Citation
Monsieur le Président,
Comme prévu, vous avez donc foulé le sol rwandais le 25 février dernier. Pour reprendre vos propres mots, « l’accueil a été sobre et amical ». C’est que les Rwandais ont toujours eu un sens aigu de l’hospitalité. Les anciens ne disaient-ils pas autrefois là-bas, « qu’il n’y a pas plus grand honneur que la venue d’un hôte dans la paix et l’amitié ».
Quiconque a fait un jour le voyage de Kigali, les yeux, les oreilles et le cœur ouverts, en revient retourné, bouleversé, remué, transformé pour toujours. Les récits du martyr des rescapés, la vue des ossements des victimes du génocide, l’ampleur du crime, le caractère absolu du crime commis, tout cela bouscule, ébranle, marque votre conscience à jamais. Confronté intimement à l’indicible, jamais plus vous ne serez le même, jamais plus vous ne pourrez emprunter votre chemin d’homme de la même manière: vous savez désormais que « seule, comme l’écrivait Albert Camus, seule l’obstination du témoignage peut répondre à l’obstination du crime ».
Monsieur le Président, lors de la visite du Mémorial du génocide, l’homme en vous, était visiblement ému. L’émotion était visible, palpable sur votre visage. Mais quid du chef de l’Etat ? Quid du Président de la République française s’adressant une heure plus tard à la presse ? Vous ne l’ignorez sans doute pas : votre allocution était attendue avec une certaine appréhension, une certaine angoisse. Face-à-face avec l’histoire du génocide, qu’alliez-vous dire ? Qu’alliez-vous signifier ? Votre parler serait-il à la mesure de l’événement ? C’est-à-dire libre, totalement libre ? Alliez-vous parler en homme libre témoignant de l’humanité inhérente à chaque être humain ou en chef d’Etat tenu par la raison d’Etat, en chef d’Etat tenu par le devoir de filiation, en chef d’Etat tenu par cette mémoire officielle honteuse de la France au Rwanda, tenu par la loi de l’omerta ? Comment alliez-vous solder ce passé-là ? Alliez-vous faire de ce moment précaire, éphémère, un évènement fort de tous les possibles, un temps ouvert sur l’avenir ?
On connaissait les fondamentaux de votre dogme sur le travail de mémoire : pas de pénitence ; pas de contrition. Questions : cette posture doctrinale est-elle recevable, opportune dans tous les cas de figure, dans toutes les situations, devant toutes les conditions humaines ? Le courage de reconnaître ses propres erreurs, ses errements, ses errances, ses forfaits, est-il nécessairement, automatiquement signe de faiblesse, émergence au grand jour de penchants masochistes enfouis, compulsifs ou plutôt, parfois, manifestation de force, de bonne santé éthique, mentale pour un pays ? Dans un cas comme celui du rôle de la France au Rwanda, le silence, le mutisme est-il tout simplement concevable, humainement soutenable ; quel serait, quel aurait été le sens d’un éventuel silence de votre part, à Kigali, devant un malheur aussi extrême, aussi singulier que cette tentative d’anéantissement totale de tous les Tutsis du Rwanda, cette contestation radicale de l’essence humaine, cette négation absolue de notre humanité à tous ? Qu’aurait révélé un tel choix sinon le mauvais choix, le choix du Mal ? C’est une évidence : faire silence à Kigali, eut-été, disons-le, faire cause commune avec le camps du Mal infini, alléguer que tout est permis, manquer à la solidarité humaine.
D’un côté donc le silence, la raison d’Etat, la langue de bois, la mauvaise foi ; de l’autre, la vérité à dire, l’humanité à affirmer. Et vous avez décidé de parler ; vous avez pris la parole: « Ce qui s’est passé ici est une défaite pour l’humanité. Ce qui s’est passé ici oblige la communauté internationale, dont la France, à réfléchir à ses erreurs qui l’ont empêchée de prévenir et d’arrêter ce crime épouvantable. (…) Des erreurs d’appréciation, des erreurs politiques ont été commises ici et ont eu des conséquences absolument dramatiques »
« Erreurs » donc, « aveuglement » avez-vous ajouté : reconnaissance publique à mots pesés, soupesés des responsabilités françaises dans le génocide contre les Tutsis du Rwanda. Une première pour un chef d’Etat français, un parlé éloigné, loin, très loin, aux antipodes de celui d’un François Mitterrand déclarant sans sourciller « qu’un génocide dans ces pays-là n’a pas d’importance », que tout est génocide là-bas et que donc finalement rien n’est génocide.
Enfin ! Début de mise à plat officielle de l’histoire, enfin ! La vérité de l’histoire. Désaveu catégorique du clan de ces négateurs du génocide, ces tortionnaires de la mémoire des morts et des survivants, ces professionnels de la falsification, du traficotage de l’histoire qui sillonnent à longueur de plumes, de micros et de tables rondes l’hexagone, déclamant que ce qui fut n’a pas été. Enfin, les voilà désavoués officiellement! Et c’est bien ainsi ! Qui ne s’en réjouirait pas? Qui ne vous en serait pas gré ?
Mais regardons, fixons notre regard au-delà de l’actualité : avec le recul du temps, le temps de l’interrogation, le temps de la durée, que retiendra-t-on du sens de ces deux mots prononcés à Kigali ? Que vous avez voulu ainsi signifié au monde, qu’au bout du compte, la France allait assumer le poids de son passé au Rwanda ? Qu’un pays, qu’un grand pays ne peut pas être au monde, vivre en paix avec lui-même en trimballant une mémoire mal à l’aise, en refoulant un pan de sa mémoire lâche, honteuse dans le néant de l’oubli, dans le néant de la névrose de l’oubli ? Que c’est ainsi, que l’histoire existe, que l’histoire est têtue, qu’on ne peut pas gommer, effacer ses traces et que mieux vaut donc la regarder en face ?
Oui, mais… oui, il y a un mais. C’est vrai : les rescapés du génocide espéraient, auraient souhaité entendre de la bouche du chef de l’Etat que vous êtes, une parole plus affirmative, plus claire : oui, nous sommes responsables de nos actes ; oui, nous sommes responsables de ce que nous faisons ou ne faisons pas à d’autres hommes, regrets, excuses… Vous étiez venu en mission de réconciliation et ces mots-là étaient attendus ; ces mots auraient été d’un grand réconfort pour les survivants dans leur travail de deuil. Et les voilà aujourd’hui confus devant ces deux mots « erreurs » et « aveuglement » ; les voilà devant ce qu’ils ressentent comme un récit sans dénouement, une histoire sans conclusion.
Bien sûr, Monsieur le Président, nous le savons tous, demain ne s’arrête pas aujourd’hui, et la réconciliation est plus qu’un acte, un processus ; un processus avec un commencement, un déroulement et une fin ; un processus qui exige du temps et surtout du courage. Il n’y a de réconciliation possible que dans l’audace, la ténacité; il n’y a de réconciliation envisageable que dans cette volonté, cette exigence humaine, cet engagement à ne pas renoncer, à ne pas céder, cet engagement à agir ; agir pour inventer, à la fois, un autre avenir et transmettre la conscience de ce qui fut et qui n’aurait pas dû être. L’œuvre vient de commencer ; il faudra la poursuivre et la mener jusqu’au bout.