gouvernement intérimaire ne saurait donc en aucun cas être considéré comme étant exonératoire de
responsabilité dès lors que ces instructions visaient à faciliter la commission de tels crimes.
Par ailleurs si aux termes de l'article 122-2 du code pénal « n'est pas pénalement responsable la
personne qui a agi sous l'empire d'une force ou d'une contrainte à laquelle elle n'a pu résister », la
contrainte ne peut être retenue comme cause d'irresponsabilité pénale que s'il est établi qu'elle a été
imprévisible, et irrésistible, notamment en raison d'un danger réel, actuel et imminent. En outre, il
faut que les pressions subies aient été d'une intensité telle que le libre arbitre de l'agent a été aboli et
que celui-ci n'a eu d'autre choix que de commettre un crime dont les conséquences ne peuvent
cependant être disproportionnées au regard du danger allégué. L'auteur agissant sous la contrainte ne
doit en effet pas infliger un mal plus grand que celui qu'il veut éviter, il ne doit pas exister pour ce
dernier de moyen approprié d'éviter le danger ou la menace et enfin l'intéressé ne doit pas avoir
provoqué volontairement la situation aboutissant à l'exercice de la contrainte, notamment en ayant
volontairement et librement choisi de devenir membre d'une unité ou d'un groupe qui cherche à mener
des actions contraires à la Loi.
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En l'occurrence, il convient de relever que, même s'il n'est pas établi que Laurent BUCYIBARUTA a
véritablement partagé la politique raciste et les visées exterminatrices des auteurs du plan génocidaire,
l'aide qu'il a apportée en tant que préfet à la réalisation de ce plan a été celle d'un haut fonctionnaire
zélé et loyal qui non seulement n'a jamais véritablement remis en cause ou tenté de s'opposer aux
moyens criminels mis en œuvre pour parvenir à des pratiques massives d'exécutions sommaires de
dizaines de milliers d'innocents et qui a, de fait, durant toute la période considérée, soit une période
de trois mois, apporté à de nombreuses occasions une aide substantielle en ayant par son attitude
encouragé les auteurs des massacres, sans qu'il soit justifié que lui-même ou des proches aient
constamment fait l'objet de menaces telles que toute autre attitude que celle qu'il a adoptée aurait
nécessairement conduit à son exécution ou à celle de ses proches. Il a fait état de rumeurs selon
lesquelles il aurait été menacé, mais de simples rumeurs sont insuffisantes pour caractériser un état
de contrainte permettant de s'exonérer de sa responsabilité pour son assistance apportée aux
massacres de dizaines de milliers d'innocents.
Le fait qu'il ait été pris à partie par un interahamwe lors d'une réunion publique sur le marché de
Gikongoro au mois de juin 1994 est davantage de nature à établir qu'à cette période il avait perdu une
partie de son autorité, qu'à établir l'existence d'une menace concrète traduisant un danger réel, actuel
et imminent pour lui-même ou ses proches depuis le début du génocide. Il en est de même de l'épisode
de confrontation avec des attaquants à l'hôpital de Kigeme décrit par l'évêque Norman KAYUMBA.
Ces tensions, comme le fait qu'il pouvait légitimement avoir des craintes pour la sécurité de son
épouse et des membres de sa belle-famille tant lors de leur trajet jusqu'à Gikongoro, que lors de leur
séjour dans la résidence préfectorale, sont de nature à démontrer que Laurent BUCYIBARUTA
pouvait se trouver en certaines occasions dans des situations inconfortables, qui sans être
nécessairement extrêmes n'en étaient pas moins menaçantes. Mais il n'est aucunement établi qu'il
n'avait pas de moyens d'y échapper et de s'enfuir.
A cet égard, la cour et le jury ont retenu que Laurent BUCYIBARUTA bénéficiait de relations
suffisamment nombreuses et haut-placées pour lui permettre de penser que ni lui, ni ses proches
n'étaient en danger de mort. Il a d'ailleurs conservé après son départ en exil des liens forts avec certains
d'entre eux, notamment avec le colonel Aloys SIMBA pour lequel il est venu fidèlement témoigner à
son procès. Il a été également observé que Laurent BUCYIBARUTA ne paraissait pas craindre de se
déplacer y compris jusqu'à Butare, qu'il jouissait selon ses dires d'une garde composée de deux
gendarmes et disposait dès avant le 7 avril d'une arme de service à son domicile.
Lorsqu'il a été interrogé sur les raisons pour lesquelles il ne s'était pas enfui alors que d'autres avaient
préféré le faire, Laurent BUCYIBARUTA a indiqué que son départ ne pouvait passer inaperçu et était
impossible à organiser. Cependant il n'a été rapporté la preuve d'aucun préparatif sérieux en vue d'une
fuite. Enfin et surtout les crimes à la commission desquels il a prêté son assistance étaient d'une
gravité exceptionnelle de par le nombre de victimes et les circonstances mêmes des massacres, tout
ceci étant de nature à considérer qu'il ne pouvait avoir perdu son libre arbitre.
Aussi la cour et le jury ont écarté le moyen tiré de la contrainte alléguée comme cause
d'irresponsabilité pénale, tout en retenant que le contexte de menace et de pression doit néanmoins
être pris en compte pour l'appréciation de la peine à infliger à l'accusé.
Conclusion sur les faits de génocide de complicité de génocide et de crimes contre l’humanité
reprochés à Laurent BUCYIBARUTA, entre le 7 avril et juillet 1994
La cour et le jury ont donc estimé qu'il résultait des témoignages recueillis et des éléments débattus à
l'audience, des preuves suffisantes pour établir que Laurent BUCYIBARUTA a été complice de
crimes de génocide caractérisés par des atteintes graves à la vie et à l'intégrité physique et psychique
ainsi que de crimes contre l'humanité résultant d'une pratique massive d'exécutions sommaires à
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l'encontre de membres du groupe tutsi commis entre le 7 avril 1994 et juillet 1994 à l'ETO de Murambi
aux paroisses de Cyanika et de Kaduha, de même que lors de rondes et à des barrières ainsi qu'à
l'encontre des élèves tutsis de l'école Marie Merci de Kibeho et ce en exécution d'un plan concerté au
préjudice du groupe de population civile tutsie tendant à la destruction totale de ce groupe ethnique
et à des attaques systématiques au groupe de population civile tutsie.
La cour et le jury ont par ailleurs acquitté Laurent BUCYIBARUTA des autres chefs d'accusation de
crime génocide ou de complicité de génocide et de crime contre l’humanité commis à la paroisse de
Kibeho et à l'encontre des prisonniers tutsis de la prison de Gikongoro.
B - SUR LA PEINE
Laurent BUCYIBARUTA ayant été déclaré coupable de complicité de crimes de génocide et de
complicité de crimes contre l’humanité, il appartient à la cour de déterminer la peine, en fonction des
circonstances de l'infraction et de la personnalité de son auteur ainsi que de sa situation matérielle,
familiale et sociale conformément aux finalités et fonctions de la peine énoncées à l'article 130-1 du
code pénal.
Le crime de génocide et le crime contre l'humanité appartiennent à la catégorie des crimes les plus
graves de notre dispositif répressif, s'agissant de crimes de masse organisés, du caractère généralisé
des atteintes à la personne humaine qui entrainent un trouble exceptionnel à l'ordre public
international, dont le caractère pérenne résulte notamment de l'impact de ce type de faits sur la
mémoire collective de l'humanité et des traumatismes physiques et psychiques subis par les victimes
rescapées et les ayants-droits des victimes décédées, au-delà du nombre considérable d’atteintes à la
vie commises en un temps relativement limité.
Pour déterminer la peine qu'il convient de lui infliger, la cour et le jury ont tenu compte de l'extrême
gravité des crimes à la commission desquels l'accusé a sciemment contribué en apportant son aide en
tant que préfet, le plus haut fonctionnaire de sa région. Même s'il n'est pas établi qu'il a pleinement
adhéré à l'idéologie raciste des dirigeants extrémistes hutus, Laurent BUCYIBARUTA a été un rouage
essentiel et a bien apporté une contribution substantielle à la mise en œuvre d’un plan haineux
d'extermination des tutsis qui s'est révélé effroyablement efficace.
La cour et le jury ont également tenu compte de ce que l'accusé a adopté une attitude de déni de toute
part de responsabilité pénale dans les atrocités dont ont souffert les dizaines de milliers de victimes
de ce génocide et de ces crimes contre l'humanité et que ses manifestations d'empathie ont été rares.
La particulière tardiveté de ses remords exprimés à la toute fin du procès interrogent sur sa capacité
à se remettre en question. Il ne paraît pas avoir perçu à quel point un nombre considérable de victimes
qui avaient confiance en lui et croyaient qu'il ferait en sorte de les protéger, n'ont pu que se sentir
totalement abandonnées et trahies par un homme paraissant plus soucieux de son confort et de son
apparence de respectabilité que véritablement préoccupé de mettre la vie de ses administrés au cœur
de ses priorités.
La cour et le jury ont cependant aussi retenu que l'accusé a, à plusieurs reprises, activement participé
à sauver certains tutsis, en particulier en protégeant son épouse ainsi que des membres de sa bellefamille, mais aussi en venant en aide à des amis tutsis ou à des enfants survivants qui soit avaient été
découverts lors de sa visite quelques jours après l'attaque de Kibeho, soit lui avaient été directement
confiés, notamment par la directrice de l'école des Lettres de Kibeho. De même, comme cela a été
exposé plus haut, il a été tenu compte de ce que l'accusé a agi dans un contexte de violences extrêmes
qui, sans que cela ne constitue une cause d'irresponsabilité pénale, étaient de nature à créer des
pressions tant pour ses proches que pour lui-même et ont influencé son comportement.
Enfin il a été tenu compte de ce que l'accusé qui est désormais âgé et atteint de diverses pathologies
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