Citation
Paris, fin mai 1994. Depuis le 7 avril, le Rwanda se trouve plongé dans un des pires génocides que le XXe siècle ait connu. L’armée rwandaise, aidée de plusieurs centaines de milliers de civils, dont les tristement célèbres miliciens interahamwe, traque les Tutsi du Rwanda, dans les villes, sur les collines, dans les marais. Dans un contexte de guerre civile, tous les services de l’État rwandais sont mobilisés pour faire disparaître celles et ceux qui sont perçus comme tutsi, hommes, femmes, enfants et vieillards. Orchestrée par le gouvernement intérimaire rwandais, l’extermination des Tutsi est censée être l’arme décisive dans la lutte menée contre le Front patriotique rwandais qui revendique le droit au retour des exilés de 1959, 1963 ou 1973.
Dans un entretien titré « Meurtre sous pavillon français » (La Croix, 22-23 mai 1994), le politiste Jean-François Bayart rappelle que « le mécanisme de la déflagration générale à laquelle nous avons assisté au Rwanda a été amorcé sous le couvert du drapeau français ». Dès cette époque, les articles de presse se succèdent pour dénoncer le rôle joué par Paris depuis 1990 : soutien politique et militaire au président Juvénal Habyarimana, formation et entraînement des milices et de l’armée rwandaise, contacts maintenus en plein génocide entre l’exécutif français et le gouvernement génocidaire… les griefs sont nombreux et les charges particulièrement lourdes.
Depuis cette date, le rôle de la France fait l’objet d’un débat public tendu. Journalistes, chercheurs et militants s’emploient en effet à le documenter en récoltant des témoignages, en collectant des documents d’archives, en éclairant les faits. Dans une démarche de lutte contre l’impunité, certains d’entre eux tentent d’étayer l’accusation la plus lourde qui soit, celle de complicité de génocide. Les autorités politiques et militaires françaises de l’époque sont, quant à elles, longtemps restées drapées dans un discours de déni visant à défendre leur bilan, la mémoire de François Mitterrand ainsi que l’image de l’armée française.
Ainsi, ce sujet d’une grande complexité a-t-il longtemps souffert du ton polémique avec lequel il a été abordé. Comprendre le rôle de la France exige pourtant d’identifier l’ensemble des acteurs français impliqués, les différentes dimensions de la relation franco-rwandaise (coopération civile et militaire, relations diplomatiques, liens interpersonnels, etc.) ainsi que les évolutions de celle-ci depuis les accords d’amitié et de coopération signés en 1962 entre le Général de Gaulle et le président rwandais Grégoire Kayibanda (…)
Dans le contexte de la vingt-cinquième commémoration du génocide des Tutsi, le président Emmanuel Macron, conscient des blocages français, a annoncé la constitution d’une commission de chercheurs français chargés de travailler sur les archives de son pays relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi. Celle-ci a rendu, le 26 mars 2021, un rapport dont nous voudrions interroger la valeur pour la compréhension du rôle de la France au Rwanda et pour l’écriture de l’Histoire.
Une commission contestée aux pouvoirs étendus
La lettre de mission adressée par le président de la République à l’historien Vincent Duclert est claire : la consultation de l’ensemble des fonds d’archives français doit permettre « d’offrir un regard d’historien sur les sources consultées », « d’analyser le rôle et l’engagement de la France au Rwanda », de viser « une compréhension accrue de cette tragédie historique ». Les progrès de la connaissance et de la compréhension sont placés au cœur de la démarche des quinze membres nommés entre le printemps et l’automne 2019.
Cette mission officielle s’inscrit dans la stratégie de rapprochement de l’exécutif français avec le Rwanda du président Paul Kagame. À l’occasion de plusieurs rencontres, les deux présidents ont amorcé un dialogue en dépit de la vacance depuis 2015 du poste d’ambassadeur de France à Kigali. Ce dialogue a favorisé l’élection de la rwandaise Louise Mushikiwabo à la présidence de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) et, si la France n’est pas représentée au plus haut niveau à Kigali lors des commémorations d’avril 2019, Emmanuel Macron annonce à cette occasion que le 7 avril sera désormais une journée nationale de commémoration.
Les pouvoirs attribués aux membres de la commission sont exceptionnels. Ils bénéficient d’une procédure d’habilitation d’accès à l’ensemble des fonds d’archives français. Cette habilitation personnelle leur permet de déroger aux contraintes de délais et de classification. Ainsi obtiennent-ils l’accès aux archives que demandaient depuis des années celles et ceux qui enquêtent sur le génocide des Tutsi. Ils sont en outre soutenus par les services des principales institutions d’archives françaises qui ont la mission de leur fournir inventaires et outils de recherche et d’exhumer les fonds susceptibles d’être utiles.
Leurs recherches se concentrent sur les archives de trois principales institutions. D’abord les Archives nationales où sont consultés les fonds de la présidence Mitterrand, du Premier ministre Balladur et des services du Premier ministre. Les fonds du ministère des Affaires étrangères, du ministère de la Coopération et des Archives diplomatiques de Nantes sont également exploités. Enfin, un important travail d’identification et d’exploitation des archives du Service historique de la Défense est réalisé, notamment sur les fonds de la Délégation aux affaires stratégiques, de l’état-major des armées ou certains fonds entrés par voie extraordinaire.
La nomination de la commission s’accompagne d’une vive polémique sur la démarche entreprise et sur les compétences des membres choisis par le président de la commission, en lien avec le conseiller Afrique du président Macron, Frank Paris. La commission ne comporte en effet aucun chercheur spécialiste des objets d’étude concernés : des spécialistes du génocide des Tutsi comme Stéphane Audoin-Rouzeau ou Hélène Dumas (1) ont été mis à l’écart, tandis que les spécialistes de la région des Grands Lacs ou de la relation franco-africaine n’ont pas été associés à la commission. L’accès aux archives reste en outre limité pour ces chercheurs qui travaillent indépendamment de la commission.
Ainsi, la légitimité de la commission à conduire une telle recherche et à comprendre les contextes dans lesquels s’inscrivent les archives se trouve immédiatement mise en cause. Les critiques se poursuivent lors de la démission de l’historienne Annette Wieviorka en octobre 2019, de la publication de la note intermédiaire en avril 2020 ou, de manière plus marquée encore, lors de la révélation par le Canard enchaîné, en octobre 2020, de l’existence d’un article tendancieux très favorable à l’opération Turquoise par une des membres de la commission, l’historienne de la colonisation et du fait militaire, Julie d’Andurain.
Apports essentiels, silences et oublis
Le rapport Duclert est un objet complexe et difficile à appréhender. Présenté par son président comme un travail de vérité fondé sur des archives, il se compose d’un volume principal de 992 pages, de 232 pages de notes, d’une annexe méthodologique et d’un état des sources (2). Il livre un diagnostic sévère sur les choix stratégiques des autorités françaises et consolide les connaissances sur les processus de prise de décision au sein de l’appareil d’État, entre 1990 et 1994.
Les deux premiers chapitres « Intervenir au Rwanda (1990) » et « La France face à la succession des crises rwandaises (1991-1992) » confirment ce que plusieurs auteurs avaient établi précédemment (3) : un petit groupe de décideurs français a fait le choix de soutenir le régime de Juvénal Habyarimana en dépit du non-respect des droits de l’homme par celui-ci et des risques de génocide qui pesaient sur la minorité tutsi.
Le rapport analyse minutieusement les logiques de la décision politique lorsqu’il s’agit de répondre à l’appel au secours d’Habyarimana après l’offensive du Front patriotique rwandais (FPR), le 1er octobre 1990. Tandis que les forces de l’opération Noroît sont engagées sur le terrain, décideurs, observateurs et analystes débattent, depuis Paris ou Kigali, de l’intérêt de maintenir cet engagement, alors que les autorités belges cessent rapidement leur soutien au régime. Avec parfois beaucoup de lucidité, certains acteurs (le colonel Jean-Claude Thomann, le général Maurice Schmitt, Jean-François Bayart) identifient le risque de massacres de masse – l’hypothèse d’un massacre de 700 000 Tutsi est déjà envisagée (pp. 75-75, 316 et 775) – et recommandent le retrait des troupes françaises.
À ce titre, le rapport considère qu’« on peut raisonnablement penser que François Mitterrand est informé de la mise en œuvre de la violence systématique visant spécifiquement les Tutsi du Rwanda en 1990 » (p. 96). Les mensonges et pressions de Juvénal Habyarimana, la défense par l’ambassadeur français Georges Martres d’une position de soutien au régime et la perception continue du FPR comme « germe de déstabilisation » (p. 51) expliquent la confirmation, à plusieurs reprises (25 octobre 1990, 5 décembre 1990, 10 et 23 janvier 1991) de l’engagement français aux côtés des Forces armées rwandaises (FAR).
Une des limites de ces deux chapitres concerne la place accordée au discours de La Baule dont la politique menée par la France au Rwanda procéderait (pp. 106, 124 et 968). Les auteurs du rapport semblent adhérer à l’idée que le Rwanda aurait été « le laboratoire d’une nouvelle politique française en Afrique » (p. 973) autour du principe « Des armes contre la démocratie ». Cette idée ne résiste cependant guère à l’étude des relations franco-rwandaises sur le long terme qui montre que, dès les années 1980, les autorités françaises avaient fait le choix d’un soutien diplomatique au régime en dépit des informations collectées sur le non-respect des droits de l’homme. Elle ne résiste pas non plus à l’étude de la nature des pressions françaises, souvent de pure forme et qui ne préviennent pas la bienveillance des autorités françaises à l’égard de certaines tendances extrémistes de la vie politique rwandaise. Elle ne résiste pas plus aux travaux de certains auteurs (Jean-François Bayart et Philippe Marchesin) qui ont montré à quel point La Baule valait surtout pour sa valeur symbolique mais que ce moment ne pouvait en aucun cas être considéré comme un tournant de la politique française en Afrique.
À partir de février 1991, le choix politique français est clair : le soutien français s’installe dans la durée. Jusqu’en juin 1992, une compagnie est présente aux côtés des effectifs de la Mission militaire de coopération. Jacques Lanxade peut bien exprimer des doutes sur le maintien de la compagnie, l’attaché de défense René Galinié dresser un tableau sévère de la gouvernance rwandaise et le chef de la mission militaire Jean Varret se montrer très critique, Juvénal Habyarimana bénéficie du soutien indéfectible de Georges Martres, du chef d’état-major du président Christian Quesnot et de son adjoint Jean-Pierre Huchon. À partir de 1991 est mis en place un détachement d’assistance militaire et d’instruction (DAMI) qui voit le périmètre de ses missions s’étendre sous l’impulsion de l’état-major du Président français.
Malgré les massacres du Bugesera en mars 1992, le dispositif français se renforce encore en 1992 : Jean-Jacques Maurin est nommé en avril 1992 conseiller militaire du chef d’état-major des FAR ; les missions du DAMI se diversifient ; les soldats français forment la garde présidentielle, pourtant accusée dès cette époque d’être partie prenante des escadrons de la mort (p. 159) ; les troupes françaises sont engagées sur le front lors de l’offensive à Byumba, en juin 1992. Simultanément, sur la scène diplomatique, la France amorce un dialogue avec l’opposition rwandaise – le Premier ministre est Dismas Nsengiyaremye du Mouvement démocratique républicain, depuis avril 1992 – et s’engage dans les négociations d’Arusha (Tanzanie) avec deux réunions organisées à Paris en août et octobre 1992. Le rapport note fort justement que, dans le cadre de cette négociation, l’ambassadeur Martres plaide pour l’intégration aux discussions des extrémistes de la Coalition pour la défense de la République et de la démocratie (CDR).
Durant l’année 1993, les alertes concernant les massacres perpétrés par les extrémistes du MRND (Mouvement révolutionnaire national pour le développement) et de la CDR, ainsi que le risque de génocide se multiplient. Les interventions médiatiques de Jean Carbonare et le rapport de la FIDH (Fédération internationale pour les droits humains) connaissent un certain retentissement public. Pour autant, depuis Paris, la principale menace reste le FPR qui a repris l’offensive en février. Dès lors, l’engagement direct des troupes françaises aux côtés des FAR est envisagé (pp. 232-233) et le dispositif français est une nouvelle fois renforcé puisque deux compagnies supplémentaires sont envoyées, en dépit des réticences du ministère de la Défense.
Le tournant du printemps 1993 est plutôt bien restitué. Isolée sur la scène internationale, mise en cause par une partie de l’opposition, accusée de soutenir un régime qui couvre voire organise des massacres, la France prône un front uni entre MRND, MDR (Mouvement démocratique républicain) et CDR et commence à envisager la demande d’une résolution de l’ONU, option qui sera validée par le nouveau gouvernement d’Édouard Balladur. Les analyses des dirigeants français concernant les négociations des accords d’Arusha sont rapportées avec minutie, le rapport ayant sans doute tendance, avec la diplomatie française, à surévaluer quelque peu l’influence de celle-ci dans l’avancée des négociations. La lecture de certaines sources rwandaises aurait pu permettre de préciser la relative marginalisation de la diplomatie française, accusée de partialité par certains négociateurs.
Qualifiée de « semi-direct » (pp. 231-240), l’engagement militaire français au printemps 1993 n’est en revanche pas toujours précisément présenté. L’opération dite « Chimère » n’est restituée que par l’étude du rapport Tauzin (pp. 759-761), une étude étrangement déconnectée du récit général. Tout aussi problématique est le recours aux termes « aveuglement » (dix-neuf occurrences), « piège » (dix-neuf occurrences) ou « guêpier » (deux occurrences) qui, à contre-courant de nombreuses archives, laissent penser aux lecteurs que les autorités de l’époque n’étaient pas totalement maîtresses des choix effectués.
Ces exemples illustrent deux limites récurrentes du travail de la commission : la difficulté à produire un récit historique précis et intelligible sur les faits les plus délicats à appréhender, et notamment les engagements des militaires français sur le front ; des faits trop systématiquement restitués à partir du regard unique des acteurs français, d’où le manque de profondeur de certaines analyses et l’exclusion presque totale de l’étude de l’influence du jeu des acteurs rwandais.
Intitulée « La France face au génocide », la deuxième partie se compose de trois chapitres « La France, la guerre et le génocide (avril-juin 1994) », « L’opération Turquoise (22 juin – 21 août 1994) » et « L’après Turquoise ». Elle est principalement consacrée aux cent jours du génocide et à l’intervention française dans le cadre de l’opération Turquoise.
Certaines archives permettent de mieux documenter les débuts des massacres, la neutralité du FPR durant les tout premiers jours ou la constitution du nouveau gouvernement intérimaire. Sans être très rigoureux dans la chronologie de la montée de la mobilisation internationale, le rapport livre quelques informations intéressantes sur la mobilisation des organisations non gouvernementales. Il retrace également l’évolution du niveau de connaissance des massacres de la DGSE (Direction générale de la Sécurité extérieure) et de la DRM (Direction du renseignement militaire) et relate les liens maintenus par la France avec les autorités qui orchestrent le génocide (pp. 401-402 et 410-411).
Parmi les passages les plus forts du rapport, il faut noter les pages qui décrivent la persistance des hésitations françaises quant à l’attitude à tenir : ne plus soutenir le régime signifierait, selon elles, la fin de la coopération franco-rwandaise, un risque de perte de crédibilité de l’influence française en Afrique et une prise du pouvoir d’un FPR toujours perçu comme l’ennemi de la France ; le maintien du soutien ferait peser des risques du fait de la compromission des autorités avec les génocidaires (pp. 408-409). En plein cœur du génocide, les autorités françaises ne parviennent donc toujours pas à condamner fermement le régime et à lui retirer leur soutien ; dans une attitude de pseudo-neutralité, elles préfèrent renvoyer les combattants dos à dos et en appeler à un cessez-le-feu !
D’autres éléments du rapport sont plus faibles. Peu d’éléments nouveaux sont par exemple apportés sur l’attentat du 6 avril et l’on peut déplorer que la piste des responsables français dans cet attentat soit évacuée en trois lignes alors qu’il s’agit d’une des principales hypothèses étudiées depuis 1994. L’évacuation de l’ambassade de France est également décrite de manière maladroite : s’il s’agit bien d’une opération conduite dans l’« urgence » et dans « une atmosphère de sauve-qui-peut général », peut-on réellement restituer cet épisode sur la base de télégrammes diplomatiques pouvant laisser penser que Paris a offert à son personnel la possibilité de quitter Kigali et de rejoindre la France (p. 372) ? La mobilisation de sources complémentaires et de témoignages existants – au premier rang desquels, celui de Vénuste Kayimahe – aurait permis de présenter une image plus fidèle au déroulement des événements et à l’abandon auquel a été confronté le personnel tutsi de l’ambassade.
Quelques oublis surprenants gênent aussi la lecture du rapport, comme l’absence de référence à la venue à Paris du lieutenant-colonel des FAR, Éphrem Rwabalinda, en mai 1994. Le rapport de sa rencontre avec le général Jean-Pierre Huchon, chef de la mission militaire de coopération, est pourtant un des documents les plus fréquemment cités pour illustrer les liens maintenus en plein génocide entre Paris et l’état-major des FAR. Plus surprenantes encore sont les trois courtes références à l’ancien capitaine de gendarmerie Paul Barril, présent à Kigali dans les premiers jours du mois d’avril, dont la société Secrets a signé un contrat avec le GIR (Groupe interministériel de recherches) pour une opération « Insecticide » et qui s’est employé, dès la fin du mois de juin 1994, à brouiller les pistes sur les responsabilités de l’attentat du 6 avril. De la même manière, la poursuite des livraisons d’armes pendant le génocide, pourtant attestée par plusieurs sources, n’a pas réellement été l’objet d’investigations. Autant de points qui auraient sans doute accru la sévérité du texte, s’ils avaient été étudiés.
Diplomatie, droit et mémoires
Depuis le 26 mars, les réactions à la publication du rapport sont nombreuses, vives et divergentes. Elles attestent de l’importance des enjeux politiques, juridiques et mémoriels soulevés par les conclusions du rapport.
Les premières réactions sont positives et paraissent plutôt consensuelles. Tandis que Vincent Duclert assure la promotion du travail de la commission auprès des rédactions françaises, plusieurs figures politiques, dont Hubert Védrine et Alain Juppé, accueillent favorablement le rapport. Quelques tribunes et interviews d’acteurs de l’époque (Patrice Sartre, Jean Varret et René Galinié) tendent à donner du crédit aux conclusions du rapport.
Ce sentiment se trouve conforté à l’occasion de la présentation à Kigali, le 19 avril, du rapport rwandais « A Foreseeable Genocide » commandé au cabinet d’avocats américain Levy Firestone Muse. Si les deux rapports sont assez dissemblables dans leur présentation des faits (voir le rapport rwandais, pp. 11-13), les autorités rwandaises font le choix de souligner les convergences entre les deux textes. Le ministre des Affaires étrangères rwandais, Vincent Biruta, considère que le rapport rwandais « va contribuer à la réconciliation entre la France et le Rwanda ». Vincent Duclert est, quant à lui, reçu à Kigali par Paul Kagame qui considère que le rapport français « marque un pas important vers une compréhension commune de ce qui s’est passé ».
En France, une riposte s’organise cependant autour d’Hubert Védrine et de l’Institut François-Mitterrand. Dans une tribune publiée le 28 avril dernier dans L’Obs, l’ancien secrétaire général de l’Élysée et quelques anciens ministres socialistes contestent les conclusions du rapport en insistant sur plusieurs idées, approximatives, présentées comme autant de vérités. Le texte souligne notamment le fait que l’intervention militaire française d’octobre 1990 aurait eu pour objectif de soutenir le régime rwandais afin d’« éviter d’immenses massacres ». La tribune avance aussi que la France aurait obtenu, grâce à son engagement militaire, la signature des accords d’Arusha entre les belligérants, en août 1993. À partir d’arguments proches, Bernard Cazeneuve considère, le 19 mai dans Le Monde, que les conclusions du rapport « témoignent d’une approche peu nuancée ».
Les raisons de ces crispations résident en partie dans la dynamique de réchauffement diplomatique souhaitée par Emmanuel Macron et dans la perspective du voyage officiel du 27 mai. La parole présidentielle est d’autant plus espérée – ou crainte – qu’elle possède la force de rompre avec vingt-sept années de déni, de refus de reconnaître les responsabilités des acteurs français, de discours officiels tendancieux, soutenant parfois la thèse du double génocide.
C’est un discours subtil qui manifeste une connaissance précise de l’histoire du génocide des Tutsi (« Un génocide vient de loin. Il se prépare. Il prend possession des esprits, méthodiquement, pour abolir l’humanité de l’autre »), qui est prononcé par le Président français le 27 mai 2021, au mémorial de Gisozi, à Kigali. Un discours qui reconnaît la responsabilité de la France dans le cours des événements (« La France a un rôle, une histoire et une responsabilité politique au Rwanda. Et elle a un devoir : celui de regarder l’histoire en face et de reconnaître la part de souffrance qu’elle a infligée au peuple rwandais en faisant trop longtemps prévaloir le silence sur l’examen de la vérité »). Un discours qui, dans une formule derridienne (« Sur ce chemin, seuls ceux qui ont traversé la nuit peuvent peut-être pardonner, nous faire le don de nous pardonner »), évite de s’engager sur le chemin des excuses.
La force des mots du Président français, plus profonds que ceux prononcés en 2010 par Nicolas Sarkozy (« Ce qui s’est passé ici est inacceptable et oblige la communauté internationale, dont la France, à réfléchir à ses erreurs qui l’ont empêchée de prévenir et d’arrêter ce crime épouvantable ») est renforcée par leur réception immédiatement positive par le Président rwandais qui salue « un discours puissant, avec une signification particulière ». La visite d’Emmanuel Macron s’accompagne de gestes concrets, tels l’ouverture du Centre culturel français, l’annonce de la nomination prochaine d’un ambassadeur et le rétablissement de liens économiques et de coopération. Pour toutes ces raisons, la date du 27 mai restera sans aucun doute comme un tournant des relations franco-rwandaises.
Est-on pour autant sorti des blocages et du déni qui ont longtemps entravé l’écriture de l’Histoire et le rendu de la justice ? Sur le premier point, sans doute faut-il rester prudent et noter que ce discours, qui se veut historique, comporte quelques contrevérités : la France reste présentée comme ayant avant tout combattu pour la paix, les militaires français comme des victimes secondaires de l’événement et, en définitive, aucune des responsabilités mentionnées dans le rapport n’est réellement précisée. S’il est compréhensible que le Président français ait souhaité ménager quelques susceptibilités, il est cependant dommage que cela ait été fait au prix de quelques arrangements avec la vérité historique.
Un autre enjeu crucial du rapport réside dans la lutte contre l’impunité. La justice a fait d’immenses progrès depuis 1994, du fait de l’action du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), des procès tenus en vertu du principe de compétence universelle ou de l’action des juridictions rwandaises. La France s’est longtemps montrée peu active en ce domaine mais la création du pôle « Génocide et crime contre l’humanité » au sein du Tribunal de grande instance de Paris, en 2010, a permis la condamnation récente et tardive de trois génocidaires (Pascal Simbikangwa, Tito Barahira et Octavien Ngenzi). Bien que le discours de Kigali du 27 mai n’ait donné lieu à aucune annonce nouvelle, le Président français s’est engagé « à ce qu’aucune personne soupçonnée de crime de génocide ne puisse échapper à la justice » et le rapprochement diplomatique pourrait permettre une accélération des procédures.
Des acteurs français pourraient-ils être jugés ? Le rapport Duclert s’est refusé à établir des formes de complicité (p. 977) et les deux pays semblent s’être entendus pour renoncer à ce type de poursuites, ce point constituant sans doute une « ligne rouge » pour Paris dans la normalisation en cours. Le rapport français livre cependant de précieuses informations pour des associations ou des familles de victimes qui souhaiteraient engager des poursuites contre des responsables français de l’époque.
Rarement mobilisé dans les analyses, le chapitre 7 offre une réflexion, parfois profonde, sur les dysfonctionnements des institutions françaises, sur les errements de l’appareil d’État, sur ce que le rapport appelle une « crise de l’action publique » (p. 918). À partir des comptes rendus des conseils de Défense et des notes de l’état-major particulier de la présidence de la République, ce chapitre montre comment, en dépit des alertes lancées par certaines institutions et par certains acteurs français, François Mitterrand et quelques proches ont conduit à « la faillite de la France au Rwanda », une faillite qui peut s’apparenter, selon les auteurs du rapport, à « une dernière défaite impériale d’autant plus grave qu’elle n’est ni formulée ni regardée ».
À défaut de procédures en justice, ces analyses laissent espérer l’ouverture d’une réflexion sur le « domaine réservé » et sur le fonctionnement de nos institutions lorsqu’il s’agit de la politique africaine de la France.
Les débats qui se déploient depuis la publication du rapport contribuent à renforcer l’attention que le public français accorde au rôle joué par la France au Rwanda. Bien que fragile sur le plan méthodologique du fait d’un défaut de maîtrise du contexte rwandais, de l’absence de références à l’historiographie et du manque de diversité de ses sources, ce rapport marque une étape importante dans la reconnaissance du génocide des Tutsi par le grand public et par une partie des élites françaises, souvent mal informées sur le sujet.
Ce rapport est, en outre, une pièce importante au sein du dispositif de refonte de la relation de la France à l’Afrique, souhaitée par Emmanuel Macron. À la suite des initiatives mémorielles lancées depuis 2017 (rapport Stora, fin du franc CFA (4), rapport Sarr-Savoye), l’étape rwandaise marque une avancée indéniable dans la stratégie française de réhabilitation de l’image de la France sur le continent.
Pour autant, les limites du rapport et le contexte dans lequel il a été entrepris n’ont sans doute pas permis au président Macron d’assumer la part la plus inavouable du rôle joué par la France au Rwanda. Une large ouverture des archives, en France et à l’étranger, permettrait des travaux plus précis, moins marqués par les enjeux politiques et diplomatiques. Le mérite de cette séquence serait alors d’avoir entrepris un effort collectif et durable de compréhension historique du rôle joué par la France au Rwanda et plus largement sur le continent africain.
[Notes :]
(1) Voir, dans ce numéro, son article « Paroles orphelines du génocide des Tutsi », pages 19-28.
(2) L’ensemble de ces productions sont accessibles en ligne, sous le titre « La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994). Rapport remis au président de la République » (www.vie-publique.fr).
(3) François Robinet, « Le rôle de la France au Rwanda : l’Histoire piégée ? », Revue d’histoire culturelle [en ligne], 2021 ( http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=690).
(4) Kako Nubukpo, « Du franc CFA à l’éco en Afrique de l'Ouest », Études, n° 4280, mars 2021, pp. 19-32.