Citation
République française
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DELEGATION
AUX AFFAIRES
STRATEGIQUES
Paris, le 24 février 1995
N° 109 DEF/DAS/SDQR/PC/CD
[document classé CONFIDENTIEL DEFENSE]
NOTE
O B J E T : Evaluation politico-militaire de la crise du Rwanda
P. JOINTES : 9 annexes [non reproduites]
L’exercice tenté par la D.A.S. est d’un genre assez nouveau. Il a pour but, à travers une analyse a posteriori, du déroulement de la crise rwandaise tout au long de l’année 1994 :
- d’une part, d’évaluer les moyens d’informations institutionnels dont disposait le gouvernement français pour juger de l’évolution d’une situation de plus en plus dramatique, au point de donner lieu à un des génocides les plus graves de ces dernières années. Pour ce faire, la D.A.S. a repris les collections de Télégrammes Diplomatiques, les dépêches et rapports de l’Attaché de Défense à Kigali dont elle avait été rendu destinataire, et les notes de la DGSE.
- d’autre part, de mesurer à posteriori, l’image que les principaux intervenants français conserveront dans l’opinion publique, à travers les livres et publications que la crise du Rwanda a suscitées (cf. annexe I).
- enfin, d’essayer de tirer quelques leçons sur les outils nouveaux que la crise du Rwanda a fait naître (Zone Humanitaire sûre, méthode de coordination des actions militaires et humanitaires sous l’égide d’un diplomate). Cette partie n’a pu être menée à bien que grâce à des entretiens téléphoniques avec des responsables d’ONG présents au Rwanda (MSF, AICF, Première Urgence, Equilibre).
Cet exercice est périlleux et il ne vise pas à distribuer des satisfecit, mais à évaluer les moyens de l’action gouvernementale. Une attention particulière a été portée sur l’image des militaires et la façon dont les interventions du Ministère de la Défense, ont été analysées à l’extérieur.
1) La spécificité de la crise rwandaise et les moyens d’information étatiques1
En termes d’informations officielles, la crise du Rwanda a vécu deux époques différentes :
- jusqu’à l’évacuation de l’Ambassade de France à Kigali le 12 avril 1994, les analyses diplomatiques et militaires se complètent des fiches de la DGSE ;
- après l’évacuation et jusqu’à l’arrivée des premiers contingents de Turquoise, seule la DGSE continuait à produire ;
L’installation de Turquoise transforme les conditions de gestion de la crise et n’entre pas dans cette première partie.
D’une analyse a posteriori de la crise rwandaise, à travers les sources d’information officielles, il ressort pour l’essentiel :
I.1.- Jusqu’à l’évacuation de l’Ambassade de France à Kigali, le 12 avril 1994, une focalisation dans les TD et les analyses du poste militaire sur les sujets pouvant intéresser les autorités gouvernementales françaises : ainsi le primat accordé aux différentes évolutions des négociations d’Arusha, aux frémissements des dissensions internes au FPR, aux avancées ou reculs des lignes de front pendant les reprises d’hostilités, a masqué totalement l’analyse sur les résistances du Président Habyarimana dans l’application des différentes versions des accords, ou, beaucoup plus grave, la mise en place des réseaux et des milices responsables du futur génocide. La crise a été pensée tout au long de sa genèse en termes trop strictement politiques (le FPR contre Habyarimana, anglophonie contre francophonie,…) plutôt que ethniques et sociaux. Ainsi le gouvernement français offrira l’hospitalité à des personnalités qui se révèleront être ensuite des « V.I.P. du génocide » (Mme Habyarimana, Protais Zigiranyirazo « Monsieur Z », Fernand Namimana [Ferdinand Nahimana] l’idéologue du génocide, …). Lorsque l’ampleur de celui-ci sera connue, les autorités politiques devront amalgamer toutes les personnalités du parti gouvernemental dans une [un] même opprobre, suivant en cela l’analyse de la presse, faute d’une connaissance fine du rôle des différents acteurs. De ce fait, le gouvernement français a ainsi été privé d’interlocuteurs : ni FPR, ni personnalités gouvernementales.
- Seule la DGSE dans une note du 12 janvier 1994, a alerté les responsables sur l’existence de la stratégie de provocation de milices Interhamwe [Interahamwe] (milices du parti-gouvernemental) contre les forces du FPR dans Kigali, et contre les Paras belges. Elle attire l’attention sur les responsabilités particulières du CEMA des Forces armées rwandaises. Par la suite, la DGSE fera régulièrement connaître la politique de blocage du Président Habyarimana, dans le processus de réconciliation, les distributions d’armes à la population… (Note du 24 février 1994).
I.1.- Après l’évacuation de l’ambassade le 12 avril 1994, la DGSE continuera seule à fournir des informations. S’intéressant d’abord au déroulement des hostilités, elle attirera assez vite l’attention (Note du 4 mai 1994) sur l’importance des massacres commis surtout par les forces gouvernementales, (sans oublier ceux commis, dans une moindre proportion, par le FPR). La DGSE propose d’ailleurs à cette même date, une condamnation publique sans appel des agissements de la Garde Présidentielle et du Colonel Bagosora, Directeur de Cabinet du Ministre de la Défense.
A cette date, la communauté internationale s’est émue depuis quelques jours de la situation. Le 25 mai, la commission des droits de l’homme de l’ONU vote une résolution employant le terme de « génocide ».
I.3.- La critique a posteriori est facile. Il reste que certains faits se devaient d’attirer l’attention du poste à Kigali (cf. annexe 2 : « Les dix commandements d’un Hutu » publiés en décembre 1990, ou le témoignage de Janvier Afrika, ancien membre des réseaux Zero [Zéro], qui parla à la presse en octobre 1990). La liste des massacres plus ou moins organisés annonciateurs de la tragique réalité de l’été 1994, ont été nombreux (Kibilira octobre 1990, Bigague [Bagogwe] Janvier 1991, Bugesera Mars 1992, Kibuye août 1992, Gisenyi début 19932). Ainsi le chef de poste ne parla-t-il que de « rumeurs »3 quand le génocide débuta (2ème quinzaine d’avril 1994). Certes, les ONG elles mêmes n’évoquèrent le terme de génocide qu’à la fin mai, c’est-à-dire en même temps que la communauté internationale. Le terme ne fut officiellement repris par le Ministre des Affaires étrangères français, M. Juppé, que le 16 juin (le 15 par Mme Michaux Chevry).
I.3.- La ligne de conduite du poste de Kigali doit se lire comme le résultat conjugué de trois règles de conduites diplomatiques : la pratique d’une ligne diplomatique habituelle (contacts d’abord avec les autorités), implicite en situation de crise (peu de contacts avec l’opposition) ou affichée (pas de contacts avec le FPR). Les carences qui en résultèrent, se révélèrent graves dans le déroulement de la crise, quand il fallut envoyer deux missions, officielle et officieuse, pour rencontrer (enfin !) les responsables du FPR, alors que se mettait en place l’opération Turquoise.
- Il apparaît donc utile quand se constitue une cellule de crise, d’associer, autant que faire se peut, des personnalités expertes extérieures à la l’administration dont l’information ne dépende pas exclusivement des moyens gouvernementaux et entretiennent des contacts avec les différentes parties en conflit (cf annexe 4). C’est là une technique assez généralement pratiquée pour la conduite de crises dans d’autres grandes démocraties.
II) Les explications données à la politique française dans les ouvrages postérieurs à la crise et l’image des différents acteurs
La tonalité générale des ouvrages est très critique, à l’exception du livre de Pierre Erny paru avant le génocide. Les auteurs considèrent que le succès de l’opération Turquoise n’a pas lavé les péchés de connivence avec le régime Habyarimana et les explications les plus fréquemment données pour expliquer les choix de politique française, sont :
II.1.- Les liens personnels, établis entre décideurs français et responsables rwandais. Du plus haut niveau de l’Etat jusqu’aux gestionnaires du dossier dans les différentes administrations françaises, l’essentiel de la politique est analysée comme affaire de réseaux, de domaine réservé et de décisions occultes. Ainsi, les différents auteurs voient-ils dans la poursuite des livraisons d’armes aux FAR jusqu’en juillet 1994, la preuve de l’hétérogénéité des actions françaises pour soutenir le régime défunt, et la difficulté de faire ressortir une politique générale.
II.2.- Le second argument donné, pour justifier de l’importance de l’engagement français aux côtés de Kigali, avant et pendant la crise, serait un enjeu de crédibilité de la politique africaine de la France, surtout dans ce pays qui jouxte le Zaïre.
II.3.- L’enjeu de la Francophonie contre la présence anglophone que représentait le FPR, est également rappelé.
II.4.- Certains auteurs évoquent la nécessité de protéger le bastion catholique que représentent le Burundi et le Rwanda face à la poussée de l’Islam en Afrique de l’Est.
II.5.- Enfin, certains auteurs avancent que les dérives de la politique française au Rwanda proviendraient de ce que celle-ci était devenue « l’affaire des militaires ». Dans ce terme générique, on trouve indifféremment les agissements imputés aux officiers de la DGSE (rôle du Colonel Mantion), du DAMI et de la mission militaire de Coopération ou, plus rarement, des opérations Amaryllis ou Turquoise. C’est comme cela que les analystes expliquent depuis 1990, la part active prise par les « militaires » pour sauver le régime Habyarimana face aux offensives du FPR. Les rumeurs de livraisons d’armes aux FAR, comme l’opposition de la France au vote de la résolution 918 du Conseil de sécurité portant embargo sur les armes, le 17 mai 1994, viendraient, selon eux, étayer cette thèse.
Des accusations graves sont portées sur le rôle joué, activement ou passivement, par les troupes françaises : participation à des interrogatoires « musclés » de prisonniers du FPR, enlèvement et « disparitions » de Tutsis dans des camps où étaient présents des personnels militaires français qui « ne pouvaient pas ne pas savoir » comme le camp de Bigagwe… [Bigogwe].
La fonction particulière occupée par certains officiers auprès des autorités de Kigali (colonel Thibault, ancien de la DGSE, Conseiller de Habyarimana de 1990 à la fin de 1993) est vue, par certains auteurs, comme la preuve de la dynamique proprement militaire de la diplomatie française. Avec des informations, les ouvrages contribuent ensuite à diffuser des rumeurs et à entretenir des méfiances (l’emploi, connu publiquement très rapidement, des hommes du COS dans le déploiement de Turquoise est analysé comme la preuve d’opérations quasi-secrètes aux intentions louches, par exemple la destruction des plantations de haschich dans la zone de la future ZHS).
Il faut dans cette analyse, faire la part de la polémique, mais certains auteurs soulignent, par exemple, que la coopération militaire avait pu atteindre à certaines époques, 200 M.F. pour une coopération civile de 100 M.F. ; que, à côté de 34 coopérants techniques et 18 enseignants, il y avait jusqu’à 700 militaires, pour quelques centaines de ressortissants, mettant en valeur le décalage entre l’explication officielle et les « causes cachées » d’une telle présence.
Certains auteurs mettant en valeur ce décalage entre l’explication officielle et les « causes cachées » d’une telle présence, y voient la preuve du poids des services secrets dans la politique française au Rwanda. Ils pensent ainsi que l’analyse de la DGSE l’a emporté sur les autres, en voulant pour preuve le qualificatif « Khmers noirs » attribués, selon eux, par la France aux troupes du FPR.
De la sorte, les erreurs de la politique française au Rwanda semblent, pour l’essentiel, être imputées au rôle joué par « les militaires ». La multiplicité des décideurs politiques agissant à travers la présence d’officiers aboutit à faire porter à ceux-ci, pratiquement en tant que catégorie sociale, l’essentiel de la responsabilité. Pour être plus précis, encore faut-il dire que les administrations agissantes avant la crise sont, pour les différents auteurs, l’Elysée et la Coopération, voire l’Intérieur. Par contre, l’opération Turquoise est analysée dans les différents ouvrages comme le retour en force de Matignon, des Affaires étrangères et de la Défense sur un dossier africain.
III) Réflexions sur les outils de gestion de la crise
III.1.- Le Rwanda est d’abord l’échec d’une certaine forme de diplomatie préventive. Les efforts internationaux pour tenter de résoudre la crise, ont été nombreux (accord Arusha I et II, engagement de l’ONU, déploiement de forces avec la MINUAR…). On peut essayer d’en dégager quelques explications de cet échec :
- la différence de positions entre les principaux pays intéressés à la solution de la crise. La France et la Belgique ont joué dans des sens diplomatiques différents donnant ainsi des signaux contradictoires : la première poursuivant les livraisons d’armes et le soutien ou [au] régime, alors que la seconde arrête toute coopération militaire.
- la spécificité de la crise n’a pas été prise en compte. L’action sur les acteurs politiques d’Arusha devait se doubler d’une autre, très ferme, à l’encontre des personnalités préparant le génocide. Ni la Radio Mille Collines, ni les intellectuels appelant au massacre, ni les fondements ethniques de l’Etat rwandais n’ont été pris en compte et traités.
- tous les moyens de pression internationaux n’ont pas joué simultanément et parallèlement pour faire appliquer les accords d’Arusha, tant sur le Rwanda, que sur l’Ouganda, puissance protectrice du FPR.
- la MINUAR, dotée d’un mandat et surtout de moyens insuffisants, n’a pu s’opposer au début des massacres dont elle a été elle-même victime, par l’assassinat de dix casques bleus belges, chargés de protéger le Premier Ministre, Madame Agathe UWILINGIYIMANA. On lira avec effroi, le récit fait par Colette Braeckman de cet épisode tragique (annexe 5). On peut, a posteriori, se demander si l’opération AMARYLLIS d’évacuation des ressortissants n’aurait pas dû être conçue comme un renfort apporté à la MINUAR et donc comme une façon d’arrêter les massacres naissants dans la capitale.
Dans son volet strictement militaire, la diplomatie préventive en Afrique doit donc pouvoir agir sur la réalité locale (désarmement des milices, mandat de police civile, …) pour contribuer à entraver les facteurs multiplicateurs de la crise.
III.2.- La création d’une Zone Humanitaire Sûre est incontestablement riche de leçons. Selon les auteurs, elle aurait permis de sauver 15 000 Tutsis environ. Le succès de l’opération est toutefois tempéré par certaines critiques des analystes. En particulier, le sentiment assez général est que l’ONU (ou la France) aurait dû donner un mandat plus intrusif, aux militaires : arrêter les responsables, stopper les massacres, détruire ou brouiller la radio Mille Collines…
Certains auteurs regrettent que l’installation de la ZHS n’ait pas été accompagnée d’un projet politique et diplomatique de la communauté internationale de nature à faire cesser les massacres et les migrations. Plutôt qu’une « solution à l’allemande » (arrestation et jugement des responsables du génocide, maintien des populations en place), on a ainsi glissé vers un scénario « Khmers rouges » dans lequel les assassins ont poussé devant eux les populations vers les sanctuaires humanitaires zaïrois. L’expérience du Rwanda a été douloureuse pour les ONG qui, réticentes à participer à l’opération Turquoise pour raison de méfiance à l’encontre de la France, se sont trouvées en porte à faux devant le sauvetage humanitaire auquel était en train de procéder l’armée française au Rwanda. Aussi ne faut-il pas s’étonner du bilan critique qu’elles tirent. Elles estiment que l’expérience rwandaise est le pire des scénarios de ce qu’elles appellent le « piège humanitaire » qui permet ainsi à des miliciens armés (Khmers rouges, technicals somaliens ou miliciens rwandais) de détourner l’aide internationale à leur profit et au détriment des populations réfugiées. Elles en arrivent aujourd’hui à réclamer un droit de non-intervention humanitaire.
La position de neutralité adoptée par une puissance tierce pour contribuer à un sauvetage humanitaire, se trouve toujours confrontée à la nécessaire compétence judiciaire que le jugement des responsables de la catastrophe humanitaire appelle. On retrouve la même question en Yougoslavie.
III.3.- Enfin dernier problème, la coordination des actions sur place, a été conçue autour d’un diplomate français, avec le légitime souci d’harmoniser les actions humanitaires publiques et privées. La critique des ONG a surtout visé ce mode de coordination qui semblait mettre leurs actions sous la responsabilité politique de l’Etat français dont la culpabilité antérieure est toujours rappelée. Autant les modalités de travail avec les commandements militaires sur le terrain sont restés au delà de toute critique, autant ce mode de gestion a été vivement contesté. Il faut en tirer les conséquences pour l’avenir.
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Les auteurs de ces lignes n’entendent pas donner des leçons mais essayer de tirer quelques éléments de réflexion. Ceux-ci pourront peut-être servir à empêcher l’explosion d’une crise qui pointe chaque jour plus précisément, celle du Burundi. Il faut malheureusement constater qu’aucun des éléments de reproduction des crises dans cette région n’a disparu (annexes 6, 7, et 8). / [signature manuscrite].