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Lorsque mes marsouins ont quitté le Rwanda, au terme de l’opération Turquoise, fin août 1994, ce fut avec le sentiment du devoir accompli. Pourtant, bien des éléments de la mission au sein de laquelle je les avais conduits me plongeaient alors dans une perplexité que traduisait le rapport de fin de mission que je venais de signer, récemment exhumé par la commission d’historiens dirigée par Vincent Duclert.
Perplexité due d’abord à la situation rwandaise telle que décrite par les ordres de lancement de l’opération, description immédiatement contredite par la réalité que nous découvrirons, en partie grâce aux journalistes qui nous entouraient. Perplexité devant des ordres inadaptés qui nous conduiront à des erreurs qui nous sont, à ce jour, encore reprochées. La plus douloureuse de nos interrogations de fin de mission portait bien entendu sur les dysfonctionnements qui ont permis le massacre de milliers de Tutsi à Bisesero, dans l’ouest du Rwanda.
Nous avions en outre été surpris de disposer, au Rwanda, des armes lourdes que nous avions vainement espérées, dix-huit mois plus tôt, dans le chaudron de Sarajevo, tandis que les moyens de secours d’urgence que supposait une opération qui se proclamait humanitaire nous avaient fait défaut jusqu’à notre départ.
Enfin, et là se situe aujourd’hui encore ma plus grande perplexité, les seuls adversaires que nous avions affrontés par les armes étaient les troupes du FPR [Front patriotique rwandais], que nous comprenions pourtant comme se portant au secours des mêmes Tutsi que nous venions protéger du génocide. Simultanément, l’essentiel de notre action humanitaire s’était concentré sur les populations touchées par le choléra, celles qui avaient fourni les génocidaires et qui les abritaient encore.
Documents détruits
Le soldat professionnel est résigné à ne pas tout comprendre des missions qu’on lui confie, et nos interrogations se dissipèrent dans le brouhaha des missions suivantes. Mon régiment se préparait à repartir pour Sarajevo et, pour ma part, trois semaines plus tard, j’étais à Djibouti.
Ce n’est qu’à mon retour, après deux ans, que je découvrirai l’hostilité autour de la mémoire de cette opération. Chargé alors de dossiers africains au ministère de la défense, et impliqué dans la mission parlementaire sur le Rwanda de 1998, je compris que les fondements de cette hostilité rejoignaient mes interrogations de fin de Turquoise, et c’est avec amertume que je constaterai que le rapport parlementaire réussirait à ne pas nommer les responsables de ce désastre, en tout premier lieu le président de la République.
Faute de coupables identifiés, les attaques, françaises comme rwandaises, contre la politique de la France au Rwanda se concentrèrent sur les seuls clairement visibles, les militaires, ressuscitant un antimilitarisme aux accents d’autrefois. En réaction à ces attaques, et discrètement rappelés à la « loyauté » par les responsables civils et militaires oubliés par le rapport parlementaire, nombre de mes camarades tomberont dans le piège d’une défense aveugle et publique de la politique française au Rwanda, pourtant indéfendable après le rapport parlementaire.
Voulant tirer au clair les mécanismes de ce drame, le président Macron a mis les historiens au défi de l’ouverture (presque) totale des archives de l’Etat. Pour qui a vécu les événements analysés, la radiographie qui en résulte surprend, n’en présentant que les « parties dures », celles qui ont survécu par des écrits ou des enregistrements. Au contraire, les « parties molles » − les échanges verbaux, les connivences, les propos oubliés dans les procès-verbaux, sans parler des documents détruits, volontairement ou non − manquent évidemment à une image fidèle du passé. Pourtant, l’exploitation qu’ont su faire les historiens des documents accessibles donne du processus de décision de Turquoise une image crue, parfois cruelle, suffisamment juste pour que nous comprenions enfin ce qui nous avait étonnés alors.
Contexte pervers
Le rapport Duclert a ainsi identifié et documenté que s’était constituée, au service de la politique surannée et chimérique d’un président à bout de souffle, une coterie politique, diplomatique et militaire se sachant intouchable. Il en stigmatise sans ménagement les dérives, les infractions aux règles administratives et à la légitimité politique.
Il nous montre aussi que cette chapelle saura marginaliser les membres du gouvernement qui ne partageaient pas ses vues, à commencer par un ministre de la défense faisant valoir ses doutes. L’alternance parlementaire de 1993 viendra trop tard rompre le charme, quoique le rapport suggère que la politique rwandaise de la France de 1994 aurait été plus désastreuse encore sans une cohabitation qui privera la rive droite d’une partie de son pouvoir de nuisance.
Compromise dans cette direction politique pervertie, la direction stratégique ne tentera pas d’y échapper. Elle organisera l’ambiguïté dans les responsabilités, conduisant à des ordres insincères, tant dans la description de la situation que dans l’énoncé des missions.
Dans ce contexte pervers, il faudra tout le bon sens du commandant de Turquoise pour sauver ce qui pouvait l’être. Notamment des documents repérés par le rapport, il ressort que si la direction stratégique avait suivi l’avis de ce général en charge, la majorité des victimes de Bisesero aurait été sauvée.
Les officiers de Turquoise, à commencer par moi, ont sans doute commis des erreurs. Les historiens dévoilent aujourd’hui que leur origine se situait au plus haut niveau de l’Etat, dans le biais inexcusable tant de l’évaluation de la situation que des directives. Sur le terrain, mes marsouins, mes capitaines, mon état-major et moi-même avons su nous faire rapidement une idée plus juste de la situation et le rapport de la commission Duclert atteste que nous l’avons fait valoir auprès de nos chefs. Même lorsque nous n’avons pas été suivis, nous nous sommes efforcés d’adapter l’exécution des ordres reçus à cette réalité, sans sortir de la discipline.
Pour nous, militaires français, soldats de Turquoise comme des autres missions, l’honneur des armées réside dans la lucidité et le courage de leurs acteurs de terrain. Les responsables politiques et militaires qui nous ont poussés, et continuent de nous inciter, à défendre ce qui fut leur politique, nous sont plus odieux que ne sont injustes ceux qui nous accusent de complicité de génocide. Une éthique de la direction politico-militaire des opérations de la France reste à inventer. Je le suggérais dans mon rapport de fin de mission et ce sera une des grandes leçons de la commission Duclert.
Général (2s) Patrice Sartre, commandant du RICM (régiment d’infanterie chars de marine) au sein de l’opération Turquoise