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Le mardi 7 juin, premier jour de cette cinquième semaine de procès commence avec la reprise de l’audition d’André Guichaoua. Ce professeur de sociologie, spécialisé dans la région des Grands Lacs avait été auditionné le mercredi 11 et le jeudi 12 mai afin d’apporter des éclaircissements sur le contexte des faits reprochés à Laurent Bucyibaruta. Durant ces deux demi-journées, Monsieur Guichaoua, dont la déposition fut assez confuse, n’a répondu qu’aux questions du Président. C’est donc afin de répondre aux interrogations des parties que ce dernier a été une nouvelle fois convoqué par la Cour d’Assises. La première juge assesseur posera deux questions à Monsieur Guichaoua sur les rapports de forces entre les différentes personnalités et comment certaines personnes pouvaient réussir à se substituer aux autorités de jure. Après cela, aucun conseil des parties civiles ne posera de questions, laissant la parole au Ministère Public. Plusieurs éclaircissements seront demandés à l’intéressé, notamment un sur l’organisation de la hiérarchie administrative. Alors que le professeur continue, comme en mai, de ne donner aucune réponse claire, le Ministère Public s’efforce de lui demander des clarifications, lui rappelant à un moment, « imaginez que vous avez des gens en face de vous qui ne comprennent rien. Soyez le plus clair possible s’il vous plaît ». De nombreuses autres interrogations lui seront posées, portant sur différents points. Cependant, le manque de clarté du témoin ne permet pas à l’assemblée d’obtenir les informations souhaitées. À l’avant-dernière question du Ministère Public lui demandant « si on reste, on obéit ? », Monsieur Guichaoua indique tout de même « j’ai dit tout à l’heure qu’il [l’accusé] a choisi de ne pas choisir, donc d’une manière ou d’une autre, il confiait la responsabilité aux bourgmestres. Donc oui, d’une manière il a acquiescé ». S’en suivent les nombreuses questions de la défense. Maître Biju-Duval prend la parole. Les premières questions porteront sur l’autorité de facto d’autres personnalités de la préfecture, à savoir si cette autorité avait de facto supplantée celle du préfet et si ce dernier pouvait réellement agir à contre-sens. Le témoin répondra qu’effectivement, certaines personnalités possédaient plus de pouvoir à Gikongoro que Laurent Bucyibaruta lui-même et qu’au regard de la situation de ce début d’année 1994, il était particulièrement ardu pour l’ex-préfet de reprendre le contrôle effectif de sa préfecture. Monsieur Guichaoua qualifiera même l’un des actes de l’accusé d’« acte de grand courage ». Par la suite, Me Biju-duval questionne le spécialiste sur les supérieures hiérarchiques du préfet, notamment au niveau du ministère de l’Intérieur et essaye par ce biais de démontrer que, finalement, au regard des idées politiques de ces personnalités, il était impossible pour le préfet de trouver quelconque soutien pour mettre fin aux tueries, ce qui a rendu son entreprise de pacification impossible : « imaginons un préfet qui souhaite trouver un soutien pour mettre fin aux tueries, ce n’est pas auprès de son ministre de tutelle qu’il pouvait le trouver ? – Ah bah non ». Me Biju-Duval procède ensuite à la lecture de plusieurs documents afin de les verser au débat et de pouvoir demander son appréciation à Monsieur Guichaoua, qui va plutôt reconnaître que le préfet a exprimé son désaccord avec la situation autant qu’il le pouvait, en sachant que ce dernier devait assurer sa propre sécurité et celle de sa famille (la défense rappelle assez fréquemment que sa femme et toute sa belle-famille sont tutsi). L’audition de Monsieur Guichaoua se termine en fin de matinée. L’audience est suspendue et elle reprendra en début d’après-midi.
C’est Madame Espérance Mukamana, témoin et partie civile dont l’audition est demandée par la CRF, qui est entendue en première cet après-midi. Elle ne fera pas de longue déclaration spontanée et racontera assez simplement comment et pourquoi elle s’est rendue à la paroisse de Cyanika. Le témoin est arrivé dès le 7 avril à Cyanika, faisant ainsi partie des premiers arrivants sur place et pouvant donc décrire à la Cour le déroulé des évènements et la montée de la violence à l’égard des réfugiés. Elle déclare notamment avoir vu personnellement le préfet Bucyibaruta à la paroisse pour inviter une partie des réfugiés à se rendre à Murambi où il y avait plus de place pour les accueillir. Elle décrit ensuite la première attaque à la grenade du 14 avril, attaque qui causera la mort de son mari. Madame Mukamana continue avec le récit de la grande attaque du 21 avril. Elle était réfugiée dans la cour du presbytère avec ses trois enfants, tous tués à ce moment. Elle survivra miraculeusement en feignant d’être morte. Elle s’enfuira finalement avec sa belle-sœur et se cachera chez un Hutu, parrain d’un de ses enfants. Ce n’est qu’au mois de juin qu’elles quitteront Cyanika pour aller se réfugier dans la zone Turquoise puis qu’elles iront rejoindre le territoire tenu par le FPR, les « Inkotanyi ». La Cour ne posera aucune question. Me Foreman, conseil du CPCR lui demandera des éclaircissements sur un unique point. Le témoin a affirmé avoir connu le chauffeur du préfet, un Tutsi et avoir pu échanger avec lui après le génocide. Me Foreman lui demande ainsi ce que ce dernier a pu lui confier à propos de l’ancien préfet. Elle déclare « ce dont je me rappelle, c’est que lorsqu’il était chez le préfet, le préfet a appelé des gens pour qu’ils viennent "le débarrasser de la saleté". Il l’a entendu, il a eu peur et donc s’est échappé ». Le Ministère prendra le relai en posant quelques questions sur les conditions de vie à la paroisse. Enfin, Me Levy, avocat de la défense terminera l’audition. Il demandera notamment confirmation au témoin qu’elle n’a pas entendu personnellement les paroles qu’elle prête à l’accusé et qu’elle ne fait que rapporter des propos qu’on lui a confié par la suite. Elle répondra par l’affirmative. L’audition se termine et après une courte suspension d’audience.
Le dernier témoin de la journée, Rémy Kamugire, aussi partie civile, s’approche de la barre. Il choisira de commencer sa déposition par une déclaration spontanée. Il décrira les mêmes faits que les précédents témoins, les déclarations se recoupant presque parfaitement. Comme beaucoup de rescapés, Monsieur Kamugire a survécu parce qu’une de ses connaissances l’a aidé à se cacher. Il terminera son récit en nommant les personnes qui, à son sens, ont joué un rôle dans ces massacres. Parmi la dizaine de personnes citées, le nom de Laurent Bucyibaruta ne ressort pas. Le Président Lavergne prend le relai et pose quelques questions à l’intéressé. Il procédera à la lecture de plusieurs pièces du dossier en posant des questions à l’intéressé sur ces dernières et les évènements qui y sont relatés. Après une unique question de la Cour, ce sont les conseils des parties civiles qui prennent la parole. Me Gisagara pose quelques questions à l’accusé et termine en lui demandant s’il parle de son historie à ses enfants et notamment de leurs grands-parents décédés à Cyanika. Après un long silence, Monsieur Kamugire réussi à trouver la force de répondre. Il dit « ils nous posent des questions sur le génocide. Il est difficile de leur parler et de les convaincre car ils ne comprennent pas comment tout le monde peut mourir en même temps, comment les personnes peuvent être tuées sans raison en étant innocentes, tuées par leurs voisins, par les autorités ». Le Ministère Public et la Défense n’ayant pas de questions, l’audition se termine à 17h40.
Restant un peu de temps, le Ministère Public demande la lecture de certains témoignages sur Cyanika que la Cour n’a pas pu entendre du fait du décès, de l’absence ou du refus de comparaître de certains témoins. Dans un premier temps, c’est la déposition de Juvénal Gasasira qui est lue par le Président. Il procédera ensuite à la lecture d’un courrier rédigé par l’ancien bourgmestre et de son audition par la police judiciaire rwandaise. Monsieur Ngezahayo a été arrêté et jugé pour avoir participé au génocide. Dans ce document, il indique clairement « C’est bien lui [Laurent Bucyibaruta] qui a fait tuer tous ceux qui sont morts puisqu’il n’a pas accompli son devoir de protection de tous les citoyens. Donc il doit être tenu responsable du massacre des Tutsi qui ont été exterminés à Cyanika ». La lecture de ces déclarations se termine et l’audience est suspendue à 19h10. Le Président invite les parties à être présentes 15 minutes plut tôt le lendemain.
Le mercredi 8 juin, l’audience commence avec les réactions des différentes parties sur les lectures de la veille. C’est l’accusé qui ouvre le bal avec une déclaration particulièrement courte. Il soutiendra simplement que Monsieur Ngezahayo ne pouvait pas avoir eu connaissance des choses qu’il a rapportées, n’étant pas invité aux réunions. Après quelques remarques et questions de la part des conseils des parties civiles et de Me Levy, la greffière connecte la Cour avec le Rwanda afin d’entendre le premier témoin de la journée. Ce mercredi, la Cour d’Assises commence à étudier les faits commis à la paroisse de Kaduha au mois d’avril 1994. Sur ce site, entre 15 000 et 20 000 personnes sont décédées. Monsieur Fidèle Nkeramugabo, cité par le Ministère Public, commence sa déposition par une courte déclaration spontanée. Le Président Lavergne prend le relai pour poser des questions à ce dernier. Monsieur Nkeramugabo a perdu sa femme et ses trois enfants à la paroisse de Kaduha. Après avoir décrit les changements observés dans sa région à partir du 6 avril 1994, le témoin explique plus précisément comment il s’est rendu à la paroisse de Kaduha pour s’y réfugier avec sa famille. Le Président lui demande ensuite d’exposer à la Cour une description de la paroisse afin que tout un chacun puisse tenter de se repérer dans l’espace. Afin d’aider ce dernier, il demande à l’huissier de procéder à une projection de photos présentes au dossier. S’en suivent plusieurs questions sur le père Nyandwi, un prêtre de la paroisse de Kaduha, un religieux décrit par plusieurs rescapés comme « quelqu’un de particulièrement brutal et de meurtrier » qui serait venu avec les gendarmes lors de l’attaque massive du 21 avril. En continuant sur l’identification des autorités, le témoin confirme avoir vu le préfet avec d’autres personnalités de la préfecture la veille de l’attaque. Pour terminer, le Président lui demande s’il souhaiter raconter comment il a réussi à survivre à cette attaque. Monsieur Nkeramugabo explique qu’il a couru pour sortir de la paroisse, et qu’il a ensuite erré pendant plusieurs jours, survivant miraculeusement, avant de rencontrer les Inkotanyi qui les ont mis en lieu sûr. Après quelques rapides demandes de précisions de la part de la Cour, une abstention des parties civiles et du Ministère Public, la défense prend la parole. Me Levy demande au témoin s’il peut donner une explication aux incohérences existantes entre sa déclaration d’aujourd’hui et ses dépositions antérieures. Monsieur Nkeramugabo lui explique qu’à l’époque où il a été amené à témoigner, il n’était pas à l’aise et qu’il avait peur. L’audition se termine.
Le deuxième témoin de la journée, Jean-Claude Ndorimana est également partie civile dans ce procès. Sa citation est demandée par la CRF. Il commence sa déposition par une déclaration spontanée dans laquelle il expose son parcours entre avril et juillet 1994. Après avoir essayé de se cacher dans les collines pendant plusieurs jours, le témoin a fini par se rendre à la paroisse de Kaduha où beaucoup de Tutsi étaient déjà réfugiés. Cependant, sur le chemin, il passe devant son école et décide plutôt de se réfugier en ce lieu. Il termine son épopée dans le camp de Murambi tenu par les militaires français et reste là jusqu’à la fin de la guerre. À la fin de sa déclaration spontanée, le Président lui fait savoir que, par manque de temps, il ne pourra pas être interrogé par les parties tout de suite, mais que s’il reste du temps en fin d’après-midi, il lui sera demandé de revenir pour lui poser des questions.
En début d’après-midi, c’est Monsieur François Shikama, cité par le Ministère Public, qui est appelé à témoigner. Ce témoin qui aurait fait partie des attaquants ne souhaitera pas faire de déclaration spontanée et préférera répondre directement aux questions de la Cour. Le Président Lavergne lui pose donc un certain nombre de questions afin, dans un premier temps, de comprendre quelle était sa situation en avril 1994. Par la suite, il reprend les auditions antérieures pour demander des éclaircissements ou des confirmations sur plusieurs évènements. Il livrera notamment que plusieurs gendarmes étaient présents et que ce sont eux qui ont tué les Tutsi en collaboration avec la population. Sur la présence du préfet, le témoin est assez contradictoire et manque de clarté. C’est un point qui sera d’ailleurs soulevé par le premier juge assesseur qui lui demandera, à propos de ces incohérences, « comment je fais, moi, juge, pour savoir si vous avez vu ou pas Monsieur le préfet Laurent Bucyibaruta, car pendant la période du génocide vous dites très clairement que vous ne l’avez pas vu, et lors de votre audition d’aujourd’hui, vous dites l’avoir vu à des réunions et l’avoir entendu dire des choses ». Il contestera que ses propos ont simplement été mal retranscrits par les gendarmes français, mais qu’il l’avait déjà dit lors de ses précédentes auditions. S’en suivent les questions des parties civiles. Sur une question de Me Tapi qui lui demande qui l’a recruté pour les tueries, il répond qu’il a entendu des directives lors des réunions où étaient présents le sous-préfet, le préfet, les gendarmes et d’autres personnalités qui leur demandaient de « venir travailler ». Le Ministère Public ne souhaitera pas poser de question au témoin, la parole est donc laissée à la défense. Sans grand étonnement, Me Levy revient à son tour sur les contradictions de son discours, et lui demande sans aucun détour si « quelqu’un vous a demandé de modifier vos déclarations pour accuser le préfet Laurent Bucyibaruta ». Monsieur Shikama lui répondra par la négative, « non, personne ». Le quatrième et dernier témoin de la journée, Stanislas Higiro, dont la citation est demandée par le Ministère Public, entre dans la salle d’audience et s’approche de la barre pour prêter serment. Monsieur Higiro travaillait au centre de santé de la paroisse de Kaduha. Il a donc pu voir le déroulé des évènements depuis la chute de l’avion présidentiel le 6 avril, jusqu’à la grande attaque du 21. Il fait un récit détaillé de cette période. Il explique notamment à la Cour que sa vie a été plusieurs fois en danger car il refusait d’aller « travailler » avec les autres habitants. Début juillet 1994, il a rejoint le camp de réfugiés de Murambi tenu par les militaires français. Les conditions de vie étant mauvaises et ne se sentant pas en sécurité, il a décidé de demander son transfert vers la zone tenue par les Inkotanyi. Monsieur Higiro ayant terminé sa déclaration spontanée, c’est donc le Président Lavergne qui prend le relai pour poser des questions à l’accusé. Après plusieurs interrogations visant à éclaircir le contexte, le Président lui demande s’il a pu voir le préfet à la paroisse pendant le génocide. Le témoin répond que non. Les questions porteront majoritairement sur l’organisation hiérarchique de la paroisse et sur les différentes personnalités qui travaillaient là-bas. Il parlera notamment beaucoup de Sœur Milgitha, une religieuse ayant beaucoup aidé les réfugiés et ayant produit beaucoup de documents présents au dossier. Le Président laisse ensuite la parole aux conseils des parties civiles. Maîtres Gisagara, Tapi et Karongozi poseront quelques courtes questions d’éclaircissement. Le Ministère Public passera son tour et laissera donc la parole à la défense. Me Biju-Duval demande quelques précisions au témoin sur sa position lors de l’attaque afin de comprendre comment il a pu voir les autorités entrer dans l’enceinte du bâtiment et comment il a pu les identifier. Le témoin répond clairement, le conseil de Monsieur Bucyibaruta demandera la projection de photos présentes au dossier pour mieux comprendre. L’audition est finalement suspendue. Après avoir souhaité un bon retour au Rwanda à Monsieur Higiro, le Président fait de nouveau entrer Monsieur Ndorimana dans la salle d’audience afin que les parties puissent lui poser des questions. Ni les parties civiles ni la défense ne souhaiteront l’interroger. Seul le Ministère Public aura deux questions sur une potentielle fouille des réfugiés afin de leur prendre leurs outils et armes, comme cela a été le cas à l’ETO de Murambi. L’audience est finalement suspendue et la deuxième journée de la semaine se termine.
Le jeudi 9 juin, quatre témoins doivent être entendus par la Cour, dont deux en visioconférence depuis le Rwanda. L’audience commence à 9h30. Madame Adrienne Mukatako, témoin et partie civile dont l’audition est demandée par la CRF, entre dans la salle. Elle commence par raconter le déroulement du génocide. Comme beaucoup de rescapés, elle débute sa déposition par les années 1959 et 1963, au cours desquelles les persécutions à l’encontre des Tutsi ont commencé au Rwanda. Plusieurs personnes de sa famille ont été tuées à ces périodes. Au début du mois d’avril 1994, après l’attentat sur l’avion du président Habyarimana, elle a très vite dû se réfugier à la paroisse de Kaduha. Elle raconte que ce lieu de refuge était gardé par beaucoup de gendarmes, ce qui l'a rassurée dans un premier temps. Finalement, c’est le 21 avril que cette sensation a changé. Elle raconte que de nombreux gendarmes extérieurs à la région sont arrivés sur le site de la paroisse pour aider la population locale à exterminer les réfugiés. Madame Mukatako a finalement réussi à fuir avec plusieurs enfants pour essayer de se réfugier chez la Sœur Milgitha. Malheureusement, elle a été rattrapée par les Interahamwe dans une bananeraie. Après avoir été laissée pour morte par ces hommes, elle a finalement réussi à continuer son chemin et à se réfugier sur la colline où elle habitait, aidée de temps en temps par d’anciennes connaissances. Ce n’est que le 28 juillet, en apprenant que le territoire avait été repris par les Inkotanyi, qu’elle se décidera finalement à contacter les militaires français pour qu’ils viennent la sortir de sa cachette en sécurité. Le Président Lavergne prend la parole et commence à interroger la partie civile. Tout comme pour les autres témoins entendus jusqu’alors, il demande à Madame Mukatako des précisions sur sa situation personnelle en avril 1994, sur son arrivée à Kaduha et sur les conditions de vie dans la paroisse. Ses réponses correspondent à celles déjà données par les autres témoins, permettant ainsi à la Cour de visualiser plus précisément la situation. Ce sont ensuite les conseils des parties civiles qui prennent la parole. Me Gisagara demande à l’intéressée si elle souhaite dire quelque chose à l’accusé. Elle répond qu’elle voudrait lui rappeler qu’il était le dirigeant de la préfecture et qu’elle ne sait pas ce qu’il a fait, ce qu’il savait des actions commises. Après quelques questions de Me Karongozi, Me Philippart prend la suite et demande au témoin combien de fois le sous-préfet est venu au camp de Kaduha et s’il avait répondu aux demandes des réfugiés. Madame Mukatako répond par la négative. S’il est effectivement venu plusieurs fois, il n’a jamais amélioré la situation. La défense ne posera aucune question. Le second témoin de la matinée, une autre rescapée citée par le Ministère Public, entre dans la salle d’audience.
Madame Alphonsine Mukahirwa ne souhaite pas faire de déclaration spontanée et préfère répondre aux questions de la Cour et des parties. Le Président Lavergne pose les questions traditionnelles pour comprendre le parcours de cette rescapée. Il l’interroge ensuite afin d’obtenir plusieurs éclaircissements sur l’absence de nourriture, sur la mise en place des barrières aux alentours de la paroisse et sur les différentes attaques subies par les réfugiés. Enfin, il lui demande d’expliquer à la Cour comment elle a survécu. Comme pour bon nombre de rescapés, elle a eu la chance de ne pas succomber aux coups qui lui ont été portés par les gendarmes et les Interahamwe et a ensuite été cachée et soignée par un proche jusqu’à l’arrivée des français et du FPR. Elle est l’unique survivante de l’ensemble de sa famille. Aucune question ne lui posée par les parties. La déposition se termine à 12h05, le Président Lavergne décide de procéder à la lecture du récit de Sœur Milgitha Kösser, citée de nombreuse fois par les témoins, les parties et la Cour.
En début d’après-midi, c’est sur le visage de Madame Albertine Mutamuriza que s’ouvre la visioconférence. Rescapée et partie civile citée par la CRF, elle commence sa déposition par une déclaration spontanée. Après s’être réfugiée chez son grand-père avec l’ensemble de sa famille, voyant la situation s’empirer de jour en jour, ils finissent par partir à Kaduha aux alentours du 16 avril. Elle décrit ensuite les premières attaques dirigées sur le camp de réfugiés, qu’elle date au 19 avril et, finalement, elle expose à la Cour le déroulé du grand assaut du 21 avril qui commence par un lancé de grenade à 4h du matin. Après avoir essayé de se cacher à plusieurs endroits de la paroisse, elle finit par se « jeter dans des latrines ». Elle dit être restée dans ces toilettes pendant quatre ou cinq jours. Une fois sortie, elle est allée chez Sœur Milgitha qui l’a soignée. Enfin, ce sont les militaires français qui sont arrivés pour les escorter jusqu’au camp de Murambi en attendant l’arrivée des soldats du FPR. Elle termine sa déclaration spontanée et le Président prend donc la parole afin de lui demander d’apporter quelques précisions. Il procède notamment à la lecture de certains extraits du journal de Madeleine Raffin, en charge de la CARITAS du diocèse de Gikongoro tout en demandant à Madame Mutamuriza d’apporter des éclaircissements sur ces propos. Il lui demande enfin si elle peut exposer à la Cour le rôle des autorités locales. Elle rapporte les propos de certaines personnes ayant côtoyé le préfet et le sous-préfet qui lui disent que ces derniers « lors d’une réunion à la place du marché, ont dit aux gens qu’il fallait se débarrasser de l’ennemi ». La Président Lavergne donne ensuite la parole aux parties civiles afin qu’ils puissent interroger le témoin. Après une question de Me Gisagara, c’est le Ministère Public qui prend la suite en demandant à Madame Mutamuriza si une fouille a bien eu lieu dans l’église de Kaduha et si elle a bien eu connaissance d’une réunion chez la Sœur Milgitha avec le préfet Laurent Bucyibaruta. Elle répond positivement à ces deux interrogations. La défense ne posera aucune question. L’audience est suspendue pour une courte pause.
Enfin, le dernier témoin de la journée, Médiatrice Mukaneza entre dans la salle d’audience. Cette rescapée citée par le Ministère Public souhaite commencer son audition par une déclaration spontanée. Le témoin était dans l’église de la paroisse de Kaduha au moment de l’attaque du 21 avril. Après avoir réussi à s’enfuir du lieu de massacre, elle s'est cachée dans un champ de sorgho, s’est ensuite déplacée de maisons en maisons pour réussir à survivre, les Interahamwe fouillant tous les ménages des collines à la recherche de réfugiés tutsi. Elle a finalement réussi à arriver dans la zone Turquoise. Sur une question du Président, elle confirme être la seule survivante de sa famille, ses trois frères et sœurs ayant été tués lors du génocide. Le Président continue en faisant lecture de la déposition du témoin lorsqu’elle a été entendue en 2000 par les enquêteurs du TPIR, lui demandant de réagir à ces propos. Les réponses données par Madame Mukaneza aux questions de la Cour correspondent avec celles déjà données auparavant par les autres témoins, permettant ainsi d’affiner la connaissance des faits et d’affirmer la crédibilité de ces déclarations. Ni le Ministère Public ni les parties civiles ne poseront de questions. C’est donc les interrogations de la défense qui clôtureront cette dernière audition. Me Levy demande ainsi au témoin pourquoi les déclarations faites aujourd’hui ne correspondent pas tout à fait aux dépositions qu’elle a faites antérieurement. Enfin, cette vingtième journée d’audience sera clôturée par la projection du documentaire « La marche du siècle, autopsie d’un génocide ». L’audience est suspendue à 19h02.
La dernière journée de la semaine, le vendredi 10 juin, trois témoins doivent être entendus par la Cour d’Assises. L’ensemble de la matinée est consacré à l’audition de Monsieur Joachim Hategekimana, ancien sous-préfet de Kaduha actuellement détenu à la prison de Mpanga, sur demande de la défense. Le Président l’interroge d’office et lui demande s’il peut commencer par exposer à l’audience le déroulé de sa carrière. Il a travaillé en collaboration avec Laurent Bucyibaruta durant quatre années. Monsieur Hategekimana ne cesse, durant toute la matinée, de minimiser, si ce n’est nier son implication dans le génocide, soutenant qu’il a procédé à des arrestations afin de faire cesser les « troubles » qui se déroulaient dans sa sous-préfecture, qu’il n’était pas présent durant les attaques et qu’il ne pouvait en aucun cas les prévoir car il ne faisait pas partie des organisateurs. Afin de permettre d’éclaircir le contexte et de mieux saisir l’organisation administrative de la préfecture de Gikongoro, le Président procède ensuite à la lecture de plusieurs extraits du livre d’Alison Des Forges et interroge le témoin sur ces propos. Après cela, les questions se recentrent plus précisément sur les attaques à Kaduha et particulièrement sur la grande attaque du 21 avril. Plusieurs témoins ont affirmé avoir vu le sous-préfet à la paroisse. Quand le Président demande à Monsieur Hategekimana où il était à ce moment-là, il répond « c’était la nuit, j’étais au lit ». Juste après cela, quand on l’interroge sur le nombre de personnes qui ont été tuées à Kaduha cette nuit-là, le sous-préfet annonce un chiffre qui choque l’ensemble du banc des parties civiles « plus ou moins 1 200 personnes ». A rappeler que, officiellement, ce sont plutôt entre 15 000 et 20 000 qui ont perdu la vie à cette paroisse. Par la suite, l’ancien sous-préfet est interrogé sur les réunions auxquelles il a pu participer, en présence de Monsieur Bucyibaruta. Il déclarera notamment à son propos « c’était quelqu’un de calme, de posé, qui donnait des conseils, avec qui on collaborait et on échangeait. Ce n’était pas quelqu’un d’agressif, ce n’était pas un tueur ». Selon lui, l’ancien préfet n’a jamais dit d’aller tuer et n’a jamais remercié ou félicité ceux qui l’avaient fait. Monsieur Hategekimana poursuit en soutenant qu’il a justement procédé à des arrestations à la suite d’une réunion avec le préfet car c’est l’instruction que ce dernier avait donnée à tous les sous-préfets et bourgmestres de sa préfecture. Par la suite, il sera difficile pour le Président d’obtenir des réponses claires à ses questions, le témoin détournant souvent les réponses et n’apportant pas d’indications claires. Il se fera reprendre à plusieurs reprises sur ce point, étant invité à répondre clairement aux questions qui lui sont posées par la Cour. Finalement, le Président laisse la parole aux parties. C’est Maître Quinquis, conseil de la LICRA, qui interroge le témoin en premier. Ce dernier reprend l’affirmation de Monsieur Hategekimana qui a indiqué avoir procédé à plusieurs arrestations dans les premiers temps du génocide. Il lui demande ainsi si, à sa connaissance, le préfet Bucyibaruta avait également arrêté, déféré et interrogé les auteurs des crimes de génocide, alors même que cela entrait dans ses prérogatives. Le témoin répond par la négative. Me Philippart poursuit en lui posant plusieurs questions.
À 13h, le Président déclare qu’il est raisonnable de s’arrêter pour la matinée et que le témoin sera convoqué de nouveau par la suite durant deux heures pour que les parties puissent terminer de poser leurs questions. Après la suspension d’audience méridienne, commence l’audition du deuxième témoin, aussi partie civile, de la journée. Madame Marie-Goretti Mukakarinda, citée par l’association CRF, est entendue en visioconférence depuis le Rwanda. Cette dernière souhaite commencer sa déposition en décrivant ce qu’il s’est passé à Kaduha. En avril 1994, elle travaillait au centre de santé de Kaduha, tout proche de la paroisse. Elle a ainsi vu les blessés, rescapés des collines, arriver petit à petit dans la commune. Madame Mukakarinda raconte que le 17 avril, le sous-préfet Hategekimana est venu au centre de santé pour ordonner que tous les patients, sauf les plus gravement malades, devaient rejoindre la paroisse. Elle poursuit en racontant le déroulé de l’attaque du 21 avril et les semaines qui ont suivi. Etant aide-infirmière au centre de santé, elle a réussi à survivre jusqu’en juillet 1994, mois d’arrivée des français de Turquoise, qui l’ont ensuite conduite dans la zone tenue par les Inkotanyi. Elle termine ici sa déclaration spontanée. Le Président prend donc la parole pour lui demander quelques précisions. Madame Mukakarinda précise qu’elle connaît bien l’accusé car c’était un ami de son grand-frère. Le Président Lavergne l’interrogera ensuite sur plusieurs points, afin de corroborer les dires des précédents témoins, notamment sur la présence ou non des différentes autorités, notamment religieuses. La parole est ensuite donnée aux avocats des parties civiles. Maîtres Aublé, Tapi et Gisagara interrogeront le témoin sur plusieurs points. Le conseil de la CRF reviendra notamment sur le nombre de victime du massacre de Kaduha et lui demandera de réagir au chiffre donné le matin même par l’ancien sous-préfet Joachim Hategekimana. Elle répond que « c’est un chiffre qui se moque des gens ». Le Ministère Public demandera simplement à Madame Mukakarinda de confirmer que le sous-préfet est bien venu avec un gendarme pour ordonner aux patients du centre de santé de se rendre à la paroisse avec les autres réfugiés, ce qu’elle fera.
La défense terminera en demandant si l’accusé peut réagir au témoignage qu’il vient d’entendre. Ce dernier dira « je ne peux lui souhaiter que du bonheur tout en regrettant de ne pas avoir pu faire ce qui était possible pour lui venir en aide, ainsi qu’à sa famille ». L’audition est terminée, l’audience est suspendue. Le dernier témoin de la semaine s’approche ensuite de la barre. Marie-Jeanne Kawera, citée par la CRF, est également partie civile dans ce procès. Elle commence par une déclaration spontanée lui permettant de faire le récit de son histoire durant les trois mois de génocide. Cette dernière avait 10 ans en 1994. Elle s’est réfugiée à l’église de Kaduha avec sa famille. Elle raconte ainsi l’attaque du 21. Réfugiée dans le presbytère, ils furent épargnés jusqu’à 15h. Finalement, les Interahamwe décidèrent de rentrer dans leur cachette pour y chercher du riz. Son frère, sa sœur et sa mère vont mourir sous ses yeux, assassinés. Madame Kawera raconte qu’elle s’est ensuite enfuie en courant et qu’elle a erré pendant plusieurs jours dans les bois entourant Kaduha, ne sachant pas où se rendre. Enfin, après avoir été cachée dans un premier temps, elle se rendra à Murambi, dans le camp gardé par les militaires français, pour finalement rejoindre le Congo. Le Président poursuivra l’audition en interrogeant assez rapidement le témoin. Me Gisagara prendra la suite, demandant à Madame Kawera quelles sont les séquelles qu’elle a de cette période. Elle parlera des douleurs psychologiques mais également des conséquences sur ses enfants, l’histoire du génocide étant difficile à leur expliquer. Ni le Ministère Public ni la défense ne poseront de questions. L’audition se termine à 18h30 et l’audience est suspendue directement après. La cinquième semaine de procès se termine.