Fiche du document numéro 28647

Num
28647
Date
Mai 1994
Amj
Auteur
Fichier
Taille
541558
Pages
4
Sur titre
Conflits ethniques et relais politiques
Titre
Une Afrique endeuillée, si loin de l'Europe…
Sous titre
Loin du drame bosniaque, qui accapare l'attention des chancelleries et des médias occidentaux, hommes, femmes et enfants du Rwanda, le pays le plus pauvre d'Afrique, ont péri par dizaines de milliers, ont fui par centaines de milliers, lors des massacres qui ont à nouveau endeuillé la région le mois dernier. Les conflits ethniques, explosifs ou latents, sont l'occasion idéale, sur ce continent, pour tous ceux qui, exploiteurs de richesses ou trafiquants d'armes, veulent entraver l'avènement de la démocratie. Un fragile espoir se dessine toutefois en Afrique du Sud où, malgré tous les obstacles, un premier pas encourageant vient d'être fait à l'occasion des élections de la fin avril.
Lieu cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
PAR COLETTE BRAECKMAN *

Jadis, en Afrique centrale comme parmi les Zoulous au Sud, on tuait avec des lances,
des machettes, des gourdins. Aujourd'hui, en plus de ces armes "traditionnelles", on
massacre à la grenade, avec des fusils-mitrailleurs, des mortiers, des lance-roquettes.

Le nombre de victimes surtout des civils s'alourdit à mesure que se perfectionnent les
"machines à tuer". En Afrique du Sud, dans la province du Natal, les affrontements
entre le Congrès national africain (ANC) et les partisans de l'Inkatha ont déjà fait plus
de 10 000 morts ; en Angola, après avoir lancé le chiffre effrayant de 1 000 morts par
jour, les Nations unies semblent avoir renoncé à faire le décompte exact des victimes
de la lutte entre l'Union pour la libération totale de l'Angola (UNITA) de M. Jonas
Savimbi et les forces gouvernementales. Au Burundi, l'assassinat du président élu
Ndadaye, le 21 octobre dernier, fut suivi de véritables pogroms dirigés contre la
minorité tutsie et d'une répression féroce par l'armée, composée essentiellement de
Tutsis qui entendaient venger les membres de leurs familles (1). Au Rwanda
voisin (2), on pouvait espérer que les accords d'Arusha qui avaient mis fin à trois
années de guerre entre les forces gouvernementales et des exilés tutsis qui, désireux
de rentrer au pays, avaient formé le Front patriotique déboucheraient sur un partage
pacifique du pouvoir et une démocratisation du pays.

Tout laisse à penser que les ultras du régime, à la droite du président Habyarimana,
en avaient décidé autrement : le 6 avril dernier, l'avion du président a été abattu par
des roquettes tirées depuis le camp de la garde présidentielle. Quelques instants plus
tard, un plan préparé de longue date a été mis en application. Tous les membres de
l'opposition centriste modérée ont été massacrés, à commencer par le premier
ministre, Mme Agathe Uwilingiyimana, et les dix "casques bleus" belges qui
l'accompagnaient. Les tueurs avaient en leur possession des listes depuis longtemps
établies, les membres de la garde présidentielle étaient accompagnés de milices
composées de civils auxquels des armes avaient été distribuées depuis décembre
dernier et qui avaient reçu une formation paramilitaire. Après le départ des "casques
bleus" belges et l'évacuation des expatriés, les massacres se sont poursuivis à huis
clos, la force des Nations unies réduite, fin avril, à l'état de symbole, n'ayant pas de
mandat pour se porter au secours des victimes.

Angola, Afrique du Sud, Afrique centrale… N'y aurait-il aucun lien entre ces drames ?
Ne s'agirait-il, d'une tuerie à l'autre, que d'explosions incontrôlées de "haines
tribales", voire de "sauvagerie", comme on serait si facilement tenté de le penser ?
Rien n'est moins sûr (3).

Dans tous les cas, on retrouve des machinations savamment ourdies, l'exploitation
d'antagonismes ethniques bien réels mis au service de projets politiques
réactionnaires, refusant le changement, le partage du pouvoir, l'application de la règle
de la majorité, le retour des réfugiés. Dans tous les cas aussi, on retrouve les mêmes
filières, celles des ventes d'armes alimentées par les trafics divers (drogue, diamant…)
et bénéficiant aux mêmes intermédiaires.

Mouvements d'armes et de capitaux

PARTOUT, le facteur ethnique a été utilisé comme un élément de division, afin de
freiner la construction d'Etats modernes et démocratiques. En Angola, l'UNITA n'a
pas seulement été soutenue par les Sud-Africains, les Etats-Unis du temps de la
guerre froide et certains milieux d'affaires européens. Face aux populations de la côte,
depuis longtemps en contact avec le monde extérieur, métissées et choisies autrefois
comme des relais du pouvoir colonial, l'UNITA a joué la carte des gens de l'intérieur,
les Ovimbundus, qui ne cessèrent pratiquement jamais la lutte contre la colonisation
portugaise, alliés aux Bakongos qui, en 1961, furent les premiers à lancer la guerre
d'indépendance. Jouant sur l'insoumission latente des populations de l'"Afrique
profonde", sur leur ressentiment à l'égard des gens de la côte qui, après les Portugais,
trouvèrent tout naturellement un terrain d'entente avec des Cubains, eux aussi
métissés, les hommes de l'UNITA ont tenté d'incarner une sorte d'"authenticité" à la
zaïroise : africanité, dans le discours ; alignement sur les forces les plus
réactionnaires, dans les faits.

Une démarche comparable se retrouve en Afrique du Sud : les Zoulous de
M. Buthelezi invoquent, eux aussi, le glorieux passé guerrier de leur peuple, son
histoire, ses luttes. Recrutant surtout dans les zones rurales et parmi les hommes
seuls vivant dans les hostels (foyers de travailleurs migrants), ils s'opposent aux
membres les plus politisés de leur communauté qui se veulent citoyens sud-africains
et se rangent dans les rangs de l'ANC.

L'Inkatha s'oppose ainsi au parti de M. Mandela, qui veut incarner la nation
sud-africaine tout entière, multi-ethnique, multiculturelle et progressiste. Rien
d'étonnant à ce que le parti de M. Buthelezi ait conclu une alliance avec les plus
radicaux des Afrikaners, ceux qui, précisément, revendiquent leur droit à la différence
et ont rêvé, jusqu'au bout, à la possibilité de créer un Etat blanc séparé.

Les relations entre ces mouvements qui partagent, peut-être plus par opportunité que
par conviction, la même démarche "ethnique", ne sont pas seulement idéologiques : il
existe entre l'Afrique centrale et l'Afrique du Sud de très réels mouvements de
capitaux, d'armes et de combattants. L'appui apporté à M. Jonas Savimbi par l'armée
et les services de sécurité sud-africains est connu. Ce qui l'est moins, ce sont les liens
entre le Zaïre et l'UNITA : la base de Kamina, dans la province zaïroise du Shaba, a,
durant toute la guerre, servi de base arrière au mouvement de M. Savimbi.

Aujourd'hui encore, les principales lignes d'approvisionnement de l'UNITA passent
par le Zaïre, les armes étant déchargées dans les ports de Matadi et Boma. Des
opposants zaïrois proches du premier ministre Tshisekedi assurent que, en février
dernier encore, une mission avait été envoyée en Afrique du Sud par le conseiller
spécial du président Mobutu afin de rencontrer le leader de l'extrême droite afrikaner,
M. Eugène Terreblanche, et le chef zoulou Buthelezi. Et l'on craint qu'après la victoire
de l'ANC aux élections qui viennent d'avoir lieu en Afrique du Sud des mercenaires,
Africains et Blancs, ne soient prêts à se mettre au service des dernières dictatures de la
région.

En plus des affinités "idéologiques" et militaires, les liens d'affaires sont nombreux :
une bonne partie de l'approvisionnement alimentaire du Zaïre arrive désormais
d'Afrique du Sud, et les armes utilisées au Rwanda provenaient en bonne partie
d'Afrique du Sud. Un rapport de l'organisation américaine Human Rights Watch (4)
relève en effet que, au cours des derniers mois, et en violation de l'embargo, le
gouvernement rwandais avait acheté des armes à l'Afrique du Sud pour une valeur de
5,9 millions de dollars : fusils automatiques, mitrailleuses, lance-grenades, munitions.

La France aussi a pris part à des fournitures d'armes qui ont servi aux massacres : le
rapport de Human Rights Watch souligne que des mortiers, des voitures blindées, des
pièces d'artillerie, des hélicoptères, ont été livrés au Rwanda. Des conseillers
militaires et jusqu'à 680 militaires ont été présents au Rwanda, officiellement pour
protéger les expatriés, en fait pour contenir l'avance du Front patriotique. En outre,
une vente d'armes égyptiennes, pour une valeur de 6 millions de dollars, a été
garantie par le Crédit lyonnais.

Peut-on vraiment penser que ces fournitures ou trafics d'armes, ces parentés
idéologiques, ces contacts politiques entre les forces les plus réactionnaires de la
région, qui s'opposent à l'émergence d'une Afrique moderne, démocratique,
pluriculturelle, ne sont que le fait du hasard, le résultat d'une conjonction d'intérêts
purement fortuite ? Peut-on croire qu'il ne s'agit, au cœur du continent noir, que
d'explosions de haine tribale dont, en bons Européens civilisés que nous sommes (à
l'heure de Sarajevo, de Gorazde…) ; il vaudrait mieux détourner le regard ?

COLETTE BRAECKMAN
* Journaliste au Soir de Bruxelles.

(1) Lire Colette Braeckman, "Écroulement de l'espérance démocratique au Burundi", le
Monde diplomatique, décembre 1993.

(2) Cf. "Au Rwanda, les massacres ethniques au service de la dictature", le Monde
diplomatique, avril 1993.

(3) Lire Basil Davidson, "Look to Africa's Precolonial Past for Hope to Escape the
Present", International Herald Tribune, 21 avril 1994.

(4) Human Rights Watch, Arms Project, janvier 1994 (485 Fifth Avenue, New-York,
NY 10017-6104).
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