Citation
FAISANT coulisser l'équerre le long de la pièce de bois, Béatrice montre la
rectification à faire au jeune garçon qui se tient à ses côtés. Puis, comme celui-ci
manifeste quelque lassitude, elle n'hésite pas à le sermonner fermement tout en
observant avec attention la façon dont il s'exécute. Autour d'eux, les autres membres
de la Coopérative des jeunes menuisiers de Nyabimata (KOBAJI) s'affairent sur les
établis de fortune sans prêter attention à la scène, pourtant pas banale : elle se passe
au Rwanda, petit pays enclavé au cœur de l'Afrique centrale, où les traditions restent
ancrées, particulièrement en ce qui concerne les rapports entre les deux sexes ainsi
que la répartition des tâches entre eux.
Mais Béatrice, une ancienne de l'Atelier de fabrication des outils de menuiserie
(AFOM) de Niakizu, jouit d'une réputation flatteuse. Avec son mari, lui-même
menuisier, ils ont décidé de s'établir à leur compte à Nyabimata. Béatrice étant
enceinte, elle ne peut pour l'instant exercer son métier, mais elle a accepté de faire
bénéficier la KOBAJI de sa compétence.
L'AFOM est le premier fruit du programme de menuiserie artisanale mis en place avec
l'aide de Frères des hommes (1) à Nyakizu depuis 1979. Déjà, à cette époque, la
pression sur la terre était très forte dans ce "pays aux mille collines", à l'économie
presque exclusivement rurale, et où la densité de population équivaut à celle de la
Belgique. Les perspectives agricoles étant limitées, il s'agissait de permettre aux
menuisiers locaux, dépendant encore de l'agriculture pour l'essentiel de leur revenu,
de vivre de leur métier d'artisan. Plusieurs obstacles s'opposaient à cette évolution : la
médiocrité de la production, liée au manque de formation et d'outils adéquats, ainsi
que l'absence d'un marché solvable pour du mobilier de bonne facture.
Partant du principe qu'un développement à long terme doit se construire sur des
objets de qualité et sur une maîtrise des moyens de production, Frère des hommes
proposa aux menuisiers d'améliorer leur formation en leur apprenant à fabriquer tous
les outils nécessaires à l'exercice de leur métier : progressivement, les menuisiers
découvrirent non seulement qu'ils étaient capables de produire d'excellents outils sans
l'aide d'aucune machine, mais, surtout, qu'ils y parvenaient à un coût bien inférieur à
celui des outils similaires d'importation, jusqu'alors seuls disponibles sur le marché.
Une première commande d'essai, obtenue d'une des plus grandes quincailleries de la
capitale, confirme l'importance de la demande pour des produits d'une telle qualité
vendus moitié moins cher que leurs équivalents importés. Et pourtant, même à ce très
bas prix, l'utilisation systématique des ressources locales et de leur seul travail manuel
permettait aux menuisiers de Nyakizu d'escompter un revenu net mensuel équivalent
à celui d'un fonctionnaire local : une perspective révolutionnaire dans cette société
rurale si hiérarchisée !
Pour la plupart de ces artisans-paysans, cela paraissait même trop beau : "J'avais la
formation de base, dit l'un d'entre eux, Augustin Mujambere, mais je n'avais pas
l'idée que la fabrication d'outils puisse constituer un travail." Pourtant, il prend le
risque et fonde l'AFOM. Les débuts sont difficiles : il a fallu déterminer les espèces
convenables d'eucalyptus et, un an à l'avance, constituer un stock de bois pour qu'il
soit sec en temps voulu et en quantité suffisante pour répondre à la demande de façon
régulière. Il a fallu également améliorer la technique des forgerons locaux et mettre au
point avec eux des contrats de sous-traitance pour toutes les parties métalliques. Il a
fallu encore faire connaître le produit et garantir le respect de la qualité et des délais…
Mais le succès ne s'est pas fait attendre et, depuis 1984, l'AFOM fonctionne de
manière autonome.
Aujourd'hui, l'AFOM n'est plus le seul atelier fabriquant des outils de menuiserie, bien
qu'avec sa vingtaine d'ouvriers menuisiers et une gamme de vente d'une quarantaine
d'outils, il reste le plus important. D'autres ateliers concurrents se sont montés à
Nyakizu ou dans d'autres communes du Rwanda, et la démarche de Béatrice et de son
mari n'est qu'un exemple parmi d'autres. Cet essaimage est facilité par le fait que, en
l'absence de machines, le savoir-faire est le seul vrai capital nécessaire pour ouvrir un
atelier. La non-spécialisation des tâches au sein de l'AFOM assure la transmission de
ce savoir, tandis qu'une politique de hauts salaires permet à des menuisiers de
s'installer à leur compte quand ils le souhaitent. Mais l'histoire du programme de
menuiserie artisanale de Nyakizu ne s'arrête pas là. Le succès des divers ateliers a
révélé que, dans la structure actuelle de l'économie rwandaise, le travail manuel de
qualité est rentable. Il procure un revenu suffisant pour motiver le producteur à
s'investir tout en restant compétitif sur le marché. Cela n'est plus le cas en Europe, où
les contraintes du marché et de rémunération du travail exigent une productivité que
seul assure le recours à la machine.
Le développement endogène n'est pas un mythe
CETTE différence fondamentale entre le Rwanda et l'Europe n'est cependant pas
évidente pour tout le monde, comme l'a souvent constaté M. Jan Kieckens, volontaire
de Frères des hommes, à l'origine de ce programme : "La première chose que font les
promoteurs des projets de menuiserie, c'est d'accorder des crédits pour acheter des
machines. Car le mythe de la coopération au développement, c'est qu'elle doit venir
d'Europe. Sans machine, rien n'est possible. Nous avons prouvé le contraire. Alors,
pourquoi une telle situation ? Bon nombre de pays industrialisés ne cachent pas que
la coopération doit avant tout servir à agrandir leur propre marché. Et en regard
d'un tel objectif à court ou moyen terme, notre projet est vraiment très mauvais :
nous ne rapportons rien, pas un franc !"
Afin d'administrer la preuve que le travail manuel est rentable, le programme FDH de
Nyakizu décida de concurrencer un autre produit manufacturé importé, à savoir les
huisseries métalliques qui sont largement utilisées, notamment dans les dispensaires,
les bureaux communaux, les tribunaux, les logements de fonctionnaires locaux, etc. Le
secteur moderne de la construction est en plein développement au Rwanda, et il
importe des quantités croissantes de métal qui coûtent au pays des devises de plus en
plus rares. A partir de 1984 et suivant la même démarche que celle utilisée avec
l'AFOM, le programme a aidé une poignée d'ateliers de menuiserie des environs de
Nyakizu à se lancer dans la production d'huisseries en bois d'eucalyptus, en respectant
la même exigence de haute qualité. Dès l'année suivante, ces ateliers mettent sur le
marché des portes et des châssis de fenêtres d'excellente facture, moitié moins chers
que leurs équivalents métalliques et procurant néanmoins un revenu appréciable aux
artisans qui les fabriquent.
Mais, même rentable, il reste à s'imposer sur le marché, à développer un
approvisionnement régulier en bois d'œuvre, à obtenir des banques la mise en place
de crédits adaptés aux besoins des artisans, à faire naître d'autres centres de
menuiserie artisanale dans d'autres communes du Rwanda, de façon à s'assurer une
part significative et durable du marché… Pourtant l'essentiel est acquis : les artisans
de Nyakizu maîtrisent progressivement toute la filière de la production et de
l'écoulement de leurs huisseries, ainsi que la formation de nouveaux artisans. Et les
plus hautes autorités du pays ont fini par donner tout leur appui au programme,
conscientes de trouver là un exemple de développement endogène.
Car les enjeux économiques sont importants, à l'échelle de ce petit pays où
l'agriculture n'offre pratiquement plus de débouchés, où le chômage s'accroît et où les
devises étrangères font défaut. En se fondant sur le travail manuel, sur la valorisation
des ressources locales et sur des productions de substitution aux importations, ce
programme conjugue harmonieusement les intérêts de la population rurale et ceux de
l'économie nationale, tout en assurant les bases d'un développement industriel à long
terme.
Ainsi que l'a montré une évaluation récente faite par deux économistes rwandais, une
extension nationale du programme de Nyakizu de fabrication artisanale d'huisseries
en bois pourrait fournir trois mille emplois nouveaux, soit un accroissement de 50 %
du secteur de la menuiserie, de 60 % de la contribution de ce secteur au produit
industriel brut (PIB) et de 80 % des salaires qui y sont actuellement distribués. En
outre, la valorisation de l'eucalyptus local permettrait d'économiser environ 17
millions de francs français en devises.
Déjà, une centaine d'emplois ont été créés dans la commune de Nyakizu grâce au
programme, mais, faute de moyens suffisants, FDH a dû abandonner, au moins
temporairement, son projet de développement de la forge. Pourtant, l'ensemble des
produits alliant fer et bois, actuellement importés par le Rwanda, pourraient être
fabriqués localement. Une organisation non gouvernementale rwandaise, Duhamic
Adri, l'a d'ailleurs bien compris, qui vient de s'associer au programme de Nyakizu
pour contribuer à sa promotion au niveau national et dans d'autres secteurs. Sans
doute a-t-elle découvert à son tour ce que Mujambere confiait à M. Jan Kieckens il y a
quelques années : "Les autres projets se résument très souvent à un camion qui
arrive. On demande aux gens de décharger le camion. Le camion est déchargé et s'en
va, et nous, nous retournons à la maison. Tandis que, dans ce cas-ci, nous avons une
chance que, quand le camion s'en ira, le travail reste."
PATRICE COMMUNAL
* Responsable du secteur Afrique à Frères des Hommes
(1) Frères des Hommes, 45 bis , rue de la Glacière, 75013 Paris. Tél. : 47-07-00-00 - CCP : 635 W PARIS.