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«révélations fracassantes» ? C’est en tout cas ce que promettent certains commentaires distillés à l’Elysée ces derniers jours, alors que ce vendredi sera remis à Emmanuel Macron, le rapport d’une quinzaine d’historiens, réunis au sein de la commission Duclert, et chargés d’examiner
«les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsis», entre 1990 à 1994. Soit la période au cours de laquelle, Paris s’engage massivement aux côtés d’un régime, dont les dérives vont conduire au génocide de la minorité tutsie, qui fera près d’un million de morts en seulement trois mois d’avril à juillet 1994.
Le degré d’implication de la France dans le compte à rebours de cette solution finale, dans son déroulement, comme dans les événements qui ont immédiatement suivi, reste un sujet explosif. Il faut reconnaître à Macron d’avoir eu le courage de rompre avec la frilosité de ses prédécesseurs, souvent réticents à chercher à éclaircir ce passé trouble. Hollande avait promis d’ouvrir les archives sur le Rwanda, sans donner suite.
Prendre de court
En 2019, Macron instaure une journée de commémoration du génocide des Tutsis, le 7 avril, jour du début des massacres en 1994. Mais surtout, dans la foulée, il annonce la création d’une commission qui aura pour la première fois accès à tous les documents d’archives accumulés dans différents ministères, même ceux classés
«secret-défense».
Cette commission avait deux ans pour rendre son rapport. On l’avait longtemps annoncé pour le 5 avril, mais l’Elysée a pris de court tout le monde en faisant savoir cette semaine qu’il serait finalement remis vendredi. Et
«révélations fracassantes» ou pas, ses conclusions ne manqueront pas de raviver des polémiques qui déchirent la France depuis plus d’un quart de siècle. Avec d’un côté, ceux qui rejettent toute compromission de la France au Rwanda. Et de l’autre, ceux qui accusent, non pas tant la France, mais plutôt un petit groupe de décideurs français, d’
«avoir accaparé l’appareil de l’Etat pour mener une politique odieuse», souligne un observateur belge qui a traversé cette période trouble au Rwanda.
Les soupçons à l’égard du rôle, pour le moins ambigu, joué par Paris ont en réalité émergé avant même le génocide. Malgré la montée des périls et un climat de propagande haineuse à l’égard des Tutsis, l’Elysée renforce son soutien au régime et notamment son dispositif militaire sur place, encadre et forme une armée déjà accusée d’exactions.
Depuis 1994, beaucoup de documents ont également fini par être révélés. Télégrammes diplomatiques, notes de la DGSE, comptes rendus des conseils restreints sur le Rwanda : toutes ces archives déjà disponibles, ont confirmé que certains décideurs français n’ignoraient rien des menaces qui pesaient sur les Tutsis, mais ont continué à soutenir les forces qui vont orchestrer le génocide. Souvent au nom d’une vision fantasmée de la géopolitique comme de la situation locale.
«Khmers noirs»
A partir de 1990, la France entre en réalité en guerre aux côtés du régime de Juvénal Habyarimana contre un mouvement rebelle, le Front patriotique rwandais (FPR), composé d’exilés tutsis. Ils sont assimilés à des
«Khmers noirs», selon les termes employés par le général Christian Quesnot, chef d’état-major particulier de François Mitterrand, dans une note datée du 6 mai 1994. On est alors en plein génocide, dans un pays abandonné par la communauté internationale, où seul le FPR se bat contre un gouvernement extrémiste, dont les représentants continuent à être reçus à Paris.
Mais au Rwanda, les forces génocidaires perdent du terrain face à l’avancée du FPR et se trouvent de plus en plus acculées à l’ouest du pays. C’est là que le 22 juin, la France intervient soudain avec l’opération militaro-humanitaire Turquoise, accueillie par des foules en liesse au sein desquelles se trouvent les responsables des massacres. Un télégramme révélé récemment par le chercheur François Graner, a confirmé qu’on a sciemment décidé à Paris de les laisser s’enfuir de l’autre côté de la frontière.
Après cinq ans de bataille obstinée, et à la suite d’une décision du Conseil d’Etat en juin dernier, Graner a obtenu l’accès aux archives de l’Elysée. Et depuis, grâce à la découverte de nouveaux documents, il a pu préciser l’ampleur de décisions qui accablent le cercle étroit autour de François Mitterrand.
Grincements de dents
C’est dans ce contexte particulier d’une page d’histoire qui se précise sans cesse mais reste à écrire, que s’inscrit également la commission, présidée par Vincent Duclert, historien et inspecteur général de l’éducation. Les débuts ont été difficiles. Sa création avait suscité quelques grincements de dents, en raison de l’absence de tout spécialiste du Rwanda, ou même de l’Afrique en son sein. Quelques mois plus tard, en octobre 2019, l’historienne Annette Wieviorka démissionnait, effrayée par
«l’énormité du travail», avouera-t-elle. Un an plus tard, en novembre 2020, une autre membre de la commission, Julie d’Andurain se voit poussée à la démission. En cause, une notice dont elle était l’auteur, et dont le parti pris militant en faveur de Turquoise suscita un véritable tollé. Entre-temps, il y a eu aussi la tonalité plutôt timorée du rapport de mi-mandat de la commission publié en avril 2020, qui semblait parfois vouloir minimiser ou justifier la politique française au Rwanda.
Mais en réalité peu de choses ont filtré du travail concret de ces historiens, restés très discrets sur la mission titanesque qui leur incombait en exhumant des milliers de notes accumulées dans des centaines de cartons. Et depuis quelques jours, un refrain s’impose, suggérant des
«révélations», voire des mises en cause très concrètes. Est-ce pour cette raison, comme par anticipation, que dimanche, François Lecointre, le chef d’Etat-major des armées, qui est aussi un ancien de Turquoise s’est indigné des accusations
«complètement folles» et
«insupportables» sur le rôle de l’armée française en Rwanda ?
Le Vel’d’Hiv et Chirac en 1995
La commission Duclert n’est pourtant pas la première tentative d’examen critique du rôle de la France au Rwanda. En 1998 une mission d’information parlementaire avait déjà été chargée de faire la lumière sur la politique menée dans ce petit pays d’Afrique des Grands Lacs, concluant à
«des erreurs d’appréciations» et des
«dysfonctionnements institutionnels». Ce n’était pas très audacieux, mais à l’époque, la tragédie était encore proche, beaucoup de responsables impliqués se trouvaient encore aux commandes. La situation est différente aujourd’hui alors que Macron a plusieurs fois manifesté son désir de se réconcilier avec le Rwanda, un pays qui a su resurgir de ses cendres, désormais souvent considéré comme un modèle de stabilité et de développement en Afrique.
«Le rapport de la commission Duclert va certainement déplaire à certains. On ne peut pas exclure le scandale politique. Mais il doit être l’occasion de marquer un tournant, de permettre à Macron d’officialiser le rôle joué par la France au Rwanda, de la même façon que Chirac a institutionnalisé en 1995, la responsabilité de la France dans la rafle du Vel’d’Hiv’», juge ainsi l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau. Un voyage au Rwanda est déjà prévu dans l’agenda présidentiel. Il n’aurait pas été envisageable sans une forme de reconnaissance des erreurs du passé.