l'arrière-monde
African Queen, ou comment je suis allée en Afrique et que j'y ai presque perdu la tête. Aujourd'hui, si pareille équipée était concevable, elle aboutirait à un oppressant documentaire, une éphéméride du déclin. A Kisangani, dans ce qui fut l'ancien quartier européen, la Villa Regina n'est plus qu'une belle ruine. Une partie de sa façade et du toit, grignoté par la rouille, a été envahie par la végétation. Les briques rouges percent sous le crépi blanc, leur poussière et la pluie se mélangeant pour dessiner sur les murs des traces de sang. Entre les pilastres de la véranda, des fils à linge exhibent la banalité humaine. Le perron s'est éboulé sous les pas trop lourds de la marche du temps : une décolonisation talonnée de rébellions ; une restauration autoritaire suivie de mutineries, de pillages, d'invasions étrangères... Alentour, les maisons voisines témoignent, elles aussi, d'une rage destructrice qui, en l'espace d'un demi-siècle, a enseveli tout ce qui fut érigé dans la ville-phare sur la boucle du fleuve.
simba, les
lionsde Gaston Soumialot. Leur règne de cent jours sur Kisangani, en 1964, y fit des milliers de victimes. Signataire des arrêts de mort, leur
ministre de l'intérieurétait Laurent-Désiré Kabila.
doux colonel, Joseph Désiré Mobutu, fin 1965. Celui-ci fit vite oublier son surnom. Mais, en deux ans, tout le pays, y compris Kisangani, la
capitale rebelle, fut pacifié. De 1967 à 1974, le taux de croissance annuel était de 7 %. C'était la belle époque : un
parc industrielfut inauguré à Kisangani et une université implantée sur le
domaine présidentiel; les plantations de café, fleurissaient, et de grandes exploitations forestières évacuèrent leurs grumes par le fleuve, sur lequel les vapeurs et nouvelles barges nkoy -
léopard- se multiplièrent ; il y avait trois cinémas dans une ville qui grossissait jusqu'à compter 800 000 habitants, un night-club, le Goya, et même deux casinos où les Blancs flambaient l'argent aussi facilement qu'ils le gagnaient.
zaïrianisation- la spoliation des étrangers au bénéfice des
acquéreursnationaux - mit fin à cette période de prospérité. La chute libre des cours du café y contribua grandement. La suite ne fut qu'une constante dégradation, l'herbe folle, puis la forêt équatoriale recouvrant des rues, des maisons et, pour finir, des quartiers entiers. Bien davantage que la Villa Regina, les masures en torchis abandonnées par leurs habitants sont des témoins à charge de la reculade du temps. En 1978, un visiteur, qui n'était resté que 48 heures à Kisangani, écrivit : « Le soleil, la pluie et la brousse faisaient que le site paraissait ancien, comme le site d'une civilisation morte. Les ruines s'étendaient sur une telle superficie qu'elles semblaient évoquer une catastrophe finale. Mais la civilisation n'était pas morte. C'était la civilisation dans laquelle j'existais et pour laquelle je travaillais toujours. Et cela contribuait sans doute au sentiment bizarre que j'éprouvais : se trouver parmi les ruines déséquilibrait ma notion du temps. On se sentait comme un fantôme issu non du passé mais de l'avenir. On avait l'impression que sa vie et ses ambitions avaient déjà été vécues à notre place et que l'on en contemplait les reliques : on était dans un lieu où l'avenir était vieux et avait disparu. »
grand hommelointain, pas identifié non plus mais aisément reconnaissable sous les traits du maréchal Mobutu. Deux vagues de pillages, en 1991 et 1993, réduisent Kisangani à la mendicité. Aussi, lorsque, le 15 mars 1997, Laurent-Désiré Kabila revient en vainqueur, à la tête d'une alliance militaire régionale, les rues résonnent de l'
indépendance tcha-tcha, dont le second avènement est espéré après cette
libération. On aura tôt déchanté. La marche vers le pouvoir central est pavée de massacres et Kabila père sera lui-même victime d'une mort violente. Après son assassinat, le 16 janvier 2001, Kabila fils devient le maître de Kinshasa. Le pays, envahi de toute part, est divisé. A Kisangani, chef-lieu d'un mouvement rebelle qui sert de faux nez aux forces d'occupation rwandaises, on sait, depuis, qu'une toque de léopard peut cacher aussi bien la silhouette bouddhique d'un Kabila père que l'image trompe-l'œil de Paul Kagamé, l'étique général-président du Rwanda.
routespointillées de nids-de-poule, de fondrières pendant la saison des pluies. Les rails rouillent dans la jungle ; hormis un
convoi humanitairedes Nations unies, aucune barge n'a accosté depuis cinq ans.
l'arrière-monde, du Hinterwelt qui intriguait Nietzsche. Les hommes en armes y accaparent tous les trafics, à commencer par celui du diamant, un pactole découvert seulement à la fin des années 1980. Aux autres, les civils, s'offre comme perspective d'avenir le retour à l'âge des cavernes. A une exception : les Wagenias, littéralement les
visiteurs. Petite ethnie d'immigration, aux origines disputées, ces gens du fleuve vivent au plus près du Congo, à la hauteur des rapides, sur lesquels ils ont construit de frêles échafaudages, des pals et bambous noués les uns aux autres à l'aide de lianes. Acrobates hors pair, au-dessus des torrents grondants, ils glissent dans l'eau de gros paniers coniques de branchage. En descendant les cataractes, les poissons se piègent dans ces nasses en forme de cornes d'abondance. « La nature, c'est ce que nous avons été mis sur terre pour vaincre », opine, sentencieusement, Katharine Hepburn dans African Queen. Les Wagenias ont fait le choix inverse : ils tirent parti de la loi du plus fort, en exploitant à leurs fins la rage du fleuve. C'est ce qui leur permet de vivre, sans déchéance, en marge de Kisangani, où la nature - y compris celle de l'homme - triomphe sur tout être sans défense.
Stanley island. L'effet conjugué de l'avancée de la pirogue et de sa dérive sur le fleuve crée une déroutante illusion optique : en fixant la frondaison du plus haut arbre, l'île semble tourner sur elle-même. De la même façon, Naipaul eut l'impression que, sur le Congo, dû à une mystérieuse modification céleste, « la lumière du petit matin recule vers l'obscurité et [que] les hommes y vivent dans une aube perpétuelle ». Est-ce pour cette raison que, depuis sa découverte, le fleuve charrie le soupçon de mener au cœur des ténèbres ?
fgtquery v.1.9, 9 février 2024