Citation
PAR GÉRARD PRUNIER *
 
 Frontalières de l'Ouganda, du Rwanda et du Burundi, les provinces du Nord et le sud
 du Kivu appartiennent à l'espace culturel et économique de l'Afrique orientale et se
 sont toujours senties très loin de Kinshasa, tant géographiquement que mentalement.
 Dans les années 20-30, les autorités coloniales belges avaient utilisé le différentiel
 démographique entre ce que l'on appelait alors le territoire sous mandat du
 Ruanda-Urundi et le Congo belge, pour importer de la main-d'oeuvre rwandaise vers
 les plantations du Kivu et jusque vers les mines du Katanga. Cela soulageait d'autant
 la pression démographique sur les hautes terres rwandaises surpeuplées et donnait au
 colonisateur une main-d'oeuvre docile car expatriée.
 
 Ces immigrés rwandais, tant tutsis que hutus, étaient venus s'ajouter à des
 populations rwandophones qui vivaient dans la région avant l'ère coloniale. Au
 moment de l'indépendance, ils avaient reçu la citoyenneté congolaise au même titre
 que les autres habitants du Kivu. Mais, pendant la guerre civile de 1960-1965, la
 compétition foncière avait amené plusieurs des tribus dites « autochtones » à
 persécuter les rwandophones « étrangers » pour tenter de récupérer leurs terres.
 
 Comme les « autochtones » avaient en général choisi le camp des rebelles
 mulélistes (1), le président Mobutu les considéra comme des adversaires et préféra
 favoriser les rwandophones. Bien représentés jusque dans l'entourage mobutiste - l'un
 des leurs était chef du cabinet présidentiel -, ils profitèrent de cette faveur pour
 accaparer de nombreuses terres au nord du Kivu, ce que les « autochtones » ne leur
 ont jamais pardonné. Mais le maréchal Mobutu ne laissant jamais trop de pouvoir réel
 à ses créatures, une loi sur la citoyenneté jeta les rwandophones du Kivu dans
 l'incertitude quant à leur statut de « Zaïrois ».
 
 Dans ce contexte de tensions locales surdéterminées par la politique mobutiste de
 divisions ethniques, survint la guerre civile rwandaise de 1990, qui devait se terminer
 par le terrible génocide de 1994. Les rwandophones du Kivu, demeurés longtemps
 unis face aux ethnies « autochtones », se scindèrent pendant la guerre en Tutsis
 pro-Front patriotique rwandais (FPR) et en Hutus soutenant le gouvernement du
 président Juvénal Habyarimana. Sa mort et l'effondrement de son régime pendant
 l'été 1994, avec la fuite de plus d'un million de réfugiés hutus vers les deux Kivus,
 firent monter la tension de manière exponentielle : les nouveaux venus, loin de se
 comporter en réfugiés « classiques », avaient entrepris de se tailler un empire local au
 Kivu, avec l'aide des Hutus locaux, en se battant à la fois contre les ethnies
 « autochtones » et contre les Tutsis zaïrois. Pendant deux ans (1994-1996), les
 extrémistes hutus, utilisant froidement l'aide de l'ONU et des organisations caritatives
 non gouvernementales grâce à la présence du million de réfugiés qu'ils gardaient sous
 leur coupe, prirent peu à peu le contrôle politique et militaire des deux Kivus.
 
 Pour réagir contre cette situation dangereuse pour lui, le gouvernement rwandais
 organisa une vaste et meurtrière opération militaire de « nettoyage » des camps, entre
 septembre et novembre 1996. A court terme, l'opération fut une « réussite ». La
 majorité des réfugiés (environ 700 000) rentrèrent au Rwanda, les autres entamant à
 pied une tragique dérive transcontinentale qui devait en mener certains jusqu'aux
 rives de l'Atlantique, au prix d'environ 200 000 morts (2). Mais si cette campagne
 permit de renverser le régime du maréchal Mobutu (3), à moyen terme elle
 réintroduisit aussi à l'intérieur du Rwanda la guerre que le général Paul Kagame,
 l'homme fort de Kigali, avait cru éloigner de ses frontières. Et de nouveau le Kivu se
 retrouva en première ligne.
 
 Le Nord-Kivu est de loin, aujourd'hui, le plus touché par le renouveau des hostilités.
 Dans la partie septentrionale, le long de la frontière ougandaise, des maquis
 originaires de ce pays se sont implantés, profitant de l'absence presque totale de
 contrôle du régime de Kinshasa sur la région pour opérer en toute impunité contre le
 pouvoir ougandais : l'Alliance des forces démocratiques (Alliance of Democratic
 Forces, ADF) est une guérilla multiethnique à dominante fondamentaliste
 musulmane, mal enracinée dans la région frontalière où elle opère, qui préfère donc
 s'appuyer sur ses bases arrière au Congo. Elle y survit en bonne partie grâce à l'appui
 du régime islamiste soudanais, opposé au président ougandais, M. Yoweri Museveni,
 que Khartoum accuse de soutenir la guérilla chrétienne du Sud. Au Kivu, l'ADF opère
 adossée aux zones tenues par les ex-Forces armées rwandaises (FAR), l'armée du
 génocide, qui attaquent régulièrement le Rwanda, où elles commettent de nombreux
 massacres.
 
 Pour Kampala et pour Kigali, la tentation d'un « coup de torchon » sur toute la région
 Béni-Rutshuru-Masisi est donc très forte. Une guerre non déclarée s'y déroule déjà
 depuis près d'un an, les forces armées ougandaises et surtout rwandaises ne cessant
 d'augmenter le niveau de leur engagement militaire. Cet affrontement étranger sur le
 sol congolais ne manque pas à son tour d'impliquer les populations locales. Au nord
 du Kivu, le conflit est triangulaire, les « autochtones », les rwandophones et les Forces
 armées congolaises (FAC) - qui sont le plus souvent composées de Balubas du Katanga
 - s'affrontant selon des schémas d'alliance fluctuants, tant entre eux que vis-à-vis des
 Ougando-Rwandais.
 
 Confusion au sein de la guérilla
 
 Pour simplifier une situation extrêmement complexe - il y a dans la région une bonne
 dizaine de groupes armés et autant de groupes ethniques, les uns et les autres n'étant
 pas nécessairement homothétiques - on peut dire que les rwandophones tutsis
 collaborent avec les forces ougando-rwandaises, les rwandophones hutus les
 combattent en alliance très instable avec les « autochtones » (4), et les FAC « flottent »
 au milieu, tentant - plutôt mal que bien - de rétablir un semblant de contrôle
 « national » sur cette turbulence régionale…
 
 La question de l'ingérence étrangère se pose en des termes différents au Sud-Kivu, où
 les guérillas burundaises des Forces de défense de la démocratie (FDD) et du Parti
 pour la libération du peuple hutu (Palipehutu), bien qu'un moment chassées par les
 forces du président Laurent-Désiré Kabila à l'automne 1996, sont revenues de leur exil
 tanzanien et ont repris leurs opérations contre le régime du président Pierre Buyoya.
 Les FDD et le Palipehutu collaborent avec les ex-FAR, les anciennes forces armées
 rwandaises responsables du génocide, au moins dans la mesure où leurs relations
 exécrables ne les amènent pas à se battre entre eux.
 
 Cette confusion au sein de la guérilla burundaise permet au président Buyoya d'être
 plus modéré dans sa politique régionale que le régime rwandais. Si son armée opère
 parfois discrètement au Sud-Kivu, elle ne le fait jamais pendant très longtemps et elle
 se retire rapidement. Mais, bien que le Sud-Kivu n'en soit pas arrivé au même niveau
 de violence que le Nord, il connaît un problème proprement régional très difficile à
 résoudre, celui des Banyamulenges, un groupe tutsi qui a émigré du Rwanda au siècle
 passé et s'est ensuite grossi pendant la période coloniale d'un certain nombre
 d'immigrés.
 
 Liés au régime Mobutu pendant la guerre civile de 1960-1965 et jusqu'aux années 80,
 ces rwandophones se sont ensuite retrouvés marginalisés lorsque la politique de
 bascule du dictateur l'amena à favoriser les « autochtones ». Leur persécution, en
 1996, fournit au général Paul Kagame le casus belli dont il avait besoin pour
 déclencher l'« opération Kabila ». Alors qu'au début des hostilités les Banyamulenges
 avaient un moment constitué le fer de lance de l'armée de M. Laurent-Désiré Kabila,
 ils furent jugés embarrassants par le nouveau régime de Kinshasa, une fois la victoire
 obtenue. En effet, ils ne sont au sud du Kivu qu'une très petite minorité, sans doute de
 l'ordre de 50 000 à 60 000 personnes (5).
 
 Or, en partie à l'initiative de leur embarrassant protecteur de Kigali, ils se sont
 imposés à Bukavu et dans la région comme les maîtres du jeu administratif et
 économique. En février dernier, ils se sont tout à coup trouvés brutalement contrés au
 sein des FAC, où leur place a été contestée sur ordre de Kinshasa, parfois par
 d'anciens officiers des Forces armées zaïroises recyclés dans la nouvelle armée.
 Menacés de voir leurs unités dissoutes et dispersées aux quatre coins du pays, les
 Banyamulenges se sont mutinés : le mouvement n'a pris fin, au bout de deux
 semaines, qu'au prix de plusieurs exécutions capitales, et la situation dans la zone
 Uvira-Bukavu demeure très tendue. Les ethnies locales forment actuellement leurs
 propres milices pour faire face aux Banyamulenges, car elles craignent que ceux-ci ne
 soient bientôt renforcés par l'armée rwandaise. L'atmosphère est lourde, les meurtres
 et les disparitions sont fréquents, et chacun s'attend à voir d'un jour à l'autre la
 violence massive du Nord-Kivu descendre vers le Sud.
 
 Comment recadrer cette mosaïque de microconflits ethnorégionaux - au sens
 géographique, car, malheureusement, sur le plan des violences, les victimes se
 comptent par centaines, et certains mois par milliers ? Il est d'abord évident, quant au
 fond, que toute cette violence est le résultat d'une surpopulation massive (6),
 combinée avec un sous-développement tout aussi massif. Micro-Etats d'une vingtaine
 de milliers de kilomètres carrés, le Rwanda et le Burundi ne sont plus
 économiquement viables sur la base de l'économie paysanne traditionnelle qui est
 encore la leur. Et cette violence des micro-Etats déborde sur leur grand voisin
 congolais.
 
 Sur le plan politique, on assiste à l'extension toujours plus vaste de la catastrophe
 rwandaise. Huit cent mille morts au moins au cours du génocide de 1994, deux
 millions de réfugiés en 1994-1996 (7), opération transfrontière de 1996-1997
 provoquant la mort de 200 000 de ces réfugiés, renversement de la dictature
 mobutiste, remplacée par l'autoritarisme sous influence rwandaise du président
 Laurent-Désiré Kabila, effritement toujours plus poussé de l'Etat congolais au profit
 des mafias régionales, et, dans le cas du Kivu - où il n'y a pas une mafia régionale,
 mais plusieurs en compétition -, danger imminent d'explosion.
 
 Il y a quelque ironie amère à constater ce lent glissement vers de nouvelles
 catastrophes, alors que plus que jamais le slogan du nouvel ordre mondial face aux
 défis africains est « prévention des conflits ». Or ce conflit-là est visible, annoncé, déjà
 engagé ; et absolument rien n'est fait, ni par l'ONU, qui se lamentait encore il y a peu,
 par la voix de son secrétaire général, sur l'inadéquation de sa réaction de 1994 face au
 génocide ; ni par les Etats-Unis, qui, en mars dernier, à Entebbe, s'intronisaient
 eux-mêmes protecteurs des fameux « nouveaux dirigeants » africains, aujourd'hui en
 train de se déchirer ; ni par l'Union européenne, sans doute trop occupée par sa
 propre harmonisation financière pour se soucier de ces lointaines tragédies.
 
 Le Kivu est au bord de l'explosion, et personne ne cherche les ciseaux pour couper la
 mèche. Il sera toujours temps, après coup, d'écrire de longs rapports sur les
 financements internationaux, développant les « leçons apprises » et les
 recommandations d'actions adéquates, pour la prochaine crise…
 
 GÉRARD PRUNIER
 * Chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS, Paris) et directeur du Centre français
 d'études éthiopiennes (Addis-Abeba).
 
 (1) Du nom de Pierre Mulele, l'un des chefs de la rébellion simba, opposée dans les
 années 60 au gouvernement de Léopoldville (aujourd'hui Kin-shasa). Pour une mise en
 perspective historique, voir Elikia M'Bokolo, « Aux sources de la crise zaïroise », Le
 Monde diplomatique, mai 1997.
 
 (2) Voir Oscar Garreton, « L'impossible enquête », Le Monde diplomatique, janvier
 1998.
 
 (3) Voir Colette Braeckman, « Comment le Zaïre fut libéré », et Philippe Leymarie,
 « Nouvelle géopolitique en Afrique, sous le coup de la "révolution congolaise" », Le
 Monde diplomatique, juillet 1997.
 
 (4) Ce sont eux qui forment les fameuses milices dites « Maï Maï », levées
 essentiellement parmi les ethnies bahunde et banyanga. Mais le terme a tendance, depuis
 quelques mois, à devenir générique, et les combattants « autochtones » baviras, bashis ou
 babembes du sud du Kivu sont aujourd'hui souvent appelés « Maï Maï ».
 
 (5) C'est une situation très différente de celle du nord du Kivu, où les rwandophones -
 Tutsis et Hutus confondus - représentent au moins 60 % de la population.
 
 (6) Les densités sont de l'ordre de 350 habitants/kilomètre carré, avec des pointes locales
 de 800 ou 1 000.
 
 (7) Deux millions, car au 1,2 million de réfugiés au Zaïre, il faut ajouter les quelque
 900 000 qui se trouvaient en Tanzanie.