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Par Jean-Maurice Ripert, Ambassadeur de France
Le procès de Nuremberg contre les dignitaires nazis consacre en 1945 deux concepts essentiels du droit international : le "génocide" et les "crimes contre l'humanité". Pour la première fois, il est jugé de la responsabilité individuelle de personnes suspectées d'avoir commis ces crimes atroces. La Convention des Nations Unies de 1948 codifie le crime de génocide, insistant sur la volonté délibérée et la planification des violences et des exécutions qui le caractérisent. Ainsi en va-t-il de la folie meurtrière déclenchée par les extrémistes rwandais Hutus contre les Tutsis en 1994. Un million de victimes : hommes, femmes, enfants. Les Nations Unies créent en 1994 le "Tribunal pénal international pour le Rwanda" (TPIR), qui poursuit 93 hauts responsables et acteurs du génocide et en condamne 62. Il siège encore en formation réduite, à Arusha (Tanzanie) et à La Haye, au siège de la Cour pénale internationale (CPI).
Parallèlement à la justice pénale internationale, les sociétés victimes des plus graves crimes contre les droits humains développent ensuite des processus nationaux de mémoire, vérité et réconciliation. Ils reposent sur deux notions fondamentales : la valeur universelle des droits humains et le caractère imprescriptible des crimes les plus graves commis à leur encontre. La justice transitionnelle vise à assurer par le droit la transition vers une paix durable. Les processus de vérité et réconciliation impliquent les victimes elles-mêmes et les responsables des crimes commis. Ils se rencontrent, se repentissent pour les uns, accordent leur pardon pour les autres.
Découverte de charniers
Suivant la recommandation de l'Union européenne, les autorités rwandaises s'accordent après le génocide de 1994 sur un tel processus. Au "pays des mille collines", des réunions ("Gacacas") sont organisées entre 2003 et 2010 dans chaque village, sur chaque colline entre victimes et génocidaires. Ceux qui reconnaissent leurs crimes et demandent le pardon réintègrent leurs villages. A cette occasion, des charniers sont découverts, permettant le deuil des familles. Ce processus ne fait pas l'unanimité au Rwanda. Certains jugent le président Kagamé trop pressé de tourner la page et de se réconcilier avec les pays étrangers accusés de complicité dans le génocide. Président du Rwanda depuis 2000, après avoir été l'un des commandants des Forces patriotiques rwandaises (FPR) - qui l'emportent finalement et stoppent le génocide -, Paul Kagamé soutient le processus et tente d'obtenir la reconnaissance de leurs responsabilités par certains États étrangers. La Belgique, ancienne puissance coloniale, admet dès 1997 avoir mal apprécié et mal géré la crise. A Kigali, au printemps 2000, le premier ministre Guy Verhofstad demande pardon aux Rwandais : "Un cortège de négligences, d'insouciances, d'incompétences et d'erreurs a créé les conditions d'une tragédie sans nom. J'assume ici la responsabilité au nom de mon pays."
Mais c'est la France qui subit depuis 1994 l'essentiel des attaques de Kagamé pour avoir soutenu sans état d'âme le régime militaire du président Habyarimana (opération "Noroît" de 1990) et avoir accepté le génocide, déclenché par les "ultras" Hutus qui prennent le pouvoir après l'assassinat du chef de l'État rwandais. La France déploie très vite l'opération "Amaryllis", qui évacue ses ressortissants en abandonnant les civils tutsis qui travaillaient pour elle. Mais surtout Paris aurait ensuite, avec l'opération "Turquoise" (2.500 hommes), non seulement protégé des civils Hutus et Tutsis mais aussi facilité, voire organisé selon certains, la fuite de nombreux responsables du génocide vers le Congo puis l'Europe à travers la "zone humanitaire sûre" qu'elle avait créée. L'autorisation des Nations Unies (en juin 1994) de recourir à la force pour stopper le génocide aurait ainsi été détournée de son objectif par la France.
Le long chemin français
Face aux pages les plus sombres de son histoire, la France s'est toujours, contrairement aux pays anglo-saxons, refusée à la repentance. Ainsi, lorsque le président Chirac reconnaît en 1995 la "responsabilité de l'État français" dans la déportation des Juifs français et étrangers pendant l'occupation, il n'est nulle question de pardon. Ainsi, également, nous battons-nous depuis près de soixante ans avec notre passé colonial, notamment algérien. Ainsi, encore tardons-nous à reconnaître notre responsabilité dans les horreurs de plusieurs pouvoirs dictatoriaux en Afrique.
S'agissant du Rwanda, l'évolution a été encore plus lente. Au retour d'une mission humanitaire dans le pays en 1994, Bernard Kouchner dénonce clairement le génocide en cours. Quelques diplomates courageux s'émeuvent. Ils ne sont pas entendus par le président Mitterrand et sa garde rapprochée, qui gèrent seul (avec Matignon pour certains aspects) l'intervention militaire française. Michel Rocard témoignera en 1998 qu'il a été totalement écarté du dossier rwandais pendant son séjour à Matignon (1988-1991) : il découvrait la politique française en lisant la presse…
En 1998, le premier ministre Lionel Jospin crée, outre une Mission d'information parlementaire, une "Autorité indépendante" chargée de faciliter la déclassification des documents classés "secret-défense". En 2004, Michel Barnier, ministre des affaires étrangères, rencontre Kagamé et se rend à Kigali honorer la mémoire des victimes. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères de Nicolas Sarkozy se heurte dans sa tentative de réconciliation à l'exigence rwandaise de l'abandon des mandats d'arrêt lancés avec le soutien de Paris par le juge Jean-Louis Bruguière contre le FPR et Kagamé lui-même, que le magistrat accuse d'avoir assassiné Habyarimana. Cela sera fait en 2012, le juge d'instruction français Marc Trevidic ayant établi la culpabilité des Hutus ultras dans cet assassinat. Mais Kouchner crée avec Rachida Dati un "pôle international" de juges d'instruction, chargé notamment du génocide. Ils conduiront à l'arrestation et au jugement de plusieurs génocidaires.
"Responsabilités lourdes et accablantes"
Le rapport commandé par le président Macron à une commission d'historiens présidée par Vincent Duclert lui est remis en mars dernier. Il permet d'ouvrir la voie à la réconciliation, on espère définitive, entre Paris et Kigali. Il conclut que si la France ne s'est pas associée aux actes de génocide, elle "s'est néanmoins longtemps investie au côté d'un régime qui encourageait des massacres racistes. Elle est demeurée aveugle face à la préparation d'un génocide par les éléments les plus radicaux de ce régime", "tardant ensuite à rompre avec le gouvernement intérimaire qui le réalisait". "La recherche, conclut le rapport, établit donc un ensemble de responsabilités, lourdes et accablantes". Le 27 mai 2021, le président de la République reconnaît la "responsabilité politique" de la France dans le génocide rwandais : la France "n'a pas été complice" déclare-t-il à Kigali, mais elle a fait "trop longtemps prévaloir le silence sur l'examen de la vérité". Et il ajoute que "seuls ceux qui ont traversé la nuit peuvent peut-être pardonner, nous faire le don de nous pardonner". Il espère enfin qu'une "autre rencontre" est possible et espère que sa visite ouvre "l'opportunité d'une alliance respectueuse, lucide, solidaire, et mutuellement exigeante, entre la jeunesse du Rwanda et la jeunesse de France."
Ainsi peut-on espérer que la justice passe enfin sur tous ceux qui portent la responsabilité d'avoir écrit cette page sombre de l'histoire de notre pays. Et que, ce faisant, soit rendue aux victimes du génocide rwandais cette dignité d'être humain que leurs bourreaux, précisément, leur niaient.
Jean-Maurice Ripert est Ambassadeur de France et Vice-Président de l'Association française pour les Nations Unies.