Fiche du document numéro 28570

Num
28570
Date
Dimanche 6 juin 2021
Amj
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Taille
167152
Pages
2
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Titre
Les efforts de contrition d’Alain Juppé à propos du génocide commis contre les Tutsi : peut mieux faire
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Type
Note
Langue
FR
Citation
Par : Richard Gisagara, avocat, représentant des victimes du génocide commis contre les Tutsi Jean-Pierre Cosse, auteur de « Alain Juppé et le Rwanda », l’Harmattan, 2014 et « Génocide des Tutsi, l'Imposture », l’Harmattan, 2017

Le 7 avril dernier, journée dédiée à la commémoration du génocide commis contre les Tutsi, Alain Juppé, l’ancien ministre des Affaires étrangères du gouvernement d’Édouard Balladur, sous la présidence de François Mitterrand, a réagi, dans une tribune publiée par Le Monde, sur le rapport de la Commission Duclert qui a souligné « les responsabilités lourdes et accablantes » de la France dans le génocide commis contre les Tutsi. « Nous n’avons pas compris qu’un génocide ne pouvait supporter des demi-mesures », dit-il. Mais regarde-t-il, en vérité, son comportement et celui de son ministère, lors de cette tragédie qui a fait plus d’un million de morts?

Alain Juppé reconnait l’abandon, le 14 avril, de milliers de Tutsi « promis à la mort », et il regrette que les forces militaires occidentales, présentes dans le pays, n’aient pas tenté de se regrouper pour « protéger les victimes ». Il déclare faire siennes les dernières phrases du rapport Duclert qui dénonce « un génocide précipitant les Tutsi dans la destruction et la terreur ». Même s’il convient de saluer ses efforts de contrition qui tranchent avec le comportent d’autres acteurs de cette tragédie, comme Hubert Védrine, lequel aura un jour à s’en expliquer – on peut du moins le croire et l’espérer – les citoyens français que nous sommes attendons que l’ancien porte-parole de François Mitterrand en vienne aux faits. Il convient de confronter son action d’avril 1993 à décembre 1994, ses propos d’aujourd’hui et la réalité de l’histoire du génocide commis contre les Tutsi, il y a 27 ans.

Sa ligne politique fut d’« œuvrer, dit-il, au cessez-le-feu, à la réconciliation des protagonistes, au partage et à la démocratisation du pouvoir. » La réalité est différente. De juin 1993 au début du génocide, occupé par la guerre en Bosnie, il a laissé Michel Roussin, ministre de la Coopération, gérer la diplomatie française au Rwanda(i), dominée par l’état-major particulier de François Mitterrand, à l’esprit colonial et tellement anti-FPR que même Hubert Védrine craignait un dérapage de son chef, le général Quesnot, face aux journalistes(ii). La France n’a pas favorisé les négociations des Accords de Paix d’Arusha et encore moins leur application. D’après James Gasana, ministre rwandais de la Défense de 1992 à juillet 1993, elle donnait le sentiment qu’« elle mettait en avant la solution militaire » avec le MRND (parti au pouvoir). Comme le rapporte l’historienne Alison Des Forges, « derrière la façade pro-Arusha et le soutien officiel au président rwandais, l’état-major militaire et la diplomatie française apportent, de plus en plus, un soutien discret mais réel aux extrémistes et aux FAR (Forces armées rwandaises), décidées à faire obstacle, par tous les moyens » (iii).

Au moment de la signature des dits Accords qui intervient finalement le 4 août 1993, le Quai d’Orsay ferme les yeux sur l’effrayante insécurité, développée depuis plusieurs mois, par la mouvance présidentielle. Le 8 avril 1994, deux jours après le début des massacres à grande échelle, Alain Juppé et les autorités françaises savent que ceux-ci revêtent un caractère génocidaire, comme cela ressort de l’ordre d’opération Amaryllis qui fait état d’ « …arrestation et élimination des opposants et des Tutsi» (iv) par la garde présidentielle. En répondant à ces assassinats par le silence, en contribuant, le 9 avril, à la formation d’un gouvernement composé d’extrémistes, décidés à tenter «la solution finale », Alain Juppé et les décideurs français renonçaient à la « réconciliation », à la « transition pacifique » auxquelles celui-ci veut nous faire croire.

« Ce qui est en train de se perpétrer au Rwanda mérite le nom de génocide… »
Cette reconnaissance survient après la réception, à Matignon, le 27 avril 1994, de deux membres de l’appareil politique qui assassine au Rwanda, ce qui rendait, à Paris, l’ignominie respectable, et encourageait, au Rwanda, ses partisans. Si le 16 mai 1994, Alain Juppé a le courage finalement de souligner l’ampleur de l’extermination en cours et de mettre en cause le camp gouvernemental, pourquoi, deux jours après, réitère-t-il sa déclaration en l’accompagnant de deux contre-vérités ? «Face à l’offensive du Front patriotique rwandais, dit-il, les troupes gouvernementales rwandaises se sont livrées à une élimination systématique de la population tutsi, ce qui a provoqué ensuite la généralisation des massacres. »

Il prétend ainsi que les massacres sont la conséquence de l’offensive du FPR. Ce qui est faux. La garde présidentielle commence les massacres dans la nuit du 6 au 7 avril et le FPR déclenche son offensive le 10 avril (v) pour y mettre fin. Et il n’y a pas eu de deuxième génocide, ce qui n’est qu’une fable initiée par le Président Mitterrand à l’issue du Sommet de Biarritz de Novembre 1994 (vi).

« Si nous avons agi, dit-il, nous n’avons pas accompli assez. » Mis à part, l’intervention au camp de Nyarushishi, les autorités françaises se sont contentées de dire, elles n’ont rien fait pour arrêter vraiment les tueries de Tutsi. Les incessants appels au cessez-le-feu, durant 3 mois, d’Alain Juppé ne furent que des gesticulations. Une négociation avec des génocidaires n’a aucun sens. Un génocide, c’est une guerre jusqu’à l’extermination totale, et donc sans négociation possible.

A travers sa tribune, Alain Juppé s’accroche à la conclusion d’absence de complicité de génocide à laquelle parvient la Commission Duclert en donnant à cette notion juridique une qualification discutable. Il n’est pas sûr que la Justice arriverait à la même conclusion.

Les faits sont là, incontestables, publics. « Il reste, dit Patrick de Saint-Exupéry, au pays entier, à ses citoyens, à ses intellectuels, à sa justice… de s’en saisir. Pour réclamer justice » (vii).

(i) Alain Juppé, interviewé à Radio Africa, le 11 avril 1994, Documentation française, politique étrangère Rwanda, 1993-1994.

(ii) Rapport de la Commission Vincent Duclert, page 461.

(iii) Alison Des Forges, Aucun témoin ne doit survivre ». Le génocide au Rwanda, éd. Karthala, 1999.

(iv) Mission d’Information Parlementaire. Ordre d’opérations d’Amaryllis, tome II, annexes, p. 344.

(v) Jacques Morel, La France au cœur du génocide des Tutsi, éd. L’Esprit frappeur, 2010, p. 729, note 67.

(vi) Rapport de la Commission Vincent Duclert, page 651.

(vii) Patrick de Saint-Exupéry, Le Monde, avril 2021, « Ayons le courage de tirer les conséquences de ce que nous savons du génocide des Tutsi. ».
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