Citation
C’est avec un grand intérêt personnel que j’ai pris connaissance du Rapport de la commission de recherche sur les archives relatives au Rwanda et au génocide des Tutsis.
Sa première qualité, à mes yeux, est d’être le résultat d’une minutieuse recherche fondée sur des sources écrites. Cette spécificité devrait mettre un terme aux polémiques qui, vingt-sept ans après le drame, empoisonnent toujours les débats sur le thème des causes de l’échec français à la prévention d’un génocide. Encore, cette année, l’ouvrage d’un acteur militaire de l’époque rallume bien inutilement des querelles dépassées et s’attribue la vérité sans autres preuves que celles de sa conviction (1).
Une parole libérée
Ces querelles stériles ont retardé la connaissance des faits, de leurs explications, voire, de leurs erreurs, faits qui amènent à la réalité d’un génocide. Ce Rapport répond aux questions que tout citoyen peut légitimement se poser. Il permet également de passer aux étapes suivantes : comment se prémunir d’une telle dérive, particulièrement en Afrique ? Quels liens la France peut-elle maintenant rétablir avec le Rwanda ?
Une deuxième qualité, toujours à mes yeux, c’est celle qui permet à des témoins de s’exprimer alors que leur liberté de parole était, jusque-là, contrainte au nom du devoir de réserve ou, plus simplement, par respect de la fraternité d’armes.
Défrichant les manquements et la dérive des procédures de décisions de 1990 à 1994, cette étude permet de mieux comprendre le pourquoi de cette tragédie. Elle permet, également, d’expliquer pourquoi certains acteurs ont été mis sur la touche. Ces hommes peuvent, maintenant, apporter leur pierre à la compréhension des faits et des décisions prises dans ce créneau de temps.
Les historiens n’ont pas vu toutes les archives
La commission souligne une de ses difficultés rencontrées au cours de ses travaux : par recoupements, elle a constaté que des écrits, malheureusement, ont été exclus de l’archivage. Mais par respect de son mandat, elle s’est abstenue de les citer et d’en faire état.
Je me permets, donc, maintenant, de préciser mon témoignage :
En 1990 je suis nommé, par le chef d’état-major des armées, Directeur de la coopération militaire et, à ce titre, je suis détaché au ministère de la Coopération, rue Monsieur, au même titre que près de 800 militaires d’active de toutes armes dispersés dans 28 pays, majoritairement africains, dits « pays du champ de la coopération française ».
Le directeur de la coopération militaire n’est subordonné qu’au ministre de la Coopération mais, il a autorité sur tous les personnels détachés dans ces 28 pays. La coopération militaire (MMC) apporte son soutien dans les domaines de la sécurité.
Dans chaque pays, un colonel est le correspondant du Directeur. Il a sous ses ordres une équipe de militaires de tous grades qui apportent leurs compétences aux forces de sécurité locales. Ces personnels sont rémunérés par le ministère de détachement. J’ai servi, à ce titre, de 1990 à 1993, quatre ministres, ce qui ne m’empêchait nullement d’informer en permanence la Défense de mes intentions et actions.
Double casquette
Une difficulté majeure : mon correspondant dans chaque pays portait une double casquette : celle de chef de la MMC et celle d’attaché de la Défense. Cette double subordination pouvait lui poser problème si les objectifs des deux ministres concernés n’étaient pas en adéquation. Alors que moi, je ne connaissais pas cette double subordination. Un ministre de la Défense qui ne supportait pas ces détachements, m’a mené la vie dure pendant plus de deux ans. Un seul de mes quatre patrons successifs a su prendre ma défense : Marcel Debarge.
Dès ma prise de fonction, mon chef de mission au Rwanda, le colonel Galigné [Galinié], attire mon attention sur les problèmes qu’il rencontrait au quotidien dans sa mission. Il était en poste depuis 3 ans et avait su mettre en place un remarquable réseau de renseignement au travers de correspondants crédibles.
Dès mes premiers déplacements sur place, j’ai pu confirmer le bien-fondé de ses analyses et j’ai rapidement partagé ses craintes. Lors d’un tête à tête avec le responsable de la gendarmerie rwandaise, ce dernier m’a justifié sa demande de mitrailleuses et de mortiers en m’expliquant que la gendarmerie participerait au règlement du « problème » par la liquidation prochaine de tous les Tutsis… Horrifié par cet aveu, je m’en suis immédiatement ouvert au Président Habyarimana. J’ai, bien sûr rendu compte de ces entretiens dans un rapport qui n’a pas eu de suite et qui n’a pas été retrouvé par la commission.
Mon expérience de terrain, et celle très complète de Galigné [Galinié] n’ont pas eu l’écho attendu. De retour en métropole après ses trois ans de présence dans ce pays, mon précieux collaborateur a été remplacé par un autre colonel qui a été vite amené à privilégier sa casquette d’attaché de Défense.
L’image du militaire de carrière
Le Rapport décrit parfaitement les dérives des procédures réglementaires. Elles ont, entre autres, permis de me marginaliser progressivement. Alors que fin 1992 on m’avait demandé de prévoir une quatrième année de détachement, j’ai été évincé avant même de terminer ma troisième année. En désaccord avec l’action de la France au Rwanda à cette époque et n’ayant pu m’exprimer et encore moins convaincre, j’ai décidé de quitter l’uniforme. Le 7 avril 1994, je me suis félicité de cette douloureuse décision.
Pendant vingt ans, j’ai poursuivi diverses activités professionnelles civiles qui me permettent peut-être de tirer quelques réflexions à l’issue du vécu d’une époque révolue :
Lors de ces deux décennies en costume civil, j’ai perçu combien l’image du militaire de carrière est indissociable d’une éthique qui est propre à sa profession. Cette morale lui est inculquée parfois dès son milieu familial, toujours dans les différentes écoles militaires qui jalonnent ses formations et davantage, encore, tout au long de sa carrière au travers du comportement de ses chefs et de ses subordonnés.
Mais quand on s’approche des sommets de la hiérarchie, on s’aperçoit que tous se réfèrent à cette éthique, mais que certains l’oublient dans les faits, ce que souligne indirectement le Rapport. Servir, certes, mais parfois aussi, se servir.
Savoir partir
D’autre part, au nom de la discipline, il n’est pas toujours honnête de se réfugier derrière elle pour se taire et exécuter des directives que l’on juge néfastes ou injustifiées. Si l’on n’a pas réussi à se faire entendre, il faut savoir partir plutôt que d’avoir à exécuter des directives contraires à ses convictions.
L’institution militaire a su tirer les enseignements des erreurs des années 1990 au Rwanda. La MMC n’a pas survécu à sa configuration de l’époque après le départ de mon successeur. L’état-major particulier du Président de la république a retrouvé sa fonction première. Le « retour d’expériences » est systématiquement pratiqué à l’issue d’une opération complexe. À mon époque ce mode d’action n’existait pas et je n’ai jamais eu l’occasion de m’expliquer sur le pourquoi de ma démission.
Ce rapport me permet de m’exprimer… Ce n’est pas là une de ses moindres qualités !
Enfin, j’aimerais être sûr que ces « retours d’expériences » mettent nos armées définitivement à l’abri des dérives constatées dans ces tristes années 1990-1994. Peut-on éviter les querelles internes dues aux chapelles qui risquent de naître lors de choix stratégiques justifiés ? En lisant le témoignage récent d’un ex-haut responsable des forces spéciales (2), j’ai cru voir, entre les lignes, la présence de nouvelles tensions au sein de nos forces…
[Notes :]
(1) Guerre au Rwanda, l’Espoir Brisé 1991-1994, Général Dominique Delort, Perrin, p. 367, 24 euros.
(2) Soldat de l’ombre, Au cœur des forces spéciales, Général Christophe Gomart, Taillandier, 336 p., 19,90 euros.