Fiche du document numéro 28216

Num
28216
Date
Samedi 27 mars 2021
Amj
Auteur
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Fichier
Taille
122156
Pages
4
Urlorg
Titre
Comment l’ambassade de France à Kigali, en avril 1994, a validé le gouvernement génocidaire
Sous titre
Les historiens de la Commission reviennent sur les conditions de la formation du gouvernement intérimaire.
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Débris de l’avion de l’ex-président Juvenal Habyarimana, à Kigali, le 15 avril 2007. GERARD GAUDIN / AFP

Le rapport de la commission Duclert apporte des précisions sur un épisode chargé en symbole : les conditions dans lesquelles s’est constitué le gouvernement génocidaire et sa validation par la diplomatie française, malgré de nombreuses réserves dans l’appareil d’Etat, à Paris. Le 6 avril 1994, vers 20 h 20, la mort du président Juvénal Habyarimana, provoquée par le tir de deux missiles SA-16 contre son avion en approche de l’aéroport de Kigali, donne le signal que les extrémistes hutu attendent. Les premiers barrages se mettent en place dans la capitale rwandaise. Tous ceux qui portent la mention « Tutsi » sur leur carte d’identité sont méthodiquement exterminés.

Des coups de feu éclatent partout dans Kigali, plongée dans le chaos. Qui a lancé les missiles contre l’avion du président ? Qui tire dans la ville ? Le rapport de la commission Duclert indique qu’une note publiée par la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), diffusée très largement, insiste sur « la non-implication des forces du FPR [le Front patriotique rwandais, mouvement politico-militaire composé de Tutsi, que les généraux de l’Elysée s’obstinent à considérer comme un agresseur extérieur] dans les évènements ». Mais elle est ignorée. A Paris, la première réaction politique est mesurée : « La France ne doit en aucun cas retourner dans le “piège rwandais” et se remettre en première ligne dans un conflit auquel elle a été mêlée pendant plus de trois années », indique le rapport, pour résumer l’état d’esprit au terme d’une première réunion de crise au Quai d’Orsay, autour d’Alain Juppé.

Le 8 avril, la DGSE publie une nouvelle note : « Les exactions perpétrées [notamment contre Agathe Uwilingiyimana, première ministre, et Joseph Kavaruganda, président de la Cour constitutionnelle, tous deux assassinés] depuis mercredi soir par la garde présidentielle visent les principaux chefs de file de l’opposition. » Elle insiste encore sur « la position du FPR, qui observe pour l’heure une ostensible neutralité ». Là encore, la note semble ignorée.

« Combler le vide institutionnel »



Le 7 avril, Jean-Michel Marlaud, ambassadeur de France au Rwanda, donne instruction de recevoir dans les locaux de son enceinte diplomatique toutes les personnalités politiques se sentant menacées. Le lendemain, il signale plus de 90 personnes réfugiées, dont 10 ministres, quelques diplomates, des hauts fonctionnaires liés aux extrémistes hutu, craignant une offensive du FPR. Parmi ces personnalités, « seul Alphonse Nkubito, procureur général et président du collectif des associations des droits de l’homme, fait partie de l’opposition démocratique, écrit la commission Duclert. Et encore est-il accueilli parce que l’ambassade de Belgique n’a pas voulu de lui pour des raisons de sécurité. Toutes les autres personnalités réfugiées sont des thuriféraires du président décédé Habyarimana ».

Jean-Michel Marlaud indique qu’une réunion préparatoire sur la constitution d’un nouveau gouvernement intérimaire est organisée dans l’ambassade, afin notamment de « combler le vide institutionnel » et désigner « un successeur intérimaire au chef de l’Etat ». Le gouvernement intérimaire rwandais (GIR) est en réalité formé au ministère des armées en présence d’un « comité de salut public » militaire, et « donc probablement de Théoneste Bagosora », selon le rapport, le plus haut responsable, dans l’appareil, du génocide des Tutsi.

Des ministres du GIR sont présents au sein même de l’ambassade de France. A 20 heures, Jean-Michel Marlaud prévient Paris que Théodore Sindikubwabo est le nouveau président, que Jean Kambanda est son premier ministre et que les autres ministères sont répartis entre des personnalités issues de l’opposition démocratique. Il poursuit : « La répartition des portefeuilles ministériels entre les partis politiques est conforme au protocole sur le partage du pouvoir. » Il n’en est rien. Le contenu du rapport Duclert est accablant : « L’ambassadeur omet de mentionner que neuf des dix-neuf portefeuilles sont attribués à des membres du MRND [Mouvement révolutionnaire national pour le développement] présidentiel et que les représentants des partis de l’opposition sont tous de la tendance extrémiste “Hutu Power”, qui s’est affirmée et a fractionné ces partis depuis novembre 1993. »

La fermeture de l’ambassade



Le lendemain, la DGSE lance une nouvelle alerte indiquant que le gouvernement intérimaire « ne se caractérise ni par son ouverture ni par son équilibre », puisque « les chefs de file de l’opposition, favorables à l’intégration du FPR, étaient soit déjà assassinés, soit ignorés ». Mais elle est une nouvelle fois ignorée. Le même jour, l’ambassadeur de France s’entretient avec Théodore Sindikubwabo, le nouveau chef de l’Etat, qui lui demande « l’aide de la communauté internationale et d’abord de la France », selon le compte rendu du diplomate. Dans la soirée du 9 avril, Jean-Michel Marlaud envoie un nouveau télégramme diplomatique, où il dit s’être entretenu avec des ministres du GIR. D’autres conversations auront lieu dans les jours suivants.

A Kigali, la situation empire d’heure en heure. Deux gendarmes français et l’épouse de l’un d’eux sont assassinés dans des conditions obscures le 7 ou le 8 avril. L’adjudant-chef Alain Didot avait notamment la charge de sécuriser les transmissions de l’ambassade de Kigali. La France décide de préparer une évacuation de ses ressortissants. L’opération « Amaryllis » est lancée. Le 11 avril, peu avant 16 heures, l’ambassadeur de France – « extrêmement pressant et sous chiffrage secret-défense », selon la commission – demande la fermeture de l’ambassade. La réponse du Quai d’Orsay tombe vite : « Compte tenu des risques qui pèseraient sur le personnel de l’ambassade en cas d’arrivée du FPR à Kigali et des combats qui l’accompagneraient », celle-ci est acceptée. « Vous prendrez en principe le dernier avion militaire français quittant Kigali », indique le ministère des affaires étrangères à M. Marlaud.

Les archives brûlées dans le jardin



Il quitte la représentation française après avoir « fait brûler dans les jardins de l’ambassade – avec l’aide d’un militaire du 1er RPIMa [1er régiment de parachutistes d’infanterie de marine] – un monceau d’archives diplomatiques », souligne la commission. L’évacuation a lieu le lendemain à l’aube. Plusieurs convois sont alors nécessaires : les deux premiers pour le personnel de l’ambassade et le personnel sensible, les autres pour les « opposants politiques ». « Toutes ces personnes s’envolent à bord de deux C-160 vers Bangui [en République centrafricaine], à 8 heures du matin, avec le gros chien du consul William Bunel », indique le rapport. Jean-Michel Marlaud poursuivra sa carrière de diplomate, notamment en Bolivie, en Colombie et en Afghanistan. Après avoir été conseiller diplomatique du gouvernement, il est aujourd’hui à la retraite.

Après son départ et celui des derniers soldats français, les génocidaires du GIR auront le champ libre. En trois mois, ils vont massacrer près d’un million de Tutsi. Théodore Sindikubwabo, président du GIR et considéré comme l’un des plus hauts responsables des massacres organisés avec la complicité des préfets et des bourgmestres au Rwanda, est mort dans des conditions non élucidées en 1998. Arrêté au Kenya un an plus tôt, Jean Kambanda a été condamné à perpétuité pour génocide par le Tribunal pénal international pour le Rwanda. Il purge sa peine au Mali.

Piotr Smolar et Pierre Lepidi
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024