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Le 26 mars dernier a été publié ce qu’il est convenu d’appeler désormais le « rapport Duclert [1]. Ce dernier n’a guère fait l’objet de lectures très approfondies, les commentaires s’étant surtout basés sur le texte de sa conclusion. Il est vrai qu’une lecture complète de son contenu imposait des délais s’accordant mal avec les actuelles exigences médiatiques. Mais avec le recul minimal que permet désormais l’achèvement de la séquence ouverte le 26 mars et close deux mois plus tard par le discours du président de la République à Kigali, sans doute est-il possible aujourd’hui de mieux dégager les apports de ce texte pour la compréhension de ce que fut la politique française entre l’automne 1990 et la perpétration du génocide des Tutsi rwandais (avril-juillet 1994).
À cette fin, il paraît nécessaire de souligner que le rapport Duclert s’adosse à une sorte de fiction épistémologique, fruit de la lettre de mission du président de la République demandant « un travail consacré à l’étude de toutes les archives françaises concernant le Rwanda entre 1990 et 1994 » et prescrivant à la commission de « rédiger un rapport qui permettra : d’offrir un regard critique d’historien sur les sources consultées ; d’analyser le rôle et l’engagement de la France au Rwanda au cours de cette période […] ; de contribuer au renouvellement des analyses historiques sur les causes du génocide des Tutsi, profondes et plus conjoncturelles, ainsi que sur son déroulement, en vue d’une compréhension accrue de cette tragédie historique et de sa meilleure prise en compte dans la mémoire collective, notamment par les jeunes générations [2]. De fait, le rapport se déploie comme si les membres de la commission avaient tout ignoré du sujet lors de l’ouverture des archives françaises, ce qui est évidemment irrecevable au vu du savoir historiographique accumulé depuis vingt-sept ans, de la masse de témoignages, d’articles de presse, de documentaires, sans même parler des pièces d’archives déjà connues. C’est ainsi que le rapport commence sans « état de l’art », sans analyse bibliographique, et un tel manque est de nature à gêner quelque peu un lecteur informé, qui peut avoir l’impression que l’analyse produite se présente comme issue d’une tabula rasa qui n’a évidemment jamais existé : la plupart des éléments sur la politique française étaient en quelque sorte « sur la table » lorsque la commission a été formée en avril 2019. À quoi s’ajoute le fait que le rapport – lettre de mission oblige, là encore – se centre exclusivement sur les archives françaises, c’est-à-dire presque exclusivement sur des archives écrites d’État [3]. Ce spectre restreint de son archivistique, auquel s’ajoutent des manques liés à des lacunes inquiétantes, à de surprenantes disparitions de documents et à des refus de communication difficilement justifiables (de la part du bureau de l’Assemblée nationale en particulier, dans le cas des témoignages déposés sous le sceau du secret devant la commission Quilès en 1998), peut donner un sentiment d’insuffisance sur plusieurs points. Pour autant, la longueur du rapport, l’aspect souvent extrêmement détaillé, voire pointilleux, de ses six premiers chapitres (consacrés au « récit » de la politique française et précédant un chapitre VII de facture analytique, long de près de 300 pages) créent une forme de « factualité » du texte qui a sans doute contribué à le faire apparaître comme un document de bon aloi aux yeux des différents médias. Sous bénéfice d’inventaire, dès le lendemain de la publication du rapport, celles-ci semblent en avoir accepté les acquis de manière plutôt unanime.
La formule clé du rapport Duclert, issue de sa conclusion, a été maintes fois reprise, au point qu’elle a fini par résumer à elle seule la totalité d’un texte très peu consulté de bout en bout : « La recherche établit donc un ensemble de responsabilités, lourdes et accablantes [4]. » Le rapport rwandais, publié trois semaines plus tard, sans heurter de front le rapport Duclert, n’en critique pas moins cette formule dans la version française de son introduction. Il le fait en ces termes : « Il semble que ni la commission Duclert ni l’État français ne soient parvenus à ce jour à une conclusion sur la responsabilité », ainsi que l’écrit Robert F. Muse dans sa préface. « La commission Duclert, tout en parlant de “responsabilités lourdes et accablantes” et faisant leur examen avec des considérations abstraites de responsabilités “politiques, institutionnelles et intellectuelles, mais aussi éthiques, cognitives et morales”, ne se prononce pas sur la responsabilité réelle de l’État français. Elle ne précise pas ce dont il est responsable. En particulier, elle n’attribue pas à l’État français une lourde responsabilité pour avoir rendu possible un génocide prévisible [5]. »
Tout en écartant toute « complicité » française (entendue, il est vrai au sens courant du terme, et non au sens du droit international et de sa jurisprudence actuelle), le rapport Duclert porte toutefois sur la politique de la France entre 1990 et 1994 un regard extrêmement sévère. Les processus de décision politique sont particulièrement visés, et sur ce point, il est indiscutable que le rapport de la commission Duclert se montre d’une rare précision, en prouvant de manière indiscutable que les mécanismes décisionnaires, concentrés entre les mains d’un très petit groupe d’hommes autour du président Mitterrand – secrétariat général de l’Élysée, cellule Afrique, état-major particulier – ont, entre 1990 et 1993, court-circuité les procédures ordinaires de décision, permis d’ignorer les avis contraires venant de membres éminents du gouvernement (Pierre Joxe, ministre de la Défense, notamment), mais venant également de l’administration de différents ministères et surtout du Renseignement extérieur (la DGSE en particulier, dont les rapports apparaissent souvent comme remarquablement lucides et bien informés). Puis – et c’est là la partie la plus pénible du rapport –, il paraît clair que ces mêmes décideurs ont persisté obstinément dans cette direction une fois le génocide commencé. Ici, l’implication personnelle de François Mitterrand s’inscrit comme absolument déterminante : on est frappé d’observer qu’à chaque fois que plusieurs options lui ont été proposées par son entourage, le Président a choisi systématiquement celle qui accroissait l’engagement français auprès du régime en place à Kigali. Recevant Vincent Duclert le 11 mai 2021, Jean-Louis Bourlanges, président de la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale, a bien résumé les enjeux de ces errements de la politique française : « Ce faux procès [de la complicité française] écarté, les responsabilités de la France apparaissent dans toute leur lumière et elles sont accablantes. Les défaillances de l’État sont indiscutables, massives, structurelles. Elles justifient une réflexion critique de grande ampleur sur la nature de notre présence au monde, sur les principes qui nous guident, sur les intuitions qui les portent, sur les administrations qui les servent et sur les stratégies qui les mettent en œuvre. Aucun responsable public ne peut sortir indemne de la lecture de ce rapport. Ces défaillances sont à la fois d’ordre politique, d’ordre intellectuel, […] d’ordre administratif et opérationnel enfin, et peut-être surtout, d’ordre institutionnel. »
Si l’on peut juger que la dimension politique des décisions françaises a été bien analysée par le rapport Duclert, au point que même Hubert Védrine, contempteur acharné du rapport, n’a concentré ses flèches que sur le chapitre vii et la conclusion, en préférant épargner les six chapitres précédents consacrés au récit de l’engagement français, on peut estimer en revanche que les questions opérationnelles sont traitées de manière nettement moins approfondie. À ce titre, l’armée française, qui redoutait beaucoup de devoir endosser la responsabilité des errements de la France entre 1990 et 1994, s’est tirée à son avantage des investigations de la commission Duclert, et de même d’ailleurs du discours prononcé deux mois plus tard à Kigali par le président de la République. De nombreuses questions continuent de se poser, néanmoins : qu’en est-il de la participation au combat des troupes françaises, au côté des FAR et contre les forces du FPR, là où leur rôle n’était officiellement que de formation et de soutien ? Plus précisément encore, qu’en est-il du maniement des canons de 105 livrés par la France, qui ont joué un rôle déterminant sur le champ de bataille ? Qu’en est-il de la prise en main de l’état-major des FAR au début de l’année 1993 par le colonel Tauzin et plusieurs officiers du 1er RPIMa, alors que les archives de ce régiment semblent ne se trouver nulle part et n’ont donc pu être analysées par les membres de la commission Duclert ? Quel est le sens des puissants moyens de combat de Turquoise, des projets (heureusement abandonnés) de marche sur Kigali, et quelle est exactement la réalité du projet humanitaire de l’opération, tout particulièrement lors de ses premiers jours ? Qu’en est-il du comportement des soldats de Turquoise vis-à-vis des miliciens toujours présents et actifs dans la zone ? Qu’en est-il des livraisons d’armes dans les camps de réfugiés du Kivu, après la victoire du FPR, livraisons attestées par de nombreuses sources et visant un réarmement des FAR en vue d’une revanche militaire potentielle ? Qu’en est-il enfin des comportements de prédation sexuelle des soldats français, attestés par nombre de témoignages de victimes qu’il est impossible d’ignorer, tant leur crédibilité paraît grande ?
Pour répondre à de telles questions, il eût fallu se livrer à un changement d’échelle radical, permettant aux investigations de descendre au ras du sol afin d’examiner les pratiques concrètes de l’armée française sur le terrain. Sans doute une telle tâche, écrasante, n’était-elle guère envisageable dans le temps imparti à la commission Duclert, d’autant qu’à la complexité particulière des documents militaires vient ajouter une difficulté supplémentaire : beaucoup d’ordres donnés et d’actions commises n’ont sans doute laissé aucune trace écrite. Le travail, à notre sens, reste donc à accomplir sur cette dimension opérationnelle de la politique mise en œuvre par la France.
Le rapport Duclert, d’ailleurs renforcé plutôt que contredit par le rapport rwandais publié trois semaines plus tard, a ainsi ouvert une brèche décisive dans le mur du déni français, à dire vrai fissuré de longue date par le travail des chercheurs, des journalistes d’investigation, des militants associatifs. Mais le rapport n’a fait pleinement sentir ses effets que grâce à toute une série d’éléments dont l’« alignement », en quelque sorte, a donné à ce document son efficacité particulière. On songe tout d’abord à sa réception par le président de la République française, qui fut à la fois solennelle et d’emblée favorable ; puis aux premiers signes venus de Kigali, favorables également : le président Kagamé a ainsi évoqué le rapport Duclert de manière positive dans son discours commémoratif du 7 avril, avant de recevoir son auteur deux jours plus tard. Toutefois, la « menace » du rapport Muse restait présente. Ce dernier ne viendrait-il pas contredire certaines des conclusions du rapport Duclert ? Déboucherait-il sur des recommandations d’incriminations judiciaires de responsables civils ou militaires français, comme l’avait fait en 2008 le rapport de la commission Mucyo, impitoyable à l’encontre de la France ? Le 19 avril, la publication du rapport Muse, accompagnés par les propos du ministre rwandais des Affaires étrangères, levait toute inquiétude, ouvrant la voie à un déplacement du Président français à Kigali. Pour autant, se posait alors la question, évidemment cruciale, des propos qui seraient tenus sur place car, une fois un nouveau « discours de vérité » officialisé par la publication du rapport Duclert, encore fallait-il que celui-ci soit institutionnalisé par Emmanuel Macron, selon le précédent qu’avait constitué le discours de Jacques Chirac en juillet 1995. Ce fut chose faite à Kigali, le 27 mai, sur le site mémoriel de Gisozi, devant les tombes de 350 000 victimes. Une séquence de deux mois s’est ainsi refermée, séparant désormais un « avant » d’un « après ».
Ceci ne signifie pas que la recherche ne doive pas se poursuivre, tout au contraire. Le rapport Duclert, aussi nourri soit-il, n’a pu éclairer toutes les zones d’ombre de la politique française, pour toutes les raisons que l’on a dites. La tentation de tourner la page doit à présent être évitée, et les investigations se poursuivre. Il est certain d’autre part que le rapport Duclert ne fera pas disparaître le négationnisme à l’endroit du génocide des Tutsi rwandais ; tout au contraire, il est permis de craindre que ce dernier se perpétue autour de la thèse du « double génocide », qui constitue la forme si particulière, et si particulièrement perverse, prise par le négationnisme sur la question du génocide de 1994. On peut être sûr également que les thuriféraires de la politique suivie par François Mitterrand continueront de tenter refermer la brèche ouverte par le rapport Duclert le 26 mars dernier : lorsqu’elle ne l’a pas attaqué frontalement, la gauche s’est ainsi montrée presque unanimement silencieuse sur le rapport, à l’exception notable de Raphaël Glucksmann et de Clémentine Autain, laissant à la droite (Alain Juppé, Nicolas Sarkozy) l’honneur de la reconnaissance des erreurs commises. Mais désormais, toute remise en cause du discours de vérité énoncé par le rapport Duclert et endossé par le président de la République deux mois plus tard s’annonce comme une tâche difficile.
Stéphane Audoin-Rouzeau, EHESS
Notes
[1] Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi, La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994). Rapport remis au président de la République le 26 mars 2021, Paris, Armand Colin, 2021, 1 224 pages.
[2] Lettre du président de la République adressée, le 5 avril 2019, à M. Vincent Duclert, in ibid., p. 5.
[3] À l’exception notable des remarquables fonds d’archives filmées par l’ECPAD et portant notamment sur Bisesero.
[4] La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994), op. cit., p. 973.
[5] Joshua Levy, Daren Firestone et Robert Muse, A Forseeble Genocide. The Role of the French Government in Connection with the Genocide of the Tutsi in Rwanda, 19 avril 2021, préface en français, s.p. Disponible à l’adresse suivante : https://www.gov.rw/fileadmin/user_upload/gov_user_upload/2021.04.19_MUSE_REPORT.pdf