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Le rapport de l’historien Vincent Duclert était censé éclairer une bonne fois pour toutes sur le rôle de la France dans le génocide au Rwanda, en 1994. Depuis des années, des thèses s’affrontent pour connaître la responsabilité exacte de Mitterrand, de son secrétaire général de la présidence, Hubert Védrine, et de l’armée française. Au bout de près de 1 000 pages d’analyse, le rapport conclut à l’« aveuglement » des dirigeants français, incapables de concevoir qu’un génocide allait survenir. Le document énumère pourtant les nombreuses alertes qui annonçaient ce crime contre l’humanité, et on se demande comment, au plus haut sommet de l’État, personne n’a compris ou voulu admettre ce qui se tramait sous leurs yeux. Bien plus qu’un rapport sur le génocide rwandais de 1994, c’est un réquisitoire contre le fonctionnement du pouvoir.
Nul n’est tenu d’être devin et de savoir lire l’avenir. Mais tout de même, le premier boulot des dirigeants d’un pays, c’est d’avoir une longueur d’avance sur les événements, de les anticiper et, au minimum, de préparer des options pour répondre à tous les cas de figure qui surviendraient. Il semble que, jusqu’au bout, les courtisans de la Mitterrandie n’aient rien vu venir, rien envisagé, à part ressasser des analyses géopolitiques poussiéreuses datant de Fachoda, le tout marinant dans une bouillie de clichés sur l’Afrique dignes de Tintin au Congo. L’explication « ethnique » des crises africaines constituant pour certains acteurs de ce drame le sommet de la pensée complexe de la Françafrique, comme d’ailleurs du bistrot du coin. Qu’importe un génocide à venir, l’essentiel est de ne jamais désavouer les orientations déjà mises en œuvre. À ce niveau-là de la politique, les décideurs n’ont jamais tort. Même les pieds dans un charnier. La réalité du génocide rwandais a balayé les théories médiocres et les stratégies misérables élaborées dans les salons feutrés de Paris. Le génocide rwandais, c’est le désastre de cette suffisance propre à la classe politique française, surplombante et méprisante.
À la lecture de ce rapport, on croit entendre résonner cette phrase obsédante, répétée jusqu’à la nausée, à propos d’un autre génocide, celui des Juifs d’Europe : « On ne savait pas. » On ne savait pas ce qui se passait, on ne savait pas qu’une telle chose pouvait avoir lieu. À la Libération, toute une génération s’est abritée derrière cette phrase quand il lui fallut affronter l’abominable réalité. Mais elle n’a pas la même portée selon celui qui la prononce. Qu’un Français moyen de cette époque affirme qu’il n’avait jamais entendu parler d’Auschwitz, des chambres à gaz et de la solution finale, tels que nous les connaissons aujourd’hui, après soixante-dix ans de travaux universitaires, on peut l’admettre. Mais que des responsables politiques en fonction en 1943 utilisent cette même phrase pour dissimuler leur responsabilité ou leur aveuglement, alors qu’ils avaient les moyens, de par leur position politique, d’avoir des informations, même partielles, pour comprendre ce qui se passait, c’est inaudible. « Comprendre » ne signifie pas « savoir », mais c’est suffisant pour éviter de faire les mauvais choix.
Il semble que la même comédie sinistre se rejoue aujourd’hui avec les responsables politiques en poste au moment du génocide rwandais, pour lesquels ce rapport ne propose pas d’autre explication de leur échec que leur « aveuglement ». Mais faut-il vraiment faire bénéficier à cette classe politique au pouvoir de l’indulgence qu’on accorde habituellement à l’homme de la rue ? À quoi bon placer à la tête du pays des hommes issus de l’élite si, à la première crise grave, ils se comportent comme vous et moi, et ne s’avèrent pas plus futés que le premier venu pour comprendre ce qui se passe, dans un domaine de compétence qui est pourtant le leur. L’excuse de l’aveuglement ne peut pas être retenue au bénéfice de personnalités de ce rang. C’est même l’inverse. Quand, durant son procès, Maurice Papon répétait « on ne savait pas », lui, le secrétaire général de la préfecture de la Gironde qui livrait pieds et poings liés des femmes, des enfants et des vieillards juifs à l’occupant nazi, il n’était pas crédible, et on ne pouvait que lui retourner l’argument. Comment avez-vous pu jeter ces Juifs entre les griffes nazies sans vous inquiéter de savoir ce qui allait leur arriver ? « On ne savait pas » cesse d’être une excuse concédée au citoyen lambda, pour se transformer en circonstance aggravante quand il s’agit d’un fonctionnaire au cœur du système répressif.
C’est un peu la même colère qui renaît à la lecture de ces 1 000 pages glaçantes. L’« aveuglement » des responsables français au moment du génocide rwandais, si on veut bien admettre qu’il fût réel, jette un doute profond et durable sur leurs qualités intellectuelles et morales pour diriger notre démocratie.