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PAR COLETTE BRAECKMAN *
Les Jaguar, les Mirage de l'aviation française survolent le lac Kivu, les gros porteurs de
l'aide internationale se succèdent sur la piste de l'aéroport, les organisations
humanitaires tentent de produire de l'eau propre, les militaires français ont dû, avant
leur départ, en août, se transformer en fossoyeurs, les médecins luttent pied à pied
contre le choléra, la dysenterie, mais rien n'y fait : la ville zaïroise de Goma, au pied du
volcan qui se réveille, est devenue synonyme d'enfer. Un peuple, poussé à l'exode par
ses mauvais bergers après avoir été poussé au crime, meurt d'épuisement, de maladie,
et peut-être aussi de désespoir. Pour la population zaïroise aussi, le désastre est total :
les champs, les jardins sont envahis par les réfugiés, le prix des produits alimentaires
a décuplé, la soldatesque, zaïroise et rwandaise, multiplie les exactions, et les
épidémies frappent fugitifs et habitants du Kivu.
Le drame ne désespère pas tout le monde. Pour l'armée zaïroise, l'afflux des forces
gouvernementales rwandaises représente une aubaine : les armes, les munitions
saisies sur les nouveaux arrivants ne restent pas longtemps dans les entrepôts et
permettent de rééquiper des troupes depuis longtemps clochardisées et qui ont
l'habitude de vivre sur l'habitant. En outre, l'aide humanitaire représente une manne
dont les soldats zaïrois entendent bien prendre leur part, de force s'il le faut. Quant
aux autorités locales, elles prélèvent des droits d'atterrissage de 6 000 dollars sur
chaque avion qui se pose dans la capitale du malheur, tandis que les "débrouillards",
qui sont au Zaïre, une corporation bien organisée, dépouillent les réfugiés rwandais de
leurs pauvres biens, ou rachètent à bas prix tout ce qu'ils peuvent.
Pendant que d'illustres visiteurs (M. Edouard Balladur, premier ministre français, le
prince Laurent de Belgique…) se succédaient à Goma, le président Mobutu savourait
sous les cocotiers de l'île Maurice un repos bien mérité : il est le principal bénéficiaire
de la crise. Il interrompra même ses vacances pour recevoir le nouveau président
rwandais, M. Pasteur Bizimungu, venu lui demander de désarmer les 20 000 hommes
des troupes rwandaises, de ne pas permettre que ces soldats, qui ont gardé leurs
structures d'encadrement sinon leur moral et leur santé se réorganisent pour tenter de
rentrer par la force au Rwanda ou, au moins, lancer des opérations de déstabilisation
contre le régime.
Certes, le général Paul Kagamé, "homme fort" du Front patriotique rwandais (FPR),
peut être considéré comme l'un des meilleurs stratèges africains, formé au côté du
président de l'Ouganda, M. Yoweri Museveni, dans la guérilla ougandaise, mais aussi
à l'Académie militaire de Fort-Leavensworth aux Etats-Unis. Cependant, la victoire
militaire du FPR demeure fragile : ses forces sont peu nombreuses, la tâche est
immense dans un pays dévasté par le génocide et par la politique de la terre brûlée, et
la fuite de la population rend illusoire tout espoir de réconciliation et de
reconstruction. Pour réussir, le régime de Kigali a besoin, au minimum, sinon du
soutien, du moins de la neutralité positive du grand voisin zaïrois. Bref, le maréchal
Mobutu est indispensable et cela d'autant plus qu'il fut, avec les Français, le plus
ferme soutien du régime Habyarimana et, après le déclenchement du génocide, des
forces gouvernementales.
En 1990, alors que Français et Belges dépêchent des "paras" à Kigali pour évacuer les
expatriés (les Belges quitteront le pays aussitôt l'opération terminée, les Français s'y
installeront), le Zaïre envoie la division spéciale présidentielle lutter contre le Front
patriotique ; où, supportant le premier choc, elle subira de lourdes pertes. Par la suite,
un premier accord entre le FPR et le gouvernement rwandais sera signé le 29 mars
1991 dans le domaine présidentiel de la N'Sele, M. Mobutu étant officiellement promu
médiateur, tandis que le président tanzanien, M. Ali Hassan Mwinyi, qui patronnera
les accords d'Arusha en août 1993, en était le "faciliteur". Après l'attentat du 6 avril
dernier qui emporta les présidents du Rwanda et du Burundi, et les massacres qui
suivirent, le président Mobutu qui avait in extremis renoncé à se rendre à
Dar-Es-Salaam (1) , ne marchanda pas son soutien aux forces rwandaises.
Même après la proclamation d'un embargo sur les armes, le 17 mai 1994, les habitants
de Goma virent les gros porteurs acheminer munitions et matériel à destination du
Rwanda. En outre, depuis la défaite militaire, les membres du gouvernement
intérimaire rwandais, que le rapport de l'ONU sur le génocide rend coresponsables
des tueries ont trouvé un refuge confortable au Zaïre, dans les hôtels de Goma,
Bukavu et Kinshasa. Si, demain, un tribunal international devait se constituer pour
juger les responsables du massacre d'un demi-million de Rwandais, il faudra que le
Zaïre accepte de livrer ses hôtes. Alors que, tout comme la France, il est l'un des
acteurs du drame rwandais, le chef de l'Etat zaïrois a cependant été confirmé dans son
rôle de médiateur, notamment lors du sommet de l'Organisation de l'unité africaine
(OUA) à Tunis, en juin dernier.
A la fois acteur dans le conflit et partie à la recherche de sa solution : le même procédé
avait déjà réussi au maréchal Mobutu à propos de l'Angola. Depuis des années, en
effet, le Zaïre représente la base arrière de l'Union totale pour la libération de l'Angola
(UNITA) de M. Jonas Savimbi. Les armes, les biens d'équipement et même les
visiteurs étrangers transitent par la province zaïroise du Shaba pour gagner les vastes
régions contrôlées par l'UNITA. Malgré son soutien à M. Savimbi, le président zaïrois
a été reçu par M. Nelson Mandela en juillet 1994, aux côtés du chef de l'Etat angolais,
M. Eduardo dos Santos, et, une fois encore, consacré médiateur.
Le drame rwandais a aussi confirmé son rapprochement avec la France. L'opération
"Turquoise", lancée à partir du Zaïre, a permis la multiplication des contacts :
M. Mokolo wa Pombo, conseiller spécial du président Mobutu, naguère chargé de la
francophonie, multiplie les séjours à Paris tandis que, au nom de la France, M. Michel
Aurillac, ancien ministre de la coopération, se rendit à Gbadolite pour préparer
l'intervention. Le maréchal demeurera-t-il encore longtemps privé d'accès à ses
résidences françaises de l'avenue Foch ou du cap Martin, sur la Côte d'Azur ?
Tous les projecteurs étant braqués sur le Rwanda, le président Mobutu a pu
remporter, discrètement, un grand succès en matière de politique intérieure. Il a
réussi à neutraliser son principal opposant, M. Etienne Tshisekedi, naguère élu
premier ministre par la conférence nationale avec 70 % des voix. Ce dernier, dont la
popularité demeure considérable, n'a en fait jamais pu exercer ses fonctions
gouverner : il fut révoqué par le chef de l'Etat dès qu'il s'avisa de démettre le
gouverneur de la Banque du Zaïre.
Durant un an et demi, M. Mobutu et ses partisans s'employèrent à saper la légitimité
du premier ministre dont ils exploitèrent admirablement les défauts, notamment son
manque de souplesse et d'initiative politique. Avec l'aide de Mgr Monsengwo, qui
avait présidé la conférence nationale, ils réussirent à faire modifier la composition du
haut conseil de la République, issu de la conférence, et à y inclure les membres de
l'ancien parlement mobutiste. Autrement dit, la majorité dont disposait leur
adversaire M. Tshisekedi, se dilua dans une Assemblée plus vaste et, au terme d'une
série d'habiles manœuvres, un autre premier ministre fut élu par ce qui s'appelle
désormais "haut conseil de la République-Parlement de transition".
Depuis juillet 1994, le Zaïre est à nouveau doté d'un premier ministre, M. Kengo wa
Dondo. Ce dernier, qui avait rallié l'opposition après l'avènement du multipartisme en
1990, n'est pas un inconnu : il fut procureur de la République, puis premier ministre
de 1982 à 1986 et de 1988 à 1990. Son nom et celui de ses amis politiques figurent en
bonne place dans le dossier des biens mal acquis présenté à la conférence nationale.
Celui dont les Occidentaux louent la "rigueur" et les "qualités de gestionnaire" a laissé
à la population zaïroise le souvenir d'un homme qui a appliqué contre les pauvres la
politique d'austérité prônée par le Fonds monétaire international (FMI), tout en
permettant aux barons du régime d'accaparer à leur profit les richesses du pays.
Mais qui, aujourd'hui, songerait à se pencher sur le passé de M. Kengo wa Dondo ?
Cet homme à poigne a promis que le Zaïre serait enfin gouverné, il s'est engagé à
œuvrer au redressement économique, des aides importantes lui ont déjà été
promises, qui lui permettront de redorer son image auprès de la population… En
outre, la crise du Rwanda le conforte au-delà de toute espérance. Qui risquerait donc,
en entravant l'action de M. Kengo wa Dondo ou en appliquant des sanctions contre le
maréchal Mobutu, de déstabiliser le Zaïre ?
La crainte d'un embrasement du Zaïre
Après la tragédie du Rwanda et le drame du Burundi (lire l'encadré ci-dessous ) , un
embrasement du Zaïre, Etat frontalier de neuf pays, situé au cœur de l'Afrique
centrale, aurait des conséquences incalculables. C'est sur cette crainte que jouent le
président Mobutu et ses conseillers qui ont obtenu, non seulement la réhabilitation du
chef de l'État, mais la reconnaissance quasi unanime du nouveau premier ministre, y
compris par le représentant spécial du secrétaire général des Nations unies,
M. Lakhdar Brahimi. La France et même la Belgique envisagent de reprendre leur
coopération avec le Zaïre, une faveur qui avait été refusée à M. Faustin Birindua, le
précédent premier ministre qui était, lui aussi, un transfuge de l'opposition.
L'opération "Turquoise" a contribué à renforcer le régime zaïrois, l'armée française
ayant pris position à Goma, Bukavu et Kisangani, trois régions traditionnellement
"sensibles". La première fut le foyer de la grande rébellion des années 60, les deux
autres, au Kivu, étaient des bastions de l'opposition. Depuis longtemps, les provinces
du Kivu du Nord et Kivu du Sud, que 2 000 kilomètres séparent de Kinshasa, vivent
pratiquement en autosubsistance : leur économie est orientée vers l'Afrique de l'Est
avec laquelle elles réalisaient leurs échanges via le Rwanda et le Burundi. Les
organisations non gouvernementales, les communautés chrétiennes de base, les
coopératives de développement y ont façonné une société civile active, politisée, qui a
longtemps défié le pouvoir central et refusé de se laisser manipuler par le régime.
C'est ainsi que Bukavu, par exemple, était la seule ville zaïroise à échapper aux
pillages de la soldatesque : les commerçants, les petits industriels et jusqu'aux simples
citoyens s'y étaient organisés pour… payer eux-mêmes les militaires afin de les
dissuader de se pressurer la population.
Lors de la conférence nationale, les représentants de la société civile du Kivu furent les
fers de lance de l'opposition, refusant, par exemple, d'être logés dans le domaine
présidentiel de la N'Sele. C'est pourquoi le régime a tenté d'utiliser dans ces provinces
la carte de l'ethnicité, comme il l'avait déjà fait au Shaba (lire le témoignage page 12), comptant, à la faveur des troubles, effectuer une reprise en mains musclée.
Ainsi, l'an dernier, des affrontements très graves mirent aux prises ceux que l'on
appelle globalement les "Banyarwandas" populations d'origine rwandaise et les
groupes ethniques locaux, Hundes et Nyangas, qui se sentaient mis en minorité sur
leurs terroirs traditionnels par ces Rwandais, éleveurs ou cultivateurs, dynamiques et
organisés.
Conflits de terre, conflits de bétail, provocations de part et d'autre : les témoignages
ne manquent pas pour affirmer que si, à plusieurs reprises, les forces de police du cru
ont tenté de calmer les esprits, certaines autorités locales ont dressé les communautés
les unes contre les autres et encouragé les violences. Une véritable "purification
ethnique" fut organisée dans la région du Masisi, qui fit 7 000 morts et 300 000
personnes déplacées.
C'est dans cette région, au nord de Goma, qui avait retrouvé un équilibre précaire, que
des centaines de réfugiés hutus du Rwanda ont afflué. S'ils devaient demeurer au
Kivu, cette présence aurait un effet déstabilisateur évident, car les antagonismes
latents entre les populations locales et les "Banyarwandas" donneraient à l'armée
zaïroise l'occasion de s'implanter dans une région hostile au pouvoir central. En outre,
cette concentration massive rendrait impossible tout recensement des Zaïrois, et cela
pourrait servir de prétexte à l'ajournement des élections (2) dans ces provinces
considérées comme des fiefs de l'opposition.
Si les réfugiés rwandais, avec parmi eux les meneurs responsables des massacres,
l'armée et les milices s'installent durablement au Zaïre, une comparaison avec le
conflit cambodgien s'imposera. Les Khmers rouges avaient poussé vers la Thaïlande
des populations terrorisées, qui bénéficièrent d'une aide internationale massive. La
création de ces "sanctuaires humanitaires" avait permis aux Khmers rouges de se
refaire une santé, d'enrôler de nouvelles recrues et de relancer une guérilla qui devait
finalement permettre aux auteurs du génocide de s'imposer à la table de négociations.
Deux pôles d'attraction le Zaïre et l'Ouganda exercent actuellement leur influence sur
l'Afrique des Grands Lacs, ce qui aide à comprendre les raisons, d'une part, de la
détermination de l'engagement français et, d'autre part, de la rapidité avec laquelle les
Etats-Unis ont reconnu le nouveau régime de Kigali et l'ont assuré de leur soutien
humanitaire, sinon politique. Ce qui sépare le Zaïre francophone du maréchal Mobutu
de l'Ouganda anglophone de M. Museveni, c'est peut-être moins une question de
langue que de pratique politique.
M. Mobutu n'est pas seulement à la tête du plus grand pays d'Afrique francophone, il
est aussi, depuis la disparition du président ivoirien Félix Houphouët-Boigny, le
"doyen" de ces Etats-clients liés à la France. Certes, sa gestion économique
désastreuse, qui a conduit son pays à la ruine et au chaos, l'ampleur de sa fortune et
ses excès ont fait de lui la caricature même des régimes post-coloniaux et avaient
entraîné sanctions et désaveux de la part d'anciens alliés occidentaux qui le jugeaient
décidément peu présentable. Mais la nature même de ce système n'est pas
foncièrement différente de celle de la plupart de ses pairs africains, tels MM. Omar
Bongo, et Paul Biya, respectivement présidents du Gabon et du Cameroun.
Face à ces chefs d'État longtemps liés aux anciennes métropoles par les circuits de
l'argent, des "relations spéciales" et des coopérations militaires, l'Ouganda de
M. Museveni incarne une autre Afrique. C'est par les armes que le chef de l'Etat
ougandais est arrivé au pouvoir, après avoir défait sur le champ de bataille son rival
Milton Obote, avec lequel il avait cependant renversé Idi Amin en 1979. Dans cette
"lutte de libération" de l'Ouganda, les exilés rwandais étaient nombreux, et, par la
suite, ils formèrent le Front patriotique rwandais.
Pour eux, l'Ouganda de M. Museveni est plus qu'une base arrière par où passent les
recrues et les armes. Il est aussi une sorte de modèle politique. Un "modèle" qui a
jusqu'à présent refusé le multipartisme, le considérant comme source d'affrontements
tribaux ; qui a commencé par organiser des élections au niveau local, mais a réhabilité
l'ancienne monarchie des Bagandas. Un "modèle" qui a remis de l'ordre dans
l'économie s'efforçant de respecter un programme d'ajustement structurel
conformément aux vœux du FMI et de la Banque mondiale, mais qui prône
néanmoins une certaine autosuffisance et se montre méfiant à l'égard des types de
développement importés. C'est la France qui, en Ouganda, participe à la formation
des forces de police, mais le pays est choyé par les Américains et les Britanniques.
Cette rivalité de fait entre les présidents Mobutu et Museveni, qui incarnent non
seulement deux types de dirigeants politiques mais aussi des régimes foncièrement
différents, s'inscrit en filigrane de la crise rwandaise, au moins autant que des
motivations comme la défense de la francophonie ou l'hypothétique reconstitution
d'un "royaume Hima" (tutsi) qui irait de Bujumbura (Burundi) à Kampala (Ouganda)
en passant par le Rwanda…
COLETTE BRAECKMAN
* Journaliste au Soir de Bruxelles.
(1) Les présidents du Rwanda et du Burundi rentraient de Dar-Es-Salaam (Tanzanie), où
ils avaient participé à une conférence régionale au sommet, consacrée aux crises dans
leurs deux pays, lorsque leur avion a été touché par un tir de missiles près de l'aéroport
de Kigali.
(2) Des élections générales sont en effet prévues au Zaïre, mais elles devraient être
précédées d'un recensement. Compte tenu des difficultés pratiques et du climat politique
troublé, cette perspective reste incertaine.