J’ai commencé à travailler sur le génocide des Tutsi dans le cadre de mon mémoire de recherche de master réalisé à Sciences Po Paris en m’intéressant au parcours de Pauline Nyiramasuhuko, Ministre rwandaise de la Promotion féminine et de la Famille en 1994. Elle est la seule femme à avoir été condamnée par la justice pénale internationale pour crime de génocide, crime contre l’humanité et viols comme constitutif du crime de génocide. J’ai étudié les archives de son procès pour mettre en évidence les modalités de sa participation au génocide dans une perspective d’histoire du genre. Le parcours de Nyiramasuhuko représente un exemple paroxystique de participation à la violence exterminatrice mais n’est pas unique. D’autres femmes rwandaises détenaient des positions d’autorité entre avril et juillet 1994 et ont utilisé ce pouvoir pour organiser le génocide et superviser les massacres.
En effet, une des spécificités de ce génocide durant lequel près d’un million de Tutsi ont été exterminés en moins de trois mois réside dans la participation massive de la société civile aux tueries dont les femmes. En minorité parmi les auteurs des crimes les plus graves, elles ont cependant constitué des relais nécessaires aux massacres. Des recherches assez générales existent sur les pratiques "féminines" génocidaires ou sur leur expérience carcérale. L’originalité de ma recherche se situe dans l’analyse d’un groupe spécifique de femmes militantes politiques aux carrières hors normes ayant représenté des forces mobilisatrices indispensables avant et pendant le génocide.
Ainsi, mon travail de thèse étudie les trajectoires intimes et politiques d’une vingtaine de femmes activistes extrémistes "hutu power" ayant participé au génocide "en position d’autorité" pour reprendre une expression issue du droit rwandais et désignant la première catégorie des accusé.es de génocide, celle des planificateurs. Il s’agit de femmes appartenant à une élite aussi bien économique que culturelle et politique. Au sein d’une société où les femmes représentaient des citoyennes de seconde zone, elles font de la politique sur le devant de la scène comme conseillères locales, députées ou même ministres. Une est la première femme inspectrice des écoles primaires au Rwanda, deux sont parmi les trois seules femmes ministres de la Seconde République, fondatrices d’association voire de partis politiques. Pionnières, elles appartiennent à une nouvelle génération de femmes politiques qui ne restent plus dans l’ombre de leurs maris. Au fur et à mesure de mes recherches, je me suis rendu compte que leur genre et leurs fonctions ne sont pas leurs seuls dénominateurs communs : de par leurs parcours scolaires et universitaires, leurs mobilités, les lieux et personnalités qu’elles fréquentent, elles partagent les mêmes sociabilités et ont souvent tissé des réseaux politiques féminins en amont du génocide.
Au fur et à mesure de mes recherches, je cartographie les liens entre ces femmes. Je travaille majoritairement avec des archives de nature judiciaire. Toutes ces femmes, sauf celles disparues ou décédées, ont été condamnées pour leur participation au génocide. En étudiant leurs procès et leurs témoignages à d’autres procès, je découvre les mentions d’autres femmes. Je retrace ensuite leurs parcours de vie et leurs carrières. Mon prochain terrain au Rwanda me permettra de rencontrer certaines d’entre elles pour récolter leurs récits de vie.
La principale difficulté que je rencontre se trouve dans la façon dont je peux présenter leurs parcours avant 1990 et leur radicalisation : je dois éviter la téléologie en les présentant immédiatement comme des génocidaires en puissance. De l’autre côté, je ne me résous pas à en faire des héroïnes de l’émancipation des femmes. Pauline Nyiramasuhuko, par exemple, qui incitera au viol massif des femmes tutsi entre avril et juillet 1994 débute sa carrière comme monitrice sociale et rédige des livres d’alphabétisation à destination des femmes ou met en place des campagnes de lutte contre le VIH. Leurs parcours ne sont pas linéaires. J’accorde de l’importance aux années qui précèdent le génocide pour montrer comment dans leurs parcours militants elles font l’apprentissage de la violence et participent activement à la militarisation de la société en tant qu’autorités civiles. Pendant le génocide elles adoptent des codes martiaux masculins qui ne relèvent pas uniquement de la transgression des normes genrées mais résultent de pratiques politiques marquées par la violence. Par exemple, dès 1992, plusieurs des conseillères de secteur de la ville de Kigali prenaient déjà en charge l'entraînement des miliciens et leur armement. Cela permet de mieux appréhender certaines spécificités de leur participation au génocide notamment la place essentielle que tient le rugo (foyer) subvertis en base arrière des massacres. Cette biographie collective, je l'espère, permettra de réduire la stupeur quant à leur participation à l’extermination systématique des Tutsi rwandais.