Fiche du document numéro 29916

Num
29916
Date
Mercredi 29 juin 2011
Amj
Auteur
Fichier
Taille
33708
Pages
3
Urlorg
Titre
Génocide rwandais : trois Tutsi accusent les Français de viols
Nom cité
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Source
Type
Page web
Langue
FR
Citation
Assises dans un canapé, les yeux dans le vide, c’est avec beaucoup de réserve que trois femmes tutsi témoignent du calvaire qu’elles ont vécu dans deux camps de réfugiés rwandais en 1994.
Mais lorsqu’il s’agit d’évoquer la responsabilité des militaires français, qui étaient en charge de ces camps, leur ton est résolu. Olive (leurs prénoms ont été changés) tonne :
« Pas un seul militaire français n’est parti de ces camps sans avoir violé au moins une femme. »

Elles n’hésitent pas sur l’identité de leurs bourreaux : selon elles, ce sont des militaires français de l’opération Turquoise qui les ont violées. Olive, Diane et Françoise ont porté plainte en 2009 devant le tribunal aux armées de Paris (TAP), chargé de juger les actes des militaires en mission à l’étranger.

Mais lundi, coup de théâtre : leur audition, qui devait débuter ce mardi, est reportée de trois mois car le juge d’instruction chargé du dossier est indisponible pour raison de santé. L’instruction s’annonce ardue, mais les plaignantes sont déterminées à ce qu’elle aboutisse.

« Chaque soir, ils venaient chercher des filles, comme un repas »



En juin 1994, cela fait trois mois que le génocide a commencé dans ce petit pays d’Afrique centrale. La France décide d’envoyer 2 500 hommes, officiellement chargés de mettre fin aux massacres et de protéger les civils des affrontements entre les forces du Front patriotique rwandais (FPR) et du gouvernement intérimaire rwandais.

Mais selon ces trois Tutsi, le rôle des militaires français est loin d’avoir été si noble. A l’unisson, elles les accusent de viols collectifs, systématiques et quotidiens. Olive :
« Les militaires agissaient au vu et au su de tous. Ils rentraient dans les tentes pour prendre des jeunes filles. Puis, ils nous amenaient dans leur quartier militaire, où ils annonçaient à leurs collègues que nous arrivions. On était violées parfois par plus de dix militaires, avec une telle violence. Comme des animaux. Chaque soir, ils venaient chercher des filles, c’était comme un repas. »

Françoise, qui était réfugiée dans un autre camp, décrit une situation un peu différente :
« Les militaires semblaient se cacher de certaines chefs, ils tentaient d’être discrets. Après avoir été violées par un ou plusieurs militaires dans la nuit, il nous arrivait de craquer et de partager notre histoire avec d’autres femmes. Et là, on se rendait compte qu’on avait subi le même sort. »

Selon elle, les premiers à commettre les viols ont convaincu leurs camarades car le temps passant, le nombre de filles violées a augmenté. Toutes trois affirment qu’aucun militaire n’a jamais pris leur défense.

Des Tutsi « découpés » à la machette sous les yeux des Français



Pour ces trois femmes, les viols n’étaient pas des actes isolés, mais ils faisaient partie d’une oppression clairement dirigée contre les Tutsi. Diane, violée à l’âge de 13 ans, affirme que les militaires ne se comportaient pas mieux avec le reste des réfugiés. Selon elle, ils étaient clairement du côté des « Interahamwe », les miliciens hutus qui les pourchassaient.

Elle se souvient : « Un jour, nous étions sortis du camp pour chercher à manger. Les Français nous ont croisés et ramassés dans un camion-benne. Sur la route, nous avons croisé un groupe d’Interahamwe, avec qui les militaires ont parlé. Finalement, ils ont actionné la benne et tous les Tutsi ont été déversés par terre. Les Interahamwe ont commencé à les découper à la machette sous leurs yeux. Je suis une des rescapées. »

Elle poursuit, approuvée par Françoise : « Ils avaient des listes à partir desquelles ils arrêtaient certains réfugiés. Ils les accompagnaient en-dehors du camp, pour les amener aux Interahamwe. Ces derniers n’avaient pas le droit de rentrer dans le camp, mais les Français nous livraient directement à eux. »

« Le parquet a essayé de tuer l’affaire dans l’œuf »



L’accusation est grave, et la réaction du parquet ne s’est pas fait attendre. En juin 2010, il fait appel car il juge que les plaintes, déposées en 2009, sont irrecevables. Selon lui, les accusations de viols ne concernent que des actes isolés et ne sont pas précisément datés. La prescription de dix ans, qui s’applique à ce crime, pourrait donc être dépassée. Laure Heinich-Luijer, avocate des trois femmes : « Le parquet a essayé de tuer l’affaire dans l’œuf car il ne s’agit pas d’exactions individuelles mais bien d’une pratique systématique. Cela met en cause la politique menée par les dirigeants français de l’époque. »

Car c’est finalement ce que retiendra en septembre 2010 la chambre d’instruction de la cour d’appel du tribunal aux armées (TAP). Dans son arrêt, elle considère que les déclarations des femmes et d’autres témoins appuient l’idée que les viols des militaires français étaient utilisés comme arme à l’encontre des femmes d’une seule ethnie, l’ethnie Tutsi. Un acte qui entre « pleinement dans la définition de crime de guerre, crime contre l’humanité ou crime de génocide ». Ces crimes étant imprescriptibles, l’instruction est bien possible.

Contacté par Rue89, le ministère de la Défense n’a pas souhaité s’exprimer, car « il ne commente jamais les décisions judiciaires ».

Pour retrouver les coupables, « il faut que l’Etat y mette du sien »



Le chemin à parcourir reste long : le juge d’instruction devra tenter de retrouver les coupables. Géraud de La Pradelle, professeur de droit et président de la commission d’enquête citoyenne (CEC) sur l’implication de la France au Rwanda, explique que cette tâche n’est pourtant pas difficile à accomplir : « Les militaires français de l’opération Turquoise n’étaient pas nombreux et on sait où ils étaient en poste. Les coupables seraient faciles à identifier. Mais pour cela il faut que l’Etat y mette du sien, ce qui n’a jamais été le cas. »

L’objectif est pour lui plus ambitieux : « Le but est de retrouver les militaires qui sont coupables de ces crimes. Mais cela fait partie d’une stratégie dont le but est que ces militaires, une fois retrouvés, témoignent des ordres formulés par le pouvoir en place à l’époque. Parce que c’est au pouvoir civil qu’obéit l’armée. »

Car si, politiquement, c’est le gouvernement de l’époque qui pourrait être associé à ces crimes, juridiquement seuls les militaires pourraient être poursuivis.

« Il suffit de se baisser pour ramasser des témoignages »



L’Etat français n’a jamais reconnu son implication dans le génocide rwandais et les plaintes de ce type sont très rares. Géraud de La Pradelle explique : « Au Rwanda, il suffit de se baisser pour ramasser de tels témoignages. Mais cela n’aboutit pas à des plaintes par manque de moyens. Ce sont des procédures qui coûtent très cher. »

La pression sociale rwandaise, qui isole les femmes victimes de viols, empêche aussi encore beaucoup de victimes de témoigner. Seule une autre plainte de ce type a été déposée, en décembre 2005. Six rescapés tutsi ont porté plainte contre X devant le TAP pour « complicité de génocide et crimes contre l’humanité ». Le parquet a plusieurs fois entravé la procédure.

Après avoir demandé au juge d’instruction chargé de l’affaire d’entendre les plaignants pour savoir si leur plainte était recevable – ce qui était le cas –, il a fait appel, considérant que seulement deux d’entre elles l’étaient. Il a aussi demandé la nullité des auditions que le juge avait réalisées au Rwanda dans le cadre de son enquête.

L’instruction, en cours, tourne cependant au ralenti : le TAP doit bientôt disparaître, le juge d’instruction chargé du dossier a été remplacé.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024