Attention : ce document exprime l'idéologie des auteurs du génocide contre les Tutsi ou se montre tolérant à son égard.
Citation
André Guichaoua professeur à Paris-I, témoin-expert près le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) et Stephen Smith journaliste indépendant ex-journaliste à Libération, auteur de nombreux ouvrages sur l'Afrique.
La polémique qu'a suscitée la publication de l'ouvrage de Pierre Péan (1) et la quasi-absence de débats autour du livre du lieutenant Ruzibiza (2) obligent à un constat d'échec : le rôle joué par la France au Rwanda continue d'éclipser la recherche de la vérité sur le génocide de 1994 ; à en juger par le mépris dans lequel sont tenus les faits, cette vérité n'intéresse pas. C'est notamment le cas pour ce qui est révélé par des Rwandais eux-mêmes, au péril de leur vie.
Rien de plus légitime que de s'interroger sur le rôle de la France dans le génocide au Rwanda. En 1998, une mission d'information parlementaire a tenté de faire la lumière sur l'implication française. Le dossier n'est pas clos. Actuellement, la justice militaire est saisie des plaintes de deux Rwandais qui affirment que l'armée française s'est compromise dans les tueries de 1994. En attendant l'issue de cette procédure, est-il nécessaire d'instruire des procès d'intention ? A ce jour, aucune preuve n'a été apportée d'une «complicité de génocide» de la France, si l'on entend par là le consentement de l'Etat français à l'extermination des Tutsis ou, à plus forte raison, sa participation à leur éradication. Cependant, imprescriptible à l'instar du crime, la question reste ouverte.
Le génocide commis au Rwanda, jusqu'à preuve du contraire par des Rwandais, n'est pas un jeu de miroirs franco-français. Prétendre le contraire serait indécent à l'égard des victimes. Or, en ce sens, la réception du livre de Pierre Péan a été, à peu d'exceptions près, malhonnête. N'eût-il pas suffi de relever ses erreurs factuelles et ses dérives «ethnicistes» ? De dire que l'enquête était menée à charge, sans accorder un droit de réponse aux personnes mises en cause, du président rwandais Paul Kagamé dépeint en Führer noir aux «Blancs menteurs» que seraient des dirigeants d'associations, des chercheurs ou des journalistes ? Mais ce sont ces derniers qui, sans dire qu'ils étaient mis en cause, et pour quels faits précis, ont jeté l'anathème sur le livre de Péan.
Ce ne serait que bûcher de vanités si, ce faisant, ils n'avaient pas aussi jeté dans les flammes de leur amour-propre blessé des informations qui dérangent leurs certitudes. En voici deux exemples.
Le journaliste rwandais Janvier Afrika, qui avait révélé l'existence d'une structure de planification des massacres anti-tutsis à la présidence rwandaise, du vivant de Juvénal Habyarimana, s'est rétracté depuis en affirmant avoir livré son (faux) témoignage sur le Réseau zéro à l'instigation du Front patriotique rwandais (FPR), l'ex-mouvement rebelle qui est depuis 1994 au pouvoir à Kigali. Rien ne prouve que Janvier Afrika dise aujourd'hui la vérité après avoir, hier, menti. Mais pour élucider la planification du génocide, et le rôle qu'y a joué l'ancien président rwandais, il faudrait que Janvier Afrika soit entendu par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Qui le réclame ?
Membre de la commission internationale qui a enquêté en janvier 1993 sur les pogromes anti-tutsis au Rwanda, Jean Carbonare avait recueilli le témoignage de Janvier Afrika. A son retour à Paris, invité du 20 heures de France 2, il avait accusé le gouvernement français d'être «complice» d'un génocide en préparation. En même temps qu'il présidait l'association Survie, qui n'a cessé de développer le thème de la «complicité» de la France depuis 1994, Jean Carbonare est entré dans les services du général Kagamé comme conseiller à la présidence à Kigali, après le changement de régime. Où l'a-t-on lu, sinon chez Péan ?
Ces «détails» n'auraient donc pas d'importance, pas plus que les informations puisées par Péan dans les archives de l'Elysée ou sa contre-enquête sur l'action de l'armée française à Bisesero, où elle aurait commis l'Inavouable (3) pendant l'«opération Turquoise». Comme n'aurait pas d'importance de savoir qui, le 6 avril 1994, a abattu d'un missile l'avion du président Habyarimana, tuant celui-ci et le chef de l'Etat du Burundi voisin, qui voyageait à bord du même appareil.
On est prié de ne pas faire le rapprochement avec le Liban, où les Nations unies enquêtent pour élucider l'attentat contre Rafic Hariri : d'un côté, l'ancien Premier ministre libanais et, de l'autre, deux chefs d'Etat africains dont l'assassinat a été l'événement déclencheur d'un génocide ayant fait autour de 1 million de victimes…
La responsabilité pour l'attentat du 6 avril 1994 ne saurait se confondre avec la responsabilité pour la tuerie de masse qui a suivi et qui était programmée de longue date. Mais, précisément, compte tenu des préparatifs en cours, qui pouvait ignorer, dans le climat de haute tension régnant en 1994 à Kigali, que l'assassinat du président hutu allait déclencher des massacres de Tutsis à grande échelle ? L'ONU n'est pas seule à ne pas vouloir savoir qui, en connaissance de cause, a pris le risque de sacrifier les «Tutsis de l'intérieur», ceux de la minorité ethnique qui étaient restés au pays après la prise de pouvoir des leaders hutus en 1959.
En 1994, quand la quasi-totalité des médias avait épousé la thèse selon laquelle des Hutus extrémistes se seraient débarrassés d'un Habyarimana trop «modéré» (alors qu'il était en même temps accusé de diriger le Réseau zéro), il y avait des excuses. Ce n'est plus le cas aujourd'hui.
Publié un mois avant le livre de Péan, le «journal de campagne» d'un ex-soldat du FPR, le lieutenant Ruzibiza, retrace de 1990 jusqu'en 2001 quand l'auteur a fait défection et s'est exilé en Europe l'arrivée au pouvoir du FPR, puis l'établissement du nouveau régime. Le fil conducteur du récit est la politique de terreur du général Kagamé, avant, pendant et après le génocide. Une terreur telle que le lieutenant Ruzibiza, dont la famille a été exterminée en 1994, lui impute la responsabilité d'un autre «génocide» dont auraient été victimes les Hutus. Ayant fait partie du «Network Commando» du FPR chargé d'abattre l'avion de Juvénal Habyarimana, le lieutenant Ruzibiza raconte dans le détail l'attentat du 6 avril 1994, cet exploit qui a valu à ses auteurs d'être considérés comme des «héros» au sein du mouvement rebelle.
De deux choses l'une : soit ce récit est une affabulation révisionniste, et il mériterait d'être dénoncé comme tel (en même temps que les deux chercheurs spécialistes du Rwanda qui l'ont cautionné) ; soit le livre du lieutenant Ruzibiza vient corroborer tout un faisceau d'indices et de témoignages concordants et alors il devrait aussi porter à conséquence.
L'ensemble des savoirs accumulés depuis dix ans ne semble compter pour rien, n'est pas crédible ou cru. Pourquoi ? Le TPIR illustre cette obstruction à la vérité, qui est aussi un déni de justice. La source d'où devaient jaillir le «vrai» et le «juste» est empoisonnée.
Un exemple : en février 2002, un groupe d'officiers supérieurs de l'ancienne armée rwandaise, les rares dont la conduite devant le génocide avait été irréprochable, accepte de collaborer avec le TPIR. Mais, en deux ans, ces témoins précieux sont réduits au silence de diverses manières, jusqu'à la «disparition» de l'un d'eux.
Le FPR ne veut pas que ces officiers, issus de l'armée vaincue qu'il lui importe de diaboliser, puissent déposer sur les crimes de génocide, au risque de révéler ultérieurement aussi les exactions à grande échelle commises par l'ex-mouvement rebelle.
Parallèlement, le FPR a neutralisé les «enquêtes spéciales» du TPIR, qui devaient précisément porter sur les crimes du camp vainqueur et l'attentat du 6 avril 1994. Après le refus de toute investigation exprimé le 28 juillet 2002 par le général Kagamé, ces enquêtes ont été abandonnées en septembre 2002 sur décision du procureur, alors Carla Del Ponte.
L'impunité accordée aux autorités aujourd'hui au pouvoir à Kigali, au nom de la monstruosité du génocide dont s'est rendu coupable le précédent régime, renforce le refus de vérité du général-président Kagamé.
Or, la version officielle de l'histoire rwandaise, celle du combat mené par «les plus anciens réfugiés de la planète», qui, chassés de partout, auraient pris les armes pour recouvrer leur patrie, occulte un élément essentiel à la compréhension des événements : le mouvement rebelle issu de la diaspora tutsie s'est emparé par la force du pouvoir à Kigali au prix de la vie de ses compatriotes visés par un plan d'extermination. Insupportable vérité.
(1) Noires Fureurs, blancs menteurs. Rwanda 1990-1994, éditions Mille et Une Nuits.
(2) Rwanda, l'histoire secrète, éditions du Panama. Préface de Claudine Vidal, postface d'André Guichaoua.
(3) L'Inavouable. La France au Rwanda, de Patrick de Saint-Exupéry, les Arènes, 2004. Selon l'auteur, la France a participé au génocide au Rwanda pour effacer sa «mémoire jaune», c'est-à-dire sa défaite en Indochine. «Une légion aux ordres de l'Elysée», du temps de François Mitterrand cohabitant avec Edouard Balladur à Matignon, y aurait testé la doctrine de la «guerre révolutionnaire», «forgée au contact du Viêt-minh […], puis appliquée en Algérie».