Fiche du document numéro 29621

Num
29621
Date
2010
Amj
Auteur
Fichier
Taille
109272
Pages
7
Urlorg
Titre
Il y a cinquante ans : “Sire ils vous l’ont cochonné” - Le général Janssens a-t-il provoqué délibérément la révolte de la Force publique ?
Nom cité
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation


Avant l’indépendance, La révolte de la Force Publique, L’opération Mangrove, Le rôle du Général Janssens



La scène est célèbre : le 5 juillet 1960, cinq jours après l’indépendance du Congo Belge, face aux gradés de Léopoldville (Kinshasa) et de Thysville (Mbanza Ngungu) assemblés dans une salle de cours du camp Léopold, le général Janssens, commandant la Force Publique, écrit au tableau noir : « Avant l’indépendance = Après l’indépendance ». Le jour même, la garnison de Léopoldville se révolte ; le lendemain, la garnison de Thysville fait de même. Les jours suivants, toutes les garnisons de la Force Publique se rebelleront tour à tour, prenant en otages leurs officiers et sous-officiers belges et créant des troubles partout dans le pays. La conduite du général Janssens a été jugée de diverses façons par les contemporains et les historiens. Certains évoquent certains traits de caractère confessés par l’intéressé lui-même : amour maniaque de la discipline, goût de la provocation. D’autres croient à une action délibérée : il savait que son intransigeance provoquerait une rébellion qui permettrait sans doute une reprise en mains du pays par les forces métropolitaines présentes au Congo. Avec le recul du temps, il n’est pas sans intérêt de préciser son rôle dans les événements.

Avant l’indépendance



L’annonce de l’indépendance par le roi Baudouin, le 13 janvier 1959, après des troubles sanglants à Léopoldville, avait étonné la plupart des Belges qui savaient que rien n’était prêt à cet égard : il n’existait pas d’élites noires, pas de médecins, de juristes, d’officiers etc. La date butoir du 30 juin 1960, fixée par la Table Ronde tenue à Bruxelles avec les représentants des partis congolais, semblait une gageure. Le ‘pari congolais’ d’amener le Congo Belge à l’indépendance dans la prospérité et la paix imposait une ambiance souriante et optimiste. Mais, sous les sourires de façade, le doute régnait et chacun prenait ses précautions. Les élections législatives de mai 1960 avaient donné la victoire au MNC Lumumba, ce qui ne paraissait pas très favorable aux industriels et colons belges, qui se demandaient s’il était bien raisonnable de poursuivre leurs activités en Afrique. Certains rapatriaient leur famille et leurs capitaux. Les fonctionnaires belges au service du Congo exigeaient et obtenaient par la voie de leurs syndicats des garanties de réintégration en Belgique en cas de départ prématuré.

Les forces métropolitaines sous commandement du général Gheysen, casernées à la base de Kamina (au Katanga) et dans les bases de Kitona et de Banana (près de l’embouchure du fleuve Congo) renforçaient leurs effectifs et leurs moyens. Au début du mois de juin 1960, la Force Navale belge envoyait à Banana quatre algérines armées ainsi qu’un transport de troupes. Le 30 juin, les effectifs des forces métropolitaines atteignaient 3.800 hommes sans compter les 3.000 volontaires belges, sorte de garde civique répartie dans tout le pays, auxquels des armes seraient distribuées en cas de nécessité.

L’indépendance, telle qu’elle était présentée par les politiciens belges, ne plaisait pas au général Janssens, petit homme sec et autoritaire qui avait passé toute sa carrière à la Force Publique. N’ayant côtoyé que des gradés et des soldats noirs dont l’éducation était fruste, il partageait les préjugés de nombreux coloniaux au sujet des capacités intellectuelles limitées des Congolais. Il existait, pourtant, dans la société congolaise, des sujets doués qu’on avait envoyés dans les universités belges, comme Thomas Kanza (à l’UCL en 1952) et Justin Bomboko (à l’ULB en 1955) ou dont on avait fait des prêtres et des évêques. Les universités Lovanium (Léopoldville, fondée en 1954) et d’Elisabethville (Lubumbashi, fondée en 1956) avaient formé en 1960 une vingtaine de diplômés noirs. Une bonne sélection aurait permis de former des officiers valables. Mais le temps pressait et le général Janssens estimait qu’après l’indépendance, il était plus sage de maintenir en service les 600 officiers et sous-officiers (adjudants) belges qui commandaient aux 20.000 hommes de la Force Publique. Aucune objection à ce sujet n’avait été soulevée lors de la Table Ronde de Bruxelles durant laquelle le ministre des Affaires Africaines De Schrijver avait déclaré : « La Force Publique a servi l’administration belge ; elle servira le gouvernement congolais dans un même esprit de loyauté. » Quelques nouveautés avaient pourtant été introduites. Une école d’adjudants congolais créée à Luluabourg en 1959 avait produit sept adjudants en 1960. Une école de pupilles (fils de militaires) triait sur le volet les candidats les plus doués auxquels elle offrait un enseignement moyen du degré supérieur (les trois dernières années d’humanités scientifiques) et une préparation au concours d’entrée à l’Ecole Royale Militaire de Bruxelles. Elle n’en était encore qu’au niveau de la 2ème scientifique. Même si l’un ou l’autre candidat réussissait le concours en 1960, il ne sortirait de l’Ecole Militaire qu’en 1964. Ces initiatives paraissaient insuffisantes aux gradés congolais qui demandaient en vain la création de passerelles leur donnant l’accès au rang d’officiers. En outre, la Force Publique maintenait la disparité des traitements entre Blancs et Noirs. Elle n’avait pas annoncé d’augmentation des soldes après l’indépendance alors que les employés noirs de l’administration calculaient, sans se tromper, que le départ des blancs après l’indépendance leur permettrait d’occuper des postes plus élevés et de multiplier leur traitement par quatre. Le mécontentement régnait dans les garnisons. Certains gradés avaient noyauté secrètement les différentes unités en prévision d’une révolte qui se ferait après l’indépendance, contre le gouvernement Lumumba coupable d’avoir accepté le maintien des Belges à la Force Publique. La Fraternelle des anciens militaires congolais écrivait à Lumumba : « Cher Lumumba, N’oubliez pas que le gouvernement est digne de ce nom grâce à l’armée. Si nos revendications ne sont pas écoutées, le gouvernement s’attendra à une révolte militaire dans tous les camps de la Force Publique. » Des responsables belges, comme le professeur Van Bilsen, préconisaient la constitution d’une force des Nations Unies au Congo avant l’indépendance. D’autres suggéraient d’adjoindre des officiers des Nations Unies à l’Etat Major de la Force Publique durant les premiers temps de l’indépendance. Aucune mesure de ce genre ne fut prise, le gouvernement belge mettant toute sa confiance dans le jugement et l’expérience du général Janssens.

Le général de Cumont, Chef d’Etat Major belge, avait ordonné aux unités casernées en Belgique et en Allemagne de mettre sur préavis de 48 heures des compagnies de marche pour une intervention éventuelle au Congo ou au Ruanda-Urundi. Il y en aurait en tout 26 soit environ 6.000 hommes.

La révolte de la Force Publique



La révolte de la Force Publique le 5 juillet à Léopoldville avait surpris et indigné les coloniaux et l’opinion publique belge. Le 30 juin, les cérémonies de l’indépendance s’étaient mal passées. Le 1er Ministre Lumumba, en réponse au discours protocolaire du roi Baudouin, avait évoqué les souffrances des Congolais sous le régime colonial. La presse belge le diabolisait et l’accusait d’avoir injurié le roi.

Dès la révolte du 5 juillet, le général Janssens avait ordonné à la 4ème Brigade de Thysville d’envoyer des détachements de maintien de l’ordre à Léopoldville. Elle s’était révoltée à son tour, suivie par d’autres garnisons. Le 6 juillet, sans en informer le gouvernement congolais, le général Janssens réclamait au général Gheysen l’intervention des forces métropolitaines .

Le président Kasavubu et le 1er Ministre Lumumba prenaient des mesures pour mettre fin à la révolte: l’africanisation des cadres – ce qui signifiait le départ des officiers et sous-officiers belges – , la nomination de tous les militaires congolais à un grade supérieur et une augmentation des soldes de 30%. Ils parcouraient les différents camps pour calmer les esprits mais à Elisabethville (où la sécession avait été proclamée la veille) et à Stanleyville (Kisangani), des officiers belges leur interdirent d’atterrir.

Le 8 juillet, le gouvernement belge, en conseil de cabinet restreint, ordonna l’envoi des cinq premières compagnies de marche. Le 9 juillet, il décida de mobiliser deux bataillons para-commandos et d’envoyer au Congo les ministres De Schrijver et Ganshof van der Meersch pour tenter de convaincre Lumumba de la nécessité de mettre en œuvre des troupes belges. Le 10 juillet, il insista sur la nécessité de rétablir le fonctionnement du port de Matadi (150 Km en amont de l’embouchure du fleuve Congo) et la liaison ferrée Matadi-Léopoldville. Dès le 10 juillet, la compagnie de marche du commandant Weber avait atterri à Elisabethville et le 11 juillet Moïse Tshombe avait proclamé la sécession du Katanga. Le gouvernement belge était divisé à ce sujet. Fallait-il reconnaître le nouvel état katangais ? Le ministre de la Défense Gilson était pour. Le ministre des Affaires Etrangères Wigny était contre, ainsi que le ministre Harmel et Théo Lefèvre, président du parti social chrétien. Il fut décidé de ne pas reconnaître le Katanga mais de l’aider par tous les moyens. Le général de Cumont, Chef d’Etat-Major Général, présent à Elisabethville, déclarait dans une conférence de presse que le gouvernement sécessionniste obtiendrait toute l’aide nécessaire des forces métropolitaines. Le gouvernement belge lui recommanda plus de discrétion à l’avenir.

Le 11 juillet, l’opération aéronavale ‘Mangrove’ sur Matadi par les forces métropolitaines fut considérée, malgré son échec, comme une agression de la Belgique contre l’Etat congolais, qui n’en avait pas été informé. Kasavubu et Lumumba firent immédiatement appel aux Nations Unies, qui invitèrent la Belgique à retirer ses troupes, et qui envoyèrent dès le 16 juillet des détachements de casques bleus.

Le 14 juillet, le Congo rompit ses relations diplomatiques avec la Belgique. Cette dernière, vu l’urgence, maintint pourtant son ambassade et ses consulats. Le gouvernement belge de l’époque n’avait manifestement aucun respect pour la souveraineté du Congo. On ne parla plus pendant longtemps de l’amitié belgo-congolaise.

L’opération Mangrove



A Kitona, le 10 juillet au soir, un ordre d’opération aéronavale fut donné aux forces métropolitaines afin de s’emparer du port de Matadi et de son port pétrolier (sur la rive gauche, 6 Km en aval de Matadi à hauteur d’ Ango-Ango). Il fallait au préalable neutraliser à Matadi le camp Redjaf de la Force Publique et l’artillerie anti-aérienne qui en dépendait (des Bofors 40 mm et des Oerlikon 20 mm). L’appui aérien était constitué par quatre chasseurs à hélices T6 (Harvard) venus de Kamina ; ils étaient équipés de mitrailleuses et de roquettes. L’appui naval était constitué par quatre algérines dont l’armement principal était un canon de 102 mm. Trois d’entre elles emportaient des fantassins appartenant soit à des compagnies de marche soit à une unité para-commando, en tout environ 400 hommes. La Task Force, placée sous le commandement du capitaine de vaisseau Petitjean, se mit en mouvement à partir du port de Banana durant la nuit du 10 au 11 juillet.

Dès le 8 juillet, la population civile de Matadi s’était réfugiée dans les bateaux de commerce amarrés dans le port, en particulier dans la malle congolaise Jadotville où avait pris place le gouverneur Cornelis dont la fonction avait pris fin avec l’indépendance. Le jour même, des mutins du camp Redjaf avaient perquisitionné les maisons pour confisquer les armes, en particulier celles des volontaires blancs et quelques incidents avaient eu lieu. Selon les directives du gouvernement belge, l’opération Mangrove n’avait pas pour but de porter aide aux civils belges de Matadi, tous évacués, mais de s’emparer du port et de rétablir son fonctionnement ainsi que celui de la ligne de chemin de fer vers Léopoldville.

L’attaque du 11 juillet fut un échec. Les gradés et soldats du camp Redjaf sous les ordres de l’adjudant Ingila utilisèrent leur armement comme ils l’avaient appris à l’instruction, l’autorisation d’ouvrir le feu ayant été donnée par radio par l’adjudant Bobozo qui commandait désormais la 4ème Brigade de Thysville. Les éléments belges débarqués ne purent s’emparer de leurs objectifs insuffisamment neutralisés. Les Harvard soumis à un tir antiaérien intense ne purent attaquer l’objectif avec toute l’efficacité nécessaire. Un d’entre eux, endommagé par les tirs, dut se poser dans la savane. Les autres réussirent à immobiliser une colonne de renfort de la 4ème Brigade partie de Thysville en direction de Matadi. Dans la soirée, l’Etat Major métropolitain ordonna le rembarquement et le repli vers Banana. L’opération était parvenue à reprendre au passage le contrôle de la ville de Boma, vidée comme Matadi de sa population belge. C’était le seul succès notable. Cette agression belge provoqua l’indignation de tous les Congolais, en particulier des soldats mutinés de la Force Publique. Elle entraîna des voies de fait contre les officiers belges otages de la rébellion et leur famille. Il y eut par exemple des viols à Thysville et Léopoldville et des incidents divers dans le district de la Tshuapa en Province de l’Equateur (Boende, Djolu, Ikela..) Un détachement marocain des Nations Unies vint s’établir à Matadi dès le 23 juillet.

Les moyens de l’opération Mangrove étaient insuffisants pour conquérir un objectif bien défendu. L’Etat Major métropolitain croyait sans raison que les mutins se débanderaient aux premiers coups de feu. Les événements démontrèrent que sans leurs officiers blancs, les Congolais étaient capables d’une défense efficace, malgré des pertes estimées à plusieurs dizaines de morts suite aux tirs des algérines et aux attaques aériennes. Un tir malencontreux d’une algérine avait mis le feu à une des énormes cuves de produits pétroliers à Ango-Ango.

En Belgique le ministre Gilson justifiait l’opération par la nécessité d’éviter la paralysie de l’axe Matadi-Léopoldville et l’asphyxie de Léopoldville. La Belgique agissait donc comme si elle exerçait encore le pouvoir dans son ex-colonie. Or, les mutins de la Force Publique ne voulaient nullement bloquer l’axe Matadi-Léopoldville ; leur objectif était l’africanisation des cadres et le départ des Belges. Ils auraient pu empêcher le départ des bateaux de commerce chargés des civils belges de Matadi ou même les prendre sous leur tir mais ils s’en étaient abstenus puisque cette fuite correspondait à leurs plans et qu’ils n’avaient aucune intention de tuer des Belges. Le port était effectivement à l’arrêt suite à une grève temporaire du personnel des chemins de fer et des dockers mais il reprendrait bientôt ses activités.

Le rôle du général Janssens



Le général Janssens n’ignorait pas le mécontentement de ses troupes ni le risque d’une rébellion. Le 2ème Bureau de la Force Publique qui entretenait un réseau d’espionnage dans toutes les unités avait dû l’en avertir. Pris au premier degré, son discours du 5 juillet aux gradés sur le thème ‘avant l’indépendance = après l’indépendance’ paraissait un effort désespéré pour maintenir son autorité et celle des officiers blancs.

On pouvait aussi le comprendre comme une provocation à une rébellion qui servirait de prétexte à une intervention militaire belge. Une partie des effectifs et des moyens belges était déjà disponible dans les bases de Kamina, Kitona et Banana et les premières compagnies de marche pouvaient arriver dans un délai de trois jours après en avoir reçu l’ordre. Le général Janssens n’avait que du mépris pour les politiciens belges qui avaient organisé une indépendance inviable dans des délais absurdes. En outre, ils avaient favorisé la constitution de partis politiques, de syndicats et introduit la démocratie dans une société qui, à ses yeux, n’était pas prête à la recevoir. Une reprise en mains rapide par les militaires belges permettrait de stabiliser la situation et de redéfinir les conditions de l’indépendance, peut-être dans un cadre fédéral. Le général connaissait évidemment les tendances sécessionnistes de Tshombe au Katanga et de Kalonji au Kasai qui paraissaient favorables aux intérêts belges.

Dès le 6 avril, il invite le général Gheysen à intervenir dans les deux centres de rébellion, Léopoldville et Thysville- Matadi. Il insiste très certainement sur la nécessité de contrôler l’axe Matadi-Léopoldville. Il n’avait pas prévu certaines évolutions :

Pas plus que le gouvernement belge, le général Janssens n’a témoigné le moindre respect à la souveraineté du Congo ni aux représentants de son gouvernement. Il a agi comme si le Congo appartenait encore à la Belgique.

Après son départ, le goût de la provocation ne l’avait pas quitté. Lorsque Léopold II avait été forcé de remettre l’Etat Indépendant du Congo à la Belgique, il avait murmuré : « J’espère qu’ils ne vont pas me le cochonner ! » Le général Janssens convoqua les médias devant la statue équestre de Léopold II à Bruxelles, près du Palais Royal, déposa une gerbe et s’écria : « Sire, ils vous l’ont cochonné ! »

Paul Antheunissens
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024