Fiche du document numéro 27862

Num
27862
Date
Vendredi 5 mars 2021
Amj
Auteur
Fichier
Taille
42733
Pages
6
Urlorg
Titre
Rwanda, retour aux sources
Sous titre
Le journaliste Patrick de Saint-Exupéry, qui avait couvert le génocide du Rwanda, retourne en Afrique centrale pour questionner le rôle de la France et démonter la théorie d’un deuxième génocide contre les Hutus au Congo. Un livre qui chemine dans la mémoire
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Suivez le corps. Il est tombé au fond du jardin, parmi les débris d’avion, ce soir du 6 avril 1994 à Kigali, le corps du président Juvénal Habyarimana dont ce livre est la traque, un corps que l’on déplace de chapelle en chambre froide, d’exhumation en incinération, les cheveux cramés souvent décrits au fil du récit, ce cadavre sur lequel un génocide a été lancé et dont un journaliste retrouve la trace, vingt-cinq ans plus tard, en motocyclette, en train époumoné, en bateau-fleuve, en avion de missionnaire, du Rwanda au Congo, de Kigali à Kinshasa, dans une Traversée qui n’est pas seulement un convoi funèbre, mais l’enterrement d’une idée fausse, d’un mensonge instillé par le pouvoir français: au génocide des Tutsis par les Hutus aurait succédé un deuxième génocide, en miroir, au Congo, où les victimes seraient devenues bourreaux.

Patrick de Saint-Exupéry retrouve des terrains qu’il connaît bien. En 1994, il était au Rwanda, reporter de guerre pour Le Figaro, il avait couvert le génocide, comme on dit. En réalité, c’est le génocide qui l’a recouvert, peu à peu, de questions qui continuent de le tenailler; sur l’idée même de responsabilité, sur la présence européenne en Afrique, sur l’humanité elle-même. Il publie un ouvrage en 2004, L’Inavouable, qui révèle la mécanique de la raison d’Etat, les détails implacables de l’opération « Turquoise », comment Mitterrand et les siens avaient choisi le camp des futurs génocidaires et qu’ils ne consentiraient pour rien au monde à se déjuger. Extrait du livre d’alors: « Nous avons instruit les tueurs. Nous leur avons fourni la technologie: notre « théorie ». Nous leur avons fourni la méthodologie: notre « doctrine ». Nous avons appliqué au Rwanda un vieux concept tiré de notre histoire d’empire. De nos guerres coloniales.»

Opportunisme colonial



Un quart de siècle plus tard, Patrick de Saint-Exupéry n’en a pas fini de cette affaire. Il a vu prospérer la théorie du deuxième génocide qui justifierait a posteriori les options prises dès le départ par la France, la haine irrationnelle pour le futur président Kagame, le sentiment obscène mais très clairement exposé qu’ils l’avaient bien cherché et la conception partagée au sommet de l’Etat français que ce qui se joue ici, c’est la nature même des Africains. Mitterrand: « Dans ces pays-là, un génocide, c’est pas trop important.»

Ainsi ce mélange d’opportunisme colonial et de racisme ordinaire, Saint-Exupéry le place au cœur de sa Traversée puisqu’il interroge autant ce que nous avons fait que ce qui s’est passé. Il relit le roman de Joseph Conrad, Au Cœur des ténèbres, dont l’antihéros Kurtz vient en Afrique, plein de bonnes intentions, pour rédiger un rapport sur la condition de l’homme noir. Et qui finit en démiurge sanguinaire. Il a griffonné sur son rapport: « Exterminez toutes ces brutes.»

Auto-aveuglement



On joint Saint-Exupéry un matin de semaine, il ne parvient pas à allumer la caméra de son ordinateur, s’en excuse, on aimerait savoir ce qui a permis ce livre, ce qui a relancé en lui la machine du voyage: « Je n’avais pas d’intention particulière, si ce n’est de reprendre cette histoire presque à la base. J’ai ressenti longtemps une colère très puissante qui est aujourd’hui plus apaisée. Mais c’est fou ce qu’on a pu faire au nom des bonnes intentions! Ce génocide nous met en face d’un miroir qui n’est pas joli. Nous sommes tellement persuadés de notre valeur en tant que Blancs que nous ne sommes mêmes plus capables de regarder les autres, nous sommes aveuglés par l’image que nous nous faisons de nous-mêmes.»

Le livre est marqué de cette teinte postcoloniale, pas seulement dans l’observation des politiques et des militaires, mais aussi dans celle des humanitaires, des ONG, dont l’auteur relève plusieurs fois les propagandes, les compromissions, tout ce qui peut asseoir leurs positions.

Saint-Exupéry retourne voir des amis, des figures, il lit des livres sur la route qui étoffent ses notes, il part de Kigali, là où le fil s’est défait, il demande qu’on lui raconte telle tuerie, telle fuite vers le Congo, il reconstruit désastre après désastre un récit cohérent. Plusieurs fois dans le trajet, les images du passé se superposent aux décors du présent, comme si les choses étaient toujours empêtrées de leurs fantômes.

Bulles de silence



Il rencontre parfois des gens qui voudraient qu’il rende compte de leurs problèmes actuels plutôt que de ces vieilleries, de la construction annoncée d’un parc national qui menace leur existence même, mais Saint-Exupéry ne lâche pas, il pense qu’un génocide est une chose qui risque toujours d’être tue puis oubliée: « Il faut du temps pour que les bulles de silence explosent. Je suis allé revoir un rescapé qui est devenu maire de sa petite bourgade. Je le connais bien, il ne m’avait jamais raconté qu’il avait dû signer des permis de construire pour des gens qui avaient assassiné sa famille et qu’il avait sombré dans l’alcool à cause de cela. Aujourd’hui, les bulles de silence pètent, elles provoquent de mini-déflagrations. Vous savez alors que c’est le tissu de la vie qui est en train de se reconstruire.»

« Le fou n’est pas l’homme qui a perdu la raison. Le fou est celui qui a tout perdu, excepté la raison. » Gilbert Keith Chesterton

L’auteur vous raconte que, après la Deuxième Guerre mondiale, on ne parlait pas de l’extermination des juifs: « Le premier tirage de Si c’est un homme de Primo Levi ne dépassait pas les 2500 exemplaires et, quinze ans après sa sortie, il n’était pas épuisé. Tandis que des révisionnistes comme Maurice Bardèche vendaient 40 ou 50 000 exemplaires et leurs livres étaient sans cesse réimprimés. Il a fallu le procès d’Eichmann en 1961 pour que le génocide commence à s’inscrire dans la mémoire européenne. Quinze ans après la guerre, c’est incroyable!»

C’est qu’il y a quelque chose d’absolument singulier qui se joue dans un génocide, « une image d’une perfection minérale » écrit Saint-Exupéry, le carrefour sidérant d’une politique d’Etat, de l’hyper-rationalité et de la haine la plus brutale. Quand on lui fait cette remarque, le journaliste se souvient d’une phrase de Gilbert Keith Chesterton: « Le fou n’est pas l’homme qui a perdu la raison. Le fou est celui qui a tout perdu, excepté la raison.»

Voir et rencontrer



Il ne faut pas croire que ce livre est seulement tragique, il ne repose pas sur des charniers mais sur un inextinguible désir d’aller voir et de rencontrer. « Ça peut vous paraître étrange, mais le voyage était plutôt jovial et sympathique. Il y avait bien sûr, en filigrane, l’histoire abracadabrantesque du corps d’Habyarimana, les ombres de 1994, celles du génocide, celles des réfugiés à travers le Congo. Quelque chose d’absolument dantesque. Mais au-delà de ça, j’ai été illuminé par les gens que j’ai rencontrés.»

Patrick de Saint-Exupéry a décidé de reprendre la route que des centaines de milliers de Rwandais ont empruntée, après le génocide, à travers le Congo. C’était une caravane dissolue, faite de populations qui craignaient l’arrivée des rebelles tutsis et leur vengeance, mais aussi de génocidaires, de soldats hutus qui ont fini par faire du Congo leur base arrière et leur champ de nuisance.

Dans sa Traversée rocambolesque, l’auteur rencontre des voyantes mystiques auxquelles n’apparaissent que des arbres en feu, des monstres et des cadavres sans sépulture, mais aussi des enfants qui l’accueillent avec un « ni hao » parce qu’aujourd’hui tous les étrangers sont Chinois; il converse avec des cheminots dont la locomotive remonte à 1916: « Je suis un impayé, dit-il. – Un impayé? – Oui, je n’ai pas reçu de salaire depuis 1995. J’ai touché quatre mois et demi en vingt-cinq ans.» Il avait fait le compte: «Ça fait 294 mois d’impayés. – Et vous êtes resté? – Oui, c’est un bon travail. – Mais vous n’êtes pas payé! – C’est ça le problème…» Il croise un enseignant d’Ubundu, Victor, 54 ans, qui sort de son t-shirt jaune un livre chiffonné qu’il portait collé contre le ventre: Discours sur le colonialisme, d’Aimé Césaire.

Délabrement contrôlé



Au fil des histoires traversées, de cette quête où le journaliste finit par montrer que des massacres ne font pas une extermination systématique et que la théorie du deuxième génocide ne tient pas, le Congo se dessine comme un archipel démesuré, sans route ni Etat, une faillite collective où les rapaces des matières premières s’entendent avec les rapaces de l’aide internationale pour que la machine politique ne s’effondre pas entièrement.

Et de ce délabrement contrôlé, de cet accident dont l’impact semble toujours différé, Patrick de Saint-Exupéry raconte les instigateurs, le maréchal Mobutu, constant invité d’honneur de la France, puis les Kabila qu’on a encouragés, mais aussi la force tellurique, les éléments, la rivière, le vent, la forêt qui est qualifiée de « mousse » et qui résiste encore tant qu’on n’aura pas fait de routes. Ce sont des pays qui ne s’épuisent pas dans leur drame, mais qui se caractérisent aussi par leur grandeur.

« Dans les camions d’aide – vous savez, ceux avec les stickers –, on mettait moitié de bouffe, moitié d’armes. Parfois, y avait même que des armes. » Un expatrié rencontré par Patrick de Saint-Exupéry

Le journaliste revient sans cesse sur un rapport onusien qui a semé l’idée du deuxième génocide dans l’imaginaire occidental: « Le rapport Mapping était biaisé. Il racontait une guerre avec le vocabulaire de l’extermination. Waterloo décrit avec les mots d’Auschwitz.» Outre Mitterrand lui-même, plusieurs hauts-fonctionnaires en prennent pour leur grade. Hubert Védrine, secrétaire général de l’Elysée, puis ministre: « Chaque fois qu’il en a l’occasion, il promeut le cercle restreint mais bruyant des négationnistes.»

Le secrétaire d’Etat à l’action humanitaire, Xavier Emmanuelli, dépêché en urgence avec une vingtaine de journalistes dans les camps de réfugiés autour de Kisangani, participe d’une logique de communication où il faut absolument faire entendre la menace d’extermination qui pèserait sur les réfugiés hutus. Saint-Exupéry rencontre un vieil expatrié, qui tient un restaurant à Kisangani et lui explique que « dans les camions d’aide – vous savez, ceux avec les stickers –, on mettait moitié de bouffe, moitié d’armes. Parfois, y avait même que des armes.»

« Ours taiseux »



Patrick de Saint-Exupéry, 58 ans, fait son métier. Il va chercher à la source ce que charrie le fleuve. Depuis quelques jours, son éditeur, Laurent Beccaria, raconte sur son compte Facebook l’incroyable enchaînement de causes et d’effets qui ont conduit à la parution de ce livre, La Traversée. La rencontre avec Saint-Exupéry, « un ours rogue et taiseux, il ne répond à aucune question, fume en silence, regarde ailleurs en lâchant deux ou trois bouts de phrases énigmatiques.»

A l’approche du dixième anniversaire du génocide rwandais, Beccaria, patron des Arènes, veut publier un livre de lui. Il le traque jusqu’en Russie. « Le soir, Patrick a réservé dans un restaurant underground, une cave enfumée. Il faut hurler pour se faire entendre de son voisin. Il nous lance des questions d’un ton patibulaire du genre: « Pour vous, c’est quoi un génocide?» Il accueille nos réponses par ces trois petits mots que j’ai appris à connaître et qui lui servent de ponctuation: non, non, non…»


Finalement, Patrick de Saint-Exupéry accepte d’écrire L’Inavouable que Beccaria publie. Ils créent ensemble des revues, XXI, 6Mois, qui participent à redéfinir le journalisme francophone, via le récit long ou l’enquête photographique. Et puis, en 2018, ils lancent ensemble Ebdo, un hebdomadaire qui s’effondre après 11 numéros seulement, à cause notamment d’une couverture consacrée à Nicolas Hulot, un flop qui conduit à la vente des revues, à l’effondrement de leur petite affaire commune. On se demande en fait si La Traversée n’est pas né de cet échec, comme l’appétit de revenir aux fondamentaux du journalisme. L’ours se redresse: « Je n’en sais rien. Comment vous pouvez répondre à une question pareille? En tout cas moi, je ne peux pas.»

Aucun regret



Ce n’est pas anodin, cette histoire. Alors on insiste un peu sur ce que cet échec a signifié pour sa pratique: « Avec Laurent Beccaria, on a connu deux succès, XXI et 6Mois, et on a voulu tenter notre chance sur une troisième aventure éditoriale. On s’est royalement plantés. On peut examiner les torts qu’on a eus et ils sont nombreux. Mais vous savez, quand des jeunes journalistes venaient me voir pour publier des papiers et qu’ils hésitaient à partir sur le terrain, je leur disais d’y aller. Le pire, ce sont les regrets. L’échec est très dur, il fait mal. Je peux vous dire qu’on s’est pris une claque monstrueuse, on a perdu XXI et 6Mois. C’était violent mais on a tenté, et je crois qu’on a bien fait.»

Vers la fin de La Traversée, Saint-Exupéry se retrouve à Kinshasa. Il a appris que Mobutu, sachant qu’il allait bientôt lui-même être contraint de quitter son pays, craignait que la dépouille de son ami Habyarimana soit profanée. Il a donc décidé de la faire disparaître dans une cérémonie crématoire, avec tous les rituels. On ne racontera pas la fin. Mais il y a une étoile pour les reporters qui ne lâchent rien.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024