Mahama (Rwanda).– Dans la savane qui s’étend à l’extrême sud-est du Rwanda se trouve la plus grande concentration de réfugiés burundais dans le pays. Au bout d’une piste en terre, à plus de quatre heures de route de la capitale, les centaines de petits abris en briques du camp de Mahama s’alignent au bord du fleuve Akagera qui marque la frontière avec la Tanzanie.
Ernest s’improvise porte-parole. «
Les gens qui restent au camp ont été durement maltraités par le pouvoir de Bujumbura. Ils ne veulent pas rentrer parce qu’ils sont conscients que rien n’a changé. Les militaires et membres des forces de sécurité qui les ont maltraités ont même eu des promotions », raconte ce réfugié burundais de 40 ans, qui vit à Mahama depuis mai 2015.
Ces violations de leurs droits fondamentaux valent à ces Burundais d’être reconnus comme réfugiés en vertu du droit international et partiellement pris en charge par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. «
Il doit y avoir des intentions politiques derrière le message que vous avez entendu. Ceux qui ont un langage défensif comme ça doivent être des putschistes », élude Sylvain Nzohabonayo, chargé d’affaires de l’ambassade du Burundi à Kigali.
À quelques dizaines de kilomètres de Mahama, le Burundi vit aujourd’hui en semi-autarcie sous le joug du Conseil national pour la défense de la démocratie – Forces de défense de la démocratie (CNDD-FDD) –, arrivé au pouvoir en 2005. Une interminable succession de décisions plus ubuesques les unes que les autres rythme la vie de ce petit pays. Dernière trouvaille du régime : suspendre les fonctionnaires vivant «
en concubinage ».
Manifestations contre le régime
La milice du CND-FDD, les Imbonerakure (« Ceux qui voient loin » en kirundi), appelle publiquement à «
engrosser les opposantes », quand elle ne sème pas la mort et la terreur à travers le pays. Ses membres servent un régime animé par une idéologie mystique et raciste, qui ne cesse de se durcir, d’étendre les quotas ethniques et de réprimer l’opposition ainsi que la presse.
Lorsqu’au mépris de la loi, l’ex-président Pierre Nkurunziza avait brigué un troisième mandat en 2015, un mouvement de contestation d’une ampleur inédite avait secoué le pays, transcendant tous les clivages de la société burundaise. Une frange très minoritaire de l’armée tenta même vainement un coup d’État contre le despote pour faire respecter la Constitution.
Du côté des autorités burundaises, on ne digère toujours pas ces manifestations populaires qui ont défié le régime et on assume de poursuivre les exilés. «
Permettez-moi de vous dire une chose. Les auteurs de ce forfait seront rattrapés. Nous verrons bien s’ils ont simplement été maltraités ou s’il n’y avait pas plutôt des raisons de les maltraiter », lâche Sylvain Nzohabonayo avec nonchalance.
La répression féroce exercée depuis 2015 par le régime a suscité l’indignation unanime de la communauté internationale. Le Burundi fait l’objet de sanctions européennes renouvelées jusqu’en octobre 2022. Dans un premier temps, la France n’a eu d’autre choix que de lâcher le CNDD-FDD, qu’elle soutenait pourtant depuis sa naissance dans le maquis en 1993.
Si le président Ndayishimiye et son gouvernement ont nettement amélioré les relations entre le Burundi et la communauté internationale, peu de choses ont changé en profondeur au niveau des droits humains.
Commission d’enquête indépendante des Nations unies
Mais depuis 2018, Emmanuel Macron a relancé la coopération militaire française avec Bujumbura. Elle consiste à former l’armée burundaise, comme le permettent des accords bilatéraux vieux d’un demi-siècle.
Cette coopération entamée avec le régime de Nkurunziza se poursuit désormais avec son dauphin et successeur Évariste Ndayishimiye, élu en 2020 au cours d’un simulacre d’élection qui se tint en pleine pandémie de Covid-19, alors que le régime expulsait le représentant de l’OMS, considérant que la grâce divine protégeait le pays du virus.
L’Élysée n’a pas répondu à nos questions sur les raisons, l’étendue et la nature précise de la coopération militaire franco-burundaise. Également sollicité à ce sujet, le Quai d’Orsay affirme aujourd’hui que «
la France veille à maintenir son dialogue avec les autorités burundaises afin d’encourager l’ouverture politique actuelle visant à rompre la volonté d’isolement du précédent régime ».
Un discours étonnant, dans la mesure où le Burundi n’a pas changé de régime politique. L’avènement du président Ndayishimiye tient en effet plus de la continuité que de l’alternance. Les crimes continuent d’être commis de manière mieux dissimulée, selon l’ultime rapport de la commission d’enquête indépendante des Nations unies, qui réclame le maintien de la pression diplomatique sur le Burundi. «
Si le président Ndayishimiye et son gouvernement ont nettement amélioré les relations entre le Burundi et la communauté internationale, peu de choses ont changé en profondeur au niveau des droits humains », concluaient les enquêteurs.
«
Ça nous a ébranlés. Mais on n’a eu aucune explication en interne. C’est une politique qui est décidée en comité restreint par un petit groupe de mecs », confie à Mediapart un fonctionnaire du Quai d’Orsay. Un noyau réduit de décideurs, répartis entre l’Élysée et le ministère des affaires étrangères, a piloté la reprise de l’aide au Burundi.
Fait accompli et fait du prince
«
Le sujet du Burundi, au-delà de la question de son bien-fondé, pointe un vrai manque de liens avec le Parlement sur ce type de décisions autour desquelles règne l’opacité la plus complète, déplore de son côté le sénateur Guillaume Gontard (Europe Écologie-Les Verts), vice-président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées au Sénat.
On a souvent très, très peu d’informations. Bien sûr qu’il doit y avoir des secrets, mais le Quai d’Orsay se cache souvent derrière ça pour tout rendre opaque. »
Selon Guillaume Gontard, les parlementaires seraient systématiquement mis devant le fait accompli par le pouvoir exécutif. «
La seule chose qu’on a comme information, c’est un bilan, qui arrive donc après coup et qui est plus que très léger. On n’a absolument pas le moindre détail sur les raisons de la décision. »
«
Les parlementaires n’ont ni droit de regard ni marge de manœuvre dans ces dossiers, en dehors de leur capacité de questionner le gouvernement », résume Laurence Rossignol (PS), vice-présidente du Sénat. Jusqu’en 2020, elle était présidente déléguée pour le Burundi au sein du groupe interparlementaire d’amitié « France-Afrique centrale ».
Mais les élus s’intéressent-ils seulement aux relations franco-burundaises ? Depuis 2017, une seule des questions soumises à l’exécutif a concerné le Burundi, posée par la députée Sonia Krimi (La République en marche), qui souhaitait en mars 2021 «
connaître la position du gouvernement vis-à-vis de la situation dans [ce] pays ». Elle a reçu une réponse au mois d’octobre suivant.
De son côté, le Quai d’Orsay se montre peu loquace sur la coopération militaire avec Bujumbura et préfère communiquer sur les dizaines de millions d’euros débloqués par l’Agence française de développement (AFD) en faveur du secteur de l’éducation burundais. Sur le volet militaire, le ministère des affaires étrangères parle de formations au « maintien de la paix ». Un terme en apparence séduisant pour désigner des formations militaires qui pourraient être utilisées dans des contextes bien différents.
«
C’est des formations militaires très techniques. Il faut former des gens à des tactiques, à piloter des véhicules, à manier certaines armes… La distinction par rapport à une unité normale – à laquelle on apprendra peut-être à monter des opérations offensives d’un niveau plus élevé – est assez faible », résume le colonel français à la retraite et historien Michel Goya.
Mission de combat
Selon un ancien officier burundais réfugié en Europe, il s’agirait bien « d’entraînements de type militaire », assurés principalement par les États-Unis jusqu’en 2015. «
Lorsque les Burundais sont envoyés dans des pays comme la Somalie, il s’agit d’une mission de combat, nous dit-il.
Les militaires burundais reviennent régulièrement. Donc au bout de deux ou trois ans, [les instructeurs] ont formé toute l’armée burundaise. »
Sollicité à ce sujet, le Quai d’Orsay répond que la coopération militaire «
se traduit par un enseignement du français en milieu militaire [le français est l’une des deux langues officielles du Burundi, où il est largement parlé – ndlr]
ainsi que par l’attribution de 28 places par an au sein de nos écoles […] pour des officiers burundais destinés aux activités de maintien de la paix ».
Le même jour, le compte Twitter de l’état-major français poste deux photos d’une unité de commandos burundais pataugeant dans la boue lors d’une formation au «
combat en forêt équatoriale ». Et selon le site du ministère des armées, ce sont 350 militaires burundais qui devraient être formés par les éléments français du Gabon en 2021.
Pour illustrer le bien-fondé de cette coopération, le Quai d’Orsay mentionne dans sa réponse à nos questions la levée des sanctions au sein de la francophonie en novembre 2020, le retrait du Burundi de l’agenda du Conseil de sécurité de l’ONU programmé depuis décembre 2020 et la reprise du dialogue avec les chefs de mission de l’Union européenne en février 2021. Ces décisions récentes justifieraient donc rétroactivement une politique que la France mène de son côté depuis trois ans.
Quant aux motivations, elles pourraient se trouver ailleurs. La reprise de la coopération militaire française avec le Burundi a été décidée en 2018, alors même qu’Emmanuel Macron s’apprêtait à initier un nouveau rapprochement «
historique » avec le Rwanda voisin et son dirigeant, Paul Kagamé. Ce faisant, le président aurait réussi là où ses prédécesseurs auraient échoué. C’est du moins ce que l’entourage présidentiel a martelé et ce que l’Élysée souhaiterait que l’on retienne de ce quinquennat en matière de politique africaine.
Mais ce succès pourrait avoir impliqué des contreparties pour éviter l’hostilité du Quai d’Orsay. Car depuis des décennies, Paul Kagamé est honni par une grande partie de l’administration. «
Il a fallu donner des gages aux plus durs qui croient, à raison, que depuis le Burundi, on peut emmerder Kagamé », analyse un diplomate français familier de la région contacté par Mediapart.
La France a-t-elle désormais choisi de miser indistinctement sur les modèles politiques opposés et concurrents des deux voisins africains ou bien continue-t-elle d’envisager les moyens éventuels d’affaiblir le Rwanda dans la région ? Sollicités sur ce point, ni l’Élysée ni le Quai d’Orsay n’ont souhaité répondre.
Contrebalancer le Rwanda peut signifier, entre autres choses, alimenter ceux qui lui font la guerre. Pas nécessairement dans le cadre d’un affrontement conventionnel, mais plutôt d’une guerre par procuration, diffuse et asymétrique. Bien qu’il le nie, le régime de Bujumbura offre dans les faits une base arrière à ceux qui veulent attaquer le pays des mille collines.
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Le Front de libération nationale (FLN), une organisation paramilitaire financée et dirigée depuis la France et la Belgique, multiplie ainsi les incursions au Rwanda à partir du Burundi depuis l’été 2018, qui ont fait à ce jour 9 morts et de nombreux blessés. Une autre organisation armée hostile aux autorités de Kigali, le Rwanda National Congress (RNC), bénéficierait également, à la même période, de l’aide logistique du régime de Bujumbura, qui lui fournirait des armes et hébergerait ses membres.
Le CNDD-FDD et sa milice Imbonerakure entretiennent depuis leur naissance des relations étroites avec les auteurs du génocide contre les Tutsis du Rwanda en 1994, dont ils partagent en grande partie l’idéologie. Cette collaboration se poursuit aussi aujourd’hui avec leur principal groupe armé, les Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), responsables de crimes contre l’humanité et considérées comme «
forces négatives » par l’ONU, «
génocidaires » par le Rwanda et la République démocratique du Congo (RDC), mais aussi «
terroristes » par les États-Unis et l’Allemagne.
À l’aide apportée aux groupes armés anti-rwandais s’ajoutent également les nombreuses incursions de l’armée burundaise assistée par la milice Imbonerakure sur le territoire du Congo voisin, dénoncées presque chaque année par le groupe d’experts des Nations unies sur la RDC. Interrogés sur la possibilité que les militaires burundais mettent à profit les enseignements de l’armée française lors d’affrontements sur le territoire des États voisins, l’Élysée et le Quai d’Orsay n’apportent pas de réponse.
«
Si la France choisit l’option de coopérer avec le Burundi, elle soutient un régime tortionnaire qui ne se soucie pas du bien-être de ses habitants, s’indigne-t-on au camp de réfugiés de Mahama. Il y a dans l’armée des officiers qui emprisonnent, torturent, violent et tuent des gens. L’armée soutient le régime en place. »
Interrogé sur l’éventualité que des enseignements dispensés par la France puissent être ensuite utilisés par les militaires burundais contre leurs propres compatriotes, le Quai d’Orsay se contente d’assurer que «
la France reste vigilante au respect des engagements pris par les autorités burundaises ».