Il est venu avec un arbre généalogique macabre sous le bras. Emmanuel Mbayiha égrène les noms des membres de sa famille, décimée par le génocide des Tutsis en 1994.
«C’est comme une thérapie. Je ne pouvais plus continuer à mener mes affaires tranquillement», expose le quinquagénaire arrivé à Genève en 1991. Cet élève doué, repéré par des enseignants suisses au Rwanda qui lui ont permis de faire des études en Suisse, a fait sa vie à Neuchâtel mais il reste hanté par la tragédie de 1994.
«C’est aussi une manière de faire que ma famille ne soit pas oubliée. Un génocide vise aussi à effacer la moindre trace des personnes massacrées. Aussi, je consigne chaque jour toutes les informations disponibles sur mes proches», dit-il. Ce travail de fourmi a commencé il y a sept ans, quand les questions de ses enfants nés en Suisse devenaient lancinantes.
Suspects en Suisse?
Le Neuchâtelois se réjouit de la visite historique d’Emmanuel Macron ce jeudi à Kigali. Le président français et son homologue rwandais, Paul Kagame, qui avait chassé par les armes le régime génocidaire, doivent ouvrir un nouveau chapitre des relations empoisonnées entre les deux pays. Ce printemps, une commission d’historiens français a conclu à la
«responsabilité accablante» de la France de François Mitterrand pour son soutien indéfectible au pouvoir hutu. Des conclusions corroborées par un rapport commandité par Kigali.
«Nous ne pourrons tourner la page que quand nous obtiendrons justice», plaide Emmanuel Mbayiha. Il fait référence aux quelque 1100 fugitifs accusés par le Rwanda d’avoir été impliqués dans le génocide et recherchés dans le monde. Selon les autorités rwandaises, la plupart d’entre eux se sont réfugiés en Afrique. Mais on en trouve aussi des dizaines aux Etats-Unis, en France ou en Belgique, et même trois en Suisse. Sollicité, l’Office fédéral de la justice confirme avoir reçu
«au moins une demande d’extradition» de la part du Rwanda. Cette requête date de 2009 et a été rejetée, indique-t-on à Berne. La Suisse a alors proposé à Kigali de poursuivre elle-même ce mystérieux suspect, mais
«le Rwanda n’a jamais présenté les preuves nécessaires à cette procédure», conclut l’Office fédéral de la justice.
Une piste aux Etats-Unis
Par hasard, au détour d’une conversation avec une tante, l’une des rares rescapées de sa famille, Emmanuel Mbayiha est convaincu d’avoir retrouvé celui qui a ordonné l’assassinat de sa mère et de sa sœur. Voilà deux ans qu’il remue ciel et terre pour le faire arrêter. Avec un groupe d’exilés rwandais, il a réussi à retrouver la trace du suspect aux Etats-Unis, après qu’il a quitté le Malawi.
Le suspect en question, Vincent Nzigiyimfura, est recherché par Interpol à la demande du Rwanda. Toute personne détenant des informations à son sujet doit contacter la police.
«Nous savons exactement où il habite et nous avons son numéro. Quand je me suis adressé à la police fédérale, elle m’a dit qu’elle ne traitait pas avec des particuliers sur ce genre d’affaires», se désole Emmanuel Mbayiha.
Il replonge dans son arbre généalogique qui compte quelque 200 noms, dont une poignée de survivants.
«J’avais une grande famille très soudée. Ce château s’est effondré en quelques jours». Il dit avoir eu un mauvais pressentiment lorsqu’il a vu ses proches pour la dernière fois, en été 1992. Le Rwanda était entraîné dans la guerre civile entre le pouvoir hutu et la rébellion à majorité tutsie du Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagame et les discours de haine contre les Tutsis inondaient les ondes.
Impossible deuil
Le 6 mars 1994, l’avion du président Juvénal Habyarimana était abattu, donnant le coup d’envoi du génocide. L’exilé suisse se souvient comme si c’était hier d’un coup de téléphone reçu de sa cousine après la fin des massacres et la victoire militaire du FPR lui annonçant la mort de presque toute sa famille.
En septembre 1994, l’étudiant est revenu au Rwanda pour
«voir la tragédie de ses propres yeux» mais aussi dans
«l’espoir de trouver des survivants». Dans son village, toutes les maisons des Tutsis ont été détruites. Celle de ses parents n’est plus qu’un tas de gravats. Deux ans plus tard, il revient sur place pour enterrer sa mère.
«Elle portait un chandail bleu prêté par ma tante, se souvient-il. Ma sœur était aussi parmi les personnes qui ont été fusillées dans un bois ce jour-là, mais sans que nous puissions identifier ses restes. Le corps de mon père n’a jamais été retrouvé.»