Citation
Propos recueillis par Anne Chemin
Portée par les institutions internationales et les ONG, la justice « transitionnelle » mise en place dans des pays ravagés par les guerres civiles, les dictatures ou les génocides, parvient-elle à reconstruire la paix et la démocratie ? C’est la question que pose Sandrine Lefranc, directrice de recherche au CNRS, dans un ouvrage rigoureux et critique : Comment sortir de la violence ? Enjeux et limites de la justice transitionnelle (CNRS Editions, 480 pages, 28 euros).
Comment définiriez-vous la justice transitionnelle ?
Inventée par une poignée d’universitaires et de militants des droits humains à la fin des années 1980, la justice transitionnelle a pour ambition d’installer la paix et la réconciliation dans des pays qui viennent de traverser de violents conflits – des génocides, des guerres civiles – ou des dictatures. Cette justice va bien au-delà des sanctions pénales : elle s’empare également de questions liées à l’organisation de la paix, à l’élaboration d’un récit historique et aux réparations dues aux victimes. Au départ, la justice transitionnelle ressemblait beaucoup à du bricolage politique, mais elle s’est rapidement dotée d’une morale : elle tente aujourd’hui de mettre en œuvre un dialogue autour du passé, d’engendrer de la cohésion sociale et de faire émerger un Etat de droit.
Quels sont, à vos yeux, les exemples les plus emblématiques de cette justice ?
Le dispositif le plus emblématique de la justice transitionnelle est la Commission de vérité et de réconciliation, expérimentée dans plus de cinquante pays, notamment en Amérique latine après les dictatures. Ces institutions ont pour mission d’écouter les victimes, de reconnaître leur souffrance et de construire un récit historique sur la violence passée. L’exemple le plus abouti de cette démarche est l’Afrique du Sud, où la Commission a écouté 2 000 victimes s’exprimant dans onze langues différentes.
Le premier « commandement » de la justice transitionnelle, dites-vous, est la « responsabilisation » des criminels. En quoi cette mission se distingue-t-elle de celle de la justice pénale classique ?
La justice transitionnelle a été construite autour d’un constat : on ne peut pas toujours sanctionner pénalement les dictateurs, car ils restent les interlocuteurs des pouvoirs démocratiques en place. Plutôt que de les juger et de les condamner, comme le fait la justice pénale traditionnelle, ce dispositif propose donc de les responsabiliser. Les Commissions de vérité et de réconciliation ne se prononcent pas sur la culpabilité des individus : elles désignent l’Etat, un service de police ou une milice comme le responsable du malheur subi par les victimes. Elles tentent de faire circuler dans la société une nouvelle manière de concevoir le passé : celui qui se présentait comme le sauveur de la patrie apparaît comme le coupable, et celui qui était dénoncé comme un militant subversif devient une victime.
La justice transitionnelle a également pour ambition de donner aux victimes une voix et un statut – c’est le deuxième « commandement ». Quel bilan faites-vous de cette ambition ?
La justice transitionnelle met les victimes au cœur du dispositif au travers de réparations et de la possibilité qui leur est donnée de s’exprimer publiquement. C’est une bonne chose, mais cette justice est fondée sur un compromis politique destiné à reconstruire une commune humanité : en considérant qu’il existe des victimes, non pas dans un seul camp mais dans les deux camps, elle met parfois sur le même plan les agents et les opposants d’une dictature. Les victimes doivent en outre mettre en avant non pas des revendications collectives – elles menaceraient la réconciliation – mais des souffrances individuelles. Dans ces enceintes, il n’est donc pas possible de se présenter comme un militant et de tenir un discours politique : la victime doit ressembler à une statue éplorée.
Le troisième « commandement », selon votre mot, est la recherche de la vérité. Y parvient-elle ?
La justice transitionnelle a, mieux qu’une institution pénale classique, les moyens d’écrire une histoire collective qui parle à la fois aux victimes et aux coupables. Les Commissions de vérité et de réconciliation proposent ainsi une quantité très importante de récits individuels et un panorama général nourri, par exemple, par les rapports des organisations de défense des droits humains. Ce travail est très intéressant – même si les contraintes politiques lui imposent des limites : l’absence de procédures judiciaires classiques empêche de nommer clairement les coupables, ce qui rend l’écriture d’une vérité commune difficile.
Cette justice tournée vers l’avenir souhaite contribuer à la réconciliation, à la paix et à l’Etat de droit – c’est le quatrième « commandement ». La promesse est-elle tenue ?
Le projet de la justice transitionnelle est de créer un tissu social qui évite le retour des violences politiques. Cette ambition est fondée sur une conception idéaliste de la
société – la conversation serait permanente et la mixité sociale réelle –, mais aussi sur un fantasme moral – il serait possible de former des individus toujours tolérants et vertueux. L’émergence de la violence est pourtant plus complexe : elle est liée, le plus souvent, non pas à des haines individuelles, mais à des aléas et des instrumentalisations politiques. Nous avons encore du chemin à faire avant de traiter des violences passées de manière à améliorer le futur.
Le livre
Sandrine Lefranc
Comment sortir de la violence ? Enjeux et limites de la justice transitionnelle
Sciences politiques et sociologie
28,00 €
(Disponible en numérique)
La justice transitionnelle désigne l’art de pacifier des sociétés au lendemain de périodes violentes – qu’il s’agisse de dictature, de guerres civiles, voire de génocides. Organisations internationales et conseillers des gouvernements l’ont élaborée à partir des années 1990. Poursuites pénales, dialogues, enquêtes et débats publics organisés par des commissions de vérité pour établir la réalité des exactions, réparations matérielles ou symboliques aux victimes, réformes du système judiciaire et des services de sécurité : il s’agit d’abord de rompre avec le passé. Les promoteurs de ces initiatives entreprennent aussi de « guérir » des sociétés perçues comme malades et d’offrir une reconnaissance à des victimes traumatisées. Ils entendent former pour l’avenir des individus apaisés et tolérants susceptibles d’assurer la paix.
D’aucuns voient dans le développement important de ces diverses démarches une extension continue des droits humains et une contribution décisive à la fabrication de paix justes. Mais la violence peut-elle être assimilée à une maladie ? Par ces dispositifs d’apaisement, les criminels politiques sont-ils vraiment punis ? Que sait-on, au juste, de ce que veulent les victimes de violences politiques ?
Cette enquête de vaste ampleur retrace l’émergence et l’essor de la justice transitionnelle, analyse les trajectoires de ses acteurs, scrute les écarts entre les déclarations morales consensuelles et les mises en œuvre concrètes, de l’Argentine à l’Afrique du Sud, du Pérou au Rwanda. En interrogeant ses différents présupposés comme ses résultats concrets, elle déjoue nombre d’évidences et ouvre la voie vers une réflexion renouvelée sur les modalités de sortie de la violence et les déterminants de la paix.
• Sandrine Lefranc
Directrice de recherche au CNRS (Centre d’études européennes et de politique comparée, Sciences Po Paris), spécialiste des questions de justice et de mémoire collective, Sandrine Lefranc a notamment publié, avec Sarah Gensburger, À quoi servent les politiques de mémoire ?
CNRS EDITIONS