Fiche du document numéro 29197

Num
29197
Date
Lundi 7 avril 2014
Amj
Auteur
Fichier
Taille
34274
Pages
3
Urlorg
Sur titre
Reportage
Titre
A Kibuye, « l’intellectuel donnait les ordres »
Sous titre
Retour, au Rwanda, sur les traces du docteur Twagira, inculpé en France pour «crimes contre l’humanité» et «génocide».
Nom cité
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Lieu cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Alors que les derniers rayons du soleil caressent les murs de l'église Saint-Jean, Hassan Rukaratabaro évoque le déroulement de ses journées en avril 1994. Une sorte de routine : «Le matin, on se retrouvait tous, devant la station-service Petrorwanda ou dans un bistrot appelé la Nature, pour définir le programme de la journée. Puis on allait chercher les Tutsis pour les tuer. Et, vers 18 heures, on se retrouvait tous au bistrot.» Hassan a rejoint le camp des tueurs dès le début des massacres. «Parce que les autorités nous l'avaient demandé et que la radio répétait que les Tutsis avaient abattu l'avion de notre président», explique l'homme, qui murmure aussitôt : «Je sais désormais que c'était un mensonge, un prétexte pour nous pousser à tuer nos voisins tutsis.» Vingt ans après, il est difficile d'imaginer l'horreur du génocide à Kibuye. Peut-être parce que cette petite localité située sur les bords du lac Kivu, dans l'ouest du Rwanda, est d'une beauté à couper le souffle. Le rivage semble prendre un malin plaisir à éviter les lignes droites, s'enroule en s'enfonçant dans les eaux de ce lac immense qui s'étend jusqu'au Congo voisin. En quelques semaines, entre avril et mai 1994, 60 000 Tutsis y ont pourtant été massacrés.

«Extrémiste»



Hassan a participé à l'attaque de l'église Saint-Jean, le 17 avril. Il était aussi au stade, le lendemain, lorsque les autorités ont décidé de se débarrasser des 10 000 personnes qui s'y étaient réfugiées après avoir reçu l'assurance, de ces mêmes autorités, qu'elles y seraient protégées. A la fin du génocide, l'ancien milicien a été jugé et condamné. Il a été emprisonné onze ans, puis libéré après avoir avoué ses crimes. Mais il sait que l'un des «grands intellectuels» qui lui «donnaient les ordres lors des réunions du matin» a trouvé refuge en France. Comme tant d'autres notables extrémistes qui ont fui le Rwanda à la fin du génocide et aimeraient qu'on les oublie.

L'homme qui donnait des ordres à Hassan est un médecin, installé en Normandie après avoir été rapidement naturalisé. A l'époque, personne ne lui avait posé de questions. Mais le 20 mars, Charles Twagira, 54 ans, a été arrêté, placé en détention provisoire et inculpé pour «crimes contre l'humanité» et «génocide». A Kibuye, l'ombre du docteur plane toujours sur les rivages du paradis. «C'était un extrémiste. Bien avant le génocide, il refusait de parler ou boire avec les Tutsis», insiste Jean-Marie Vianney Nkwerenziza, un rescapé qui a perdu sa femme et ses six enfants. Quand l'avion du Président a été abattu le 6 avril, il n'a pas tout de suite compris la tournure que prenaient les événements. «Depuis 1959, les Tutsis étaient attaqués à chaque changement ou crise politique. On brûlait leurs maisons, on tuait leurs vaches, il y avait des morts. Et puis, tout redevenait normal», rappelle cet ex-instituteur devenu gérant d'un dépôt de boissons. Il est resté caché pendant le génocide, il n'a donc pas vu le docteur quand la solution finale contre les Tutsis s'est imposée.

Tabitha Niyirantuki, elle, a côtoyé Twagira à l'hôpital de Kibuye, dont il avait pris le contrôle en avril 1994, en l'absence de son collègue tutsi, Camille Karimwabo, coincé à Kigali par le début des tueries. «J'ai entendu dire que c'est Twagira qui a fait tuer Béatrice, la femme de Camille, et leurs deux enfants», soupire cette femme corpulente, étouffant un sanglot. Mais elle non plus n'a rien vu, elle confond souvent les dates : «On ne pensait pas à les noter à cette époque.» Et même si Twagira avait une réputation d'extrémiste, il le cachait. «On ne se montrait pas comme ça ! Surtout chez les intellectuels, ils dissimulaient souvent leur vrai visage», souligne cette Hutue qui a refusé la logique génocidaire, admettant pudiquement que «ce n'est pas facile de faire le contraire des autres». Mais au milieu du chaos, occupée chaque jour à soigner les blessés de plus en plus nombreux à l'hôpital, elle garde un souvenir confus de ce médecin énigmatique et silencieux.

Fil



Pour la justice française, appelée à juger plus d'une vingtaine de réfugiés rwandais soupçonnés de crimes de génocide, ces failles soulignent la difficulté à remonter le fil du passé. Dans le cas de Twagira, il y a cependant le témoignage accablant d'un médecin allemand qui avait tenté de s'opposer à lui lorsqu'il était venu chercher la femme et les enfants du docteur Camille. Ils étaient cachés chez lui. «C'est Twagira qui les a fait assassiner ; j'étais là, confirme Hassan. C'est moi qui les ai fait sortir de la maison. Twagira était présent, il nous a ordonné d'aller les tuer plus loin.» Il se souvient encore comment Béatrice a caché son visage dans ses mains quand on a exécuté son fils devant elle. Un jour, il le sait, il ira raconter cette scène devant une cour d'assises à Paris. Loin de Kibuye, ce paradis transformé en enfer, il y a vingt ans.

Par Maria Malagardis, envoyée spéciale à Kibuye
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024