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«Juin 1994, François Mitterrand commémore le crime d’Oradour-sur-Glane, en souvenir de cette petite commune massacrée par les Nazis. Tandis qu’il évoque le «plus jamais ça», «ça» est en train de se passer à plus de 8 000 kilomètres de là, au Rwanda. Dans le discours du président pas une ligne sur le génocide des Tutsis. Au moment même où il prononçait ces paroles, je filmais ces images», explique en voix off Jean-Christophe Klotz au début de Retour à Kigali, une affaire française son documentaire rediffusé par France 5 ce dimanche soir (22 h 40). Le journaliste se trouvait au Rwanda, au moment du génocide, celui qui vise alors la minorité tutsie, et se traduit dès les premiers jours d’avril par des milliers de morts.
Les images évoquées, sont celles filmées à Kigali, capitale du Rwanda, dans la paroisse d’un prêtre français, le père Henri Blanchard. Dès le début des massacres, les Tutsis y affluent, espérant ainsi échapper à une mort certaine. Klotz montre les visages d’enfants agglutinés dans une petite pièce. Ils ont des regards intenses, esquissent parfois un petit sourire malicieux. Comme ce n’est pas un film de suspense, mais une tragédie bien réelle, on peut dévoiler déjà l’issue de cette séquence, telle qu’elle sera révélée à la fin du documentaire : ces enfants seront tués de la façon la plus cruelle. Klotz est lui-même blessé, ce 8 juin 1994, quand les miliciens donnent l’ordre de l’assaut final contre la paroisse Saint-André.
«Des milliers d’Anne Frank»
Tout au long de son documentaire, il dévoile néanmoins un autre aspect de ce drame : l’implication française dans cette tragédie. Au gré d’allers-retours constants entre les images du terrain en 1994 et des interviews réalisées bien plus tard, se dessinent une implacable vérité. A minima, celle d’une certaine passivité, lorsqu’on suit Bernard Kouchner, dans un Rwanda ensanglanté. Au téléphone depuis Kigali, en mai 1994, l’ex «french doctor» humanitaire tente de convaincre Bruno Delaye, le conseiller Afrique de Mitterrand : «Les gens continuent d’être tués, et tu as dans la ville des milliers d’Anne Frank, planquées un peu partout», explique Kouchner. Il voudrait que l’Elysée le soutienne, pour sauver au moins quelques enfants. Peine perdue. «Le président m’a dit : «Bernard vous exagérez, vous exagérez toujours»», commente Kouchner, vingt-cinq ans plus tard devant la caméra.
En réalité Mitterrand sait. Autour de lui, tout le monde sait. A cette époque, «le Rwanda est entre les mains de Lanxade, Quesnot, Védrine», confie François Léotard alors ministre de la Défense, citant ceux qui occupaient respectivement les fonctions de chef d’état-major des armées, de conseiller militaire de Mitterrand et de secrétaire général de l’Elysée. Léotard le reconnaît aussi : «C’était une connerie» d’avoir accepté de recevoir à Paris, le 27 avril 1994, les représentants du gouvernement génocidaire. Il tente, quand même, d’excuser Alain Juppé, alors à la tête du Quai d’Orsay, en estimant qu’il avait peut-être agi ainsi, «pour faire régner une atmosphère de concorde». En plein génocide ?
«Rétablir une forme d’équilibre ?»
Bien plus, alors qu’au Rwanda les alliés de la France orchestrent les massacres, mais perdent du terrain face à l’avancée d’une rébellion tutsie, le Front patriotique rwandais (FPR), à l’Elysée on envisage d’aider ces forces génocidaires en déroute au moyen «d’une stratégie indirecte». L’auteur de cette suggestion, le général Christian Quesnot, tente devant la caméra de s’en expliquer : «On était frustré de la victoire du FPR […] est-ce qu’on ne pouvait pas essayer de rétablir une forme d’équilibre ?» Entre ceux qui tentaient d’arrêter les massacres et des nazis tropicaux.
Suivra l’opération Turquoise soudain proposée par Paris à l’ONU quand le génocide est presque achevé et que ceux qui l’ont orchestré risquent de tomber aux mains du FPR. «Plus on avançait dans la mission, plus on avait le sentiment qu’on était en train de soutenir les génocidaires», constate, effaré, l’ex lieutenant-capitaine Guillaume Ancel qui a fait partie de Turquoise.
Quelques jours, avant la première diffusion de ce film, en 2019, Macron annonçait la création d’une commission chargée d’examiner pour la première fois les archives publiques françaises sur cette période trouble. Le rapport final de la commission Duclert a été publié le 26 mars et dénonce dans ses conclusions la «responsabilité accablante» de Paris dans cette tragédie. On le savait, c’est désormais officiellement assumé. Et il faut (re) voir ce documentaire puissant pour mesurer ce qui a pu être décidé en 1994 dans un petit pays d’Afrique, en notre nom et à notre insu. C’est effrayant.
«Retour à Kigali, une affaire française» de Jean-Christophe Klotz, dimanche 4 avril, France 5, 22 h 40.