Citation
Des enfants rwandais blessés attendent au centre médical de l'armée
française à l'aéroport de Goma en RDC, le 1er juillet 1994. (Pascal Guyot/
AFP)
par Raphael Glucksmann, député européen
Monsieur le président,
Vous avez rendez-vous demain avec l’Histoire.
Pas avec cette Histoire glorieuse, héroïque, monumentale
que nous aimons tous, et nous Français plus qu’aucun autre
peuple, revisiter et chanter.
Non, vous avez rendez-vous avec l’Histoire tragique,
sanglante, sombre, l’Histoire que l’on préférerait ne jamais
croiser, ne jamais connaître. L’Histoire des marécages où
flottent les corps boursouflés des enfants morts, l’Histoire
des églises transformées en abattoirs ou des collines
tapissées de cadavres. L’Histoire des fosses septiques de
Kigali dans lesquelles, dix ans après les tueries, on trouvait
encore les squelettes des suppliciés et les jupes
déchiquetées des femmes violées.
Vous avez rendez-vous avec Jeanne, Thierry, Annick et leur
interminable cortège de fantômes, avec un million d’âmes
errantes, un million d’êtres humains exterminés en cent
jours d’avril à juillet 1994, pour la seule, l’impardonnable
faute d’être nés Tutsi. Vous avez rendez-vous avec un
génocide, ce crime absolu, loin, très loin de la boulimie
rhétorique d’une époque qui pose sur chaque souffrance
humaine des mots plus grands qu’elle. Vous avez rendez-vous
avec l’horreur qui, elle, n’a pas de mot assez grand
pour se dire. Vous avez rendez-vous avec le mal radical.
Et vous avez rendez-vous avec la vérité, la vérité crue, la
vérité amère sur ce mal radical et les compromissions qui
l’ont rendu possible. Vous pouvez, dans les heures qui
viennent, tourner une page honteuse de la vie de notre
nation.
Vous pouvez dire ce qui fut fait par nos dirigeants d’alors et
ne doit plus jamais l’être par aucun. Vous pouvez, face aux
dalles de béton du Mémorial de Gisozi qui recouvrent 250
000 massacrés, dire ce que fut le rôle de l’Etat français au
Rwanda avant, pendant et après le génocide. Et en notre
nom à tous, vous pouvez reconnaître notre responsabilité,
vous pouvez demander pardon. Pardon aux morts et aux
vivants.
«Dire la vérité, toute la vérité, rien que la
vérité»
Qu’on vous soutienne ou qu’on vous combatte ici n’aura
plus la moindre importance quand vous serez là-bas, vous
marcherez à mille lieues des polémiques quotidiennes qui
rythment la vie des cités, vous évoluerez dans une autre
dimension et toucherez du doigt l’éternité. Oui, tout ne
passe pas, tout ne s’efface pas. Et quand le temps lave les
bassesses qui sont le quotidien de la politique, l’attitude des
uns et des autres face aux grands événements, aux grands
crimes, demeure, reste gravée dans le marbre du destin des
peuples. Vous êtes notre président, vous portez la voix de la
France. Et vous avez l’occasion demain de rendre à notre
nation l’honneur qu’une politique criminelle de soutien
militaire, financier, diplomatique à un régime génocidaire a
foulé aux pieds. L’honneur que vingt-sept longues années
de mensonge d’Etat ont souillé.
«Dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire
bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité
ennuyeuse, tristement la vérité triste» : faites vôtre, l’instant
d’un discours au moins, la mission sacrée que Charles
Péguy assignait à la parole dreyfusarde. Dites que jamais le
génocide n’aurait eu lieu sans les interventions militaires
françaises de 1990 et 1993 qui sauvèrent le pouvoir de ceux
qui allaient le commettre. Dites que notre Etat a armé et
entraîné les forces génocidaires et qu’il fut le seul au monde
à accueillir les dirigeants rwandais en visite officielle
pendant les tueries. Dites que le soutien aux extrémistes
hutus et la guerre aussi abjecte qu’idiote contre le FPR
continuèrent même après le génocide. Dites que François
Mitterrand fut l’architecte de cette politique. Et dites les
complicités de notre classe politique et de notre appareil
d’Etat. Dites la vérité que jamais ni la gauche ni la droite ne
surent dire.
Je vous en remercie
Vous avez fait le premier pas. Vous avez ouvert les archives
et laissé travailler les historiens. Vous avez ignoré les voix
qui vous demandaient de garder closes les portes des
armoires. Moi qui vous critique souvent, je vous en
remercie. Je vous remercie d’avoir permis à la lumière
d’entrer dans les salles obscures qui conservent les secrets
de famille les plus honteux. En 2004, pour avoir montré
dans un film ce que la commission Duclert a confirmé il y a
quelques semaines, nous avions subi les foudres des
gardiens du Temple. Vous avez contribué à faire taire les
indignes. Les trois jeunes gens de 20 ans que nous étions,
avec Pierre Mezerette et David Hazan, comme toutes celles
et tous ceux qui ont lutté pour que la chape de plomb soit
levée savent combien la vérité compte d’ennemis puissants
en France lorsque le simple nom «Rwanda» est prononcé.
Je vous remercie, aussi, d’emmener mon amie Annick
Kayitesi-Jozan avec vous dans ce voyage vers la vérité et la
dignité. Rescapée du génocide, écrivaine, citoyenne
française, elle a maintes fois eu envie de déchirer son
passeport, de changer de nationalité face aux dénis et aux
mensonges de ses représentants. Combien de fois ai-je dû
la supplier de ne pas le faire ? Combien de fois lui ai-je juré,
parfois sans plus y croire, qu’un jour la vérité allait éclore,
qu’un jour un président français allait se rendre à Kigali, dire
la vérité et demander pardon ?
Faites en sorte que ce jour soit venu. Faites en sorte de
réconcilier Annick avec son passeport. Faites en sorte de
nous réconcilier avec nous-mêmes. Il ne s’agit pas là de
«culture de la repentance», il s’agit de la vérité que l’on doit
au passé et à l’avenir. Une nation ne s’abaisse pas, elle se
grandit en éclairant les parts d’ombre de son Histoire. Et un
homme ne s’abaisse pas, il se grandit en s’agenouillant
devant la mémoire des génocidés. Et en leur demandant
pardon.
Monsieur le Président, grandissez-vous, grandissez-nous
demain à Kigali.