Fiche du document numéro 29989

Num
29989
Date
Samedi 29 août 2020
Amj
Auteur
Fichier
Taille
30500
Pages
3
Urlorg
Titre
Gaël Faye : « Le génocide, c’est le silence des vivants »
Sous titre
Alors que sort en salles vendredi 28 août l’adaptation de son roman « Petit Pays », Gaël Faye évoque la manière dont il a vécu le film, la difficulté de la représentation au cinéma du génocide des Tutsis au Rwanda ainsi que sa peur de le voir ressurgir.
Nom cité
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Lieu cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
La Croix : Pourquoi avez-vous accepté que votre livre soit adapté par Éric Barbier ?

Gaël Faye : Quand le cinéma est venu vers moi, j’étais réservé car je n’aime pas trop les adaptations des livres. Mais comme je voulais faire exister le Burundi dans l’imaginaire des gens, je m’y suis résolu. Dans mon roman, j’ai donné une place à cette histoire qui occupe habituellement les brèves d’un journal.

Avec le cinéma, l’effet est plus puissant. Si j’ai accepté la proposition d’Éric Barbier, bien qu’il ne soit ni Rwandais, ni Africain comme on me l’a reproché, c’est parce qu’un auteur qui travaille et qui a de l’empathie peut s’emparer de tous les sujets. Enfin, Éric avait l’expérience des gros budgets de production et il voulait aussi que cette histoire soit ancrée dans le Burundi, à la différence d’autres.

Comment avez-vous réagi en voyant le film ?

G.F : Je n’ai pas pu en parler pendant plusieurs jours. Ça été très violent, des souvenirs sont remontés. Voir les années 1992 à 1995 ramassées en une heure quarante-cinq, la distance entre ce que l’on a vécu et ce que l’on parvient à représenter, c’était brutal. On ne peut pas tout dire à celui qui ne sait pas.

N’est-ce pas l’expérience du rescapé et du témoin ?

G.F : Oui, c’est pour ça que je continue à écrire. On recommence parce que l’on n’a pas réussi à faire le tour de la blessure. En même temps, on ne doit pas conduire l’autre au plus près d’un génocide. Cela serait indécent, je ne le souhaite pas.

En plus, le lecteur ou le spectateur ne le supporterait pas et on le perdrait. Nous ne pouvons pas tout encaisser. En revanche, on peut suggérer les choses par un sentiment, une situation, filmer les répercussions d’un génocide : c’est la figure de la mère de Gabriel, Yvonne.

C’est un magnifique personnage qui nous montre ce que c’est que de vivre dans le temps du génocide.

G.F : Le Rwanda est peuplé d’Yvonne. C’est une réalité qui s’est imposée à moi quand je m’y suis installé. J’en avais plus ou moins conscience mais pas à ce point-là. J’ai assisté à la projection de ce film avec l’une de mes tantes. À un journaliste qui lui a demandé son âge, elle a répondu : « j’ai 26 ans ». Elle était sérieuse alors qu’en réalité elle a un peu plus de soixante ans : 26 ans, c’était le temps qui s’est écoulé depuis 1994. C’est ça, le génocide, c’est le silence des vivants.

C’est là, aussi, la difficulté du Rwanda contemporain : d’une part toute cette jeunesse tournée vers l’avenir et d’autre part ce silence, cette permanence du traumatisme qui flotte dans toutes les familles. Comment mes enfants vont vivre avec ça ? Ceux qui ont connu l’avant et l’après génocide, savent la fragilité des choses, les plus jeunes n’ont pas conscience que tout est précaire.

Qu’est-ce qui rend les choses précaires au Rwanda ?

G.F : La question ethnique, par exemple. 25 ans après, les jeunes croient qu’elle est dépassée. Or, elle est toujours là. Je le perçois avec le négationnisme, avec ceux qui minimisent, banalisent, ou nient le génocide des Tutsi. Il y a aussi la grande question de l’après Kagame. Il est un barrage contre ceux qui veulent terminer le « travail » de 1994, et ils sont encore nombreux.

Pensez-vous possible un nouveau génocide contre les Tutsi au Rwanda ?

G.F : Pas comme en 1994. Mais il y a trop de souffrance dans l’Afrique des Grands Lacs, trop d’instabilités liées aux crises politiques, à la pression démographique, à la pauvreté, à l’impunité. Et les souffrances sont instrumentalisées. Ce qui se passe au Burundi est un avertissement. Malgré les accords de paix de 2002, la solution des quotas ethniques, le Burundi a régressé. Le président Nkurunziza était un orphelin du massacre impuni de 1972.

Le Rwanda a cependant su mettre un coup d’arrêt à cette impunité : les tribunaux populaires Gacaca ont soigné les victimes du génocide, de nombreux combattants du FPR ont aussi été traduits en cour martiale. C’est le personnage de Pacifique, l’oncle de Gabriel, qui rejoint le FPR, libère Kigali, tue les bourreaux de sa famille, passe en cour martiale et est fusillé.

Pacifique a-t-il existé ?

G.F : Je n’ai pas eu d’oncle comme Pacifique. Mais j’ai plein d’amis, de grands frères de copains à qui c’est arrivé.

Pourquoi avoir écrit dans l’introduction du film qu’il y avait deux ethnies au Burundi, les Hutu, majoritaires, les Tutsi, minoritaires, alors que cette catégorisation n’était pas une réalité anthropologique mais une construction idéologique du colonisateur -- le mot ethnie n’existe pas en kinyarwanda -- qui s’est imposée dans les têtes et qui a été la matrice du génocide ?

G.F : C’est juste, je ne suis pas à l’aise avec ces mots. J’en ai parlé avec Éric Barbier. Il m’a répondu que si on ne l’écrivait pas, le spectateur ne comprendrait rien. D’autant que si au Rwanda, on en a fini avec cette vision-là, ce n’est pas le cas au Burundi.

Ne craignez-vous pas que le spectateur qui ignore le sujet prenne au premier degré l’explication donnée par le père de Gabriel à ses deux enfants sur la différence entre les Tutsi et les Hutu : leur nez !

G.F : Lorsque j’ai vu cette scène, je l’ai prise pour ce qu’elle est : une explication absurde. Mais je m’aperçois qu’elle peut être reçue au premier degré comme je l’ai lu dans un article sur le film : pour expliquer la différence entre un Tutsi et un Hutu, le journaliste a écrit que le nez du premier est droit, du second, plat. Je ne m’attendais vraiment pas à ça. Mais c’est vrai, avec le petit pays, on part de loin.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024