Fiche du document numéro 28184

Num
28184
Date
Mardi 31 mars 1998
Amj
Auteur
Fichier
Taille
36934
Pages
10
Titre
Audition de Maître Eric Gillet, avocat au barreau de Bruxelles, membre du bureau exécutif de la Fédération internationale des Ligues des Droits de l’Homme
Nom cité
Source
MIP
Type
Audition
Langue
FR
Citation
Audition de Maître Eric GILLET
Avocat au barreau de Bruxelles, membre du bureau exécutif de la
Fédération internationale des Ligues des Droits de l’Homme
(séance du31 mars 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a ensuite accueilli M. Eric Gillet, avocat
au barreau de Bruxelles, membre du bureau exécutif de la Fédération
internationale des Ligues des Droits de l’Homme, rappelant que ses travaux
concernant le Rwanda avaient porté sur les atteintes aux droits de
l’homme commises dans ce pays au cours des années 1990. Il a souligné que
les recherches de M. Eric Gillet avaient plus particulièrement fait ressortir la
situation d’impunité des auteurs des crimes ethniques et les conséquences
extrêmement graves qui en étaient résulté non seulement pour le système
judiciaire rwandais, mais plus généralement sur la société rwandaise. Il a
ensuite demandé à M. Eric Gillet de faire porter son exposé sur la période
allant de 1990 à 1993, conformément au programme de travail fixé par la
mission.
M. Eric Gillet a précisé que son exposé liminaire qu’il voulait le
plus court possible s’inspirerait des travaux de la Commission internationale
d’enquête, constituée de quatre organisations non gouvernementales de
défense des droits de l’homme, qui a mené des investigations sur les
violations des droits de l’homme commises au Rwanda à compter de 1990.
Cette Commission, à laquelle appartenait M. Eric Gillet, s’est rendue au
Rwanda en janvier 1993 afin de vérifier concrètement la matérialité des
massacres dénoncés par les associations rwandaises de défense des droits de
l’homme et niés par le Gouvernement rwandais. Ainsi, dans le cas des
massacres dont avait été victime une minorité tutsie, les Bagogwes en
janvier-février 1991, non impliquée dans les enjeux de pouvoir et vivant dans
la région volcanique au nord du pays, près de la frontière avec l’Ouganda, la
Commission est-elle allée jusqu’à explorer les cavités naturelles du terrain
où, aux dires de la population, les cadavres des personnes assassinées, pour
lesquelles le régime rwandais refusait même de délivrer des certificats de
décès, avaient été précipités. Ces disparitions avaient eu lieu après l’attaque
de la prison de Ruhengeri par le FPR et les autorités prétendaient que les
victimes avaient rejoint les rangs du front.
M. Eric Gillet s’est dit frappé à son arrivée par l’atmosphère
euphorique et le climat de liberté d’expression qui régnait dans le pays, où

pourtant, à la suite de l’attaque du FPR d’octobre 1990, les autorités
rwandaises avaient procédé à de nombreux emprisonnements et s’étaient
rendues coupables de massacres. Le premier de ces massacres avait été
perpétré à Kibilira près de Gisenyi, dans le courant du mois d’octobre.
Il faut se souvenir que, dès la fin des années 1980, le Président
Juvénal Habyarimana a été contraint d’envisager une ouverture politique, en
mettant fin au monopartisme de droit et en ouvrant le chantier d’une réforme
constitutionnelle, adoptée en juin 1991. On assiste donc en août 1991,
lorsque M. Eric Gillet arrive au Rwanda, à la création de partis politiques et
d’associations de défense de droits de l’homme alors qu’en octobre 1990
s’est déroulé le massacre de Kibilira et que près de 8 000 personnes ont été
emprisonnées à Kigali.
M. Eric Gillet a insisté sur le fait que, depuis la publication du
rapport de la Commission d’enquête, la réalité des premiers massacres était
connue du monde entier et a été exposée aux gouvernements américain,
belge et français.
Il a alors souligné la différence entre la réalité et les discours des
responsables officiels rwandais qui présentaient les tueries et les violations
des droits de l’homme comme une réponse spontanée de la population aux
incursions répétées du FPR. En réalité, les massacres perpétrés depuis 1990
étaient le produit d’une organisation qui impliquait de plus en plus l’Etat
rwandais lui-même. Il a ainsi, à titre d’exemple, fait état des mises en scène
visant à faire croire à des attaques du FPR, préalablement aux massacres des
Bagogwes ou de Kigali. Il a également évoqué les massacres organisés qui
avaient eu lieu dans l’Est du pays, loin du théâtre de la guerre et en dehors de
la présence du FPR. Ces tueries avaient nécessité un travail d’organisation et
de subversion d’autant plus important que les populations rwandaises
extrêmement stables et intégrées avaient, depuis longtemps, tissé des liens
sociaux forts et qu’il n’était pas facile d’obtenir leur participation. Le
massacre du Bugesera, au sud-est de Kigali, en mars 1992, illustre bien la
nature des moyens mis en oeuvre et préfigure le génocide de 1994 puisqu’on
y retrouve, quatre mois avant son déclenchement, la désignation préalable
des victimes, la justification des meurtres, les attentats individuels, la
distribution de tracts, l’utilisation de la radio annonçant de fausses menaces
tutsies d’assassinat des Hutus.
La radio nationale n’a toutefois jamais, comme telle, appelée au
génocide. Elle constituait néanmoins un acteur de préparation et de
déclenchement de certains massacres, par la diffusion d’émissions où la haine
ethnique était encouragée, par la diffusion de fausses nouvelles (comme dans
le cas typique du Bugesera), etc. En revanche, il est beaucoup plus probable

que la Radio des Mille Collines (RTLMC) ait, quant à elle, été conçue
comme un instrument direct de préparation et d’exécution du génocide. C’est
en tout cas ainsi qu’elle s’est comportée.
Les massacres du Bugesera vont faire des centaines de morts en
présence de tous les intervenants que l’on retrouvera au moment des
génocides : les représentants de l’administration territoriale (bourgmestres et
préfets), l’armée et la gendarmerie, mais aussi les milices paramilitaires
Interahamwe, issues des mouvements de jeunesse du MRND et demeurées
sous la tutelle de ce parti, donc sous la responsabilité du Chef de l’Etat. La
stratégie de déstabilisation de la population civile a bien fonctionné et la
presse a peu parlé des premiers massacres malgré l’intervention rapide des
organisations non gouvernementales de défense des droits de l’homme et des
représentants diplomatiques. A la même époque, commencent à circuler des
informations sur des “ escadrons de la mort ”, proches du Président Juvénal
Habyarimana et en charge de l’organisation des massacres et de l’assassinat
de personnalités politiques, surtout en 1993.
Evoquant la dynamique d’Arusha qui tendait vers un partage du
pouvoir et la mise en place du premier gouvernement de transition
comportant des représentants des partis d’opposition en avril 1992, M. Eric
Gillet a considéré que la réalité du pouvoir restait détenue par des
représentants du parti MRND et qu’il devenait évident, après la signature de
l’accord final d’août 1993, que le régime rwandais tenait un double langage,
paraissant céder aux pressions diplomatiques de la communauté
internationale, tout en créant à l’intérieur du pays des milices et des
instruments de violence. Il a fait part de son analyse personnelle des
conséquences de ce double langage qui ont certes abusé en partie la
communauté internationale mais également causé la perte du Général
Habyarimana, une fraction extrémiste de son entourage ne voulant pas
accepter le processus de paix et mettant au contraire en oeuvre les moyens
du génocide, préalablement constitués dans le pays. L’assassinat de
personnalités politiques est organisé en 1993 pour priver le Rwanda
d’alternatives politiques au régime du Président Habyarimana. Les organes
privés de presse et de radio, qui seront dénommés “ médias de la haine ”,
notamment la Radiotélévision Libre des Mille Collines (RTLMC), dont
l’actionnariat est constitué en particulier du Président Juvénal Habyarimana
et d’autres dignitaires du régime, ont pris le relais de la radio nationale qui ne
pouvait plus attiser la haine ethnique comme par le passé ni participer à la
préparation et au déclenchement des massacres.
M. Eric Gillet a déclaré qu’une distribution systématique d’armes,
dénoncée dès décembre 1993 notamment par des communautés religieuses

en contact étroit avec la population, avait été effectuée, comme l’attestent
des documents retrouvés par la suite, en application d’un plan préétabli
reposant sur des quotas et prévoyant l’utilisation de caches auxquelles ont
encore recours aujourd’hui des rebelles hostiles au nouveau régime. Il a
souligné que, dès janvier 1994, des informations de plus en plus précises
parvenaient à la communauté internationale et que la Commission d’enquête
du Sénat belge avait eu le mérite d’en avoir confirmé la substance.
M. Eric Gillet a alors cité le cas d’un responsable de la préparation
du génocide qui, souffrant de remords de conscience, avait souhaité
bénéficier de l’asile politique en échange d’informations sur le plan
d’extermination en cours d’élaboration et qui, malgré les garanties
d’authenticité fournies, s’était vu refuser cet asile par les Etats-Unis, la
France et la Belgique. Il a fait valoir que les informations ainsi données dès
janvier 1994 indiquaient qu’un plan d’extermination était en cours, que des
comptages étaient faits, que l’assassinat de commandos militaires belges était
projeté en vue de provoquer le retrait des forces de l’ONU, ce qui a amené le
commandement de ces dernières à prendre des initiatives pour éviter que le
contingent belge ne cède aux provocations en janvier 1994. Il a également
déclaré que le Ministre belge des Affaires étrangères avait demandé, en
février 1994, à la délégation de son pays à l’ONU de prendre toutes les
initiatives pour informer l’Organisation de l’imminence d’un génocide auquel
il s’attendait.
Soulignant que l’un des défis de la mission d’information de
l’Assemblée nationale consistera à déterminer la position des autorités
françaises à la même époque, alors qu’elles étaient encore plus proches des
événements en raison des accords de coopération militaire liant la France au
Rwanda, il a fait part de l’incompréhension des organisations de défense des
droits de l’homme à l’égard du manque de réaction des autorités politiques
pour prévenir le drame qui se préparait. Il ne s’agit pas d’une réécriture de
l’histoire car les autorités publiques étaient bien en possession d’informations
plus solides encore que celles dont disposaient les organisations de défense
des droits de l’homme.
M. Eric Gillet a souhaité en conclusion que soit évaluée la
responsabilité des autorités françaises dans les événements.
Le Président Paul Quilès observant que M. Eric Gillet avait
expliqué comment, autour du Président Juvénal Habyarimana, s’étaient
organisés les entourages successifs parmi lesquels, à partir de 1991, une
frange jusqu’au-boutiste s’était progressivement affirmée, lui a demandé s’il
pensait que celui-ci pratiquait un double jeu intégral ou s’il avait été dépassé
par les extrémistes.

Rappelant qu’il venait de déclarer que les autorités disposaient
d’informations qui pouvaient faire craindre le génocide, il lui a demandé ce
que, selon lui, il aurait fallu faire aux différents niveaux de responsabilités
pour empêcher son déclenchement.
M. Eric Gillet a apporté les réponses suivantes.
La stratégie du Président Habyarimana a été au départ celle d’un
double jeu conscient : bien avant le début de la guerre, il sait qu’elle va avoir
lieu et connaît même très probablement la date de son déclenchement. A
l’appui de cette affirmation, M. Eric Gillet a précisé que l’officier qui
commandait à Gatuna les forces chargées de la surveillance de ce verrou
assurant le contrôle du passage de la frontière rwando-ougandaise lui avait
dit très clairement avoir prévenu le Président Habyarimana de l’offensive
plusieurs semaines avant son déclenchement grâce aux informateurs dont il
disposait en Ouganda. Par ailleurs, la vitesse de réaction des autorités
rwandaises et la vigueur de la répression montrent bien que la riposte était
préparée et que le régime n’avait pas été pris au dépourvu.
Le régime, sur sa fin et fragilisé, a ensuite joué du conflit même
pendant les intermèdes de la confrontation. Il sait le bénéfice qu’il peut tirer
de l’offensive du FPR en entretenant dans la population la peur du Tutsi et en
créant une situation de panique lorsque les tensions militaires s’accroissent. Il
tente, en exploitant la fibre ethnique, de créer une sorte d’union sacrée contre
le FPR. Parallèlement, il fait jouer les accords passés notamment avec la
France pour se renforcer.
Par ailleurs, le Président Juvénal Habyarimana a tous les leviers du
pouvoir entre ses mains : il est non seulement Président de la République
mais aussi Président du parti. Il dispose de l’armée et de la gendarmerie. Il
nomme et révoque les bourgmestres, très tôt sollicités dans l’organisation des
massacres. Aucun bourgmestre impliqué dans les massacres ne sera inquiété.
Au contraire, le bourgmestre de Mutura qui résistait lors du massacre des
Bagogwes sera démis et remplacé par un extrémiste.
En outre, dans un discours prononcé à Ruhengeri en novembre
1992, le Président Juvénal Habyarimana appelle les milices Interahamwe qu’il
a créées, à le soutenir dans son action et leur donne “ carte blanche ”.
Au fil du temps cependant, s’insèrent dans son entourage restreint
des personnalités beaucoup plus radicales, soucieuses de ne pas perdre leurs
privilèges et leurs prérogatives, et qui ne sont pas tenues, à l’égard de la
communauté internationale, au maintien des mêmes apparences que le
Président de la République.

Le Colonel Bagosora, par exemple, fait partie de ce clan plus radical
que Juvénal Habyarimana. De retour d’Arusha, il déclare à Kigali en janvier
1993 : “ je reviens préparer l’apocalypse ”. Et, dès le 6 avril 1994, c’est lui
qui prend les rênes du pouvoir.
C’est pourquoi il n’est pas exclu qu’à un moment le Président
Juvénal Habyarimana ait cédé à la très forte pression internationale en faveur
de la signature et de l’application des accords d’Arusha, notamment en
raison de son amitié avec certains Chefs d’Etats étrangers, et que son clan
n’ait pas accepté cette situation et préféré la fuite en avant dans l’assassinat
du Président et la “ solution finale ”.
La communauté internationale s’est engagée de façon probablement
très sincère en faveur de la signature et de l’application des accords de paix,
estimant que leur mise en oeuvre ferait disparaître les violences. Elle ne s’est
pas suffisamment rendue compte que la création et le développement d’une
sorte d’Etat “ génocidaire ”, doté des instruments du génocide, aboutiraient à
une situation sans issue où la dynamique de la violence était destinée à
l’emporter, avec la complicité du Président Juvénal Habyarimana.
En fait, le Président Juvénal Habyarimana a refusé quasiment
jusqu’au bout le processus d’Arusha puisqu’au début de 1994 il a refusé de
laisser s’installer l’Assemblée nationale en exploitant les divisions créées par
la constitution de tendances “ Hutu Power ” au sein des partis d’opposition.
Ce développement de la ligne “ Hutu Power ” anti-Tutsis et son
rapprochement avec le Président Juvénal Habyarimana ont été par ailleurs
conforté par l’assassinat du Président hutu du Burundi Ndadaye qui a
renforcé l’idée qu’on ne pouvait laisser rentrer les Tutsis exilés, ni surtout
fusionner l’armée rwandaise avec l’armée du FPR. Le Président Juvénal
Habyarimana a, de son côté, été un maître d’oeuvre de la constitution des
tendances “ Hutu Power ” qu’il a favorisées par divers moyens, y compris
par l’argent jusqu’en janvier-février 1994.
La communauté internationale n’a pas vu se créer cette situation.
Elle n’a pas tenu compte du lien qu’il fallait établir entre la paix et le respect
des droits de l’homme. Les Etats auraient dû en outre désamorcer le
processus qui conduisait au génocide en rendant publiques les informations
dont ils disposaient. Or, on s’est laissé enfermer par des habitudes
diplomatiques. L’évolution aurait par ailleurs été meilleure si on ne s’était
pas aveuglé sur la possibilité d’appliquer les accords d’Arusha malgré ce
qu’on constatait dans le pays.

De plus, la communauté internationale s’est sentie prisonnière d’une
conception perverse de la neutralité. A vouloir rester neutre entre les deux
camps, le régime Habyarimana et le FPR, on a oublié l’existence entre ceuxci d’une population civile constituée de Tutsis, non impliqués dans la guerre,
qui craignaient même souvent l’arrivée du FPR, et d’opposants politiques
dans leur très grande majorité Hutus, qui ont été également massacrés. En
adoptant cette conception de la neutralité, on s’est engagé en fait aux côtés
des bourreaux. C’est ainsi que le Ministre belge de la Défense nationale avait,
au nom de cette conception, lors d’un voyage au Rwanda, refusé de
rencontrer, en mars 1994, des militants rwandais des droits de l’homme.
M. Bernard Cazeneuve a demandé à M. Eric Gillet si, lorsqu’il
était rentré en 1993 de son voyage au Rwanda, il avait informé des
événements qu’il avait observés les autorités françaises et lesquelles.
Ajoutant que M. Eric Gillet semblait considérer qu’avaient été mis en oeuvre
au Rwanda par le Président Juvénal Habyarimana et son entourage une
mécanique et un calendrier très précis d’exécution d’un plan de génocide, il
lui a demandé ce qu’il savait de ce que les Etats savaient à l’époque à ce sujet
et sur quelles affirmations il fondait cette conviction. Enfin, relevant la
grande insistance avec laquelle M. Eric Gillet avait parlé du rôle qu’aurait pu
jouer la culture du secret diplomatique, il a fait remarquer que secret n’est
pas cécité et a interrogé M. Eric Gillet sur ce qu’il savait des réactions des
sections culturelles des services diplomatiques occidentaux face au
développement des émissions radiophoniques incitant à la haine ethnique.
M. Eric Gillet, dans sa réponse, a affirmé se souvenir très
précisément d’un contact pris à l’Elysée entre des représentants de Human
Rights Watch et de la FIDH d’une part et M. Bruno Delaye d’autre part.
Sur la connaissance de la situation au Rwanda par les Etats, M. Eric
Gillet a apporté les précisions suivantes. Les premières informations publiées
à ce sujet l’ont été par le quotidien flamand De Morgen en novembre 1995.
Y figuraient notamment des fax adressés par les services de renseignement
belges au ministère de la Défense de Belgique.
A la suite de cette publication, la création d’une commission
d’enquête a été demandée au Parlement belge. Dans un premier temps, un
groupe ad hoc de quatre sénateurs a accédé à des documents du ministère
belge de la Défense nationale et a élaboré un rapport public en janvier 1997.
Ce rapport est en fait une compilation de documents (dépêches, télex, fax)
qui fait apparaître des éléments d’information très précis. Le Sénat a, par la
suite, constitué une commission d’enquête qui a confirmé le premier rapport.
L’information sur ce que connaissait la communauté internationale de la
situation d’alors est désormais publique et, pour une large part, certaine.

En revanche, certains documents n’ont pas encore été publiés, la
commission d’enquête belge s’étant notamment heurtée à l’équivalent en
Belgique du secret défense. M. Eric Gillet s’est déclaré perplexe devant
l’incapacité de la communauté internationale à réagir plus énergiquement.
Les organisations de défense des droits de l’homme ont, en revanche, été très
actives pendant les années 1993 et 1994, notamment au moment du
génocide. Elles ont même, pendant le temps qui leur était imparti, lors de la
session spéciale que tenait l’ONU en mai 1994 à Genève, cité les noms des
Rwandais dont elles considéraient qu’ils étaient responsables des massacres
en cours. L’intervention de la personne représentant Human Rights Watch a
causé un moment d’intense silence dans la mesure où figuraient sur cette liste
des représentants d’un Etat.
M. Eric Gillet a alors demandé pourquoi les Etats n’avaient pas fait
taire la radio RTLM. Il a souligné que la radio Rutomorangingo du Burundi,
conçue sur le même modèle, avait été localisée à l’intérieur de la zone
Turquoise. Il a regretté que, la FIDH ayant pris contact avec les autorités
françaises, il ait été impossible d’obtenir que soit entreprise la moindre action
pour faire cesser les émissions de cette radio.
M. François Lamy, rappelant qu’à propos du massacre du
Bugesera M. Eric Gillet avait parlé de répétition générale, a demandé, à
l’époque, s’il avait eu des contacts avec les militaires français en poste au
Rwanda et s’il pensait que ces derniers avaient eu connaissance de telles
atrocités. Il lui a également demandé si, dans les mois suivant la remise de
son rapport à la FIDH, il avait lui-même senti monter les tensions conduisant
au génocide et s’il avait pu pressentir qu’un massacre d’une telle ampleur
allait en résulter.
M. Eric Gillet a répondu qu’il n’avait pas eu de contact direct avec
les militaires français même s’il avait pu en croiser régulièrement. Il a déclaré
en revanche qu’il ne pouvait pas imaginer que ces derniers n’aient pas eu
connaissance des massacres commis, d’une part parce que les Rwandais les
avaient vécus dans leur chair, mais surtout parce que les militaires français,
présents en application d’un accord de coopération militaire, partageaient la
vie des camps où s’entraînaient les miliciens. En effet, les groupes qui ont
commis les massacres étaient en réalité composés d’un noyau dur de
miliciens et de gens recrutés en masse pour leur servir d’auxiliaires. Or,
l’entraînement du noyau dur était effectué par l’armée rwandaise. M. Eric
Gillet a ajouté que la communauté diplomatique était très présente dans le
pays. L’ambassadeur de Belgique, notamment, très proche des victimes, se
rendait sur le lieu des massacres, dans le Bugesera par exemple, et

fréquentait régulièrement ses collègues, notamment français, canadiens et
américains.
Par ailleurs, M. Eric Gillet a répondu qu’à titre personnel, il n’avait
pas vu venir le génocide, dans les mois qui l’ont précédé. Certes, les
organisations de défense des droits de l’homme étaient alertées par leurs
correspondants au Rwanda : on voyait que les accords d’Arusha n’entraient
pas en vigueur, que des opposants politiques capables d’incarner une
alternance politique étaient assassinés et que les partis d’opposition se
divisaient. Cependant, lui-même n’avait pas envisagé un massacre de cette
ampleur.
M. Guy-Michel Chauveau s’est interrogé sur les conférences
nationales constituées dans différents pays africains au début des années
quatre-vingt-dix pour faire évoluer les systèmes politiques vers la démocratie
et s’est demandé si un tel processus avait été engagé au Rwanda.
M. Eric Gillet a indiqué qu’une telle démarche avait effectivement
été proposée par M. Faustin Twagiramungu, Président du MDR, qui avait
été désigné par les accords d’Arusha comme le futur Premier Ministre. Le
Président Juvénal Habyarimana en avait cependant écarté l’idée, préférant
l’organisation immédiate d’élections alors que l’opposition au contraire
demandait un débat préalable sur les institutions.
M. Jacques Myard s’est demandé si, face d’une part à des
violences méthodiques dirigées contre les populations tutsies, d’autre part à
la volonté parallèle du FPR d’en découdre, on se trouvait véritablement
devant un génocide et s’il ne s’agissait pas plutôt d’une guerre civile,
d’ampleur inégalée. Il s’est demandé si la logique du FPR n’était pas
comparable à celle des FAR et des milices.
M. Eric Gillet a estimé qu’il ne pouvait s’agir d’une guerre civile.
L’intervention organisée et préméditée de l’armée et des milices ne laissait
aucun doute puisqu’elle visait à massacrer des populations désarmées sans
épargner les femmes et surtout les enfants, de manière à couper l’herbe “ à la
racine ” et empêcher que de nouveaux combattants reviennent un jour
comme les enfants des Tutsis chassés en 1959-1960 l’avaient fait sous
l’uniforme du FPR. Si à l’époque on ne pensait pas au génocide, a posteriori
on s’aperçoit que le discours tenu, notamment par M. Théoneste Bagosora,
impliquait l’extermination de certaines populations bien identifiées.
Les massacres perpétrés au Bugesera quelque temps plus tôt, sans
pouvoir exactement être qualifiés de répétition générale, présentent avec le
génocide une série de similitudes troublantes y compris jusque dans les

acteurs que l’on y retrouve. Il s’agit probablement d’une dynamique de
violence portée par un groupe donné de façon, pour ainsi dire, objective et
naturelle à son paroxysme dans le génocide.
S’agissant du FPR, l’objectif du génocide ne pouvait être retenu,
dans la mesure où un groupe représentant 15 % de la population ne pouvait
raisonnablement envisager d’éliminer les 85 % restants. Des massacres
sélectifs, aux effets similaires, du type de ceux commis au Burundi en 1972
n’en restaient pas moins possibles. Même s’il n’est pas allé jusqu’à de telles
actions, le FPR s’est conduit avec une grande violence qui n’est pas
davantage justifiable, bien qu’en termes existentiels sa logique soit différente.
Outre les massacres qu’il a commis à plusieurs reprises, il a en particulier
refoulé des populations considérables devant lui, provoquant de très
importants mouvements de déplacés, en particulier en février 1993. Il n’en
reste pas moins que, notamment pour des raisons juridiques, il n’est pas
possible d’établir une égalité entre le génocide et les violations des droits de
l’homme commises par le FPR.

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