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Le 7 avril 1994, le génocide des Tutsi commence. Les explications avancées pour l'expliquer sont souvent simplistes : une « colère populaire » spontanée après la mort au cours d'un attentat du président hutu Juvénal Habyarimana, un choix tactique pour couper la « rébellion » du Front patriotique rwandais (FPR) de sa base tutsi dans le pays, etc. La croyance en une explosion soudaine, calculée ou non, repose en fait sur l'adhésion à la vision d'une « haine atavique » entre deux « ethnies », perçues comme des « races », Tutsi « hamites » contre Hutu « bantous ».
Ce regard quasi naturaliste explique aussi que les médias aient mis si longtemps à identifier ce génocide, n'y voyant que de sauvages tueries. L'histoire n'est certes jamais jouée d'avance. Mais des indices auraient pu conduire, depuis 1990, à prendre en compte la menace d'un génocide. Et surtout, ce qui a été méconnu, c'est le poids d'une histoire qui, tout au long du XXe siècle, avait été profondément marquée par une lecture et une gestion racistes de la société rwandaise.
Colonisation et vision raciale
Quand les Allemands pénètrent au Rwanda à la fin des années 1890, ce pays est dirigé par un roi (le mwami) et une aristocratie, appartenant à une catégorie de la société, celle des Tutsi, perçus comme des éleveurs de gros bétail par définition, en opposition à la majorité de la population, les Hutu, perçus comme des agriculteurs – s'ajoute aussi la minorité twa, appartenant au peuple pygmée et travaillant souvent dans l'artisanat. La réalité est en fait moins simple, les activités étant généralement associées, dans des proportions très variées selon les régions. Sans oublier que la masse des Tutsi est de condition aussi humble que la masse des Hutu, que des Hutu accèdent aussi à l'aristocratie et que tout le monde parle une seule langue, le kinyarwanda, et partage les mêmes croyances, la même culture, les mêmes clans et une histoire commune depuis des siècles. Les hypothèses sur des origines différentes du peuplement renvoient au moins au début de notre ère et ne reposent sur aucune tradition d'invasion extérieure.
Mais une théorie va marquer l'africanisme jusqu'au milieu du XXe siècle, celle qui distingue les « Nègres en tant que tels » et des populations africaines jugées supérieures en fonction de métissages avec des envahisseurs venus de l'Orient et qualifiés de « Hamites ». Cham (ou Ham), qui, selon la Bible, aurait été maudit par son père Noé, et qui avait longtemps été défini comme l'ancêtre des Noirs, voués à l'esclavage, est relocalisé par l'exégèse du XIXe siècle dans un environnement proche-oriental, ce qui explique ce changement de sens. Théoricien des races, Gobineau, dans son Essai sur l'inégalité des races humaines (1853-1855), est un des premiers à évoquer une ancienne « coulée blanche » venue « civiliser » l'Afrique tout en s'abâtardissant. Le creuset intellectuel de cette idéologie hamitique est le même que celui où s'est forgée l'opposition « Aryens-Sémites ».
Les colonisateurs et les missionnaires de l'époque, imprégnés par ce schéma, définissent aussitôt les Tutsi comme une race de conquérants « hamites » venus d'Éthiopie imposer une féodalité à la paysannerie hutu définie comme « bantoue » (1), à la manière des Francs devenus les seigneurs des Gaulois réduits en servage selon la vision des médiévistes de l'époque.
Ce discours ne hante pas seulement les publications ethnographiques, il détermine la politique coloniale suivie d'abord par les Allemands, et surtout par les Belges au lendemain de la Première Guerre mondiale (le Rwanda et le Burundi faisaient partie de l'Afrique orientale allemande jusqu'à ce que la SDN les réunisse en un territoire sous mandat, le « Ruanda-Urundi », confié à la Belgique après le démantèlement de l'empire colonial allemand). Les Tutsi, jugés d'intelligence supérieure et « faits pour gouverner », sont privilégiés dans l'accès aux premières écoles missionnaires et dans le recrutement des auxiliaires de l'administration. Le régime monarchique, refaçonné et « épuré », est utilisé comme une courroie de transmission selon la logique de l'« administration indirecte ». Le classement racial, considéré comme naturel, est perçu comme « traditionnel », même s'il rabote en fait la diversité des situations antérieures. Il est repris sur les livrets d'identité. Surtout, il est peu à peu intériorisé par les premières générations d'élites instruites, les jeunes Tutsi se trouvant ainsi flattés et les jeunes Hutu frustrés.
L'attitude des Européens à l'égard des Tutsi, décrits comme des « Européens noirs » ou comme les « juifs de l'Afrique », est d'ailleurs ambivalente, mêlant globalement une sorte de fascination et de la méfiance à l'égard de leur « fourberie », également décrite comme atavique et générale, comme ce fut le cas dans les empires coloniaux à l'égard de tous les groupes suspectés de résistance en sous-main.
1959 : la revanche des Hutu
A la fin des années 1950, les élites rwandaises, comme ailleurs en Afrique, sont gagnées par un esprit de revendication qui conduira aux décolonisations. Mais au Rwanda, ce moment est aussi celui d'une scission interne profonde. On assiste à la cristallisation d'un courant politique hutu qui se dresse prioritairement, non contre le colonisateur belge, mais contre les privilèges tutsi. Ce mouvement social, qui s'exprime en mars 1957 dans un Manifeste des Bahutu, reprend cependant le discours hérité de la colonisation. Les Tutsi sont considérés comme une race, susceptible d'être identifiée par des médecins, et le fichage identitaire est considéré comme normal.
Sous la bannière d'une « révolution sociale », mettant fin aux privilèges d'une minorité tutsi, on assiste donc au début des années 1960 à une simple permutation, cette fois au profit des Hutu, présentés non seulement comme « le peuple » par excellence, mais aussi comme les seuls « vrais Rwandais », libérés des « envahisseurs féodaux » tutsi. En septembre 1959, Grégoire Kayibanda, le leader du Parmehutu (Parti du mouvement pour l'émancipation des Bahutu), déclare sans ambages : « Nous devons éclairer la masse, nous sommes là pour faire restituer le pays à ses propriétaires ; c'est le pays des Bahutu. »
L'Église missionnaire, menée par un archevêque suisse, André Perraudin, se rallie à ces positions, considérées comme conformes à un projet social-chrétien et utiles face au péril communiste qui menace l'Afrique. Les connotations raciales sont analysées comme un détail compréhensible dans un contexte africain.
La réussite du mouvement hutu s'opère par le recours à la violence, comme moyen de conscientiser les masses paysannes, au départ peu disposées à se rebeller contre l'autorité monarchique. Un parti nationaliste et royaliste, l'Unar (Union nationale rwandaise), avait été créé en 1959, mais la mort la même année du mwami Mutara, qui régnait depuis 1931, et l'avènement d'un jeune roi, Kigeri, dominé par un milieu de notables tutsi réactionnaires facilitèrent la rupture.
Le 1er novembre 1959, une altercation entre un groupe de jeunes Tutsi et un leader du Parmehutu au Ndiza, une région du centre du pays, est aussitôt exploitée de manière méthodique : des groupes de militants attaquent et brûlent les enclos tutsi. Le mouvement gagne rapidement tout le nord du pays comme un feu de brousse. A l'époque on parle de « vent » (umuyaga).
L'administration du pays est alors remise à un officier belge venu du Congo, avec le titre de résident spécial, le colonel Guy Logiest. Cet admirateur de l'Afrique du Sud est convaincu que les races « ne se diluent pas comme le vin dans l'eau ». Au nom du rétablissement de l'ordre il entreprend en fait de briser le parti Unar et de remplacer les chefs tutsi par des chefs hutu. Des milliers de Tutsi sont déplacés vers une région insalubre du Sud-Est, le Bugesera. D'autres fuient dans les pays voisins (Ouganda, Congo, Burundi, Tanzanie).
Dans ce contexte les élections communales de juillet 1960 donnent 90 % des postes au Parmehutu. En janvier 1961, Kayibanda opère une sorte de coup d'État avec l'appui de ces élus locaux et proclame la république. L'ensemble du changement est « assisté » par l'administration belge, comme le reconnaîtra plus tard le dernier gouverneur du Ruanda-Urundi, Jean-Paul Harroy, regrettant au passage que « les petits Tutsi » aient été les principales victimes de cette « opération chirurgicale ». L'indépendance de la république du Rwanda – et du royaume du Burundi – est proclamée le 1er juillet 1962.
1963 : les Tutsi boucs émissaires
La fondation de la république s'est donc effectuée au nom d'une doxa socioraciale, jugée à la fois politiquement et scientifiquement correcte. La Ire République, présidée par Grégoire Kayibanda, se définit comme une démocratie (demokarasi en kinyarwanda), puisqu'elle est censée représenter « le peuple majoritaire » (rubanda nyamwinshi). De ce point de vue les discriminations à l'égard de la minorité de « féodaux » tutsi sont considérées comme légitimes.
Plus grave, cette minorité est un véritable bouc émissaire potentiel en cas de difficultés. C'est ainsi qu'en 1963 une crise interne au sein du Parmehutu va se résoudre une nouvelle fois dans la violence. Une incursion de réfugiés tutsi venus du Burundi dans la nuit du 20 décembre en direction de Kigali, et que l'on a vite surnommés les « cancrelats » (inyenzi) à cause de cette infiltration nocturne, en offre l'occasion : on assiste à des représailles systématiques contre les leaders et cadres tutsi et même à des massacres dans les campagnes, notamment en préfecture de Gikongoro, au sud du pays.
Les protestations furent vaines. Un coopérant suisse de l'Unesco, Gilles Vuillemin, alerta la presse européenne sur les milliers de morts de cette région. Le philosophe britannique Bertrand Russell protesta contre « le massacre d'hommes le plus horrible et le plus systématique auquel il ait été donné d'assister depuis l'extermination des juifs par les nazis en Europe ». Même Radio Vatican, le 10 février 1964, porta des accusations graves : « Depuis le génocide des juifs par Hitler, le plus terrible génocide systématique a lieu au cœur de l'Afrique. »
Les autorités politiques et même religieuses locales réagirent en recourant déjà à la rhétorique de la « colère populaire » et de « l'autodéfense ». Pis encore, dans un discours prononcé le 11 mars 1964 à l'adresse des réfugiés tutsi, le président Kayibanda prophétisa pratiquement ce qui allait se passer en 1994 : sans ambages, il menace de « disparition » l'ensemble de « la race tutsi » si les réfugiés tentaient de revenir au Rwanda (cf. p. 47). En juillet 1972, un document diffusé par le Parmehutu, devenu parti unique, rappelle lui aussi où est « l'ennemi » : « Le pouvoir tutsi : c'est ce pouvoir qui fut à l'origine de tous les malheurs que les fils de Gahutu ont connus ; il était comme le nid de la criminalité… »
1973 : quotas ethniques
Une crise opposant les élites du nord du pays à celles du Centre, accusées de monopoliser les postes dirigeants, se solde de fait en 1973 par un nouvel épisode de violences et une troisième vague de réfugiés tutsi, après celles de 1959-1961 et de 1964. Les politiciens du Nord tirent finalement les marrons du feu : un putsch porte au pouvoir le général Juvénal Habyarimana en juillet 1973. Le changement de régime est intitulé « révolution morale » et cette IIe République adopte apparemment un style modéré. L'accent est mis sur le « développement » et le Rwanda devient l'enfant chéri des coopérations occidentales. Mais en fait, le régime reste intransigeant sur deux points significatifs : les quotas ethniques et le bannissement des réfugiés.
La règle limitant à 9 % la présence des Tutsi dans les écoles et les emplois (publics et privés), tout en restant quasi confidentielle, est omniprésente, parallèlement au durcissement des fichages et à la généralisation de la carte d'identité plastifiée portant la mention « ethnie ».
Près de la moitié des Rwandais tutsi avaient dû s'exiler dans les pays voisins entre 1960 et 1973. En 1990, ces réfugiés de deuxième génération sont environ 600 000. Ils sont invités à admettre qu'il n'y a plus de place pour eux dans le pays, ce qui explique leur mobilisation politique à la fin des années 1980, notamment en Ouganda. Ce mouvement débouche en 1987 sur la création du Front patriotique rwandais (FPR), qui lancera une guérilla au nord du pays à partir d'octobre 1990.
Le modèle « républicain » au Rwanda est donc, une génération après la révolution de 1959, celui du maintien au pouvoir d'une nomenklatura hutu originaire du nord-ouest du pays, dont la légitimité reposait sur l'invocation du « peuple majoritaire » de race bantoue. La haine des années 1960 reste latente, toujours prête à être avivée.
1990 : la guerre civile
Dès 1990, avant même l'attaque du FPR d'octobre, la presse hutu radicale, incarnée par le bimensuel Kangura (Réveil), appelle à une reprise de la « révolution sociale ». En 1991, elle associe clairement le souvenir de Kayibanda à la machette, comme « solution finale » de la question tutsi. Cela va s'incarner dans des formations politiques répondant à la logique d'un parti hutu « naturel » intitulé Hutu Power. C'est cette mouvance qui prend le pouvoir au lendemain de l'attentat qui coûte la vie au président Habyarimana le 6 avril 1994.
La propagande emblématique des prodromes du génocide n'avait fait que reprendre les thèmes d'une idéologie bien rodée. On peut, par exemple, lire dans Kangura en avril 1992 : « Redécouvrez votre ethnie… Vous êtes une ethnie importante du groupe bantou… Sachez qu'une minorité orgueilleuse et sanguinaire se meut entre vous pour vous diluer, vous diviser, vous dominer et vous massacrer… La nation est artificielle, mais l'ethnie est naturelle… »
Le Rwanda n'a donc pas été le théâtre d'un affrontement entre deux « ethnies ». Il a été confronté à un défi très moderne, celui d'une mobilisation raciste, instrumentalisée par un projet politique extrémiste au sein d'une société désemparée. Le génocide de 1994 a été le paroxysme d'un racisme étrangement méconnu par ceux-là mêmes qui, au Rwanda comme à l'étranger, l'entretenaient par leurs discours sur ce pays, comme si sa situation exotique faisait oublier les valeurs reconnues en Europe. En plein génocide, en juin 1994, une journaliste de La Libre Belgique put parler de « racisme de bon aloi », pour stigmatiser cet aveuglement (2).
L'ouverture démocratique, associant des Hutu et des Tutsi, a laissé espérer durant trois ans, de 1991 à 1993, que cet héritage mortifère était en passe d'être récusé. Mais c'est précisément ce racisme lancinant qui pouvait laisser redouter le pire et c'est ainsi que le possible, mais « résistible », génocide n'a pas été contrecarré.
[Notes :]
(1) Terme dérivé du vocable bantu appliqué depuis la fin du XIXe siècle à toutes les langues d'Afrique centrale, orientale et australe (y compris le kinyarwanda) relevant d'un même système structurel et lexical, et où le terme désignant les « êtres humains » est généralement le mot bantu. Ce classement linguistique a pris rapidement un sens racial. Cf. J.-P. Chrétien, « Les Bantous, de la philologie allemande à l'authenticité africaine. Un mythe racial contemporain », Vingtième Siècle, oct. 1985, pp. 43-66.
(2) Marie-France Cros, La Libre Belgique, 1er juin 1994.
LA RÉPUBLIQUE FONDÉE DANS LE SANG DES TUTSI
De 1959 à 1961, la « révolution sociale » menée par des Hutu, majoritaires dans le pays, marque la fin de la « domination tutsi ». Des centaines de Tutsi sont massacrés et des milliers fuient vers des pays voisins. En novembre 1991, ces tensions sont réactivées dans un appel à la haine du journal Kangura. A côté d'une machette, un portrait du premier président de la République Grégoire Kayibanda. Face à la machette, il est écrit : « Quelles armes pourrons-nous utiliser pour vaincre définitivement les inyenzi [cafards] ? »
DANS LE TEXTE
PROPHÉTIE GÉNOCIDAIRE
« Qui est-ce qui cherche le génocide ?... Quand tous les hommes de bonne volonté auront ouvert les yeux et reconnu la méchanceté de vos manœuvres, le terme tutsi ne gardera que le sens de séide des forces anti-africaines ou signifiera ethnie nomade et terroriste... En supposant que vous réussissiez l'impossible en prenant d'assaut la ville de Kigali, expliquez-moi un peu comment vous imaginez le chaos qui résulterait de ce coup d'éclat et dont vous seriez les premières victimes ?... Ce serait la fin totale et précipitée de la race tutsi. Que ces complices en subissent les conséquences, il n'y a rien de plus normal. »
11 mars 1964, discours du président Grégoire Kayibanda