Fiche du document numéro 29423

Num
29423
Date
Vendredi 5 août 1994
Amj
Auteur
Fichier
Taille
34294
Pages
4
Urlorg
Titre
Rwanda : L'engrenage du génocide vécu par une jeune Tutsi
Sous titre
Bibliothécaire au centre culturel français de Butaré, puis de Kigali, depuis 1986, Charles Rubagumya, trente ans, a quitté la capitale rwandaise le 13 avril après avoir été évacué par les militaires belges. Le témoignage de ce jeune tutsi permet de mieux comprendre le mécanisme des massacres : comment un voisin se transforme en tueur, comment la machette devient un passeport, et comment la responsabilité individuelle ne pourra que se diluer dans une sorte d'oubli collectif et de pardon à la multitude des "tueurs innocents", selon l'expression de l'historien Jean-Pierre Chrétien.
Nom cité
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Lieu cité
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Mot-clé
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Je n'ai pas connu mon père. Il était juge. Il a été tué après les événements de 1963. Je suis allé seulement à l'école primaire, au Rwanda. J'ai passé l'examen pour continuer mais je n'ai jamais obtenu mes résultats. C'était la politique d'équilibre ethnique. Ils n'ont même pas voulu me donner le papier de sortie. J'ai dû partir en cachette au Zaïre pour poursuivre mes études. Le 6 avril [1994], j'ai appris par la Radio des Mille Collines, vers 20 h 30, que l'avion du président avait été abattu. La radio n'avait pas vraiment de programmes ni d'heures d'information. Ils annonçaient ce qui tombait. Cela commençait toujours par "on vient d'apprendre". On vient d'apprendre que Untel a des munitions. C'était pour le signaler. Le lendemain, la milice était chez lui. La radio ne restait jamais deux minutes sans parler d'ethnie. Depuis plusieurs mois, il y avait une tension. On voyait des morts sur la route. On se disait : il manque un déclencheur. On pensait à une mort mais jamais à celle du président. On était au point de le prendre pour un immortel. J'ai eu peur. Complètement. Je n'ai même pas pu dormir. Si j'avais eu une voiture à moi, je me serais enfui tout de suite. Je n'ai jamais fait de politique mais, Tutsi, c'est toujours la cible. J'attendais qu'il fasse jour pour pouvoir partir de Kigali. Et je me disais, si je n'arrive pas à partir, j'irai me réfugier au centre culturel, à 800 mètres de chez moi. Avec les Français, c'était comme un blindé, une protection. J'avais des amis qui faisaient partie de la milice. On partageait un verre. Il n'y avait jamais eu de problème entre nous. Parfois, ils portaient des bottines militaires. On les voyait transporter des grenades, les emballages étaient transparents, ou bien des banderoles du parti du président. Mais j'avais confiance en tout le monde, je me sentais honnête, c'était une naïveté. À 5 heures du matin, la radio a annoncé un couvre-feu total. Les militaires circulaient dans toutes les rues. J'habitais au troisième étage d'un immeuble. Mon voisin immédiat faisait partie de la milice. C'était un ancien gendarme. Il y avait une petite tension, mais on se voyait par la fenêtre. Je lui faisais des signes. Dans mon immeuble, il y avait plusieurs filles et un Hutu au deuxième étage. Lui était très ami avec les milices. La nuit, il allait avec eux faire des pillages. En revenant, il nous racontait qu'il était otage. Il y avait des tas de questions que je commençais à me poser.

Seul laissez-passer, la machette



À un moment, quand le voisin a cessé de nous saluer, c'est lui qui faisait l'intermédiaire. J'essayais de lui dire que tous les Tutsis n'étaient pas du Front patriotique rwandais mais ils ne consultaient personne. Ils avaient leur politique. On avait un petit stock de nourriture. Les filles faisaient la cuisine. On envoyait une partie de la nourriture aux voisins de la milice. On ne les considérait pas comme des forces hostiles. Ils nous renvoyaient la vaisselle. On avait aussi essayé de corrompre les veilleurs de l'immeuble. Ils avaient pour consigne de dire qu'il n'y avait plus personne dans l'immeuble. À un moment, ils ont lâché. Ils sont allés piller aussi. On essayait de ne pas s'approcher des fenêtres pour ne pas se faire remarquer. Dans la rue, il y avait des corps. Le seul laisser-passer, c'était d'avoir une machette en mains. Celui qui se promenait sans, il était contrôlé par les militaires. Moi, je ne savais pas prendre une machette. Je n'en avais même pas, je ne pouvais pas oser. Grâce à un autre voisin qui avait le téléphone, j'ai contacté à six reprises mon collègue français du centre culturel pour lui dire que j'étais menacé. Je ne demandais pas à venir en France, juste à faire les 800 mètres jusqu'au centre culturel. Je l'ennuyais à chaque fois que je rappelais mais je n'avais pas d'autre moyen. Je ne voudrais pas donner son nom : aujourd'hui, je suis boursier du gouvernement français. Un jour, on a été pillés par ces mêmes voisins. Ils ont frappé à la porte, j'ai vu que c'était eux, j'étais soulagé mais ils avaient des mines étranges, ils n'ont même pas dit bonjour. Ils nous ont accusés d'avoir des fusils. Je les ai suivis de près pour voir qu'ils n'en déposaient pas. Dans un placard, ils ont trouvé une machine à raser, ils l'ont prise. C'était mes dix ans de service qu'ils ont volés en trente minutes. Quand on travaille, on s'équipe. Le poste radio, les draps de lit, ils se servaient. Chacun prenait ce qui l'intéressait. Ils m'ont enfermé dans mon appartement et sont partis avec la clef. C'était vers une heure du matin, dans la nuit du 10 au 11 avril. On perd la notion du temps dans ces cas-là. On n'a pas faim. J'étais otage, et j'étais un témoin gênant de leur pillage. J'étais sûr qu'ils allaient revenir me tuer. J'étais sûr de mourir. Il n'y avait pas que moi : dans la rue, c'était plein. Je n'aurais pas souhaité la machette, un coup ne suffit pas. Les militaires tiraient sur la jambe, tu tombais, le reste c'était pour la machette. Mourir d'une balle, c'était un luxe. J'ai troué mon faux plafond et je suis sorti dans le couloir. Dans la rue, j'ai vu un membre de la garde présidentielle. J'ai décidé d'aller le provoquer, j'étais prêt à lui donner un coup de poing pour qu'il tire sur moi. En fait, il a été étonné. À cause du degré de métissage, il y a des tas de gens dont on ne peut pas savoir l'ethnie. Moi, il devait savoir. J'ai tenté de le corrompre. Il était en voiture. Je ne lui ai pas dit l'endroit pour ne pas lui laisser le temps d'anticiper. Je lui indiquais seulement le chemin. Devant le centre culturel, j'ai sauté de la voiture en marche. Le portail était gardé par les militaires français. Une centaine de militaires. Ils sont partis le lendemain, ils nous ont laissés là : le projectionniste, qui était menacé depuis février et qui était logé au centre culturel, son épouse, les enfants, les trois gardiens et moi. Je me disais, c'est pas possible, ils ne vont pas nous laisser devant des tueurs comme ça. Ils ont emballé toutes leurs affaires et dit qu'ils n'avaient pas la mission d'évacuer les Rwandais. Ils nous ont donné des biscuits. En partant, ils ont emporté leurs rations mais avant, on leur en avait pris en cachette.

Pas question de se venger



Ce sont les paras belges qui nous ont évacués. Je ne savais pas quoi leur raconter. Qu'est-ce que j'avais à leur rappeler comme souvenirs communs, comme services rendus ? J'avais honte. Les Belges nous ont emmenés à l'école française puis à l'aéroport. On étaient cachés sous les sièges. La radio disait, si ce n'est pas le FPR qui a tué le président, ce sont les Belges. Ils étaient menacés. Les Français, eux, ils n'avaient même pas besoin d'un fusil pour se promener dans Kigali. Je sais que ma tante Rosalie a été tuée. Ma famille vient de Butaré. Elle était la femme du dernier roi du Rwanda, Rudahigwa, mort en 1959. Je ne sais pas où sont ma mère et mes sœurs. Plutôt que de rester dans cette ambiguïté, je voudrais retourner là-bas pour constater. Je suis le chef de famille. Je voudrais aussi récupérer les factures de construction de la maison et aussi mon diplôme. Et revenir en France après, pour finir mes études. Il n'est pas question de se venger. C'est consommé. Nous venger, ça ne va pas ramener les morts. Si je revois mon voisin milicien, j'irai voir les autorités pour le dénoncer, je ne prends pas cela pour une vengeance. Tous les Rwandais ne sont pas sur les listes du FPR. Tout le monde ne sera pas condamné à mort. Si quelqu'un se reproche quelque chose, il ne sera pas aussi à l'aise que moi : j'ai encaissé toutes mes peines. Pour l'autre, ma présence sera une menace. Il se reprochera tout le temps ses actes. Je prends cela pour une punition intérieure.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024